La Muse au cabaret/Ibsen

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La Muse au cabaretLibrairie Charpentier et Fasquelle (p. 291-294).


IBSEN


À Charles Maurras.
L’œuvre entière du « géant du Nord » m’apparaît comme un cadavre dans une chambre d’hôtel meublé, au bas crépuscule de l’hiver.
Léon Daudet.


Ibsen n’est plus ! Sa mort évoque
En moi cette bizarre époque
— Voilà bien des ans… quelque vingt
Où la plupart de nos critiques
Firent à son art dramatique
Le succès que l’on sait. « Enfin !

Disaient-ils — Voici du théâtre
Profond, tour à tour et folâtre,
Et lumineux comme l’Été. »
Alors que c’était, au contraire,
Un vrai magma d’ennui polaire
Et d’impénétrabilité.


N’importe. Ce théâtre sombre,
Compris ou non par le grand nombre,
Fut adopté d’un cœur léger ;
Au surplus, que de gens, en France,
Vont admirant, de confiance,
Tout ce qui vient de l’étranger.

Ceux-là — je parle du Vulgaire —
De ceux qui ne comprenaient guère,
Et disaient : je n’ai pas compris,
Étaient renvoyés à leurs douches,
Par nos Ibséniens farouches,
Et traités de poissons pourris.

On voyait de puissants esthètes,
Des « Art nouveau », de fortes têtes,
Qui se découvraient tout à coup
Des affinités scandinaves,
Et bouillonnaient comme des laves,
Quand on n’était pas de leur goût.

Ibsen… ce fut là son sort pire !
L’emportait autant sur Shakespeare.
Qu’ils n’avaient peut-être point lu,
Comme fait le Vin sur la lie,
Ou bien, ma petite chérie,
Sur un nègre d’Honolulu…


Nos classiques, nos romantiques
Étaient des préjugés gothiques,
Pour ces messieurs… du rococo ;
Molière, une pauvre guimbarde,
Corneille, un fantôme de barde,
Le père Hugo, un vieux coco.

Rappelez-vous les snobinettes,
Les jeunes Botticellinettes !..
Elles eurent tôt établi
Que, pour bien comprendre le Maître,
Il fallait, au préalable, être
Coiffée à la Botticelli !

Et toutes ces petites folles
Pataugeaient emmi les symboles,
Comme dans un bain de clarté.
Et l’on nous dira que la femme
N’est qu’une toute petite âme…
Possible — mais quelle santé !


Cependant, des esprits contraires,
Et, dans un sens, plus téméraires,
Traitaient Ibsen de turlupin,
Disant que son « Canard sauvage »
Dont on faisait si grand tapage,
N’était, en somme, qu’un… lapin.


J’entends encore feu « notre oncle »
Exaspéré comme un furoncle,
Notre oncle un peu traînard en Art,
Criant, comme un damné de Dante,
À l’ibsénité révoltante,
Quand on lui posa ce « canard ».

Mon Dieu !… le tout est de s’entendre
Ibsen, un génie, à tout prendre,
Est au dessus de ces débats.
Il nous faut garder ce grand homme
De ceux qui le déifient, comme
De ceux qui n’en font qu’un repas.

Quoi qu’il en soit, ce vieux burgrave
Brille au firmament scandinave.
Mais si, pour nous, Français, il luit
Comme un soleil, et nous transporte,
Ce ne doit être, en quelque sorte,
Que comme un « soleil de minuit. »


1906