Aller au contenu

Le Bec en l’air/Insultes à la France

La bibliothèque libre.
Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 1-5).


INSULTES À LA FRANCE


Voyant s’approcher le printemps, M. Pivre, négociant en Vins et Spiritueux, résolut de faire repeindre la façade de son magasin.

M. Pivre, disons-le tout de suite, est un bonhomme peu intéressant.

Il appartient à la catégorie de ces méprisables individus qui vendent, sous la fallacieuse dénomination de vin, un mélange d’eau de Seine, d’alcool amylique, de bitartrate de soude et de fuchsine.

M. Pivre, au lieu de mettre sa boutique sous le patronage d’un Borgia quelconque, avait eu le toupet de prendre cette enseigne :


AUX VIGNOBLES FRANÇAIS


Donc, l’abominable Pivre fit venir un peintre et le chargea de badigeonner sa façade avec de fraîches et pimpantes couleurs.

L’ouvrier se mit à l’ouvrage.

Il commença par gratter la peinture de la trompeuse enseigne.

Il gratta l’A, il gratta l’U, il gratta l’X, il gratta le V, il gratta…

Non, il allait se mettre à gratter l’I, quand midi vint à sonner.

C’est une vieille coutume administrative chez ce peintre d’aller déjeuner chaque fois que sonne midi.

Il fit ce jour-là comme il faisait tous les jours, et, lâchant là son ouvrage, se dirigea vers un petit restaurant du quartier.

Machinalement, un passant qui passait par là, comme l’indique son nom, leva les yeux vers l’enseigne abandonnée et lut, non sans stupeur, ces mots :


IGNOBLES FRANÇAIS


Puis, ce fut un second passant qui joignit son étonnement à celui du premier.

Puis un troisième.

Et savez-vous comment bientôt s’appelèrent les passants arrêtés ?

Ils s’appelèrent légion !

Et ce fut une légion hurlante d’indignation, écumante de fureur !

— Sale Prussien ! criaient les uns.

— Cochon d’Italien ! vociféraient les autres pas mieux renseignés.

Des cris, la foule ne tarda point à passer, aux projectiles.

Quelques cailloux, que je n’hésite pas à attribuer à la malveillance, brisèrent les vitres et même les litres, et en général tous les objets en verre étalés à la vitrine.

M. Pivre, attiré par tout ce fracas, et n’en devinant pas la cause, voulut réagir !

Ah ! il fut bien reçu, M. Pivre !

— À l’eau, le sale Prussien ! À l’eau, le cochon d’Italien !

Et un vieil ouvrier gueulait :

— Dire qu’on s’est fait casser la figure à Magenta pour ces gens-là ! Que ça nous serve de leçon !

Cependant, le badigeonneur avait accompli son déjeuner.

Il venait consciencieusement reprendre son ouvrage.

Sans souci de la cohue, il grimpa sur son échelle et gratta.

Il gratta l’I, il gratta le G, il gratta…

Non, il allait se mettre à gratter l’N quand une clameur s’éleva, d’enthousiasme et de pardon !

On lisait maintenant :


NOBLES FRANÇAIS


La foule se retira satisfaite, sans qu’on eût à déplorer autre chose que des dégâts matériels, comme dit Chincholle.

Et on dit que les Français sont difficiles à gouverner !