Isis (Villiers de L’Isle-Adam)/éd. 1862/Chapitre 01

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Dentu, libraire-éditeur (p. 1-5).


CHAPITRE PREMIER

ITALIE


Il y avait eu soirée au palais Pitti.

La duchesse d’Esperia, belle dame de la plus gracieuse distinction, avait présenté à tout Florence le comte de Strally-d’Anthas.

Il annonçait de dix-huit à vingt ans au plus. Il voyageait et venait d’Allemagne. Sa mère était de l’une des plus illustres maisons d’Italie ; on le savait. Il se trouvait donc allié aux plus hautes noblesses du pays ; la duchesse était même un peu sa cousine ; qu’il fût présenté par elle, ne souffrait aucune difficulté.

Le prince Forsiani, nommé, depuis la veille, ambassadeur de Toscane en Sicile, avait paru s’intéresser à lui. C’était un vieux courtisan, fin et froid, mais solidement estimé de tous. Dans la mesure de l’indifférence du monde, il était assez aimé. Le jeune homme, après les respectueuses formules d’usage, s’était assis devant une table d’échecs, vis-à-vis de lord Seymour, et le cercle d’amateurs et d’ennuyés marquants avait environné cette partie. On dansait dans les autres salons. Des demi-paroles furent échangées touchant la conduite de ce jeune Allemand, qui jouait, au lieu de danser, selon son âge.

Divers courants d’idées remuèrent bientôt, dans le vague, autour du prince Forsiani, de la duchesse et de M. de Strally, dont la belle physionomie fut commentée. Ce qui fit sensation, ce fut la présentation du jeune homme au nonce-légat (qui daigna survenir vers les onze heures) par le duc d’Esperia lui-même.

Son Éminence avait été fort gracieuse durant cette cérémonie : on était recommandé, cela se devinait. — Mais pourquoi l’empressement du duc d’Esperia ? N’était-il pas sur l’âge ? — Une vieille dame, à petit comité, s’avisa d’insinuer, entre un sourire et une glace, que l’ambassadeur avait divinement connu la comtesse de Strally, du temps qu’elle habitait Florence, autrefois, — avant son mariage avec le margrave d’Anthas. Cela se dit, en italien. Une deuxième dame, également sur le retour, jugea naïf d’observer que le prince n’était point marié. Ces paroles comportaient une somme d’hésitations si profonde, que nul ne poursuivit. Quant au jeune homme, il continua la partie, simplement.

Rien de significatif ne fut avancé, comme de raison, après ce peu de mots.

Dans la soirée, il y eut encore deux fragments d’entretien, assez dignes de remarque, pour ce qu’ils devaient sous-entendre. Le nonce et la duchesse d’Esperia causaient seuls, d’une voix polie, depuis une minute :

— Et Votre Éminence y est allée ? disait la duchesse.

— Oh ! je suis sûr qu’Elle n’était pas au palais, répondit le nonce. Toutefois, comme il serait très-utile d’obtenir un auxiliaire de cette valeur, je laisserai peut-être un billet, samedi, dans le cas d’une nouvelle absence.

— C’est bien excessif, monseigneur.

Un sourire italien glissa faiblement sur les lèvres de Son Éminence, qui s’éloigna dans un léger salut.

Le prince Forsiani revenait.

Sur un regard indifférent de la duchesse d’Esperia :

— Je pars pour Naples demain dans la nuit, répondit-il d’un air affable, mais d’une voix pressée et très-basse. Je prendrai Wilhelm aux Casines, vers neuf heures du soir. L’entrevue est fixée à dix heures.

— Fixée !… Vous l’avez donc vue, cette belle invisible ?

— Dans le salon ducal, il y a dix minutes. Elle était seule avec Son Altesse royale et l’envoyé persan. Peu de secondes après, elle accepta ma main jusqu’à sa voiture. — Quelques mots ont suffi.

Plusieurs cavaliers, de belles personnes brillantes et satisfaites intervinrent. On en resta là sur le mystérieux sujet. Il y eut de cérémonieuses félicitations, et vers deux heures et demie du matin l’on se sépara. Le bruit des voitures diminua, la nuit redevint silencieuse sur Florence.