Isis (Villiers de L’Isle-Adam)/éd. 1862/Chapitre 05

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Dentu, libraire-éditeur (p. 57-64).


CHAPITRE V

TRANSFIGURATION


« Elle marche dans sa beauté, pareille à la nuit des climats sans nuages et des cieux étoilés. »
(Lord Byron, Mélodies hébraïques.)


Un physionomiste ordinaire fût parvenu, sans doute, à réunir ces données au sujet de la marquise Tullia Fabriana, et il eût été malaisé de la définir d’une manière plus précise.

Sans être de volée supérieure sous ce rapport, l’on peut saisir avec facilité les prédispositions et les instincts d’une âme d’après les lignes au repos de sa forme visible, dans le son de la voix, les manières, les expressions, etc. ; — mais lire une Idée fixe à travers les replis de l’extérieur, connaître la véritable nature et la dominante impulsion d’une Intelligence, deviner, positivement, le grand mobile caché dans toutes les précautions du génie, cela n’est plus du ressort de l’intuition, cela dépend de la force de volonté du sujet.

De quelle valeur étaient les observations de Zénon touchant le masque déprimé de Socrate ? D’aucune, en fait. La clairvoyance du physionomiste ne peut rien, passé telle limite que lui impose la fatalité faciale. Le plus puissant analyseur ayant affaire, par exemple, à une exception humaine, peut tomber à faux sur un détail et le prendre pour base de l’ensemble, lorsqu’il ne sera que le résultat passager de l’influence du milieu sous lequel il l’étudiera. Ces sortes d’écoles ne sont point rares chez les plus experts. La science de la face humaine étant toute de pressentiment dans ses principes, reconstruire la vie d’une personne d’après la rapide inspection de ses traits, voir, l’une après l’autre, ses aptitudes, ses passions préférées, déterminer ses possibilités d’avenir, d’après la résultante probable de tels plis de la bouche dans le sourire, de telle accentuation des rides, de telle appréciation de deux choses données, chacun peut faire cela plus ou moins exactement, à son insu. — Pour les observateurs, il y a des nuances que d’autres, moins sensibles, n’aperçoivent pas ; ceux-là se rendent compte du prochain d’une façon à peu près sûre. Aux hommes doués de l’incarnation intuitive, rien n’échappe. Ils se mettent dans autrui et s’y regardent comme dans un miroir ; ils y écoutent impersonnellement tomber leurs paroles et touchent juste, par conséquent, lorsqu’ils parlent. Un dernier mot à ce sujet.

Le simple observateur peut savoir tirer pour lui-même un excellent parti de l’occasion lorsqu’elle se présente : c’est ce que la plèbe des respectables mortels, ne voyant jamais qu’un résultat, sans en apprécier les causes, appelle : « jouer de bonheur ! » (comme si l’on pouvait longtemps et impunément jouer de bonheur au milieu d’un groupe de sociétés régi par trente-deux Codes !) Saisir avec sang-froid l’occasion et lui faire rendre ce qu’elle peut donner, c’est déjà marcher conformément à la logique du sort, et c’est remarquable. Mais les hommes dont nous voulons parler, les hommes doués de l’incarnation intuitive, seraient capables de créer l’occasion, de faire naître le milieu dont ils voudraient profiter. Les forces réunies de l’or et de l’amour tomberaient positivement devant ces individus redoutables et rares, s’ils tenaient à réussir dans quelque projet ; mais, à l’ordinaire, ils ne se soucient vraiment de rien. Cette puissance entraîne le dégoût. Si le destin ne leur a point fait d’avances, ils finissent, pour la plupart, dans la gêne et dans la tristesse de leur grandeur. Ils attendent la mort naïvement, ces princes de la race humaine ! Bien plus, leur force même leur est nuisible, principalement lorsque le nécessaire est en question pour eux. Alors, leur calme faiblit quelquefois, et ils opèrent de tels prodiges de reconstruction, qu’ils dépassent cent fois le but, s’empêtrent dans leurs ailes sublimes et, de fait, sont déroutés par la niaiserie des vivants.

Si donc, l’un d’entre eux se fût trouvé sur le chemin de Tullia Fabriana, c’eût été d’un assez vif étonnement pour lui de se sentir dans l’incapacité de la comprendre. Pas une contradiction sur ce visage ! Un regard doux, égal et assuré, une harmonie de lignes délicieusement pures ; enfin, rien de particulier n’aurait justifié pour lui le trouble d’intuition, le sourd avertissement de l’inconnu, qu’il eût éprouvé devant elle.

Rien. — Les formes de la femme se sculptaient d’elles-mêmes sur le marbre de ce corps de vierge : la grâce ondoyait dans ses mouvements, la force courait dans ses membres sains et purs, la beauté l’enveloppait tout entière de son manteau royal, mais nulle porte ouverte sur la pensée, nuls vestiges de l’existence…

Cependant, s’il eût été donné à cet homme de considérer plusieurs fois, et en y déployant sa plus grande attention, ces yeux calmes et noirs où la volonté brillait de sa lueur éternelle, ils lui auraient tout à coup semblé aussi profonds que le ciel ! — Autour d’elle, quelque chose d’attirant, d’insolite et de grave eût de suite vibré pour lui. Une sympathie impérieuse sortait de cette femme, et ce n’était point parce qu’elle était belle !

Mais ce qui doit rester invisible, demeure invisible. Et quand Tullia Fabriana n’eût pas refusé tout indice de sa véritable nature, comment reconnaître en une femme placée dans un milieu de richesse et de tranquillité, comment reconnaître un Génie aux conceptions vertigineuses, doué de l’énergie d’un Prométhée ou d’un Lucifer, éclairé, dans toutes ses profondeurs, par une science dont l’origine eût semblé inexplicable, armé d’un sang-froid et d’une puissance de dissimulation à toute épreuve, muni d’une précision de coup d’œil et d’une logique d’action magistrales, et, bref, ayant sans cesse en vue l’accomplissement d’une tâche d’un saisissant et universel intérêt ; ayant résolu enfin quelque chose de terrible, d’immense et d’inconnu ?

Comment admettre une pareille étrangeté du Sort même en face de la plus souveraine évidence ?

Amener par surprise une combinaison de paroles devant la plonger dans tel cercle d’idées, sous le jour desquelles on eût désiré la soumettre à l’examen ; savoir ce qu’elle signifiait et la pénétrer ?… vraiment, l’exécution d’un tel projet n’aurait pas été poursuivie durant cinq minutes vis-à-vis d’elle.

Dès le premier instinct d’une inquisition sérieuse, et sans que son charmant laisser-aller en eût paru le moindrement changé, un regard naïf et perçant, comme un coup d’épée, eût suffi pour désarçonner l’espoir chimérique d’un amateur. Il était interdit de pratiquer les ténèbres de cette intelligence, car l’action et la pensée paraissaient avoir en elle une même valeur. Le scepticisme le plus enjoué se serait émoussé contre sa volonté de diamant. Sa causerie n’eût pas cessé, pour cela, d’être railleuse, légère et douce ; mais, se trahir ?… Non pas. Elle estimait son âme comme quelque chose de trop préférable à l’univers entier, pour la laisser entrevoir de personne, et ses pensées comme trop immuables, pour être livrées en proie et à la discrétion de la versatilité banale du premier venu.

Son secret sublime était caché en elle comme l’arche dans le sanctuaire du temple. Vaguement flamboyants, des glaives de lévites l’environnaient sans cesse dans l’ombre des jours et des nuits. Malheur à celui qui s’en fût approché de trop près, même pour la servir ou la préserver : eût-il été pontife ou roi, son cœur eût défailli dans sa poitrine ; et nul n’aurait connu la main qui eût frappé.