Isis (Villiers de L’Isle-Adam)/éd. 1862/Chapitre 11

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Dentu, libraire-éditeur (p. 167-178).


CHAPITRE XI

AVENTURES CHEVALERESQUES


« Vous les reconnaîtrez par leurs fruits. »


C’était par cette petite porte du pavillon que Tullia Fabriana sortait souvent, de nuit, vêtue en cavalier, l’épée à la hanche et le masque sur le front.

Toujours seule.

Sous ses vêtements elle portait une cuirasse d’acier d’une légèreté sans pareille : c’était l’ouvrage de l’un des vieux artistes du xvie siècle qui réussissaient une fois un chef-d’œuvre d’armurerie et de ciselure. L’un de ces inconnus, qui trempaient des dentelles damasquinées, avait également travaillé la fine et puissante cotte de mailles qui l’emprisonnait depuis les pieds jusqu’à la gorge.

Ses gantelets étaient tramés avec un dur filet d’airain merveilleusement caché sous la soie. Son feutre, d’où s’échappaient de fausses boucles de cheveux noirs, avait, à l’intérieur, une visière en treillis d’acier qui se relevait et s’abaissait suivant son bon plaisir.

Elle ne semblait nullement gênée dans ce costume ; elle marchait vite, le manteau rejeté sur l’épaule, comme un chevalier. Les rares passants, malgré son allure modeste, s’écartaient presque toujours de son chemin, sans savoir pourquoi.

Que signifiaient ces ajustements ? Était-ce l’amour des aventures ? Mais non : elle n’était point femme à commettre de ces folies.

Les cris familiers des oiseaux de la Mort lui disaient :

« Belle dame, voici le glas de minuit. C’est l’heure où nous avons heurté nos ailes contre vos vitraux ; nous connaissons votre lampe. Les rues se font désertes, l’épée se brise dans l’embuscade : c’est le noir danger qui guette, avec nos yeux, dans la solitude endormie. Femme, tu deviens téméraire, toi si prudente, si profonde et si sage toujours. Retourne ! et c’est un conseil de vieillard ; nous nous intéressons à toi.

Elle marchait et s’avançait, tranquille, au milieu des ruelles, dans les faubourgs équivoques et ténébreux.

Ah ! c’est qu’elle éprouvait parfois le grand vertige d’elle-même ; elle le sentait bien : ce qui lui restait d’humain pouvait la quitter à chaque instant ; elle ne tenait presque plus à la terre, et elle n’existait pas en vérité. Or il fallait qu’elle se souvînt de son corps, puisqu’elle avait dit :

« J’attendrai. »

C’est pourquoi, par une réaction nécessaire, elle venait se retremper dans le spectacle de quelques souffrances, pour ne pas oublier qu’elle existait. Le costume lui avait paru plus commode masculin que féminin dans cette circonstance, motif qui l’avait déterminée à le choisir.

Elle montait bien des rampes dégoûtantes, elle trouvait bon nombre d’horribles tableaux ; à peine son mouchoir imprégné de sels odorants la préservait-il des atmosphères suffocantes et pestiférées. Elle donnait son or et sa science, non point parce que c’était « une bonne action, » mais parce que autant faire cela que le reste, et qu’elle en avait l’occasion.

Elle connaissait trop, sans aucun doute, l’irrémédiable immensité des douleurs, pour penser une minute que, fût-elle apparue à des millions d’êtres dans la seule Europe, cela eût signifié grand’chose. Aussi la question du bien qu’elle faisait n’était que très-accessoire pour elle. De pareilles fantaisies auraient été déplacées probablement, si elles eussent été dictées par ce seul mobile d’un ordre inférieur. L’immense oubli de tout, de son rang, de sa position, des conventions du vêtement féminin, des causeries et des salutations auxquelles se livrent avec dignité les personnes de distinction, pour tuer le temps, enveloppait ces démarches.

Une auréole d’éternité l’éclairait dans toutes ces façons étranges. Souvent elle passait la nuit comme cela, au risque d’être assassinée, et s’en revenait au point du jour sans avoir ôté son masque, sans avoir dit son nom, sans avoir laissé mouiller ses gants. La comprendra qui pourra !

— C’est bien ! disait-elle, et elle sortait.

La femme de Caïn l’eût comprise. — Elle manquait de cette sensibilité que les personnes aux paroles charitables aiment à trouver dans la femme.

Froide, elle pouvait être d’une tristesse infinie en elle-même ; mais ces enfants malades, — par exemple, — qui lui tendaient leurs petits bras, avec des inflexions de voix suppliantes, n’émouvaient pas beaucoup ce sombre cœur inaccessible. Les personnes mentionnées se seraient émues, quitte à discourir deux heures après sur « la nature humaine, » en voyant les pauvres enfants guéris soit martyriser quelque animal, soit injurier quelque malheureuse, soit faire acte de méchanceté foncière, lâche, opiniâtre, sans but ni motif ; — bref manquer de charité pour tout ce qui souffre comme ils souffraient. Le discours eût duré quelques demi-heures, perte de temps qu’elle évitait en n’étant pas stérilement impressionnée. Elle agissait dans la mesure des forces dont elle disposait : si peu que ce fût, c’était ce qu’il lui était bien permis de faire. Était-ce donc sa faute si les douleurs mêmes ne pouvaient troubler son âme ?

Elle avait accepté de remplir ce métier mystérieux dans Florence, malgré les deux asiles qu’elle avait encore établis en Toscane sous un autre nom que le sien. Elle semblait s’être créé le passe-temps original de supprimer quelque chose, ne fût-ce qu’un rien, dans l’universel malheur ! Sa constance, à ce sujet, ne se décourageait et ne se dégoûtait jamais dans l’occasion. C’était une façon d’attendre ce qu’elle attendait.

Sa main ne tremblait pas plus en tenant le scalpel que le livre ou que l’épée, et il lui paraissait sans doute aussi naturel d’écrire, auprès d’un grabat, la formule des drogues étranges qui soulagent les tourments et retardent l’agonie, que d’écrire une ode en vers saphiques sur l’inconstance des passions.

En ceci, Tullia Fabriana ne cessait pas d’être grande et impassible.

Il ne lui avait fallu qu’une réflexion pour la décider à ces risques et périls de déguisements ; c’est qu’elle devait faire ce que bon lui semblait, sans relever de personne.

La première fois que, devant la glace, en s’habillant, les mailles d’acier avaient brillé sur ses membres blancs et souples, elle avait eu un sourire de tristesse.

La seconde fois, elle n’y avait pas même fait attention.

Elle s’était vue forcée d’agir elle-même sans doute parce qu’elle ne tenait pas à être connue, et que, lorsqu’elle consentait à l’action, elle devait aimer à faire toute chose, si peu que ce fût, aussi exactement bien qu’il lui était permis.

La science colossale, étourdissante, extra-terrestre, l’intuitive habileté de sa main et son froid regard de génie ne pouvaient se remplacer : quelques lignes, écrites à la hâte sur ses genoux, des plaies refermées et des membres sauvés, la flétrissure et la désolation de beaucoup d’existences conjurées par un moment de sa bonne volonté et de son courage, étaient préférables à l’insuffisance de quelque argent et valaient une autre occupation.

D’ailleurs, la concentration perpétuelle de ses pensées en elle-même lui permettait de travailler n’importe où, en faisant n’importe quoi, tout aussi bien que dans son palais.

Une ou deux paroles, dites avec sa voix absolue et tranquille, donnaient plus de force et calmaient davantage, touchaient plus juste enfin (vu sa sécurité d’évaluation intellectuelle de ceux qu’elle approchait), que n’eussent fait, par exemple, les exhortations de ceux qui ont toujours la manie « d’être dans le vrai. »

Soit dit en passant, les cœurs sensibles, les cœurs simples et sans détours, ne sont souvent bons qu’à faire souffrir ceux auxquels ils s’intéressent ; avec le meilleur vouloir, ils sont généralement la cause des plus grands embarras.

Au total, elle pouvait, en tant que femme, estimer que son action était une espèce de devoir, et elle remplissait ce devoir stoïquement.

Souvent, lorsqu’elle rentrait le matin, à l’heure où la clarté des lampes se ternit, où le ciel se couvre de teintes mortuaires, où les lassitudes de l’esprit et les dégoûts du cœur ne laissent que le vide, le vide immense et pesant dans le découragement de la pensée, à cette heure où la plupart des personnes, enfin, comprennent la possibilité de l’éternel néant, — oui, souvent, il lui arrivait d’entendre les dernières mesures des danses finales qui bruissaient, étouffées, à travers les stores et les grands orangers des autres palais.

Mais elle ne perdait pas le temps à se rappeler, alors, ces heures de rêves noirs et de stupeurs profondes qu’elle venait de quitter. Elle ne tenait pas à comparer les agonies affolées et les cris sans nom, les hurlements et les soifs puériles de vengeance, enfin les concerts variés que présente aux amateurs la répugnante Misère, quand elle n’est pas silencieuse, c’est-à-dire plus lugubre encore, elle ne tenait pas à comparer, disons-nous, toutes ces plaintes avec les bouffées de joie harmonieuse et insouciante.

Elle ne jugeait pas, ayant d’autres pensées. Elle prodiguait ses forces et ses secours, parce que cela lui convenait. Ce que faisaient les brillants élus des fêtes nocturnes et ce qu’elle avait passé la nuit à accomplir s’entrevalait pour elle ! Chacun avait rempli son devoir et son temps d’une manière quelconque et selon sa préférence.

Trois fois, depuis cinq ou six ans qu’elle risquait cette promenade, lorsqu’elle était à Florence, dans les intervalles de ses voyages lointains, trois fois on avait attaqué Tullia Fabriana.

La première fois, elle avait tenu, sans appeler, contre de pauvres gens, et grâce à sa flamboyante manière de tenir une épée, on s’était enfui après quelques coups de pointe dont trois assaillants étaient restés sur le pavé.

La seconde, elle jeta une poignée de florins et leur dit de sa voix calme :

— C’est parce que je ne me soucie pas de vous tuer.

Et, entr’ouvrant son manteau, la marquise laissa voir les pistolets, tout armés, de son ceinturon.

La troisième, elle se vit cernée subitement. Il était deux heures de la nuit. C’était au sortir d’un bouge où elle venait de sauver de la maladie et de la faim deux familles moribondes.

Elle abaissa précipitamment sa visière, fit feu deux fois et mit l’épée à la main. Comme elle avait affaire à une meute d’ivrognes pauvres, qui se ruaient en aveugles sur elle, toute défense était paralysée et impossible. On sauta sur ses bras. Elle se dégagea une seconde fois par un mouvement terrible ; mais, se voyant désarmée, elle eut un sourire amer sous son masque. Un stylet vint se briser la pointe sur sa cuirasse ; un autre l’eût aveuglée sans sa visière : malgré les coups de poing d’une précision et d’une force étranges dont elle défonça, pendant quelques secondes, un certain nombre de trognes et de poitrines, elle comprit de suite qu’on allait finir par l’étouffer ou l’étrangler. Dans le fort de cette lutte, et voyant luire les grands couteaux, elle portait déjà une bague empoisonnée à ses lèvres pour ne pas tomber vivante à leur merci, lorsqu’un des personnages cria un nom inconnu et qu’elle n’entendit même pas.

À ce seul mot, tous s’écartèrent. On échangea quelques paroles à voix basse : leur effet fut étonnant. Ceux qui l’entouraient s’agenouillèrent devant elle et lui demandèrent pardon. Elle ne répondit rien ; mais, debout au milieu des groupes hideux éclairés par la lanterne d’un ex-voto, elle remit son épée dans sa gaîne et s’en alla lentement.

Depuis, on ne l’inquiéta plus. Dans les ruelles les plus désertes et les plus sombres un appel de sa voix eût suffi pour la défendre ; mais elle n’aurait pas appelé. Tacitement les pauvres s’entendaient pour le reconnaître et ne pas lui faire de mal. Ils se défendaient de le suivre par respect ; d’ailleurs un cheval tout sellé l’attendait au point du jour à un tel endroit, et un temps de galop eût distancé les espions de tout genre : on ne le questionnait jamais…