Journal des Goncourt/VII/Année 1885

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Journal des Goncourt : Mémoires de la vie littéraire
Bibliothèque-Charpentier (Tome septième : 1885-1888p. 3-97).

JOURNAL
DES GONCOURT

ANNÉE 1885


Jeudi 1er  janvier 1885. — Un premier jour de l’année, qui a l’apparence d’un Jour de l’An, dans les Limbes, et se terminant par un dîner mélancolique, chez les Lefebvre de Béhaine, ces exilés de la diplomatie.

Samedi 3 janvier. — Ah, si un parti politique quelconque avait mis à l’exécution l’idée, que je lui donnais dans ce Journal, l’idée de créer dans le gouvernement : un Ministère de la Souffrance publique, que de choses menaçantes qui sont, ne seraient pas !

Lundi 5 janvier. — Nos arts plastiques, à nous Européens, n’aiment à représenter que l’animalité supérieure : les féroces, le cheval, le chien. Nos artistes n’ont pas cette espèce de tendresse, qui porte les artistes de l’Orient, à dessiner, à sculpter, amoureusement, la bête, et toutes les bêtes : les plus viles, les plus humbles, les plus méprisées, le crapaud par exemple.

Jeudi 8 janvier. — L’aurais-je jamais cru ? le jeune Léon Daudet m’apprend qu’au collège Louis-le-Grand, l’histoire de la Révolution, s’apprend dans notre Histoire de la société française pendant la Révolution et le Directoire.

Samedi 17 janvier. — On parle d’About, de son besoin maladif de dire des méchancetés spirituelles, méchancetés, dont l’émission était toujours précédée d’une fermeture jouisseuse des yeux, pareille à celle d’un chat qui boit du lait, savourant d’avance la cruauté de son mot, et qui faisait s’écrier à Mme About : « Edmond, Edmond !… » comme si elle voulait arrêter le trait mordant, au fond de la gorge de son mari.

Dimanche 18 janvier. — On vivrait mille ans, qu’un homme doué d’une intelligence travailleuse, le jour de sa mort, s’apercevrait qu’il n’a pas fait la moitié de tout ce qu’il voulait faire.

Mardi 20 janvier. — Les pièces à thèse, sont des chinoiseries, rien que cela. Ce n’est ni une étude vraie de la vie moderne, ni un recueil de belle écriture, et il n’y a là dedans qu’un travail d’écureuil, et une dépense de fausse imagination autour d’une situation, tirée par les cheveux.

Jeudi 22 janvier. — Dîner chez Charpentier, avec les Daudet, Scholl, Huysmans, Lemonnier.

Scholl, un amusant et brillant ferrailleur de la parole, un verveux et nerveux causeur, qui, de temps en temps, a des mots qui sont, comme des coups de garcette, mais donnés toutefois avec une grâce en leur férocité.

Un moment il nous parle, gentiment et spirituellement, d’une danseuse de corde à laquelle il faisait la cour, concurremment avec le peintre Tissot, qui, en vieux romantique, accompagnait la belle aux gares de chemin de fer, tenant d’une main le cerceau dans lequel elle sautait, et de l’autre la couseuse mécanique, avec laquelle elle avait l’habitude de rapetasser ses costumes.

Et à propos de cirque, il nous cite un original, un Américain, qui, aussitôt arrivé dans un pays qu’il ne connaissait pas, allait au cirque, payait un dîner à la troupe, s’assurant, au prix de ce dîner, un cornac, qui l’introduisait partout, et lui faisait voir tout ce qu’il y avait de curieux, là où il faisait séjour.

Dimanche 25 janvier. — Aujourd’hui Daudet et sa femme viennent me voir, viennent étrenner mon grenier. Ils restent longtemps, très longtemps, jusqu’au crépuscule, et dans le tête-à-tête et dans l’ombre, l’on cause avec une tendre expansion.

Daudet parle des premières années de son mariage, me dit que sa femme ne savait pas qu’il existât un Mont-de-Piété, et lorsqu’elle l’a su, par une certaine pudeur de la chose, ne le nommait jamais, lui jetant : Vous avez été là ? Le gentil de ceci, c’est que chez cette jeune fille, bourgeoisement élevée, il n’y eut pas le moindre effarement en cette nouvelle existence, dans la fréquentation de ce monde de mangeurs de dîners, de carotteurs de pièces de vingt francs, d’emprunteurs de pantalons.

Ah par exemple, s’écrie Daudet, la chère petite femme ne dépensait rien, mais rien du tout pour elle… nous avons encore nos petits livres de compte de ce temps-là, où à côté d’un louis pris par moi ou par un autre, il y a, çà et là, de temps en temps, seulement pour elle : omnibus, 30 centimes. Mme Daudet l’interrompt, en disant ingénument : « Je crois vraiment que je n’étais pas tout à fait développée en ce temps, je ne me rendais pas compte… » Je penserais plutôt qu’elle avait la foi des gens heureux et amoureux, la confiance que tout s’arrangerait dans l’avenir.

Et Daudet reprend que, pendant toutes ces années, il n’a rien fait, qu’il n’y avait alors chez lui, qu’un besoin de vivre, de vivre, activement, violemment, bruyamment, un besoin de chanter, de faire de la musique, de courir les bois avec une pointe de vin dans la tête, d’attraper des torgnoles. Il avoue que dans ce temps, il n’avait aucune ambition littéraire ; seulement c’était chez lui un instinct et un amusement de tout noter, d’écrire même jusqu’à ses rêves.

C’est la guerre, assure-t-il, qui l’a transformé, qui a éveillé au fin fond de lui, l’idée qu’il pouvait mourir, sans avoir rien fait, sans rien laisser de durable… Alors il s’est mis au travail, et avec le travail, est née chez lui l’ambition littéraire.

Lundi 26 janvier. — Quels diplomates feraient ces marchands juifs. Aujourd’hui l’un d’eux dépouillant la réserve israélite, et en veine de confidence, me parlait des conditions avantageuses pour traiter une affaire. D’abord il était de toute importance d’avoir sa figure à soi dans l’ombre et celle de son partner dans la lumière, aussi son fauteuil est-il arrangé de manière qu’en faisant demi-tour à droite, quand quelqu’un entre dans son cabinet, il tourne le dos à la fenêtre. Mais cela est pratiqué par les chefs de bureau malins. Où il se montrait tout à fait supérieur, mon marchand, c’est lorsqu’il parlait de l’utilité de faire attendre longtemps l’homme, qui est venu pour une affaire, parce que, dans l’attente, l’homme s’amollit, que les arguments qu’il a tout prêts, en montant l’escalier, à l’appui de ses prétentions, ces arguments perdent leur conviction entêtée dans le travail de l’impatience nerveuse, que son boniment préparé d’avance, lui-même se désagrège, — et qu’enfin le vendeur d’une chose, qui a attendu trois quarts d’heure, est tout près d’une concession, qu’il n’aurait peut-être jamais faite, si on l’avait reçu tout de suite.

Mercredi 28 janvier. — Ozy disait, en parlant de la pauvreté des moyens amoureux de deux illustres hommes, qui l’avaient aimée : « Ce sont, vous savez, des cérébraux ! »

Dimanche 1er février. — Aujourd’hui, inauguration de mon grenier. Il est venu une quinzaine d’hommes de lettres. Gayda qui avait eu l’amabilité de me demander à faire un article au Figaro, sur cette première réunion, arrive à cinq heures, disant qu’il a été forcé de faire l’article avant de venir : Blavet, le Parisis en chef, dînait, croit-il, ce jour-là, dans la banlieue.

Daudet a une originale comparaison. Il dit que la cervelle de Renan ressemble à une cathédrale désaffectée du culte, qui contient du bois, des bottes de paille, un tas de choses quelconques, mais tout en conservant son architecture religieuse.

Lundi 2 février. — Je lis, ce matin, dans le Figaro, l’article de Gayda. J’avais à ce qu’il paraît hier, chez moi, au milieu du Tout-Paris, des gens dûment brouillés, et qui ne consentiraient à aucun prix à se rencontrer dans le même salon. Pauvre vingtième siècle, sera-t-il volé, s’il va chercher ses renseignements sur le dix-neuvième, dans les journaux !

Mardi 3 février. — Ce soir, en descendant l’escalier de Brébant, Hébrard jetait ces paroles aux échos : « Ce n’est plus que la politique des bureaux de tabac. Ce qui a perdu 93, c’est le certificat de civisme, ce qui perdra ce régime-ci, c’est le certificat de civetisme (allusion au bureau de tabac de la Civette). Avec les besoins actuels, tout le monde veut des fonctions… Et à peine un sénateur, un député est-il nommé, que chaque électeur, apporte sa facture à toucher… Quand un pays en est là, il est tout près de tomber dans la pourriture. »

Dimanche 8 février. — Cet estropié de Desprez, l’auteur du livre : Autour d’un clocher, qui demain va faire un mois de prison, avec sa pauvre figure anémiée, son toupet en escalade, ses béquilles, me semble en chair et en os, le bois de Tony Johannot, détaché de la couverture de son Diable boiteux.

Lundi 9 février. — Une chose providentielle, chez l’homme — et surtout chez l’homme intelligent — c’est le mépris qu’il a pour les facultés qu’il ne possède pas. Il fallait entendre Flaubert parler de l’esprit ; et sans que cela s’exprime par des mots, je sens chez d’autres amis, l’espèce d’indulgent apitoiement, qu’ils éprouvent pour ma toquade de l’art.

Non, la multiplication des travaux et des occupations de la vie d’un lettré, vous défend absolument avant la mort, les quelques années de repos cérébral, de retraite de la vie intellectuelle, qu’il serait si bon d’avoir.

Mercredi 11 février. — Autant c’est chafriolant d’entendre parler cuisine, par des gens curieux de nourriture délicate, raffinée, originale, enfin de petits mangeurs qui ont l’imagination de l’estomac ; autant c’est répugnant, dégoûtant même, d’entendre des goinfres parler fricot, avec les yeux rapetissés d’une chatte qui se gave de mou, et un bout de langue remueur dans une rotation pourléchante.

Jeudi 12 février. — Il y a vraiment un grand mouvement de presse autour de la reprise d’Henriette Maréchal, nous verrons ce que ça donnera aux représentations.

Samedi 14 février. — On crie, ce soir, sur les boulevards, la mort de Vallès. Zola affirme, chez Daudet, que le pauvre garçon avait la conscience de son état, le sentiment de sa mort prochaine. Il raconte qu’au Mont-Dore, où il s’est trouvé avec lui, cet été, il lui arrivait souvent au milieu d’une causerie animée, de voir tout à coup l’œil de Vallès, pris d’un petit tournoiement, et devenir fixe, en arrêt devant le vide, en même temps que sa parole se taisait, un moment, avec de l’effroi sur la figure.

C’était terrible, ce regard fixe et ce figement de la vie, dit Zola, qui ajoute : « La mort de Flaubert, le foudroiement, voilà la mort désirable ! »

Dimanche 15 février. — Hier, Mme Daudet se plaignait de la longueur ennuyeuse des beaux sentiments, en vers :

Oui, lui ai-je dit, ce sont des sentiments qui ont douze pieds.

Jeudi 19 février. — Après une nuit fiévreuse, me voici en route, ce matin, sur le chemin de Paris. — Déjeuner chez Magny, en ce restaurant encore tout plein de mon frère et de moi. À une heure, je suis dans les ténèbres de l’Odéon, d’où jaillit une femme qui me saute au cou : c’est Léonide qui embrasse son auteur.

Ennui, agaçant, nerveux, d’une répétition, où les rôles ne sont pas sus, et où la mémoire des acteurs et des actrices, à tout moment, trébuche sur votre prose.

Vendredi 20 février. — Porel, en cet Odéon, est vraiment admirable pour la traduction des intentions de l’auteur par des intonations, des mouvements, des gestes, des suspensions, des arrêts, des temps, qu’il imagine et indique à tout son monde. C’est vraiment de par lui, au théâtre, une très intelligente et très littéraire mise en scène de l’intime et de l’abscons des passions. Il est même des infiniment petits, auxquels il sait donner un dramatique tout particulier, par mille détails ingénieux, venant d’une observation en perpétuel éveil : ainsi la lecture du journal par M. Maréchal, au troisième acte.

Samedi 21 février. — C’est vraiment amusant de voir ses imaginations, prendre une consistance en chair et en os, sa prose, se changer en mouvement, en de l’action, — enfin le froid imprimé, dont on est l’auteur, devenir de la vie.

Lundi 23 février. — Dans le premier journal que j’ouvre, je tombe sur ce fait divers, que les machinistes à l’Odéon ont passé la nuit à équiper le décor du Bal Masqué.

En arrivant au théâtre, mon œil, dans le jaune des affiches, est de suite attiré par le blanc, au milieu duquel se lit : Henriette Maréchal, annoncée pour samedi, et pour dimanche en matinée.

Répétition retardée par l’enterrement d’Élise Petit, cette toute jeune ingénue blonde, morte des suites d’une couche. Je m’en vais lire, au murmure de la fontaine de Médicis, dans le soleil d’un entre-deux de giboulées, un cruel article sur Banville, de Lemaître, je m’en vais voir mon portrait de Bracquemond au Musée du Luxembourg, portrait, que je ne sais pourquoi, le conservateur n’a pas indiqué sous mon nom. Je reviens à l’Odéon, et en attendant que commence la répétition, je m’amuse à voir mettre en place le décor du corridor de l’Opéra, devant un machiniste en chef morose, accompagné en chacun de ses pas, par un bouledogue trapu, et comme écrasé sur les planches de la scène, — homme et bête à la silhouette fantastique.

Enfin commence la répétition du premier acte, et les figurants manquant d’animation, de remuement, de grouillement, Porel leur dit : « Mais, mes enfants, vous n’avez donc jamais vu de boîtes d’asticots ? »

Jeudi 26 février. — « Des bottines vernies !… vous mettrez des bottines vernies !… mais vous aurez l’air d’un étudiant sur son trente-deux !… C’est étonnant, que vous ne puissiez pas vous habituer à ressembler à des gens du monde ! » C’est Léonide Leblanc, qui interpelle ainsi le jeune Lambert, et le mépris qui sort de la bouche de la femme, qui a été aimée par des princes, pour le jeune premier du quartier Latin, ne se peut noter.

Daudet comparait, ces jours-ci, l’intérêt qui se fait forcément entre un auteur et ses interprètes, à l’intimité qui s’établit entre passagers et matelots sur un vaisseau, pendant une tempête. La comparaison est assez juste. On est tout à tu et à toi, et l’on ne se connaîtra plus dans trois mois.

Céard est venu, ce matin, me lire la petite notice, qu’il a écrite, pour l’en-tête des lettres de mon frère. De l’écriture d’une grande distinction et d’une tendresse de cœur, qui me remplit d’émotion.

Vendredi 27 février. — De temps en temps, une remarque fine de Porel sur son monde, sur les acteurs. À propos de la rentrée de Chelles, en courant, au troisième acte, il dit : « Ils ne sont pas observateurs pour un sou, on court au chemin de fer, mais quand on l’a manqué, on revient tout lentement. » Et encore à propos des portes, qu’ils ne ferment jamais : « Ils sont toujours des élèves de la tragédie, des gens qui ont grandi dans des maisons, où les portes se ferment par procuration. Ils ne se doutent pas de la petite note de la vie moderne, que ça donne à une scène, le monsieur qui ferme la porte, par laquelle il entre. »

« Ne croyez-vous pas, que comme consul à Caracas, je ne devrais pas porter une décoration étrangère… une décoration ridicule… la décoration du lapin blanc de Sumatra ? » C’est Lambert aîné, me parlant sur un ton de blague, mais au fond très désireux d’avoir un ordre étranger à sa boutonnière. Et quelques instants après, c’est Chelles, qui avec toutes sortes de circonlocutions timides, me demande, si je ne crois pas, que pour bien établir la grande position d’industriel de M. Maréchal, il ne serait pas bon qu’il fût décoré de la Légion d’honneur.

Et la répétition se termine par un gros chagrin de l’ingénue Réal, à laquelle Porel a signifié, qu’il ne voulait pas la voir coiffée à la chien, mais avec les bandeaux que portaient les jeunes filles bien élevées. Là-dessus, dans les yeux de la jeune actrice, les grosses larmes d’une petite fille qu’on gronde, et qu’elle essuie d’un coup de doigt, d’un revers d’ongle furtif et honteux.

Samedi 28 février. — Répétition en costumes. L’acte du bal, joué avec la froide solennité d’un divertissement de tragédie. Désaffection de cet acte, et espèce d’horripilement de son esprit, qui dans ces bouches odéonesques, ne me semble plus de l’esprit.

Porel, avec lequel je dîne, ce soir, parle d’un individu excentrique qu’il a connu, un homme à la fois spirite et masseur, et qui l’invitait à son mariage, par ce billet à l’étrange rédaction : « Si mon tailleur ne fait pas la bête, je me marierai samedi ! » Et le samedi, il trouvait son monsieur, donnant le bras à une femme très bien, et de tout neuf vêtu, et orné d’un râtelier resplendissant, qui empêchait un moment Porel de le reconnaître — râtelier que pas plus que son habit, il n’avait payé. Et Porel était instantanément tapé de vingt francs, pour payer la voiture qui avait amené le couple à la mairie.

Dimanche 1er mars. — Aujourd’hui Platel (Ignotus du Figaro) est venu ce matin pour me pourctraiturer. Je l’ai connu, fréquenté à ce qu’il paraît, au moment de nos débuts littéraires, mais il m’était complètement sorti de la mémoire.

C’est un gros garçon, à l’encolure d’un propriétaire foncier vivant sur ses terres, avec un rien de l’air d’un ahuri et d’un mystique. Il fera son article de demain avec des phrases mal entendues, pendant vingt minutes, — mal entendues dans la préoccupation du ver rongeur qui l’attend à la porte, et de son déjeuner en retard, au moins d’une heure.

Je suis vraiment étonné de trouver chez cet homme, qui malgré tout ce qu’on dit, a des expressions d’observateur, quelquefois de voyant, et qui a fait, selon moi, un très remarquable article sur les Clarisses aux pieds nus, je suis étonné de trouver un reporter ordinaire, avec ses qualités d’ignorance, sa brouillonnerie de cervelle, et encore, avec des yeux si fermés aux choses d’art.

Lundi 2 mars. — Avant de me lever, au petit jour, je réfléchissais dans mon lit, au sujet d’Henriette Maréchal, que si je continuais à faire du théâtre, je voudrais le balayer de tout le faux lyrisme des anciennes écoles, et remplacer ce lyrisme par la langue nature de la passion.

Ce matin, corrigeant les épreuves des lettres de mon frère, il se trouve que je corrige la feuille contenant les lettres écrites, sur la représentation d’Henriette Maréchal, de 1865.

Mardi 3 mars. — À mon réveil, lecture d’un article de l’Événement, qui, sous des formes polies, et, avec des révérences même, révèle une sourde hostilité. Lecture suivie de la lecture d’un article du Gaulois, qui imprime en tête du journal, un appel aux républicains à resiffler ce soir, notre pièce : appel signé Charles Dupuy, l’un des signataires du manifeste, du 7 décembre 1865, dans lequel ce lettré sévère, s’exprime dans cette étonnante prose : « Nous savons chiffonner d’une main osseuse la guimpe des vieilles Muses, et nous accrocher, quand nous voulons rire, à la queue des lourds satyres, amoureux de la joie et de la folie. Est-ce une raison pour ne pas crier : Pouah, quand la fange tente d’éclabousser l’art ? Nous n’aimons pas voir sa robe s’accrocher au clou du lupanar, et toute débraillée, titubant à travers les ruisseaux, voir la Muse, le stigmate au front de l’Impudeur, s’en aller, psalmodiant des rapsodies sans nom, parmi lesquelles rien ne transpire, ni vérité, ni style, ni inspiration… » C’est drôle vraiment l’appel de ce Charles Dupuy, dans le journal conservateur par excellence. Allons, il faut qu’il y ait bataille autour de notre nom, jusqu’au bout de la vie du dernier des deux frères, et que je ne puisse, à la faveur et sous le bénéfice de mes soixante ans bien sonnés, remporter un succès, où je n’aie la bouche amère, un succès qui ne soit une meurtrissure de mon être moral. Curieuse la perpétuité de ces haines littéraires ! Elles nous ont jetés à la porte du théâtre, où certainement nous aurions fait quelque chose, et quelque chose de neuf ; elles ont tué mon frère, — et ces haines ne sont pas désarmées.

Au fond, cet article du Gaulois me donne le trac. Car si ce soir, il y a quelques sifflets, avec tout ce qu’il y aura dans la salle de mauvaises dispositions latentes, chez la plupart de mes confrères, c’est une partie compromise, un four quoi, encore. Le fait est que j’ai peur pour ce soir, et que je me couche jusqu’au dîner. C’est ma ressource dans les grands embêtements de la vie. Je ne trouve pas le sommeil, mais j’obtiens une espèce d’engourdissement, en la nuit de ma chambre fermée, dans laquelle mon ennui se formule à ma pensée, d’une manière moins distincte, plus vague, plus estompée.

Il est cinq heures. J’avais le projet de dîner dans un restaurant de la rive droite, où je serais sûr de ne rencontrer âme qui vive de ma connaissance, puis battre jusqu’à neuf heures, les rues désertes dans le voisinage de l’Odéon. Mais il pleut à verse, et mon tête-à-tête avec moi-même m’est triste et insupportable.

Je me sens le besoin de vivre jusqu’à l’heure du spectacle, avec des gens qui m’aiment. Aussitôt donc dans un fiacre par une pluie battante, un fiacre traîné par un cheval qui boite, mené par un cocher qui ne sait pas son chemin, et je passe par des rues désolées, où j’entrevois au-dessus d’une boutique, comme au travers d’un aquarium abandonné, et au milieu d’une lueur de gaz, qui a l’air d’éternuer : Madame Dieux, réparation de toutes sortes de bandages.

« Voulez-vous me donner une assiette de soupe, dis-je au ménage, en entrant dans le cabinet de Daudet ? »

Et me voilà dans le réconfort et la chaleur affectueuse d’une maison amie, et nous dînons sur le bout de la table, où déjà est dressé le souper donné en l’honneur de la reprise d’Henriette Maréchal.

Je laisse les Daudet entrer tout seuls à l’Odéon. Moi, j’erre autour du bâtiment lumineux, éclairé a giorno, sans oser y entrer, attendant la fin du premier acte que je redoute, songeant à la princesse qui est dans l’avant-scène, et que je m’imagine insultée, engueulée, dans ces bouffées de bruit qui jaillissent, par instants, des portes et des fenêtres fermées du théâtre. Enfin je n’y peux tenir, après dix tours de l’Odéon, je me décide à pousser la porte battante de l’entrée des artistes, je monte l’escalier, demandant à Émile :

— Est-ce qu’elle est bonne, la salle ?

— Excellente !

La réponse ne me rassure qu’à moitié, et je descends encore pantelant dans les coulisses, où le bruit brisé des applaudissements me semble, dans le premier moment, des sifflets. Mais ce n’est qu’une seconde que dure cette impression. Ce sont vraiment bien des applaudissements, des applaudissements frénétiques sur lesquels tombe la toile du premier acte.

Et les autres actes, la pièce marche admirablement, avec cependant un tantinet de froideur au second acte, qui avait été le succès de la répétition générale, mais avec une ovation enthousiaste au troisième.

La princesse qui m’a fait demander, et que j’ai refusé d’aller voir dans la salle, vient me trouver avec son monde, au foyer des acteurs, et un peu grisée par des bravos me dit : « C’est superbe, c’est superbe… si on s’embrassait ? »

Et après des embrassades des uns et des autres, on s’achemine chez Daudet, où l’on me donne la place du maître de la maison. Et l’on soupe au milieu d’une douce gaîté, et de l’espérance de tous que mon succès va ouvrir à deux battants la porte au théâtre réaliste.

En rentrant à quatre heures chez moi, Pélagie qui se relève, me confirme le succès de ce soir, disant, qu’un moment, elle et sa fille ont craint que les troisièmes galeries, toutes remplies d’étudiants et de jeunes gens, ne leur tombassent sur la tête dans le délire des trépignements.

Mardi 3 mars. — Un excellent Figaro. Le reste de la presse assez ergoteuse, déclarant que ma pièce est une œuvre ordinaire, où cependant se rencontrent une certaine délicatesse, et un style sortant de l’écriture courante des drames de tout le monde… En lisant les journaux, je suis frappé par la sénilité des idées et des doctrines chez les critiques dramatiques. Parmi ces messieurs s’est maintenue, de la façon la plus orthodoxe, la religion du vieux jeu. Chez les critiques littéraires, une transfusion de jeune sang s’est faite, et les plus arriérés, les plus inféodés au classicisme étroit, sont moins fermés, plus ouverts aux choses nouvelles de la littérature, tandis que les critiques dramatiques, surtout ceux des petits journaux populaires, des petits journaux illustrés, sont restés de vrais critiques du temps de la Restauration.

Oh, la grande place à prendre pour un jeune lettré, spirituel, méchant avec talent, qui intitulerait un article, paraissant toutes les semaines : La critique de la critique, et ferait ressortir les trop fortes âneries de ces messieurs !

Jeudi 5 mars. — Ce soir à l’Odéon, troisième représentation d’Henriette Maréchal. Salle trouée de grands vides. Spectateurs de glace. Léonide enrouée à ne pas l’entendre. Porel, dans sa loge d’avant-scène où j’entends la pièce, s’écrie : « Bon, une voix de bronchite !… la pièce est fichue, si nous sommes forcés de la suspendre quatre ou cinq jours. » Et l’on est contraint de faire une annonce, pour solliciter l’indulgence du public.

Samedi 7 mars. — Je ne sais qui m’appelait hier « triomphateur ». Il est drôle mon triomphe, drôle vraiment ! Toute la journée je me suis dit : « Il faut aller ce soir à l’Odéon… il faut par ma présence encourager, échauffer mes acteurs… mais dans la perspective de trouver une salle comme celle d’avant-hier, je n’ai pas le courage de me rendre à l’Odéon.

Dimanche 8 mars. — Ce soir, salle bondée de spectateurs. Applaudissements frénétiques. Léonide heureuse de sa voix à moitié retrouvée, me montre avec orgueil son dos, où il n’y a plus de peau par la morsure des taxia. Chelles m’annonce cent représentations. Et de désespéré, que j’étais en arrivant, je m’en vais réespérant. Dans les choses théâtrales : c’est abominable ces hauts et ces bas, et sans transition aucune.

Lundi 9 mars. — Lettre de Porel, qui m’apprend que l’Odéon a fait hier avec la matinée, près de 7 000. Lettre de Debry, agent de la société des auteurs dramatiques, qui m’annonce que Mme Favart accepte mes conditions pour une tournée en province.

Mardi 10 mars. — Ce matin, dans le lit, ruminement des mauvais articles d’hier et d’aujourd’hui, et l’indignation de cet article de Bigot, du Siècle, qui cherche à me faire siffler, en proclamant que l’adultère de ma pièce est plus immoral que les adultères de toutes les autres pièces, et en donnant à entendre que le frère aîné est un maquereau.

Au fond, il n’y a pas à se le dissimuler, la pièce a du plomb dans l’aile.

Jeudi 12 mars. — Dans le montage fiévreux de la pièce, dans le coup de fouet des répétitions, dans l’émotion de la première, je n’avais pas conscience de la fatigue cérébrale ; aujourd’hui, elle se fait sentir, et tous les matins je me réveille la tête lourde.

Exposition de Delacroix aux Beaux-Arts. Je n’ai pas d’estime pour le génie d’Ingres, mais je l’avoue je n’en ai guère plus pour le génie de Delacroix.

On veut que Delacroix soit un coloriste, je le veux bien, mais alors c’est le coloriste le plus inharmonique qui soit. Il a des rouges de cire à cacheter de papetiers en faillite, des bleus à la dureté du bleu de Prusse, des jaunes et des violets pareils aux jaunes et aux violets des vieilles fayences de l’Europe, et ces éclairages de parties de nus avec des hachures de blanc pur, sont, je l’ai déjà dit, tout ce qu’il y a de plus insupportable, de plus cruel pour l’œil.

Quant au mouvement de ses figures, je ne le trouve jamais naturel, il est épileptique, toujours théâtral, pis que cela : caricatural ! et ces figures ont tout à fait la gesticulation des cabotins ridicules, dans les lithographies de Gavarni.

Je ne lui reconnais absolument qu’une qualité, c’est le grouillement d’une foule, comme dans le « Massacre de Liège », comme dans le « Boissy d’Anglas », et où l’exagération de la mimique de chacun, disparaît dans le mouvement général de tous.

Au fond, un vrai peintre n’est jamais, dans ses tableaux, un illustrateur de littérature. Il peint les choses lui tombant sous la vue, des hommes, des femmes, des paysages, des étoffes, que sais-je, mais, il va très peu chercher les motifs de sa palette dans les bouquins. Un peintre littéraire — on pourrait formuler cet axiome — est toujours un peintre incomplet — et cela depuis Delaroche jusqu’à Eugène Delacroix.

Enfin aujourd’hui, le grand peintre m’apparaît, comme un Beaulieu, comme ce romantique cocasse du pinceau.

Daudet, parlant, ce soir, du bien-être de la vie de son fils aîné, que celui-ci trouve tout naturel, raconte qu’il était passé avec lui dans la journée, devant la fontaine du Luxembourg, et que la fontaine lui avait rappelé, aujourd’hui, ce souvenir.

Un jour de l’année de ses dix-sept ans, un jour d’hiver où il n’avait pu payer sa chambre, et où on lui avait refusé sa clef, il fut contraint de se promener toute la nuit, pour qu’on ne le ramassât pas, et le matin, en face de cette fontaine, quand il était mort de fatigue et de froid, il eut la chance de rencontrer un ami qui lui donna la clef de sa chambre, et le bonheur inappréciable de se fourrer dans un lit encore chaud.

Samedi 14 mars. — La reprise d’Henriette Maréchal, de cette pauvre et innocente pièce, sans grande audace, sauf dans le premier acte, a fait revivre dans la presse, les haines que mon frère et moi avions fait naître, au plus beau temps de notre littérature bataillante. Un journal disait, ces jours-ci, en parlant de la pièce : « Les honnêtes gens écoutaient muets, consternés ! » Hier le Journal illustré, je crois, et qui par parenthèse donne nos portraits, imprimait : « Si ce théâtre devait réussir, il faudrait détruire le théâtre. » Pourquoi, mon Dieu ! Vraiment, il y a une imbécillité dans l’exaspération de ces gens, tout à fait incompréhensible.

Mardi 17 mars. — Une note que j’ai oublié d’intercaler, en bas des Lettres de mon frère, sur mon oncle de Neufchâteau, l’ancien officier d’artillerie, le représentant des Vosges, en 1848.

Mon oncle était le plus honnête homme et le meilleur des êtres, mais avait emporté de l’École polytechnique, en même temps que le républicanisme, l’illogisme du raisonnement particulier à tous les forts en x sortis de cette école. Il ne portait pas dans la vie courante, le nom nobiliaire de son père, mon grand-père, le député du Bassigny en Barrois à la Constituante, ne voulant être appelé que M. Huot. Mais dans les actes solennels de la vie, dans le contrat de mariage de sa fille, il faisait écrire par le notaire et signait : Huot de Goncourt.

Mercredi 18 mars. — Dans la correction des épreuves des Lettres de mon frère, quand je le retrouve au collège, écrivant un drame en vers sur Étienne Marcel, cela me rappelle que, quelques années avant, dans ce même collège, en rhétorique, j’envoyais à Curmer une monographie de « La Cuisinière » pour les Français peints par eux-mêmes, puis, que je faisais une « Histoire des Châteaux au moyen âge » pour entrer à la Société d’Histoire de France, tandis que mon frère continuait à versifier et à fantaisier. C’est curieux ce qu’a produit, plus tard, cet amalgame de tendances et de goûts différents de l’esprit.

« Le mérite de mes livres, disait sérieusement un bibliophile, qui vient de vendre sa bibliothèque, — très cher : le mérite de mes livres, c’est qu’ils n’ont jamais été ouverts. »

Jeudi 19 mars. — Elle est vraiment originale, cette pensée du Japonais Hayashi, qu’il émettait hier : « Pour les idées philosophiques, nous ressemblons un peu, nous les Japonais, à un collectionneur ayant une vitrine, et n’y introduisant que les choses qui le séduisent tout à fait, sans trop se demander au fond le pourquoi de cette séduction. »

Vendredi 20 mars. — Un des leaders du parti républicain, dans un dîner, où il y avait quelques droitiers, formulait, à ce qu’il paraît, un De profundis prochain de la République, à peu près en ces termes. Une jeunesse hostile à l’Empire avait cru à deux choses chez les hommes nouveaux : à un relèvement de l’intelligence, à un relèvement de la morale, — et malheureusement, il faut bien reconnaître, que chez les gouvernants de l’heure présente, l’intelligence et la morale sont peut-être encore inférieures à l’intelligence et à la morale des gens de l’Empire.

Lundi 23 mars. — Auguste Sichel affirmait, ce soir, que l’allemand de Henri Heine, était un allemand tout spécial, presque une langue particulière, une langue à phrases courtes, sans précédents dans la langue germanique, et qu’il croyait formée par l’étude du français des encyclopédistes, du français de Diderot.

Mardi 24 mars. — Ce soir, j’ai passé la soirée à l’Odéon. Tout d’abord Porel me dit : « Oui, en effet, nous faisons 2 200 en moyenne… mais je suis très content, très content. » Il ajoute toutefois, au bout de quelques instants : « Seulement, si dans la semaine de Pâques, la pièce ne remonte pas, il faudra prendre un parti. »

Il y a, dans le théâtre, la mauvaise humeur produite par une pièce qui ne fait pas d’argent, et tout me dit que la pièce est destinée à quitter l’affiche, après une trentaine de représentations. Oui, c’est positif, le public n’aime pas la simplicité de cette prose dramatique, il veut autour des catastrophes de la vie, la langue du boulevard du Crime. Ces drames de la vie, offerts à ses oreilles, avec les paroles de la vie réelle, ça l’étonne, ça change ses habitudes.

Jeudi 26 mars. — Ce soir, Daudet disait : « Si je n’étais pas entièrement pris par mon livre, je trouverais de belles choses à écrire sur la douleur. » Et il parle de l’aspect curieusement méchant des gens, qu’il rencontre à l’hydrothérapie. Là-dessus une discussion entre lui et sa femme, voulant la chère femme que la souffrance nerveuse n’aigrisse pas, n’exaspère pas, ne fasse pas mauvais !

Vendredi 27 mars. — Ce matin, Mme Favart revient avec Verlet, le régisseur de la troupe. Toute pleine de vivacité et d’entrain, la voici farfouillant dans les vieux journaux, y cherchant les éléments d’un historique de la pièce, qu’on distribuera dans la salle, quand tout à coup, je viens à parler du Tonkin, d’une batterie d’artillerie qu’on dit perdue, et la voilà lâchant tout, qui se met à fondre en larmes. Elle a son fils avec le général Négrier, et n’en a aucune nouvelle.

Samedi 28 mars. — Exposition de Bastien-Lepage : de la peinture préraphaélique appliquée sur des motifs et des compositions de Millet.

On commence à voir de singulières créatures, dans Paris, des femmes qui ont l’air d’être sorties des livres de Poe, et que je soupçonne d’être des étudiantes russes. Il y avait devant une des toiles de Bastien-Lepage, une de ces femmes à la blancheur chaude, coiffée au haut de la tête, d’un petit toquet d’astrakan, une femme aux traits aigus, émaciés, spiritualisés, au menton de galoche annonçant une résolution entêtée, aux formes d’un jeune éphèbe plutôt que d’une demoiselle, et terminée par une paire de grosses bottines canaille.

Mardi 31 mars. — En traversant le Palais-Royal, je lis au-dessus du café de la Rotonde : Grand café, Rotonde à louer. Décidément les endroits meurent tout comme les individus.

Je n’entre jamais à l’Odéon, sans l’attente de quelque chose de désagréable, qui va m’être apporté par ce que j’entendrai ou ce que je verrai. Oh ! le théâtre, l’état abominablement nerveux, dans lequel ça vous tient, tout le temps qu’on vous joue. Je redoute le soir, où on me dira : On ne vous joue plus, tel jour, et cependant je l’appelle ce jour, où on me dira cela.

Lundi 6 avril. — Oui, j’ose le dire, je n’admire que les modernes. Et, envoyant promener mon éducation littéraire, je trouve Balzac, plus homme de génie que Shakespeare, et je déclare que son baron Hulot produit sur mon imagination, un effet plus intense que le Scandinave Hamlet. Cette impression peut-être, beaucoup la ressentent, mais personne n’a le courage de l’avouer — de l’avouer même à soi-même.

Je reçois ce soir, un billet de Porel, qui m’annonce que l’Odéon a fait, ces derniers jours de Carême et de Tonkin, des soirées de 1 000  francs, une de 500, et qu’hier enfin, jour de Pâques, on a eu toutes les peines du monde à monter à 1 500.

Mardi 7 avril. — À dîner chez Brébant, Hébrard faisant une énumération des présidents de la Chambre, arrivé à Gambetta, s’écrie : « Lui, c’était un président romantique. Oui c’est bien positif, un président n’est un bon président, qu’à la condition qu’il y ait en lui du ténor, de l’hercule, du saltimbanque. Vous vous rendez bien compte, ajoute-t-il en me jetant un regard, que je ne parle en ce moment que de ce que j’ai vu. »

Un dîner tout plein de quasi-ministres. J’ai en face de moi Spuller, qui l’a été, ministre, cinquante et une heures, avant la formation du ministère ; j’ai à côté de moi Ribot, qui a encore refusé hier à Brisson de prendre le ministère de l’Instruction publique.

Jeudi 9 avril. — Aujourd’hui à la table de Daudet, la conversation va à la mort et ne la quitte pas de tout le dîner. C’est dans la nouvelle et grande salle à manger, comme un glas funèbre. Daudet commence à parler, presque amoureusement, d’un article du Temps d’hier, où la mort serait, au dire des médecins anglais, une chose douce, une chose voluptueuse parfois, assez semblable à la prise de possession, à l’envahissement d’un corps par les anesthésiques, la morphine, le chloral.

Et Daudet dit qu’il aimerait à peindre cet engourdissement endormant de la douleur dans le plus secret de l’être, décrit joliment le côté enfantin, que ces choses amènent chez l’homme, avoue le besoin qu’il a, lui, de prendre la main de sa femme, dans un attouchement de bébé, quand le calmant opère. Il continue de parler de la mort, quand sa femme attristée par ses vilains dires, coupe la conversation, mais il y revient encore, disant que pour l’homme qui souffre, l’approche de la mort est l’annonce de la cessation de la souffrance.

Puis tout à coup, il jette dans un sourire : « Mais regardez donc Zézé ! » — Zézé qui a l’air absolument consterné ! Car cet enfant a une terreur de la mort, et demande, de temps en temps, avec un intérêt tout particulier, des nouvelles de M. Chevreul, qu’on lui a dit avoir près de cent ans.

Samedi 11 avril. — Ce soir, l’avant-veille de mon enterrement, je trouve de bon goût de me montrer au théâtre, et de remercier mes acteurs.

Énigmatique le théâtre et ses dessous ! Porel me dit en parlant de la nouvelle pièce : « C’est une pièce d’un inconnu… et ici les pièces d’inconnus ne font pas d’argent… Je m’attends à une dizaine de représentations à 600 francs par soirée. » Alors pourquoi m’abandonner, quand l’annonce des dernières représentations fait faire des recettes de plus de 1 500 francs ?

Je vais voir un moment Léonide dans sa loge, je la trouve d’une amabilité cassante, qui n’est pas celle des premiers jours, et quelques instants après elle fait une scène à la Folie du bal masqué, dont les grelots lui ont attaqué le système nerveux. Mélancolie de Dumény, qui a si merveilleusement joué le « Monsieur en habit noir ». On me jouera encore mardi et mercredi : ce qui fera 38 représentations.

Vendredi 17 avril. — À la suite du four de Sarah Moore, dépêche de Daudet qui m’annonce la reprise d’Henriette Maréchal, à l’Odéon, mardi.

Mardi 21 avril. — Aujourd’hui, à propos de l’assassin Marchandon, il est question, chez Brébant, du besoin actuel d’une morale quelconque, et là-dessus Renan de s’écrier : « qu’un jour ou l’autre, on sera obligé d’arriver à un cours de morale laïque, à une espèce de succursale de la morale catholique. »

Puis, tout à coup, la tablée des philosophes et des politiciens se met à batailler à côté des deux termes : infini et indéfini, faisant sonner de grands mots ayant l’air d’idées, mais qui ne sont que des sonorités vides et retentissantes.

Notre dîner du dix-neuvième siècle, est en train de ressembler à une moyenâgeuse école de la rue du Fouace, débagoulant et logomachant de la scolastique.

Jeudi 23 avril. — Mme Commanville me consultant l’année dernière, au sujet de la publication des lettres de Flaubert, et me demandant qui, elle devait charger d’écrire l’introduction, je lui dis qu’elle était bien bonne de chercher un biographe de son oncle, elle qui avait été élevée par lui, et dont toute la vie s’était passée, pour ainsi dire, à ses côtés. Aujourd’hui, elle vient me lire sa notice, et la biographie de Flaubert est vraiment toute charmante dans son intimité, avec les détails de l’influence d’une vieille bonne, du conteur d’histoires Mignot, avec l’intérieur un peu sinistre de l’habitation à l’hôpital de Rouen, avec l’existence à Croisset, avec les soirées dans le pavillon du fond du jardin, se terminant par cette phrase de Flaubert : « C’est le moment de retourner à Bovary ! » phrase qui faisait naître dans l’esprit de l’enfant, l’idée d’une localité, où son oncle se rendait la nuit.

La fin du travail est bien un peu écourtée. On sent la fatigue d’une personne, qui n’est pas habituée à écrire, et qui en a assez au bout d’un certain nombre de pages. Je l’ai poussée à reprendre cette fin, et à l’étoffer un peu, surtout dans les années malheureuses, où la vie de l’écrivain est complètement remêlée à la sienne.

L’histoire que Daudet fait de ses livres me fait penser qu’il y aura, un jour, pour un amoureux de notre mémoire, une jolie et révélatrice histoire de nos romans, depuis la première idée jusqu’à l’apparition du livre, en cueillant dans notre Journal, tout ce qui est relatif au travail et à la composition de chacun de nos bouquins.

Ce soir, je dîne avec Drumont, qui, à propos des Lettres de mon frère, a cru devoir, au commencement de son article, me présenter comme le corrupteur de la génération présente. Là-dessus, grondé par Mme Daudet, il se défend spirituellement, au nom des principes qui le forcent à sortir, de temps en temps, son flétrissoir, et d’en marquer, à son grand regret, un homme qui lui est très sympathique.

Jeudi 30 avril. — Le déjeuner annuel chez Ledoyen, le jour de vernissage, avec les ménages Charpentier, Zola, Daudet. Tout le temps, on fait joyeusement le château en Espagne d’un voyage, à nous sept, dans le midi de la France, en automne ; et ce sont mille plaisanteries des femmes sur mes mœurs de tortue, sur mes attaches à ma maison, à ma chambre, à mon lit.

Vendredi 1er mai. — Avec ces coucheries, ces sommeils dans la journée, dont j’ai pris l’habitude, la vie réelle ressemble à un grand rêve, où les choses qui se passent aux heures vraiment éveillées, laissent en vous des réminiscences plus accentuées, plus nettement formulées, mais des réminiscences ayant tout de même un peu du caractère des songes.

Samedi 2 mai. — Ce soir, on causait superstition. Zola est tout à fait curieux, il parle de ces choses, à voix basse, mystérieusement, comme s’il avait peur d’une oreille redoutable, qui l’écouterait dans l’ombre de l’appartement. Il ne croit plus à la vertu du nombre 3 ; c’est le nombre 7 qui est pour lui, dans le moment, le nombre porte-bonheur.

Et il laisse entendre, que le soir, à Médan, il ferme ses fenêtres, avec certaines combinaisons hermétiques.

Dimanche 3 mai. — En mon grenier, ce matin, je regardais dans une bouteille de bronze, à la forme élancée, au long col, à la patine sombre, et dont toute l’ornementation est faite, d’une mouche posée sur le noir métal, je regardais, sans en pouvoir détacher mes yeux, une dragonne, cette fleur turgide et déchiquetée, aux stries rouges dans son étoilement jaune impérial, une fleur qui a l’air d’un rinceau de décor, d’une astragale en train de fleurir.

Mardi 5 mai. — Première représentation de l’Arlésienne. Public froid, glacé. Les battements d’éventails de Mme Daudet, prennent quelque chose du froissement colère d’ailes d’oiseaux, qui se battent. Persistance de la froideur de la salle, prête à devenir ricanante pour la pièce, et qui applaudit à tout rompre la musique. Tout à coup, Mme Daudet qui est plaquée dans un affaissement douloureux contre la paroi de la baignoire, s’écrie dans un ressaut violent : « Je vais me coucher, ça me fait trop mal d’être ici ! » Mais Dieu merci, voilà qu’au troisième acte, la pièce se relève, et que la qualité de la pièce et le jeu de Tessandier, font éclater les applaudissements dans les derniers tableaux.

Mercredi 6 mai. — Dîner d’Henriette Maréchal, avec les ménages Daudet, Zola, Charpentier, Frantz Jourdain, et Huysmans, et Céard, et Geffroy. Nous dînons dans cette salle, où du temps du vieux Magny, je dînais avec Gautier, Sainte-Beuve, Gavarni, cette salle où il a été dit des choses si éloquentes, si originales. Zola se livre à une sortie contre les hommes politiques, qu’il déclare nos ennemis, et je pense absolument comme lui.

Mardi 12 mai. — Dîner chez Daudet, avec Barbey d’Aurevilly, que je vois, pour la première fois, familièrement. Il est vêtu d’une redingote à jupe, qui lui fait des hanches, comme s’il avait une crinoline, et porte un pantalon de laine blanche, qui semble un caleçon de molleton à sous-pieds. Sous ce costume ridicule, un monsieur, aux excellentes manières, à la parole flûtée d’un homme qui a l’habitude de parler aux femmes, et dont le manque de dents rappelle, parfois, l’intonation gutturale, mais en mineure, de Frédérick-Lemaître.

Il parle de la Bague d’Annibal, qu’il appelle son premier vagissement, et dit, avec une nuance d’ironie, qu’il a paru sous les auspices de Montépin, que c’est à Montépin, qu’il a dû de trouver son premier éditeur : « Oui, Cadot, le célèbre Cadot, que Montépin m’a annoncé vouloir m’éditer dans cette phrase : “Il vous prendra mais ne vous payera pas.” » Puis il saute aux Diaboliques, prétendant que la poursuite a eu lieu à l’instigation de la duchesse de Mac Mahon, de son petit cercle dévot, d’une de ses jeunes amies, dont il avait éreinté un livre.

Il mange excessivement peu, boit pas mal de vin, et au café, en tendant sa tasse à moitié vidée, à Daudet, qui tient le carafon de cognac, jette : « Vous savez, remplissez-moi ma tasse, tout comme la tasse d’un curé bas-breton ! »

Il nous entretient alors de son peu de besoin de sommeil, de son plaisir à veiller, qui lui permet de travailler, et le délivre de rêves affreux, de rêves atroces… « De rêves d’alcoolisé, » lance Daudet en riant. « Oh ! riposte Barbey, je ne bois qu’avec des amis. » Et Daudet et Barbey se remémorent des beuveries de Champagne, en plein jour, en pleine rue, dans l’étonnement des passants.

Je lui demande ce qu’il fait dans le moment, il me répond qu’il écrit un roman, et un Traité de la Princesse, un livre donnant à la femme le moyen de garder ses captifs, un livre qui serait un traité de machiavélisme amoureux, à l’usage de la femme.

Il n’est pas, ou il n’est plus, le causeur éblouissant, que m’avait annoncé Saint-Victor ; mais, outre qu’on sent chez lui, un profond mépris pour tout homme qui n’est pas un pur et délicat lettré, il émet à tous moments des mots, fins, intelligents, colorés, et il a aussi des sous-entendus, qui amènent de suite, entre nos deux esprits, une espèce d’entente franc-maçonnique.

Dimanche 17 mai. — Berendsen aurait révélé à Huysmans, l’espèce d’adoration littéraire, qu’on aurait pour moi, en Danemark, en Botnie et autres pays entourant la Baltique, des pays où tout homme frotté de littérature qui se respecte, ne se coucherait pas — toujours au dire de Berendsen — sans lire une page de la Faustin ou de Chérie.

Vendredi 22 mai. — Drôle de peuple que le peuple français ! il ne veut plus de Dieu, plus de religion, et vient-il de débondieuser le Christ, il bondieuse Hugo et proclame l’hugolâtrie.

Jeudi 28 mai. — Une maison avoisinant le parc Monceau, une maison en reconstruction, aux pièces toutes vides, et où il n’y a d’habitable, qu’une salle à manger, garnie de pièces d’argenterie anglaise, de haut en bas. Dans le jardinet, la carcasse en fer d’un jardin d’hiver, dans lequel travaillent cinq ou six ouvriers.

Au milieu des décombres, voletant effarée, une cigogne, salie, noircie par la terre de bruyère, formant une petite montagne au pied de la serre. Et dans le fond du jardinet, une femme, une troublette à la main, pêchant dans le fond d’un tonneau, coupé par le milieu, des ablettes, et les jetant à Luce — c’est le nom de la cigogne, qui les attrape au vol.

Ça, c’est le domicile présent de Léonide Leblanc, qui m’a demandé à faire faire mon portrait par un peintre de ses amis, sur un album, qu’elle veut consacrer à la littérature, et qu’elle commence par l’auteur d’Henriette Maréchal.

Lundi 1er juin. — Cette kermesse me dégoûte, et je remercie mon état de souffrance, qui me permet de ne pas m’y mêler. Il me semble que la population parisienne, sevrée des fêtes qu’elle aime par la République, a remplacé la promenade du Bœuf gras, par les funérailles de Hugo.

Mardi 2 juin. — Dîner Brébant. Quelqu’un fait entendre, que l’Élysée a poussé à l’énormité de la célébration, pour diminuer, effacer dans la mémoire populaire, le souvenir des funérailles de Gambetta.

Alors Spuller de s’écrier d’un air triomphant, que maintenant la République dispose pour ses fêtes, d’un public d’un million des spectateurs, à peu près le chiffre des pèlerins, que les fêtes catholiques de Rome, y attiraient au XVe siècle. Et tout en déclarant que l’Église ne dispose plus de rien ni de personne, — ce qui est tout près d’être vrai, — il demande cependant qu’on interrompe la construction de l’Église du Sacré-Cœur, qui d’après lui, est un monument de guerre civile.

Renan à ce sujet, fait la proposition de convertir l’église en un « Temple de l’Oubli » où on élèverait une chapelle à Marat, une autre à Marie-Antoinette, etc., etc. Puis il se met à immoler Lamartine au profit d’Hugo, parlant de son enfermement dans ses idées, du rigorisme de ses principes, de sa maladroite conduite, qui lui a fait une vieillesse maussade, solitaire, tandis que la conduite d’Hugo lui a valu les funérailles, que nous avons vues.

À propos de ces funérailles — un détail curieux donné par la police — dans ces nuits de priapées, sur les pelouses des Champs-Élysées, toutes les Fantines des gros numéros, fonctionnaient, les parties naturelles, entourées d’une écharpe de crêpe noir.

Samedi 6 juin. — Dîner chez l’aimable et artiste, Mme Nathaniel de Rothschild. Au fond du grand jardin, un vrai petit bois, qui vous sépare du bruit de Paris, de la vie des Champs-Élysées, filtrant par moments, à travers sa dense feuillée.

Des invités que je connais, Mme de Nadaillac, le comte de Nieuwerkerke, qui se trouve en ce moment à Paris, et qu’il y a quinze ans que je n’ai rencontré, Delaunay de l’Institut, Lambert, l’aquarelliste des chiens et des chats, Charles Ephrussi, Strauss, l’avocat.

Un succulent dîner, dans le commencement de la benoîte digestion duquel, à l’instar des trois mots du festin de Balthazar, éclate la gueulée de la Marseillaise d’un café des Champs-Élysées : chant de révolution, qui fait lever de son assiette la tête de la baronne, et lui fait dire avec l’expression de l’Argent prenant peur : « Ah ! la Marseillaise ! »

Jeudi 11 juin. — À l’heure qu’il est, la fuite du temps, la brièveté des heures me semblent ne plus me permettre d’exécuter les choses de la vie courante, imposées à tout homme, tant qu’il existe.

Ennui noir, tristesse profonde. Quand je sors : ces deux dîners par semaine, l’un avec mon cher Daudet, qui ne se remet pas, l’autre avec Auguste Sichel, qui s’en va ! — et tout le temps que je suis chez moi, le spectacle de la maladie de la fille de Pélagie, l’immobilisant sur une chaise, dans un affaissement d’idiote !

Dimanche 14 juin. — Aujourd’hui Daudet entre chez moi, avec une figure tirée, des yeux éteints, et des contractions nerveuses du corps, qui lui font dire : « Je souffre vraiment trop, il y a des moments, où j’appelle la mort comme une délivrance ! »

Et le monde du dimanche arrive, et l’on cause et l’on blague, et l’on s’emporte et l’on s’indigne ; et peu à peu Daudet se mêle à la causerie, au rire ou à la colère des paroles. Il lui revient du sang aux joues, de l’esprit dans les yeux ; son corps se pacifie, et il ne semble plus le souffreteux de l’arrivée.

« Ah ! ma pièce de l’Œillet blanc, fait-il à un moment… J’avais touché dans ce temps, où je ne savais pas ce que c’était que l’argent… j’avais touché 1 500 francs chez Peragallo… 1 500 francs que j’avais demandé qu’on me payât en or — et qui faisaient là, dit-il, en tapant sur la poche de son pantalon — une grosse bosse. Oh ! quelle nuit !… J’ai été souper à la Maison d’or, avec une fille… là, tout à fait une belle fille… une désintéressée comme moi… nous ne songions qu’à faire rire les gens, que nous avions autour de nous, avec l’argent de ma poche… Le lendemain… un matin tout rose… n’a-t-elle pas eu la fantaisie de conduire elle-même… Elle était la fille d’un cocher… et installée sur le siège, — elle nous a menés jusqu’à la Bastille, d’un train, d’un train ! »

Lundi 15 juin. — Ma volonté est maintenant un vieux cheval de fiacre, pour qu’elle marche, pour qu’elle exécute ce qu’elle a résolu : il lui faut des excitations, des « hue cocotte ! » des coups de fouet.

Mardi 16 juin. — Causerie chez Brébant sur les poisons, et la nécessité d’avoir à sa disposition, en des temps troubles, comme celui-ci, la mort en poche. On s’entretient d’une société à la fin du dix-huitième siècle dont tous les membres, desquels était Condorcet, portaient dans le chaton d’une bague ou le gousset de leur gilet, la dose de néant, qu’il fallait pour les cas imprévus et les fins de vie déshonorantes.

Jeudi 18 juin. — Pélagie revenant de chez Malhéné, me jette de la porte : « Il faut demain que Blanche entre à l’hôpital… il faut qu’elle soit demain à huit heures, au parvis Notre-Dame. »

Ce soir, avant dîner, en descendant au jardin, j’aperçois, par la porte entre-bâillée, la pauvre enfant frottant quelque chose, de toutes ses débiles forces :

— Qu’est-ce que tu fais donc là ?

— Je fais mes bottines pour demain… pour l’hôpital.

Je me sauve au jardin, pour que la pauvre petite bougresse, ne voie pas les deux larmes qui me sont montées aux yeux.

Dimanche 21 juin. — Il me vient l’idée de publier un volume tiré de mes Mémoires, sous le titre : Poésies d’un prosateur.

Lundi 22 juin. — Les cocasses, les désolées, les criminelles méditations des gens, que l’on voit assis, réfléchissant sur les bancs des squares.

Mardi 23 juin. — Je souffre peut-être pour la première fois, depuis la mort de mon frère, de me trouver seul. Quand je faisais des romans, que je créais des personnages, ma création me tenait compagnie, faisait ma société, peuplait ma solitude ; je vivais avec les bonshommes et les bonnes femmes de mon bouquin. L’Histoire avec ses personnages défunts, ne vous donne pas cette illusion, cette hallucination, si vous voulez.

Jeudi 25 juin. — Sur le coup de sept heures, je mets ce soir les Sichel, en voiture, pour les Eaux-Bonnes, et de chez eux, je vais à la Maison d’Or, où Zola nous donne un dîner, pour la reprise de l’Assommoir. Les dames de la société me blaguent sur les succès, qu’elles prétendent que j’ai auprès des femmes. Puis entre nous trois, Zola, Daudet et moi, il y a une causerie intime sur le jeune de la littérature actuelle, qui, ayant l’idée d’un livre, et en détaillant avec feu tout l’intérêt, finit par dire froidement : « Ah ! si un éditeur me le commandait ! »

Samedi 27 juin. — Je pensais aujourd’hui, à mes moqueries de la petite, quand elle disait qu’elle voulait acheter une baraque, et y vivre de ce qui pousserait dans le jardinet, et alors qu’elle jetait en point d’interrogation à sa mère : « Lorsqu’on reste couché, on n’a pas besoin de manger beaucoup, n’est-ce pas ? » Hélas ! ce plan d’avenir, qui me semblait une toquade de folle et de paresseuse, était inspiré à la pauvre enfant par cette anémie, qui a tout à coup éclaté, par le sentiment de sa faiblesse, qui lui faisait craindre, qu’après ma mort, elle ne puisse plus servir dans une autre maison.

Conçoit-on chez les pauvres filles du peuple, qui ne se sentent pas la force physique nécessaire pour gagner leur vie, les angoisses secrètes, le crucifiement journalier qu’elles éprouvent ? Et aujourd’hui mes moqueries, à propos des imaginations inquiètes de la triste et maladive fillette, je me les reproche comme des manques de cœur, et le souvenir m’en est douloureux.

Mercredi 1er juillet. — Je pensais, un de ces premiers jours-ci, en me promenant dans ma maison, que je voudrais bien en être l’acheteur, l’acheteur âgé de trente ans.

Je n’éprouve plus de plaisir à manger : la vraie nourriture, la viande me répugne, et il faut que je me raisonne pour en mettre dans mon assiette. Il n’y a plus de tentant pour moi, qu’un verre d’eau-de-vie, humé à toutes petites gorgées. Est-ce que je vais devenir, sur mes tout vieux jours, un amoureux de la maîtresse rousse de Barbey d’Aurevilly ?

Jeudi 2 juillet. — Je pense à la rédaction d’un catéchisme révolutionnaire du grand art et de l’art industriel, une sorte de 93 des admirations bêtes, qui aurait pour titre : Aphorismes d’un monsieur qui voit avec ses yeux et pense avec sa cervelle.

Les anatomies de David, dans ses compositions peintes, ne sont pas des dessins de peintre : ce sont des épures d’architecte.

Loin de la parole sonore de Heredia, loin du bruit des appels de pied de Céard et de Drumont, qui font des armes dans le billard, Barbey d’Aurevilly, toujours dans un costume étrange, et avec la dure teinture de la barbe et des cheveux, lui donnant l’aspect d’une figure de cire de chez Curtius, Barbey nous conte sa jeunesse.

Il nous dit l’aspect sévère, janséniste, de la maison paternelle, dans laquelle il commence à s’ennuyer fort à dix-sept ans. Son père, un légitimiste forcené, se refuse à ce qu’il serve Louis-Philippe. Il lui demande alors de faire son droit : demande à laquelle le père acquiesce, à la condition toutefois que ce ne sera pas à Paris, parce qu’il y ferait les cent coups. Il fait donc son droit à Caen, où étant devenu l’amant d’une femme, son père exige qu’il fasse un choix entre lui et la femme. Il n’hésite pas un moment dans son choix.

Alors commence à dix-sept ans, une vie pendant laquelle son père ne lui envoie pas une pièce de cent sous. Et ce n’était pas commode à gagner sa vie dans ce temps-là, où l’on payait si peu, et où « il ne consentit jamais — s’écrie-t-il avec fierté — à supprimer une phrase dans un article : ce que sachant les rédacteurs en chef des journaux, ils en profitaient pour ne lui faire passer que deux articles, sur les quatre qui étaient stipulés dans le traité. »

Et il avait dû faire des dettes… avec des créanciers dont il dit le plus grand bien. De dures années, pendant lesquelles il ne reçut pas un bout de lettre de sa mère, de sa mère qui avait une telle adoration pour son mari, que dans la crainte de le contrarier, elle ne donna à son fils, pendant tout ce long temps, signe de vie, de tendresse maternelle. Le raccommodement se fit seulement, après la publication de l’Ensorcelée, ce roman chouan, ayant caressé les convictions du vieux chouan, son père, qui s’était décidé à lui écrire : Revenez, monsieur.

Je n’ai pas besoin de dire que, sauf sa belle et grande fierté littéraire, il y a peut-être autant de convention dans ce récit, que dans le costume du narrateur.

Vendredi 3 juillet. — Il y a des moments, où la vie est contre vous, ainsi que le déchaînement d’une grosse mer. Dans ces moments il n’y a pas à vouloir lutter, il faut imiter les petits bâtiments qui ploient leurs voiles, ferment leurs écoutilles, et se laissent battre comme une épave, comme une planche sombrée.

Au fond, les hôpitaux, depuis que les sœurs n’y sont plus ou n’y ont plus d’autorité, commencent à ressembler à des b… Pélagie revenant hier de la visite à sa fille, me parlait avec dégoût, des caresses, que se faisaient en public, un garçon et une fille de salle.

Samedi 4 juillet. — Un blagueur de toute croyance, de toute conviction, de tout dévouement, et apportant dans son irrespect une ironie du ruisseau, l’ironie toute personnelle à la race parisienne, à l’homme né à Paris, ce blagueur, pendant que je le voyais dire ses voyouteries, me faisait revenir sous les yeux, la belle composition de Prud’hon, qui représente Cérès dans la recherche de sa fille, changeant en lézard, le jeune Stellion se moquant de l’avidité de la faim de la déesse, en train de courir la Terre et les Enfers : — car c’était curieux, il y avait dans la bouche du blagueur, la même déformation que montre celle de Stellion, dans l’estampe de Copia.

Dimanche 5 juillet. — Aujourd’hui, Hennique parle de sa captivité en Allemagne, d’un séjour de quinze jours dans un cachot, où il couchait avec une couverture sur le sol battu.

Puis Jeanniot nous raconte un long temps, passé à l’hôpital de Metz, où il avait écrit sur un calepin de petites notes, pas en faveur de la guerre.

De là, il saute au siège de Paris, et nous conte cet épisode. On attaque une barricade, sur laquelle une cantinière de la Commune fait le coup de fusil, sans qu’on puisse la toucher. Enfin au bout de quelque temps, un sergent s’applique à la viser, et la jette en bas d’une balle dans la hanche. La barricade prise, il la relève, et la porte lui-même à l’ambulance, et s’intéressant à la blessée, va la voir tous les deux ou trois jours. La cantinière le recevait avec plaisir, tout en répétant : « Ah ! si je pouvais savoir le cochon !… » Lui gardait parfaitement son secret. Enfin la femme n’avait plus que quelques jours à vivre. N’alla-t-il pas lui faire une dernière visite, mais ce jour-là, saoul, saoul comme une bourrique. Et quand la femme murmura : « Ah ! si je pouvais savoir le cochon !… », il ne put se retenir de lui dire : « Eh bien, c’est moi ! » Et la femme passa dans un accès de fureur.

Jeudi 9 juillet. — Il y a chez moi un oubli extraordinaire des pays étrangers que j’ai traversés, et j’entendais, ce matin, avec stupéfaction, un jeune homme qui racontait à un de ses amis un voyage, remontant à plusieurs années, et cela avec le nom des localités et la description des paysages, comme s’il les avait sous les yeux. Chez moi, cette mémoire n’a rien du ressouvenir des choses réellement vues, c’est plutôt comme la réminiscence de choses rêvées.

Daudet nous dit, ce soir, qu’il s’est aperçu tout à coup l’année dernière, à Champrosay, qu’il ne pouvait plus courir, sur l’invite de Zézé, lui ayant crié : « Papa, cours après moi. » Ça avait été un effort énorme et rien !… Ses pieds s’étaient refusés à battre l’espace comme les palettes d’une roue, et maintenant quand il traversait un boulevard, et qu’il voulait éviter une voiture, il lui était impossible, tout à fait impossible de courir. Il a terminé en disant qu’il avait pris des notes sur la douleur, qu’il en ferait quelque chose plus tard.

Dimanche 12 juillet. — Ce soir Mme Daudet me lisait des notes de son livre d’« Impressions » écrites au jour le jour. Il s’y rencontre des portraits de femme délicieusement étudiés, et comme seul un observateur en jupons peut en faire, détaillant la féminilité retorse de ses modèles. Elle excelle à peindre en toutes ses variétés, — ce type assez commun à Paris — des femmes, aux caresses de la parole, où l’on perçoit je ne sais quoi de malveillant dont on ne peut se fâcher, en un mot ces femmes vraiment artistes pour introduire un filet de vinaigre dans leurs amabilités, et qui fait ressembler leurs compliments, à la sauce italienne, appelée acre dolce.

Dimanche 19 juillet. — Aujourd’hui, les Sichel aux Eaux-Bonnes, les Daudet à Champrosay, aujourd’hui, quand le restant de mon petit monde des dimanches, a pris congé de moi, en me disant : « Au mois d’octobre », je me suis senti seul, seul, seul ! — et pour la première fois, j’ai ressenti comme une espèce de peur de mon isolement.

Lundi 20 juillet. — C’est curieux l’habitude, que la petite Blanche semble avoir prise de l’hôpital. Trôler dans l’immense bâtiment, s’asseoir sur la chaise au pied du lit des fillettes de son âge et causer avec elles, aller jeter de l’eau bénite sur le corps d’une morte : c’est devenu une vie presque distrayante pour elle. Défendue par son égoïsme de malade contre l’horrible de ce qui se passe autour d’elle, la petite écrivait ces jours-ci à sa mère : « La poitrinaire no 5 est morte hier soir à onze heures, et maintenant elle est à l’amphithéâtre. Figure-toi, que Jules m’a apporté deux pêches : c’est le cas de dire que je ne savais pas, si c’était du lard ou du cochon. »

Mardi 21 juillet. — Nous avons à notre dîner de Brébant, un dîneur, qui serait un gros monsieur dans l’Instruction publique. Si la marque de fabrique du Parisien intelligent est d’être dépossédé de l’étonnement, celui-ci par contre, en a gardé toute la virginité. Je m’amusais de l’ahurissement de ce monsieur très fort, quand Berthelot affirmait qu’il se vendait cent fois plus d’eaux minérales, que les sources ne pouvaient en débiter, que tout le lait de Paris, était du lait produit par des vaches enfermées et phtisiques, que tout le poisson était conservé avec du salicylate, très bon conservateur des produits alimentaires, mais mortel pour le cerveau et les reins de la population parisienne, que, que… enfin tous les que, dont un Parisien se doute un peu, sans pouvoir les préciser comme un chimiste.

À la fin Berthelot, que cet étonnement amusait comme moi, au moment, où la cotisation du dîner avait été réunie sur une assiette, lui a crié : « Sonnez donc, parce qu’on ne sait pas dans dix minutes… » Et le candide dîneur s’est jeté sur la sonnette.

Vendredi 24 juillet. — La perfection de l’art, c’est le dosage dans une proportion juste du réel et de l’imaginé. Au commencement de ma carrière littéraire j’avais une prédilection pour l’imaginé. Plus tard je suis devenu amoureux exclusif de la réalité et du d’après nature. Maintenant je demeure fidèle à la réalité, mais en la présentant quelquefois, sous une certaine projection de jour, qui la modifie, la poétise, la teinte de fantastique.

Lundi 27 juillet. — Départ pour passer quinze jours à Champrosay, chez les Daudet.

La maison de Daudet, ou plutôt de M. Allard, son beau-père, une grande maison blanche sans caractère, à laquelle sont accolés un tas de petits communs, de réserves, d’appentis de guingois, mis de niveau par deux ou trois marches d’escaliers montants ou descendants ; une maison combinée pour loger trois ou quatre ménages, avec des potées d’enfants. Derrière ces bâtiments, un grand jardin ou plutôt un parc minuscule, dont l’entrée élevée de quatre marches, et s’ouvrant au-dessus d’un parterre, entre une ligne de grands arbres, joue si bien une baie de théâtre, que Daudet, avant de tomber malade, avait eu l’intention d’y jouer une espèce de farce italienne de son invention.

En haut de la maison, le cabinet de Daudet, une toute petite pièce, avec une chaise de paille, devant une petite table, aux pieds comme des échasses, et sur laquelle le myope travaille à son aise. Daudet me parle de ses heureuses soirées, là dedans, avec sa femme, après des journées de travail et de courses désordonnées dans la forêt de Sénart. Longtemps, et avec amour, il m’entretient des sereines soirées conjugales, passées dans cette petite pièce qui a une bonne et grande cheminée, de ces heures après le dîner, où sa femme reprisait les bas de Léon, et où il inventait des contes pour l’enfant tenu sur ses genoux, — puis l’enfant couché, et les travaux de couture abandonnés, le mari et la femme faisaient sur un piano, qui tenait tout l’angle de la chambrette, faisaient de la musique jusqu’au milieu de la nuit.

Vendredi 31 juillet. — Nous allons chercher Koning et Belot, qui viennent s’entretenir avec Daudet, de la pièce que Belot tire de son roman de Sapho, pour le théâtre du Gymnase… Ici une parenthèse, Daudet ayant fait le roman, ayant fait le scénario, et comprenant qu’il devait à peu près faire la pièce, lui avait écrit que dans ces conditions, et maintenant qu’il avait une notoriété qui lui permettait de se passer de lui, il trouvait exagéré qu’il touchât la moitié des droits, et qu’il devrait se contenter d’un tiers. Sur cette prétention parfaitement justifiée, Belot dans un mouvement d’irritation, avait dicté à son secrétaire une lettre dans laquelle il l’accusait de vouloir exploiter sa maladie : lettre un peu blessante, mais que Daudet avait incomplètement lue, quand il l’avait invité à dîner.

On cause en landau des décors, et l’on monte les chercher, les établir, pendant une heure qui précède le dîner.

Le dîner est sonné, et nous voilà tous à table : Belot assez gêné, Koning parlant de son amour pour les plats simples, pour les plats bourgeois.

Après dîner l’on recause de la pièce, et comme Mme Daudet est un peu effrayée de quatre actes, ayant pour décors des campagnes, Koning dit, en riant : « Le plein air purifiera la corruption du livre ! » Et il ajoute que Hading, sa femme, s’inquiète, si on peut vraiment tirer une pièce possible du roman, et qu’elle vient encore de lui écrire à ce sujet.

Enfin nous les reconduisons. En chemin, Belot annonce ainsi son divorce : « Quand ç’a été fait, elle (sa femme) m’a dit : Je suis votre meilleure amie ! ».

Lorsqu’on descend à la gare, Daudet retient un moment Belot à la portière et se plaint de sa lettre, Belot balbutie, rejette le mauvais procédé sur ses embêtements, ses nerfs, déclare qu’il n’aurait jamais envoyé cette lettre, si c’était lui qui l’avait écrite. Daudet lui fait remarquer le drolatique de l’excuse d’un homme, qui se trouve moins coupable, en prenant un secrétaire de ses injures, et ajoute quelques mots sévères qui font prendre congé de Daudet par Belot, en ces termes : « Adieu, monsieur Daudet ! »

Dimanche 2 août. — Daudet me disait être embêté de travailler à Sapho. Ce qui lui sourirait dans le moment, c’est de mettre au théâtre Roumestan, qu’il trouve son meilleur livre. La pièce qu’il voit, qu’il conçoit, serait le développement de l’écart sur l’amour qu’il y a entre la créature du Nord et la créature du Midi. Le Midi est polygame, le Nord est monogame. Le piquant aurait été d’y faire collaborer sa femme, en lui faisant écrire son rôle de femme du Nord, tandis que lui se serait disséqué dans son rôle d’homme du Midi.

Et puis des changements : l’amour de la jeune belle-sœur allant à Roumestan par une affinité de race, et comme fin, l’épouse après avoir pardonné, mourant de sa blessure.

Des journées, remplies par de longues promenades, ventilées par les bourrasques des plateaux de Cour-Couronne, et par la lecture de morceaux de mon Journal, qui semblent faire une impression pénétrante sur le ménage.

Daudet me parlait aujourd’hui de sa mère, dont il tient plus que de son père ; de celui-ci il n’aurait que les violences. Cette mère dont il cause volontiers, il me la peint, avec des paroles tendres.

Jeudi 6 août. — Nous en sommes arrivés avec Daudet à ce degré d’intimité, où l’on reste à côté l’un de l’autre, sans se parler, silencieusement, heureux d’être ensemble, et n’éprouvant pas le besoin de le témoigner, et de remplir les vides de la conversation.

Vendredi 7 août. — Aujourd’hui Céard et Geffroy, invités par Daudet, sont venus déjeuner Au Vieux Garçon, un cabaret sur la Seine, au-dessus de Corbeil, un cabaret, qui avec ses gros arbres en boule, ses tonnelles, évoque un de ces endroits, où le dix-huitième siècle allait manger une matelote. Sous la treille de houblon où nous étions assis, il y a eu une belle causerie sur le théâtre, où l’on a dit que les deux grands théâtres humains, étaient ceux de Shakespeare et de Molière, et que, peut-être, ils devaient leurs qualités, à ce que les auteurs étaient des acteurs, habitués à faire du théâtre debout, et dont les pièces étaient faites d’après la mise en scène.

Là-dessus Geffroy est reparti pour faire la cuisine du numéro de la Justice de demain, et Céard resté avec nous, est revenu dîner à Champrosay.

Dîner après lequel, je ne sais comment, on s’est mis à parler des pourquoi de la vie. C’est étonnant comme sur ces culs-de-sac transcendantaux, on se sent inférieur, parlant comme tout le monde, pas mieux que des enfants. Et après le départ de Céard, je ne pouvais m’empêcher d’avouer l’espèce d’humiliation, de tristesse que j’avais ressentie de notre infériorité en ces questions, nous qui, à propos de toutes autres choses, trouvons des idées personnelles, des dires originaux.

Lundi 10 août. — Ce matin, Daudet entre dans ma chambre, pendant que je fais ma toilette. Il me dit qu’il a éprouvé, cette nuit, des souffrances intolérables, que vraiment avec lui, la douleur est trop cruelle, trop méchante, que dans ces moments de souffrance, au delà de ce qu’on peut supporter, il lui vient l’idée d’en finir, que malgré lui, il calcule le nombre de gouttes d’opium qu’il faut pour cela… et que ça lui fait un peu peur d’être hanté par cette tentation. Puis il m’a fait causer sur la maladie de mon frère.

Vendredi 14 août. — En enlevant à l’humanité toute religion d’un idéal quelconque, je crains bien, que ce prétendu gouvernement de la fraternité prépare aux malheureux des temps futurs, des concitoyens à l’égoïsme impitoyable, aux entrailles de fer.

Mercredi 19 août. — Ce soir, je vais chercher Geffroy à la Justice.

Des tables en bois blanc peintes en noir, quelques chaises de paille, et sur la lèpre des murs, les croquis de la rédaction : voilà le mobilier. Et pour paysage et horizon, tout près de soi, à cinq mètres, un mur couleur de boue, dans lequel ouvre une fenêtre aux carreaux moitié cassés, moitié bouchés par des toiles d’araignées, et au milieu de la petite cour séparant le bureau de rédaction du mur en face, une espèce de soupirail de verre, d’où montent des odeurs de cuisine de restaurant à vingt-cinq sous, mêlées à des odeurs de laboratoire de pharmacie. C’est là, où mon pauvre ami confectionne le journal, jusqu’à une heure, deux heures du matin, sous le flamboiement meurtrier du gaz.

Nous allons dîner ensemble, et en dînant, Geffroy me parle d’un livre, qu’il se prépare à faire et qu’il veut me dédier, un livre où il veut suivre et étudier une fillette du peuple, jusqu’à l’âge où j’ai mené ma Chérie.

Jeudi 20 août. — Dans l’isolement de ce mois, dont je souffre cette année, et dans le gris de jours ressemblant à des jours d’automne, j’ai inventé une distraction, je passe mes journées au Louvre.

Dimanche 23 août. — J’ai déjà indiqué à quel point, les Japonais, dans le dessin des plantes, se servent, s’aident de l’ombre portée de ces plantes. Aujourd’hui, en donnant à manger aux poissons rouges de mon bassin, dans le moment où il est éclairé par le plein soleil, j’étais frappé combien les ombres portées des poissons sur le fond, étaient les poissons des albums japonais. Du reste le dessin par l’ombre portée des choses ou des êtres, semble avoir beaucoup préoccupé le Japonais. J’ai acheté ces jours-ci un album de figures en noir, semblables à certaines silhouettes de Carmontelle, et qui ne sont que des ombres profilées, de Japonais et de Japonaises, se détachant sur un panneau blanc. Cet album qui est de Baïgai a pour titre : Ombres sur Ombres.

Vendredi 28 août. — Dans les restaurants, les femmes, auxquelles des hommes payent à dîner, le plus souvent, apparaissent distantes des paroles que leur disent ces hommes, de la distance qui sépare les continents.

Mardi 1er septembre. — Des maux d’estomac continuels. Décidément je n’ai plus un estomac d’été ; tous les ans, les chaleurs le détraquent absolument.

Jeudi 10 septembre. — Sur ce que j’apprenais aujourd’hui à Ganderax, que Daudet ne pouvait plus dormir qu’à l’aide du chloral, il me disait que le chloral faisait des passionnés, qui, pour satisfaire leur passion, devenaient des menteurs, des voleurs même.

Et à l’appui de cette assertion, il me citait des scènes qu’il avait eues avec son ami Delpit, qui est malade un peu à la façon de Daudet. Une fois, il se trouvait à Nice avec lui, couchant dans sa chambre pour le surveiller.

— Si nous allions ce soir au spectacle ? lui disait, dans la journée, Delpit.

— Au spectacle, pour voir Madame Angot avec la troupe qu’il y a ici, répliquait Ganderax, qui avait un vague soupçon.

Delpit insistait, et sortait chercher une loge. Et après dîner, tous deux partaient pour le spectacle, mais au moment où ils passaient au contrôle, Delpit disparaissait. Ganderax courait à l’hôtel et le trouvait avec un flacon de chloral ; Ganderax jetait le flacon dans un pot de chambre, et dans le premier moment d’exaspération, Delpit le menaçait de lui flanquer des coups.

Une autre fois, il va avec lui à Divonne. En arrivant, Delpit de dire au directeur :

— Monsieur, je vous demande de me mettre dans l’impossibilité de prendre du chloral.

— Ce sera bien facile, reprend le directeur, c’est moi qui suis le pharmacien.

On n’avait pas pu leur donner une chambre dans l’établissement, et ils habitaient chez un boulanger, où ils étaient, tous les jours, réveillés à deux heures du matin par l’enfournement du pain. Sur la menace de Delpit de s’en aller, le directeur leur fait dresser deux lits, dans une chambrette attenant au cabinet de consultation. Un soir que Delpit s’était retiré de bonne heure, sous le prétexte qu’il était fatigué, Ganderax venant se coucher, trouvait son camarade de chambre, au milieu de la petite pièce, en chemise, sa table de nuit renversée, et titubant et bégayant, complètement ivre de chloral. Le lendemain il disait à Ganderax qu’il s’était grisé avec du chloral qu’il avait fait acheter à Genève.

Mais quelques jours après, Delpit faisant la reconduite à Ganderax qui rentrait en France, lui avouait que le chloral en question était du chloral volé à la pharmacie du docteur touchant à la chambrette, et du chloral préparé par lui ; car il était, croit Ganderax, en cristaux. Et Ganderax, à la première ville envoyait une dépêche au docteur, pour le prévenir qu’on le volait, et lui indiquer le voleur.

Dimanche 13 septembre. — C’est vraiment très curieux. Le peuple est imbécile, n’est-ce pas, et la jeunesse aussi ! Et c’est le peuple et la jeunesse qui, à l’encontre des gens éclairés, intelligents, devinent les gouvernements et les grands hommes de l’avenir.

Lundi 14 septembre. — Aujourd’hui, je me sens si souffreteux que j’envoie une dépêche à Daudet, pour lui annoncer qu’il ne m’attende pas à Avignon après-demain, que je n’irai pas chez les Parrocel.

Jeudi 17 septembre. — Pourquoi quelquefois, et sans qu’il y ait un motif pour cela, vous réapparaît-il des événements de votre enfance, que vous voyez, un instant, comme si vous les aviez devant les yeux ?

Je me revoyais aujourd’hui, rue Pinon, dans le grand lit de ma mère. D’un côté il y avait mon oncle Armand, à la jolie tête d’un ancien officier de hussards, de l’autre côté ma mère pleurant. Soudain elle rejetait le drap qui me recouvrait, montrant à son frère mon petit corps maigre ! C’était à la suite d’une coqueluche, que le docteur Tartra s’était obstiné à ne pas soigner comme une coqueluche, et qui avait dégénéré en maladie de poitrine, et j’étais d’une telle maigreur, que l’on me croyait perdu.

J’ai un souvenir que ce rejettement de drap, avait mis en moi une certaine inquiétude, mais vague et sans conception de la mort.

Samedi 19 décembre. — À cette heure, il y a une mode exaspérante, la mode adoptée par la population parisienne, et la population parisienne distinguée, de manger dans de mauvais décors d’Ambigu-Comique, dans ces tavernes à la restauration de carton moyenâgeuse, aux lustres flamands où brûle du gaz, aux glaces avec leurs encadrements de papier gaufre, aux affreux bahuts qui se vendent dans les envois de Hollande ouvrant la saison de l’hôtel des commissaires-priseurs, aux petits carreaux avec leurs enchâssements de plomb, aux fourchettes en maillechort, ayant la forme de trèfle.

Et l’épatant, c’est que l’on voit là, les gens y manger avec le respect pour les choses des murs, qu’ils auraient, si on les faisait dîner dans la galerie d’Apollon.

Mardi 22 septembre. — Départ pour Avignon, où l’on doit venir me prendre pour retrouver Daudet chez Parrocel. J’avais craint d’aller de gaîté de cœur au choléra, dans l’état où se trouvent mon estomac et mes entrailles, mais vraiment Mme Daudet et Mme Parrocel m’ont écrit des lettres si affectueuses, que, ma foi, je me risque.

Mercredi 23 septembre. — Réveillé dans la gaîté riante du soleil du Midi, avec le défilé sous les yeux, d’arbres trapus, comme écrasés par le vent, et de maisons aux pierres frustes, qui ont l’apparence de rochers.

Promenade, au coucher du soleil, par de petits chemins, entre deux haies de roseaux détachant leurs lances sur un ciel tout rose, le long de ces hauts paravents contre le mistral, de cyprès à la verdure noire, avec çà et là, dans cette propriété non limitée par des murs, la bâtisse orangée d’un mas, au milieu de pâles oliviers, qui semblent à cette heure, feuillés d’une vapeur violette.

Jeudi 24 septembre. — Une galerie de rez-de-chaussée, aux murs blancs, lignes de filets bleus, et sur le grand panneau de laquelle est peinte par le maître de la maison, une vague Assomption dans des couleurs de Lesueur.

Là dedans, un petit homme au front socratique, aux oreilles rouges de sang, au nez sensuel où danse une verrue sur une narine, nous récite de sa poésie, dans la langue de musique du lieu. C’est Aubanel qui nous lit La Sereno et Li Fabre.

Un Provençal, qui n’est plus comme Mistral un continuateur du pur troubadourisme, mais un poète dans lequel il y a une infiltration de modernité, et qui est parfois un peu, le Henri Heine du Midi.

Cet après-dîner, pendant qu’à la nuit tombante, nous revenons sur l’espèce de dos d’âne de petits sentiers, s’élevant au travers des champs, que l’arrosement a inondés par place, Aubanel, au milieu des interruptions amenées par la difficulté du cheminement, me parle, me cause de son premier livre : La Miougrano.

Ce livre est l’histoire d’un amour d’enfant pour une fillette, à laquelle il n’a jamais déclaré sa passionnette, et qui soudainement, un jour, lui a annoncé qu’elle allait se faire sœur. Ç’a été, cette annonce, pour l’auteur qui s’est analysé dans le livre, un déchirement tel, que dans les premiers moments, il n’osait, dit-il, pas se mettre à sa fenêtre, de peur de la tentation de se jeter en bas. Jamais il n’a cherché à se rappeler à elle. Elle vit cependant, et l’une de ces dernières années, de Constantinople, où elle est dans un couvent, elle lui a fait dire par un neveu : « La sœur une telle vous envoie le bonjour. »

Vendredi 25 septembre. — Ici, le paysan absent, on ne doit pas apercevoir de fumée à la cheminée de sa chaumière : la femme est censée devoir se nourrir, pendant son absence, d’oignons, de salade, de figues.

Daudet m’entretenait aujourd’hui de sa jeunesse dans ce pays de soleil, au milieu de ces belles filles lumineuses, se laissant rouler sur les bottes de paille et embrasser sur la bouche, et cela en compagnie d’Aubanel chantant sur les chemins : La Vénus d’Arles ; du grand et jamais enroué Mistral, haranguant les paysans avec une pointe de vin, drolatiquement éloquente ; du peintre Grivolas, ce ménechme du philosophe de Couture, dans son tableau de l’Orgie romaine, et qui avait pour mission de déshabiller et de coucher les ivrognes.

Une heureuse jeunesse appartenant tout entière au bonheur sensuel de vivre, en cette contrée de lumière, d’amour et de vin du Château des Papes, et où, dans la cervelle du romancier futur, ne s’était point encore glissé le souci littéraire.

Samedi 26 septembre. — Excursion aux Baux. Une éternelle chaîne de rochers, aux dentelures étranges, et à l’extrémité de cette chaîne, une ville dont les habitations sont en partie creusées dans la pierre, une ville où l’on ne sait pas où finit la roche, où commence la construction, — et une ville abandonnée, où semblent à la fois avoir passé un incendie et une peste.

Ici un oratoire roman, là une fenêtre ornée d’un encadrement de la Renaissance, plus loin un fronton de prêche protestant, plus loin encore, une citerne de château fort du XIVe siècle, et tout en haut d’un escalier, où il ne reste plus une seule marche, une petite porte presque bouchée par deux arbres, poussés d’une semence, portée par le vent sur la pierre du seuil. À se promener là dedans, vous êtes pris, empoigné, emporté de votre temps par le passé moyenâgeux, comme vous êtes pris par le passé romain, en errant dans les via de Pompéi, et en marchant dans l’ornière de ses chars.

Partout l’abandon de la ruine, et comme spécimen de la vie vivante dans toute cette pierre morte, quelques vieillards desséchés, quelques jaunes enfants, des chats maigres : une pauvre et rare création d’êtres et d’animaux bancroches.

Et le sinistre de la cure, qui est une cure de pénitence pour les curés qui ont péché, et dont l’avant-dernier locataire a assassiné le mari de la femme de son bedeau, dont il était l’amant, et la tristesse du jardin de cette cure, planté de quatre amandiers malades entre quatre hauts murs, et qui ne semble pas un jardin, mais un cimetière.

Partout, des parapets de la haute solitude, les successifs développements d’horizons sans fin, dans la contemplation mélancolique desquels, il semble que le temps n’est plus une durée, limitée par des heures. Et je me demandais, si la vie dans ces conditions de solitude et de planement à vol d’oiseau, ne devait pas même chez des brutes, faire des cervelles particulières.

À la fin du déjeuner dans la pauvre auberge de l’endroit, Mistral nous déclame sa pièce de vers, qu’il a intitulée : La chatouille ; et il m’apparaît comme un beau et solide paysan qui aurait quitté sa blouse, avec dans le menton et le cou, un peu de la déformation qui vient aux chanteurs de café-concert.

Daudet, qui s’est laissé aller à boire pas mal du vin du cru par-dessus beaucoup de saucisson, et dont Mistral a fleuri le chapeau d’un brin de rue, Daudet, les épaules enveloppées d’une couverture de voyage bariolée, a dans notre break, la tournure d’un jeune et joli Catalan en goguette…

Dimanche 27 septembre. — Le tréfonds de la femme ressemble à ces abîmes de la mer, perdus et secrets au-dessous du remuement des tempêtes, et d’où seulement, quelquefois un sondage rapporte à la science un petit fragment d’être ou de chose inconnu. Pour la femme, c’est un procès criminel ou correctionnel, qui fait monter d’elle à la connaissance du psychologue, un tout petit morceau d’inconnu.

Lundi 28 septembre. — Saint-Rémi (le jour de la fête).

La petite ville de Provence, sous ses grands platanes, ses auvents d’habitations tapissées d’une plante grimpante, ses portes aux portières de toile. Et dans ces rues abritées de verdure, les pittoresques perspectives que font ces platanes, dont l’enchevêtrement au-dessus du va-et-vient de la circulation, a quelque chose de l’entre-croisement de pierre d’une nef ogivale. C’est mieux que « l’Allée de châtaigniers » de Théodore Rousseau, ces allées de platanes avec les tons blanchâtres de leurs troncs, le contournement architectural de leurs branches, les zigzags de soleil jouant dans le vert pâle de la feuille, avec enfin, la population aux couleurs voyantes, éclaboussée de lumière, qui marche sous la voûte doucement ombreuse. Et penser que, pas un paysagiste, ayant un nom, n’a eu l’idée de faire un tableau d’une de ces rues-boulevards.

Soudain sous ces grands arbres — spectacle charmant — a débouché, pour la danse, en plein air de la nuit, une queue interminable de danseurs et de danseuses, marchant deux à deux, avec des allures un peu théâtrales : — les filles coquettement provocantes dans cet idéal costume arlésien, qui donnerait à défaut de beauté, de la joliesse aux plus laides.

Mercredi 30 septembre. — Lamanon. Encore une ville abandonnée sur une cime rocheuse, une ville que l’on croit avoir été creusée dans la pierre, par des hommes venus après les hommes des cavernes, et dont les logis, ou plutôt les anfractuosités dans la roche, auraient été habitées plus tard, par les populations du pays, en fuite devant l’invasion des Sarrasins. Des antres de bêtes, où l’on remarque des ébauches d’escaliers frustes, et des rigoles barbarement entaillées le long du contournement des rochers, et qui amenaient l’eau de la pluie dans des citernes.

Pour arriver à cette cité mystérieuse, et qui n’a pas d’histoire, une montée à travers des pins centenaires, à travers des quartiers de rochers, dans un paysage si fort aromatisé par les plantes odorantes de toutes sortes, qu’il entête.

Pour les Baux, pour Lamanon, pour ces endroits que j’appellerai de leur vrai nom, du nom de paysages historiques, et que dégrade et modifie, chaque jour, l’action meurtrière de la nature, ou la recherche de la pierre de construction par l’homme, comment ne s’est-il pas trouvé un préfet, un administrateur intelligent, qui ait songé à les faire reproduire dans une série de grandes photographies, et en faire un musée dans le chef-lieu du département ? Car enfin ces paysages historiques sont tout aussi intéressants que ce qu’on appelle un monument historique : une église, un château, une maison.

En ce temps de choléra, Daudet qui n’a pas l’estomac, en meilleur état que moi, ne peut résister à un oignon, une tranche de pastèque, un morceau de tourte d’anchois, à n’importe quelle mangeaille de son Midi. L’amusant c’est qu’il combat ces petits excès de gueule avec quelques gouttes de laudanum tirées d’une petite fiole, qu’il porte toujours sur lui, et qui vient de jeter l’effroi dans le buffet d’une gare, où l’on nous a pris pour un convoi de cholériques. Et, ma foi, je me suis mis à son régime, et maintenant si nous prenons, par hasard, une absinthe, nous la prenons au laudanum.

Vendredi 2 octobre. — … Visite au château des papes, à la nuit tombante. Exploration au pas accéléré, de l’immensité mystérieuse et limbique du palais, par des ténèbres, où il y a encore un peu de l’évanouissement jaune du soleil.

Des cours profondes comme des puits, des corridors interminables, des escaliers dont on ne peut compter les marches, puis soudain, des peintures ingénues et barbares, imparfaitement entrevues en un angle de plafond, soudain encore, un trou de lumière : une fenêtre avec son banc de pierre s’ouvrant au-dessus d’une ville de clochers roses sur un ciel mauve — et dans la trouble rêverie de votre esprit entre ces murs, revenant le souvenir du massacre, de la sanguinaire tuerie de 93.

Et au passé ecclésiastique, le présent se mêlant avec la clameur des appels militaires, montant des cours, comme un bruit de mer, avec ces soldats-fantômes, dans leur entoilement gris, dégringolant les escaliers, ou couchés sur les lits de camp, en des poses, comme en ont les Étrusques sur les pierres de leurs tombes. Et toujours, au milieu de l’obscurité qui se fait plus dense, une marche courante et essoufflée, à travers des salles coupées à demi-hauteur, à travers des morceaux de bâtisse défigurés, à travers des architectures incomplètes qu’on ne comprend plus, à travers de la pierre, dont la construction est devenue énigmatique, à travers un chaos de pièces et d’appartements, à travers d’étroits passages, qui dans l’ombre de leurs extrémités paraissent se resserrer, ainsi que dans un rêve — oui, un rêve, c’est bien le mot pour caractériser cette promenade par le crépuscule, et un rêve, où il y aurait un rien de cauchemar.

Dimanche 4 octobre. — Arles. Les Arènes, un petit Colisée, où le noir des foules modernes, fait si bien, par place, sur l’orangé et le gris de la pierre effritée, et là dedans, çà et là, la luminosité douce d’une Arlésienne dans son costume : une merveille d’arrangement et d’harmonie.

Voyez-les, ces filles d’Arles, au teint de rose-thé, coiffées de cet enroulement d’un ruban noir, au fond de tulle grand comme une fleur, et cette coiffure de rien, posée au haut de la tête, sur des cheveux aux bandeaux, comme soufflés et légèrement ondulants, et qu’on dirait prêts à se dénouer sur les tempes. Voyez-les, ces filles d’Arles, aux longs regards, avec leur corsage bombé de gaze blanche, qu’enserre dans quatre plis de chaque côté, un petit châle noir d’enfant, et avec leur jupe tombant droit devant, comme la soutane d’un prêtre, et derrière, en faisant le gros tuyautage d’un jupon de paysanne : un costume tout noir et blanc, et où le blanc tient du nuage, — enfin un costume qui a quelque chose de monastique et d’aphrodisiaque, et qui fait ressembler ces femmes à des nonnains d’amour.

Mardi 6 octobre. — Il a vraiment une énergie de tous les diables, ce Daudet ! Il a travaillé toute la matinée à Sapho, en dépit des douleurs les plus cruelles, et ce soir, il passe toute la soirée, à se promener, sans pouvoir s’asseoir, d’un bout à l’autre de la galerie, appuyé sur le bras du fils de la maison, avec, de temps en temps, des fléchissements dans une jambe, comme si tout à coup une balle la lui cassait.

Jeudi 8 octobre. — Au fond, ce Midi, avec ses maisons aux volets fermés, avec ses chambres et ses salles où on fait la nuit, pour se défendre des mouches, avec ses intérieurs qui ont je ne sais quoi de claustral, et avec ses interminables cyprès des chemins et des routes, est triste et apporte souvent des idées de mort. Et quand le soleil ne luit pas, et qu’en l’absence du soleil, le mistral souffle sur vos nerfs, oh alors !…

Samedi 10 octobre. — D’aimables gens, les hôtes de Saint-Estève. Le vieux Parrocel, ce descendant d’une lignée de quatorze peintres, cet ex-cuisinier, héritier d’un marquisat, ce peintre, ce poète, ce musicien, cet historien d’art, ce maître d’hôtel enfin, qui n’a pu tout à fait quitter son métier, et qui l’exerce, encore gratis, en son petit château de pierre blanche, au profit des célébrités littéraires et politiques.

Coiffé d’un casque de toile blanche, comme en portent les officiers de l’Inde, avec ses longs cheveux, sa longue barbe, la fièvre de ses regards, il a quelque chose d’un ascète et d’un prophète de l’Extrême-Orient. Et, par moments, il vient à sa parole passionnée, une étrange exaltation, qui tout à coup s’étrangle dans de l’émotion, quand il parle de son rêve, et du relèvement, et de la glorification du nom des Parrocel : rêve qui le tient souvent éveillé la nuit, le fait parler tout haut, « invoquant, ainsi qu’il le dit, son créateur ».

Mme Parrocel montre les jolis restes d’une gracieuse, d’une éblouissante blonde, dont l’affectueuse parole est comme le murmure d’une prière.

Et toutes les semaines, tombe dans la maison un gendre marseillais, avec du poil jusque dans les yeux, un Marseillais qui a la tête rasée d’un bourreau arabe, dans un tableau d’un élève de l’École de Rome, un Marseillais qui entre comme un ouragan, en criant dans son patois : Fan de brut ! qui, en dépit de son poil noir et de sa bruyance, est le meilleur bon enfant de la terre !

Dimanche 11 octobre. — Retour à Paris. Nous avons pris deux salons-lits. Et Daudet, dans le confort de ce voyage, en attendant l’heure de son chloral, me conte ses marmiteux voyages en diligence du Midi à Paris, dans les temps passés. Et dans la demi-obscurité que nous avons faite, et par le bercement rapide qui nous emporte et qui semble un roulis de la mer, c’est une expansive causerie de Daudet sur les excès de sa jeunesse, causerie coupée de douleurs lancinantes qui, de temps en temps, interrompent sa parole, et lui font terminer ses confidences par ces mots : « qu’il a bien mérité ce qui lui arrive, mais que vraiment il y avait chez lui un instinct irrésistible qui le poussait à abuser de son corps ».

Mardi 13 octobre. — « Ça va mal ! ça va très mal ! » c’est dans ce moment-ci le refrain des éditeurs, Charpentier, Quantin, et autres vendeurs de livres.

Et Quantin ajoute : « Des livres de luxe, on n’en vend plus, mais plus du tout. Vous ne le croyez pas ?… Eh bien, je vais vous dire, où en est la vente. De douze cents exemplaires, je suis tombé à vingt-cinq… oui, vingt-cinq. » Et me parlant des causes qui, indépendamment de la politique, ont amené cet incroyable abaissement de la vente, Quantin me parle de la diminution du capital à Paris, depuis le krach, et surtout de la difficulté du rembaillement des terres en province, ce qui fait que les propriétaires fonciers, les acheteurs principaux des livres de luxe, ne savent pas, si l’année qui vient, ils auront dix ou trente mille livres de rente — et ils n’achètent plus rien.

Dimanche 18 octobre. — Dépêche de Daudet m’annonçant que Porel l’a chargé de me dire, que la Renée Mauperin, faite par Céard, d’après mon roman, était reçue.

Vendredi 23 octobre. — Busnach racontait, cet après-midi, chez Charpentier, à propos de Germinal, que Turquet lui avait dit :

— Sous une République, on ne peut pas permettre que les gendarmes tirent sur le peuple.

— Mais je vous ferai remarquer que c’est sous l’Empire, avait répliqué le collaborateur de Zola.

— Tiens, c’est vrai !… Je n’avais pas fait attention… Mais…

Mardi 27 octobre. — Ce soir, chez Charpentier, Zola nous annonce que Germinal est interdit. Justement indigné, il déclare qu’il ne ménagera rien, qu’il ira jusqu’au bout, qu’il proclamera que Goblet est un sot…

Jeudi 29 octobre. — Ce soir à dîner chez Daudet, qui a réuni Porel et Céard, pour assurer la représentation de Renée Mauperin à l’Odéon, Porel dit des choses très justes, et qui paraissent vraiment originales dans la bouche d’un directeur de théâtre.

À propos de la scène de Mme Bourjot avec le jeune Mauperin, que Céard a cherché à escamoter avec de la non-accentuation et de la célérité, Porel énonce qu’au théâtre, les scènes empoignables, lorsqu’elles sont écourtées, sont toujours dangereuses, que l’auteur n’a pas le temps ni la place d’y défendre ses idées, et que ces scènes, au lieu d’être abrégées, brûlées, doivent au contraire être développées bravement, carrément.

Il fait aussi délicatement remarquer à Céard, que dans une scène comme celle-là, si la mère maltraite sa fille, en la nommant, on est sûr de son four, et cependant que cet éreintement peut très bien avoir lieu, en ne la désignant pas, et en faisant de son individualité, une généralité.

Daudet est au fond très content de sa lecture de Sapho, au Gymnase, et il lui a semblé que Hading n’était pas trop effrayée du rôle.

Dimanche 1er novembre. — Ce dimanche, l’escalier de ma maison est tout fleuri de chrysanthèmes du Japon, que j’ai été conquérir jeudi, à Versailles, par une pluie battante : une vraie joie pour les yeux d’un artiste.

Ce chrysanthème japonais est une fleur, qui n’a rien du chrysanthème bourgeois, aux pétales raides et géométriques de la reine-marguerite. Il y en a un blanc d’un chiffonnage soyeux extraordinaire, un rose d’un violacé maladif tout à fait charmant, un d’un rouge capucine au cœur de vieil or.

Elles ont ces plantes à hautes tiges, avec leurs houppes à la façon de certains échassiers, et en leurs penchements et en leur langueur, quelque chose de séducteur, d’attractif des produits originaux excentriques, paradoxaux de la nature. Puis leurs couleurs ne sont pas tout à fait des couleurs de fleurs ordinaires, de fleurs du bon Dieu ; ce sont des tons brisés, des tons rompus, des tons passés, des tons artistiques de tentures et de meubles, des coloriages d’intérieurs de civilisations décadentes.

Bourget vient aujourd’hui au grenier, et se met à conter, pittoresquement, l’intérieur de Nicolardot, vivant dans la mansarde d’une maison de passe, d’une des rues du quartier Latin.

Là dedans, entre un lit, une chaise et une table, trois uniques objets : 1o une malle, où sont collectionnés tous les articles, où on le traite de drôle, et qu’il relit pour s’exalter ; — 2o une forme pour ses souliers que déforment ses monstrueux oignons, et qu’un cordonnier charitable lui a donnée ; — 3o une petite boîte en fer-blanc, dans laquelle il va chercher son manger chez un rôtisseur du quartier, selon le jour — et il possède parfaitement cette notion — selon le jour, où le rôtisseur d’à côté sert une plus grosse portion, que le rôtisseur de la rue voisine.

Une seule fois dans sa vie — c’est lorsqu’il a publié son Voltaire — il a eu un peu d’argent dans sa poche, et sait-on la première fantaisie qu’il s’est donnée ? Une bague d’évêque qu’il portait avec ostentation orgueilleuse. Il faut se rappeler qu’il a été renvoyé du séminaire pour orgueil.

De l’être hétéroclite, encore une bizarrerie : son catholicisme est entremêlé d’une curiosité des choses obscènes, de recherches laborieuses sur les hermaphrodites, sur les pédérastes, etc., etc.

Mardi 3 novembre. — Premier dîner de rentrée de l’ancien dîner Magny. Pouchet assure, que les papiers de Robin ont été brûlés par une famille catholique, cependant quelques écritures auraient échappé, parmi lesquelles se trouve une origine physiologique de la naissance de la religiosité.

Hébrard blague toujours spirituellement. Il conte les choses les plus stupéfiantes sur les élections de son pays, parlant d’un maire de la montagne, qui fait d’avance son travail de recensement des votes, et qui est venu s’excuser auprès de lui, d’avoir donné neuf voix à M***, qui est de la localité, par cette phrase : « Ça ne vous contrarie pas ? »

Paul Bert, le ministre de l’instruction publique, dans l’anxieuse inquiétude qu’il a de l’avenir de la République, avoue que dans le moment, il n’a plus sa tête pour son travail.

Ribot crie qu’il est le plus heureux des hommes, qu’il est dans la lune de miel du repos, qu’il n’a jamais eu l’esprit si tranquille ; cependant il avoue qu’il ne sait pas si plus tard…

Renan, revenu des bains de mer, boursouflé d’une graisse anémique, cause de son prêtre de Nemi, vantant l’avantage du dialogue, qui permet un tas d’interprétations autour des choses qui préoccupent sa pensée.

Jeudi 5 novembre. — Ce soir, j’étais allé voir, avec le ménage Daudet, l’Arlésienne, jouée par Rousseil. Nous occupions une loge de face. Cette loge m’a rappelé une anecdote de ma jeunesse. Nous étions, il y a bien des années, mon frère et moi, dans cette loge avec une maîtresse. Cette maîtresse avait, ce jour-là, des bottines trop étroites, et elle en avait une dans sa main, qu’elle tenait appuyée sur le rebord de la loge. Un peu au-dessous de ce rebord, il y avait le beau crâne d’un vieillard, assis au balcon. Et voici ce qui arriva : dans un moment, où la charmante fille était toute à la pièce, presque en dehors de la loge, elle posait distraitement sa bottine sur le crâne du vieux monsieur… Nous fûmes obligés de quitter l’Odéon, sans la bottine.

Vendredi 13 novembre. — Dîner des Spartiates.

Ziem, qui est mon voisin de table, me raconte qu’il a commencé ses Mémoires, mais qu’il les a laissés, ne se sentant pas outillé pour écrire. Il a toutefois le dessein de faire un catalogue de son œuvre, un catalogue étudié, raisonné !… Là-dessus je lui dis qu’il aurait à faire le plus beau et le plus intéressant livre du monde, un livre qui n’a été fait par aucun peintre des temps anciens et modernes : un catalogue, où il raconterait la genèse et l’histoire de ses tableaux, et ce qu’il y a de sa vie intime et psychique mêlé à chacune de ses compositions. Mais que je suis bête, il n’y a qu’un homme de lettres, et un lettré sachant faire au mieux un livre, qui pourrait fabriquer ce bouquin-là.

Samedi 14 novembre. — Ces jours-ci, il a paru dans la Gazette de France, un éreintement des Lettres de mon frère, par l’éternel de Pontmartin. C’est vraiment extraordinaire chez le légitimiste catholique, le côté mauvaise foi, le côté Basile. Déjà à propos d’une note dans : Idées et Sensations, d’une note prise l’hiver, d’après nature, dans le parc du comte d’Osmoy, où nous parlions de la lisière de ce parc, « toute gazouillante et rossignolante du sautillant bonsoir des oiseaux au soleil » il nous accusait d’avoir peuplé les bois de France de rossignols, au mois de janvier. C’est le même procédé à propos des lettres.

Vraiment le critique devrait être moins féroce à notre égard, il nous devrait vraiment un peu de reconnaissance, pour lui avoir donné l’idée de publier, un an après l’apparition des Hommes de lettres qu’il avait beaucoup louée, les Jeudis de Madame Charbonneau, le seul succès qu’il ait jamais eu en littérature.

Dimanche 15 novembre. — Du monde, beaucoup de monde dans mon grenier, Daudet, Maupassant, de Bonnières, Céard, Bonnetain, Robert Caze, Jules Vidal, Paul Alexis, Toudouze, Charpentier, etc., etc. Et à la fin de ces réunions toutes masculines, un rien d’élément féminin : les femmes venant chercher leurs maris, et aujourd’hui les rameneuses d’époux, sont Mmes Daudet, de Bonnières, Charpentier. Les femmes font vraiment très bien sur les fonds, et entrent tout à fait dans l’harmonie du mobilier… Mais la généralité de mon public demande toutefois que les femmes viennent tard, tard, tard.

Mardi 17 novembre. — Le dernier mot de Robin, qui s’attendait à mourir d’une maladie de cœur, et qui a été surpris de s’en aller de la vie par une autre maladie, a été : « Apoplexie… curieux ! » — C’est un beau mot de savant.

Jules Roche nous conte, que nommé, une première fois, rapporteur du budget, il avait vu tous les gros bonnets des divers ministères, sans pouvoir arriver à ce que leurs dires correspondent. Nommé, une seconde fois, il les avait tous mis en fiacre, et traînés au ministère des finances, où après une séance de sept heures, on était arrivé enfin à s’entendre et à s’expliquer sur une différence — une différence de 400 millions.

Paul Bert parle des vignerons de la Bourgogne, et dit qu’ils sont encore prisonniers dans la canaillerie, qu’ils exerçaient autrefois à l’égard des moines. Chaque vigneron pourrait cultiver quatre hectares de vigne, et il n’en cultive que deux, par suite des tailles qu’ils font, et qui ne sont pas nécessaires, et qu’ils ont pris l’habitude de continuer après leurs pères et leurs grands-pères, qui se faisaient payer à la journée, — et les avaient inventées, ces tailles, pour augmenter le nombre de leurs journées.

Mercredi 18 novembre. — Le commandant Riffaut me disait qu’il avait beaucoup causé de Chérie, avec des femmes d’officiers, des amies qui lui parlaient, à cœur ouvert, de leurs impressions de lectures. L’une d’elles lui avait dit : « Oui, les sentiments de Goncourt sont bien des aspirations de femmes, mais pas assez maintenues dans le vague des choses féminines… ce sont des aspirations de femmes masculinisées par l’auteur. »

Voilà peut-être le blâme le plus délicatement juste du livre, et ce n’est point, comme on le voit, un critique qui l’a trouvé.

Mardi 24 novembre. — Que de jeunes auraient besoin, qu’on leur répète le mot jeté dans l’oreille de Daudet, au commencement de sa carrière, et dont il s’est toujours rappelé. Il venait de réciter dans un salon une petite machine en vers, qui l’avait fait couvrir d’applaudissements. Un vieux bonhomme, à l’accent tudesque, s’approcha de lui, et lui dit : « Jeune homme, vous aurez du talent, mais défiez-vous des salons ! »

Mercredi 25 novembre. — Les femmes juives de la société, il faut le reconnaître, sont à l’heure qu’il est, de grandes liseuses, et seules elles lisent — elles osent l’avouer — les livres honnis par l’Académie et le monde classique chic : Huysmans et les jeunes lettrés artistes.

Samedi 28 novembre. — Avec la plus petite fortune du monde, j’aurais connu toutes les jouissances des gens les plus riches de la terre, sauf celles des chevaux et des femmes de luxe.

Dimanche 6 décembre. — Est-ce que chez nous autres, les humains, le chagrin de la perte de ceux que nous aimons, en dépit de tous nos simulacres de désespoir, et de toutes nos belles phrases, n’aurait rien du sérieux du chagrin des animaux, attachés à leur maître. Un jeune homme d’ici est mort ; il a laissé un chien, que la mère de ce jeune homme se faisait un bonheur de garder, comme un peu du souvenir de son fils. Mais le chien a refusé de manger, est mort.

Quand on m’a dit cela, au souvenir de mon frère, j’ai eu vis-à-vis de moi-même, comme une espèce de honte d’être encore si vivant.

Lundi 7 décembre. — Un portrait de femme.

Elle est nonchalamment assise sur un canapé, avec ses grands yeux cernés, tout pleins de la langueur des brunes, avec son teint pâlement rosé de vieux saxe, son noir grain de beauté sur une pommette, sa bouche aux retroussis moqueurs, son décolletage à la blancheur d’une gorge lymphatique, ses gestes paresseux, brisés, et dans lesquels monte, par moments, comme une fièvre.

Elle a cette femme, un charme à la fois mourant et ironique tout à fait singulier, et auquel se mêle la séduction des Slaves : la perversité intellectuelle des yeux et le gazouillement ingénu de la voix ! Et de temps en temps, la frêle personne à la grâce languide, est secouée par une petite toux sèche.

Vraiment elle est très parlante à la curiosité amoureuse, cette femme ! et cependant si j’étais encore jeune, encore en quête d’amours, je ne voudrais d’elle que sa coquetterie, il me semblerait que si elle se donnait à moi, je boirais sur ses lèvres un peu de mort.

Mercredi 9 décembre. — Desprez, cet enfant, cet écrivain de vingt-trois ans, vient de mourir de son enfermement avec des voleurs, des escarpes, de par le bon plaisir de ce gouvernement républicain, — lui, un condamné littéraire ! On ne rencontre pas le fait d’un assassinat comme celui-ci, ni sous l’ancien régime, ni sous les deux Napoléon.

Vendredi 11 décembre. — Le général Schmitz soutenait qu’il était impossible de raisonner de la guerre, et que même ceux qui y avaient été, ne pouvaient pas raconter avec certitude ce qui s’y était passé.

À ce propos, il citait, le soir de Magenta, sa rencontre avec le général Regnault de Saint-Jean-d’Angély qui avait soutenu l’effort de la bataille, tout le jour, et croyant le succès de la journée compromis, et ne pouvant admettre que Mac Mahon fût entré à Magenta.

La bataille d’Inkermann lui fournissait encore cette anecdote.

Le soir, il se trouvait avec Canrobert, lord Raglan, et un général anglais dont je n’ai pas retenu le nom, un général élégantissime, parlant le français assez mal, mais avec un accent d’incroyable du Directoire, et qui attirait l’attention de Canrobert sur les mouvements de l’armée russe dans l’éloignement et l’effacement de la nuit tombante, et s’écriait à un moment : « Est-ce que vous ne croyez pas, général, que ce serait le moment de se mettre à la poursuite des Russes… Je crois bien qu’on pourrait les détruire ? » Sur ces paroles, Canrobert se retournait vers lord Raglan, lui disant : « Ne serait-ce point votre avis, mylord ? » À quoi lord Raglan répondait : « Peut-être, peut-être, mais il est plus prudent d’attendre à demain matin. »

Le lendemain, l’armée russe avait effectué sa retraite, et évité une extermination. Et le lendemain Canrobert disait franchement, tout haut, devant les états-majors des deux armées : « De nous tous, Messieurs, il n’y a qu’un homme qui a vu clair hier ! » et il citait le général anglais.

Samedi 12 décembre. — En déjeunant ce matin, Daudet se plaint de ce que nous parlons trop, de ce que nous fournissons trop de confidences, surtout trop d’idées aux autres ; et cela l’embête, quand il les trouve vulgarisées ces idées dans un journal, avec dessous la signature d’un maladroit. Cette fourniture aux autres se fait chez lui, journellement, régulièrement, à la méridionale ; chez moi, au contraire, c’est par sursauts, par foucades, à la suite d’une indignation d’âme, et quand ça sort chez moi, ça débonde encore plus que chez lui.

De chez lui, en compagnie de sa femme, nous allons à une répétition du Gymnase, où nous sommes seuls avec son frère Ernest et Belot. C’est décidément la première fois que la réalité d’un roman de ce temps a été transportée sur les planches, et sans trop de déformations théâtrales. Hading, cette actrice, que je venais voir avec la prévention d’une actrice d’Ohnet, joue très intelligemment le rôle de Sapho, et même tous les dessous psychiques du rôle, avec le flottement mou et las de son corps, la volupté de ses regards longs, l’impudeur de sa bouche, la fermentation des mauvaises pensées qu’on sent habiter son front, les chatteries sensuelles de ses gestes. Ses demi-asseyements sur une fesse, une jambe repliée pour jouer du piano, ses fumeries de cigarettes à l’instar des lorettes de Gavarni ; enfin toute cette mimique de fille, et jusqu’à la merveilleuse composition de cette toilette de campagne, idéale toilette de cocotte avachie.

Jeudi 17 décembre. — Daudet rentre chez lui, très content de la répétition générale. Les journalistes semblent devoir caner devant le succès, qu’ils sentent ne pouvoir enrayer.

Vendredi 18 décembre. — Première de Sapho.

Trois actes, sauf la scène du père cocher, accueillis par un public, charmé, subjugué, conquis : trois actes où tous les mots, les intentions, les plus petits riens sont saisis, compris, soulignés de petits oh, de sourires, d’applaudissements, comme je ne l’ai vu dans aucune pièce.

Puis la grande scène de rupture, sur laquelle nous comptions tant pour l’enlèvement de la pièce, accueillie froidement, et sa froideur déteignant sur le cinquième acte. Au fond une déception pour les amis qui s’attendaient à voir finir la pièce par une acclamation, un triomphe, un emballement frénétique de la salle, et qui la voient se terminer par le succès ordinaire d’une pièce qui réussit.

Tout le temps de la pièce, Daudet ne voulant pas se montrer dans la salle, — j’ai été le téléphone entre le mari et la femme. — Daudet repris à dîner bien mal à propos de ses douleurs, et qui a pris du chloral, se tient enfermé dans le cabinet de Koning, sourd aux applaudissements. Là, après avoir fumé sept ou huit londrès, le tabac et le chloral faisant leur effet, Daudet a un peu dormichonné. Et réveillé par l’émotion de Belot et des acteurs désarçonnés par le refroidissement du quatrième acte, il croit presque à un insuccès.

Quelques amis et moi nous remontons Daudet et Belot, qui à la fin s’écrie : « Oui, oui, nous avons devant nous cinquante représentations qui feront de l’argent ! »

Là-dessus, on va souper rue de Bellechasse, où sont réunies une quarantaine de personnes, parmi lesquelles se trouve le ménage Koning. Cette Hading est vraiment très séduisante avec sa luxuriance de cheveux, semblables aux cheveux mordorés des courtisanes vénitiennes, avec sa blancheur de peau toute particulière, et qui me rappelle la blancheur de la gorge de la maîtresse du Titien, dans son fameux portrait, avec ses regards coulants dans le coin des yeux, avec l’ombre fauve de la cernure de ses yeux et du tour de sa bouche, avec son petit front et son nez droit. Elle me rappelle beaucoup ces bustes gallo-romains du musée d’Arles, où dans le pur type grec s’est glissée la modernité un peu canaille du physique marseillais.

On soupe dans l’absorption d’une pensée, tournée vers le lendemain, dans la contention d’esprit des soupers de premières, qui n’ont pas été précédés d’un succès à tout casser. Et après souper, c’est une vraie réjouissance pour tout le monde, que les imitations de Gibert, ayant à la fin, le pouvoir, selon l’expression de Mme Charpentier, de dégeler Zola, qui a l’air ennuyé, souffrant.

Dimanche 20 décembre. — « Eh bien, le voilà le nouveau théâtre, votre nouveau théâtre. » C’est Daudet qui entre dans mon grenier, marchant avec effort sur des jambes mal d’aplomb. « Oui, le Matin fait un article sur le nouveau théâtre, et Duret doit à ce sujet vous interviewer, vous, Zola et moi. »

Et de suite la conversation est sur Sapho, et l’on cause du tact qu’il faut pour faire passer de la vérité sur les planches, et de son délicat dosage près d’un public de théâtre.

« À ce propos, fait Daudet, il y a une histoire de femme en omnibus, que je raconte, et qui semble tout à fait se rapporter au théâtre. C’est une femme en noir qui monte dans un omnibus, et dont le deuil, la tenue, la mine, forcent son voisin à lui demander l’histoire de ses malheurs. Et elle raconte, au milieu de l’attendrissement de tout l’omnibus, et du conducteur qui ne fait que se moucher, pour dissimuler ses larmes, elle raconte la mort d’un premier, d’un second enfant. Mais à la mort du troisième, l’intérêt baisse dans l’omnibus, et quand elle en arrive à la mort de son quatrième enfant, mangé, au bord du Nil, par un crocodile — et c’est cependant celui qui a dû le plus souffrir, — tout le monde éclate de rire. L’histoire de ma femme en omnibus, il faut qu’un auteur l’ait toujours présente à l’esprit, quand il fait une pièce. »

L’on rit, et l’on se met à analyser les impressions de la salle à la première. Lorrain qui se trouvait dans une avant-scène, et avait autour de lui les femmes les plus connues de la grande société, parle de l’impression des dindes du monde, surtout choquées des ululements de la passion, dans la scène de rupture : — toutes ces femmes, dont l’explosion des sentiments est toujours comprimée par le chic, et quelques-unes avouant même tout haut, que leurs ruptures avaient été beaucoup plus calmes, beaucoup plus comme il faut, que ça.

Là-dessus, Daudet dit avec justice : « Ma pièce, comme mon livre, aura pour elle les hommes, qui tous y retrouveront un morceau de leur existence, et n’aura jamais pour elle, les femmes. Et voici la grande raison : c’est que dans la fille, il y a un coin d’ordure qui nous exalte, nous autres, et la femme honnête ne comprend pas cette exaltation… en est même jalouse, en sentant qu’elle ne peut pas nous la donner avec toute son honnêteté, toute sa vertu. Oui, c’est très curieux… Tenez, hier au soir, dans la voiture qui les ramenait du théâtre, Mme C*** a fait une scène à son mari, de son larmoiement, au récit de la mort de la petite Doré par Déchelette, lui disant : “Je ne comprends pas votre attendrissement pour cette traînée !” »

Et dans le bruit de la causerie de tous, Daudet se tait un moment, au bout duquel on l’entend murmurer plutôt que dire : « Ce matin, ce matin à l’hôpital de… X. en faisant ses bandes, — X. une victime d’un antique collage, — répétait : “M’amie, un baiser, le dernier dans le cou.” Et il interrompait son refrain et ses bandes, pour jeter à ses internes : “À ce qu’il paraît, cette Mannigue a un grand talent,” — et comme les internes riaient de l’estropiement du nom de l’actrice : “Pardon, Messieurs, faisait-il, moi, vous savez, moi je ne vais pas au théâtre !” »

Mercredi 23 décembre. — Le malheur de n’avoir pas les nerfs assez bien portants, pour traiter la vie avec le mépris qu’on a pour une charge, pour une blague, pour une mauvaise plaisanterie, et de considérer les embêtements qui ne sont pas des pertes de gens aimés, ou même des révolutions absolues de votre position sociale, — de les considérer comme de bénins coups de pied au cul, qu’on recevrait dans une pantomime sur un théâtre des Funambules de société.

Je m’en vais dîner, ce soir, chez la princesse, à pied, par un beau froid noir.

Du haut du Trocadéro, quand il n’y a dans le ciel, ni lune, ni étoile, et que les réverbères de l’infini Paris sont allumés, il semble que toutes les étoiles de la voûte céleste sont tombées à terre.