L’Empereur Julien et la flottille de l’Euphrate

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L’Empereur Julien et la flottille de l’Euphrate
Jurien de la Gravière

Revue des Deux Mondes tome 98, 1890


L'EMPEREUR JULIEN
DE LA
FLOTTILLE DE L'EUPHRATE

ÉTUDE DE GÉOGRAPHIE MODERNE ET DE STRATÉGIE ANTIQUE.


I

Nous avons vu Alexandre sur l’Indus[1] : ne serait-il pas plus intéressant encore de suivre l’empereur Julien sur l’Euphrate ? Je me suis souvent demandé ce que nous faisions de nos fleuves. Les voies ferrées se trouvent bientôt encombrées par les mouvemens de troupes ; il semble que les fleuves pourraient, dans une certaine mesure, les suppléer pour le transport des vivres et des munitions. Les grandes lignes stratégiques sont généralement déterminées par les dépressions de terrain qu’arrosent les grands cours d’eau : les approvisionnemens des armées, confiés à une flottille, auraient donc presque toujours la chance d’aboutir à proximité des bataillons auxquels on se proposerait de les distribuer. L’habitude prise, la flottille constituée, ce n’est pas seulement dans une guerre défensive qu’on aurait recours à ce moyen de transport auxiliaire ; il n’y a guère d’estuaire où ces bateaux de charge, — onerariœ naces, — ne finiraient par pénétrer. On a vu quel parti Alexandre sut tirer de l’Hydaspe, de l’Acésinès, de l’Indus ; Julien suivit l’exemple du conquérant qu’il avait pris pour modèle. Après avoir utilisé dans d’autres campagnes le Rhin et le Danube, il assembla sur l’Euphrate une flottille de onze cents bateaux et traversa ainsi sans encombre les déserts où son armée, privée quelques mois plus tard du secours de « ce chemin qui marche, » faillit périr de famine.

L’empereur Napoléon, fort attentif à chercher des leçons dans l’histoire, avait été frappé du succès qui accompagna les débuts de l’expédition entreprise en l’année 363 de notre ère. Quand il eut renoncé à envahir l’Inde par la Mer-Rouge, ou par le Khoraçan, ce fut au golfe Persique et à la vallée de l’Euphrate qu’il songea. On sait que Lamartine a retrouvé les traces de ce projet dans la mission donnée à un ancien chevalier de Malte, Lascaris[2]. L’infatigable explorateur de l’Euphrate, le colonel Chesney, émissaire du cabinet de Saint-James, paraît avoir pris l’idée, probablement très vague, de l’empereur au sérieux. Il nous assure gravement que l’empereur comptait débarquer une armée à l’embouchure de l’Oronte. Un affidé posté sur ce point y attendait les troupes françaises pour les conduire à Marash, — l’ancienne Germanica Cœsarea. — Située à 140 kilomètres au nord-ouest d’Alep, Marash est entourée d’une immense forêt : cette forêt fournirait le bois nécessaire à la construction d’une flottille. Les troupes seraient donc facilement embarquées. Elles descendraient l’Euphrate jusqu’à Bassorah. Maître de cette place, on l’aurait fortifiée et on en aurait fait la base des opérations futures. « Je tiens ces détails, ajoute le colonel Chesney, d’un gentleman à qui on les avait officiellement communiqués. »

Admettons comme avéré ce vaste dessein de l’empereur, bien que la conception n’allât pas sans quelques hasards, et voyons si l’expédition de Julien, étudiée avec soin, ne pourrait pas jeter quelques lumières sur la nature des difficultés qu’une armée moderne aurait, dans une tentative analogue, à surmonter. Avant tout, il faut se faire une idée juste du terrain. L’histoire n’a d’enseignemens fructueux que pour ceux qui la consultent une carte à la main. La table de Peutinger[3] serait ici de peu de ressource. Heureusement, les voyageurs modernes qui ont parcouru ces contrées, qui les ont visitées et décrites avec intelligence, ne manquent pas. On n’a vraiment que l’embarras du choix.

Chose bien digne de remarque : la route que l’empereur faisait étudier en vue d’une invasion est devenue, depuis quelques années, dans la pensée des possesseurs de l’Inde, une ligne d’opérations défensives. Deux corps d’armée, dont l’un serait débarqué dans le Golfe-Persique et l’autre dans le golfe d’Alexandrette, pourraient combiner avec avantage leurs mouvemens et se donner rendez-vous sous les murs de Bagdad[4]. Il est telle circonstance où cette concentration des forces britanniques deviendrait en quelque sorte indispensable. L’Inde anglaise ne sait trop de quel point de l’horizon l’irruption qu’elle s’est habituée à redouter peut venir. L’attaque dirigée par mer ne sera pas de longtemps à craindre pour une puissance dont la suprématie navale est assise sur les plus fortes bases que le monde ait jamais connues, mais le torrent qui descendrait du Caucase et de l’Arménie pour rejoindre la vallée du Tigre ne saurait rencontrer d’obstacle que de la part de forces massées sur les rives de l’Euphrate et prêtes à se couvrir au besoin de ce fleuve.

Il existe aujourd’hui en Europe deux puissances asiatiques : la Russie et l’Angleterre. La Russie est admirablement préparée pour un rôle agressif. Trois chemins lui seront ouverts le jour où elle voudra menacer l’Inde : le Turkestan, la Perse et la Mésopotamie lui livreront avec une égale complaisance l’accès des rives convoitées de l’Indus. Il n’est pas impossible, quand on songe aux multitudes dont l’empire moscovite dispose, que la marche en avant se prononce sur ces trois routes à la fois. La Russie y aurait intérêt, ne fût-ce que pour priver l’Angleterre des secours que l’Angleterre serait en mesure, sans cette triple démonstration, de recevoir par le Golfe-Persique.

L’empire britannique, avec le développement soudain qu’ont pris de nos jours les armées permanentes, ne compte plus comme puissance militaire ; mais cet empire, si redoutable encore par sa suprématie navale et par ses richesses, n’aura-t-il point, en cas de collision européenne, des alliés ? Il ne nous appartient pas de lui demander pourquoi l’expansion de la race slave l’inquiète plus que l’expansion démesurée pourtant, elle aussi, de la race germanique. Chaque peuple pourvoit à ses intérêts comme il l’entend. Notre alliance avait son prix : elle était, du moins, désintéressée. L’Angleterre en a préféré une autre. C’est son affaire ; j’ajouterai même, c’est son droit. Je ne veux étudier que les conséquences de ce parti-pris. Entre ces conséquences, il en est une qui m’apparaît déjà inévitable, et comme enregistrée au livre du destin : la vallée de l’Euphrate ne tardera guère à redevenir, comme au temps de Stace, le chemin de la paix latine, latinœ pacis iter. C’est-à-dire que, sous prétexte de préserver la paix générale, toutes les armées du monde s’y donneront rendez-vous. La lutte ouverte entre les deux colosses, — j’entends par là l’Angleterre et la Russie ; on pourrait aisément s’y tromper, car l’Allemagne et les États-Unis sont aussi des colosses, — la lutte, dis-je, ouverte entre la Russie et l’Angleterre ne se limitera certainement pas aux provinces indiennes. Elle embrassera l’Asie tout entière, chacun cherchant dans ce grand démêlé des compensations à l’accroissement de puissance du voisin.

Mon Dieu ! je sais bien qu’en dépit de tous ces sombres pronostics, le monde, s’il n’écoutait que ses instincts, voudrait rester tranquille. Je désespère de voir ce vœu, si naturel pourtant, accompli. La guerre de 1871 a laissé un caillou dans la plaie : la cicatrisation, malgré tous les efforts des hommes d’état, ne s’opère point.

Le premier pas que fera l’Angleterre dans la voie d’une prévoyance défensive sera probablement la construction d’un chemin de fer reliant l’embouchure de l’Oronte à l’Euphrate en passant par Alep. Le fleuve donnera ensuite le moyen de différer le prolongement des rails jusqu’à Bagdad d’abord, puis jusqu’à Bassorah. La Russie, de son côté, lancera ses locomotives de Resht à Téhéran et d’Astérabad à Hérat. Elle a déjà mis en communication les bords de la mer Caspienne et Samarkand. Puissent ces préparatifs guerriers ne servir et ne profiter qu’au commerce ! L’ambition si souvent irréfléchie des peuples n’aurait jamais eu de solution plus heureuse. Formons donc des vœux pacifiques ; tenons en même temps nos yeux ouverts !


II

La navigation n’est pas moins facile sur le Tigre que sur l’Euphrate. L’armée qui s’assurera ces deux bases d’opérations sera infailliblement maîtresse de la Mésopotamie. Ici les voies fluviales prennent d’autant plus d’importance, qu’une chaleur intolérable rend les marches par terre aussi lentes que pénibles. Ce sont, à tous les points de vue, des marches meurtrières. Au mois de juillet 1841, un voyageur français, le peintre Flandin, cheminait dans les plaines immenses qui vont, s’abaissant toujours, jusqu’au Golfe-Persique. « Un horizon sans bornes, écrit-il, miroitait incertain et tremblant sous les rayons d’un soleil de feu. Nous reposant le jour, nous attendions que le soleil fût couché pour reprendre notre marche dans les ténèbres. » Les marches de nuit sont permises à des caravanes ; elles ne sont que trop souvent interdites à des armées. Cependant, comment affronter autrement les violences d’un climat si justement redouté des Européens ?

On a pourtant fait la guerre en Chaldée et en Mésopotamie : on pourra la faire encore. Seulement il sera prudent de se munir, comme voulaient le faire l’empereur Napoléon et l’empereur Julien, « d’une grande quantité de chevaux et de mulets, ainsi que de navires qui puissent transporter sur l’Euphrate le froment, le biscuit et le vinaigre[5]. « Il ne sera pas non plus inutile « d’inviter les tribus sarrasines à se joindre à l’armée et de prévenir, autant que possible, les délits militaires par une ordonnance à la fois douce et efficace[6]. »

« Comme ces pays, faisait remarquer avec juste raison un écrivain anglais, n’ont pas été modifiés par l’action d’une civilisation puissante, leurs facilités, ainsi que leurs obstacles naturels, sont restées les mêmes. Il en résulte que les années qui les traverseront devront s’avancer par les mêmes routes et combattre à peu près sur les mêmes champs de bataille. »

Les opérations des années romaines nous montrent, en effet, que le pays, bien que ruiné aujourd’hui par les Persans, par les Arabes et par les Turcs, qui l’ont foulé dans tous les sens, n’a guère changé depuis le temps de Crassus, de Trajan et de Julien. D’opulentes cités, il est vrai, ont disparu ; mais, dès qu’on sortait de ces cités, on rencontrait le désert et des difficultés de ravitaillement suffisantes pour expliquer les défaites des premiers soldats du monde.

Ce fut en l’année 190 avant notre ère que les Romains se décidèrent à passer en Asie. Dès le premier jour, il fut établi jusqu’à l’évidence que les armées asiatiques étaient hors d’état de leur tenir tête. La conquête ne serait retardée que par les embarras des transports. C’est ce que nos troupes ont rencontré en Algérie et au Mexique. De l’année 120 à l’année 63 avant Jésus-Christ, Mithridate joua, entre la mer Caspienne et le Pont-Euxin, le rôle d’Abd-el-Kader. Il trouva dans Lucullus, en 74, son maréchal Bugeaud ; dans Pompée, huit ou neuf ans plus tard, son duc d’Aumale.

En l’année 59, Crassus eut le gouvernement de la Syrie. Les Romains, à cette époque, ne doutaient plus de rien ; il semblait qu’aucun obstacle ne pouvait les arrêter. Crassus, n’ayant pas de Mithridate à dompter, voulut conduire ses troupes contre les Parthes. Pour la première fois, les Romains se trouvèrent aux prises avec le désert. Crassus avait franchi l’Euphrate au zeugma de Thapsaque ; il entrait en Mésopotamie avec 40,000 hommes, y compris les auxiliaires. On assure que son lieutenant, Cassius, le pressa de longer l’Euphrate pour tirer ses vivres de la flottille, pendant qu’il marcherait sur Séleucie, — nous dirions aujourd’hui sur Bagdad. Crassus obéit à d’autres conseils. Il crut pouvoir terminer la campagne à la romaine, par une seule journée, par une bataille qui prendrait rang à côté des combats de Pydna et de Magnésie. Il s’enfonça dans un pays désert à la poursuite des Parthes. Les Parthes l’attendirent, en effet, mais pour reculer, pour l’entraîner de plus en plus sur un terrain où leurs cavaliers et leurs archers auraient tout l’avantage. Le fils de Crassus, arrivé récemment des Gaules, se laissa prendre le premier au piège. Les Parthes l’enveloppèrent, lui coupèrent la tête et allèrent montrer ce trophée sanglant à son père. Les Romains n’ont jamais péché par un excès de sensibilité, et la sensibilité ici eût été plus que de la faiblesse. Crassus avait de trop grands devoirs à remplir pour s’abandonner à la douleur. « Ce malheur, dit-il avec raison, ne concerne que moi. » Il ne put faire, cependant, que ses soldats n’y vissent un funeste présage.

On ne saurait croire à quel point le découragement est prompt quand les forces humaines ont donné tout ce qu’il est permis d’en attendre. Les soldats du général Dupont et les soldats de Crassus ne laissent guère à leurs chefs dans ces circonstances douloureuses d’autre parti à prendre que « de se couvrir la face de leur manteau. » C’est ce que fit le malheureux Crassus. Il abandonna au conseil de guerre le soin de décider la retraite, des bords de la Bilecha où l’on avait combattu, sur Carrhes.

Rester à Carrhes, c’était s’exposer au risque d’y être investi. Crassus en sortit de nuit presque aussitôt après y être entré. Une infanterie harassée ne dérobe pas longtemps sa marche à une cavalerie alerte qui combat sur son propre terrain. Crassus ne tarda pas à se trouver égaré au milieu des marais à travers lesquels il tentait de rejoindre le gué de Thapsaque. L’ennemi n’avait pas cessé un instant de le harceler. Il commit la faute d’entrer en négociations, la faute plus grande d’y compromettre sa personne. Un tumulte soudain s’éleva. Crassus fut massacré, la majeure partie de son armée détruite. « 30,000 Romains, dit Eutrope, restèrent sur le champ de bataille. « Il nous sera permis de mettre ce chiffre en doute. Crassus avait traversé l’Euphrate à la tête de sept légions et de 4,000 chevaux. La légion romaine ne dépassait guère l’effectif d’une de nos divisions au réel, — je ne dis pas au nominal, — complet de guerre, — 6,000 hommes environ. Cassius en outre, le questeur Cassius que le sort réservait pour le meurtre de César, réussit à sauver sa colonne presque tout entière. Quand on se reconnaît après une catastrophe, on reste étonné du nombre de soldats qu’on retrouve.

L’imagination des peuples grossit toujours les conséquences d’une défaite. Les Parthes furent, à partir de la défaite de Carrhes, considérés comme les ennemis les plus inaccessibles à la puissance romaine. Ils n’étaient cependant dangereux que lorsqu’on allait les chercher chez eux. La question des transports est la grosse question dans toutes les guerres qui ont le désert pour théâtre. C’est parce qu’ils ont su organiser leurs convois que le maréchal Bugeaud et le général de La Moricière sont venus à bout des Arabes.

Antoine, un général d’une bien autre valeur que Crassus, faillit avoir, quelques années après la bataille de Pharsale, le même destin que l’infortuné collègue de Pompée. Il n’y échappa que par des prodiges d’énergie. Arrêté dans les montagnes de l’Atropatène par la nécessité de prendre une place forte sans machines de guerre, il vit ses bagages enlevés par une surprise de cavalerie et leva le siège au moment où il comprit qu’il allait manquer de vivres.

Lever un siège n’est rien quand on a une ligne de retraite assurée. Antoine fut obligé de se jeter, comme Xénophon, dans les montagnes pour gagner des bords du lac d’Ourmiah la plaine de Tauris. Soliman le Grand passera un jour par ce chemin. Il ne pardonnera jamais à son favori, le grand-vizir Ibrahim, les dangers qu’il y a courus. Pour Antoine, cette campagne contre les Parthes fut assurément la campagne la plus dure qu’il ait jamais faite. Il y déploya des talens militaires de premier ordre.

Plus de cent cinquante ans se passent : Auguste a sagement limité son empire. Ses successeurs se sont contentés de posséder la Syrie et l’Arménie. Entre les Romains et les Parthes il n’y a plus de sujets de querelles. Le discrédit où est tombé à Rome le pouvoir central finit cependant par rejaillir peu à peu sur les provinces. Les Parthes sont les premiers à violer la trêve. « Néron régnant, nous assure un écrivain du IVe siècle de notre ère, Sextus Rufus, contemporain d’Eutrope, les Parthes firent passer sous le joug deux légions romaines. » L’outrage ne devait être vengé que par Trajan. L’empereur que l’Espagne avait donné à l’Italie et au monde s’empara de Ctésiphon, la capitale des Parthes. « Il pénétra ensuite, dit Sextus Rufus, jusqu’aux frontières de l’Inde et réduisit en provinces romaines l’Arménie, l’Assyrie, la Mésopotamie. »

Les succès de Trajan eurent deux causes : l’affaiblissement des Parthes tourmentés par des rivalités domestiques, et une judicieuse préparation à la guerre. Le fils adoptif de Nerva, empereur depuis l’année 98 de notre ère, vainqueur des Daces, des Arabes et des Arméniens, se mit en marche pour aller attaquer Ctésiphon, le grand objectif de toute expédition romaine, aux premiers jours du printemps de l’année 107, c’est-à-dire dans la neuvième année de son règne. Pour passer d’un bord du Tigre à l’autre, pour porter ses approvisionnemens, il lui fallait une flottille. Il la fit construire avec des bois apportés, à dos de chameau ou à dos d’homme, de Nisibe. Si l’on en peut croire Dion Cassius, il fit bien autre chose. Sa flottille voyagea deux fois par terre : du Tigre à l’Euphrate d’abord, puis de l’Euphrate au Tigre, pour le conduire enfin sous les murs de Ctésiphon. Ce fut alors que Trajan descendit jusqu’aux bords du Golfe-Persique. Revenu à Ctésiphon, il comprit aisément que sa conquête serait éphémère. Il plaça la couronne sur la tête d’un des princes qui se disputaient le pouvoir et qu’il savait tout prêt à le recevoir des mains de l’étranger, puis il songea un instant à traverser l’Arabie pour regagner la mer. Mais il fut moins heureux contre les Sarrasins que contre les Parthes. Le manque d’eau et de vivres, les chaleurs excessives, l’obligèrent à rebrousser chemin. Il prit alors la route de la Cilicie et alla mourir à Sélinonte.

Adrien revint à la politique d’Auguste : il se concentra. L’Arménie, la Mésopotamie, l’Assyrie, furent de nouveau abandonnées. L’Euphrate devait à l’avenir servir de limite entre les Romains et les Parthes. Les occupations restreintes sont un rêve. Le gendre de Marc-Aurèle, Verus, associé à l’empire, se voit contraint de retourner sous les murs de Ctésiphon, que les Romains s’obstinent encore à nommer, du nom de son premier fondateur, Séleucie. Sep-time-Sévère dut vaincre aussi les Parthes, et peu s’en faut que l’Arabie, cette fois, ne soit tout de bon convertie en province romaine. Caracalla, le fils de Septime, fait à son tour irruption dans la Mésopotamie. Il y porte le fer et le feu avant de se replier sur Édesse. Là se terminèrent ses triomphes et s’évanouirent ses grands projets. Il est assassiné en l’an 217 de notre ère.

Un autre Sévère, Alexandre, eut affaire en 233 à des Parthes régénérés par la révolution qui rendit le pouvoir aux Perses et plaça sur le trône la dynastie sassanide. Le fondateur de cette dynastie envahit brusquement le territoire romain à la tête d’une armée. C’était jouer le jeu de ses ennemis que de se présenter à eux avec 1,800 chars et 700 éléphans[7]. Du moment qu’il s’alourdissait, le Perse perdait son principal avantage. Aussi, tout vaillant soldat qu’il pût être, fut-il battu par les légions qu’il allait combattre. Cinq ans plus tard, en l’année 238, Alexandre Sévère tombait, comme Caracalla, sous les coups d’un assassin. La Mésopotamie et la Syrie sont de nouveau ravagées par les Perses ; Antioche elle-même succombe.

Le successeur d’Alexandre Sévère, Gordien, reprit aisément l’offensive. Perses et Romains étaient également armés pour repousser l’invasion, également faibles quand il fallait la tenter. Gordien fut d’ailleurs, comme Alexandre Sévère, comme Caracalla, frappé, au milieu de ses triomphes, non pas par l’ennemi extérieur, mais par ses propres troupes.

Un autre empereur, Valérien, tomba, ce qui ne s’était point encore vu, au pouvoir des Asiatiques. La captivité de Valérien, défait près d’Edesse, en l’année 260, est restée célèbre. Le prince de Palmyre, Odenat, à la tête de ses Arabes, vengea Valérien, mais ne le délivra pas. La Mésopotamie se prête aux incursions rapides et soudaines. Le difficile est de s’y maintenir. Il n’y a que les fleuves dont elle est enveloppée qui puissent donner quelque consistance à l’invasion.

La veuve d’Odenat, la célèbre Zénobie, faillit être plus dangereuse encore pour la puissance romaine que les Perses. Si elle ne s’était pas enfermée dans une place forte, elle eût peut-être épuisé à la longue les armées d’Aurélien. Elle fut perdue dès qu’elle cessa d’être insaisissable.

Il y eut un moment où l’on put croire que la prépondérance de Rome allait s’affirmer de nouveau sur l’Orient aussi bien que sur l’Occident : ce fut le jour où Dioclétien établit l’empire sur des bases nouvelles, substituant une tyrannie savante et compliquée au despotisme militaire condamné à rester à la merci du moindre caprice des légions. Ce jour-là les Perses, malgré une première victoire surprise à Galère, durent trembler. Le roi de Perse, quand Galère revint à la charge, n’eut que le temps de fuir, laissant entre les mains du lieutenant de Dioclétien la reine et ses enfans. Pour les racheter, il lui fallut céder les provinces situées à l’ouest du Khaboras, le Khabour actuel.

La guerre de frontière dès lors s’éternisa. Sous l’empereur Constance, en l’année 250, la ville de Nisibe, investie par Sapor, soutint un siège de quatre mois et ne fut sauvée que par une diversion inattendue faite par les Massagètes.

L’année 359 fut marquée par une invasion qui dépassa de beaucoup les limites où s’étaient jusqu’alors arrêtés les Perses. C’est à sa source que Sapor, prêt à se jeter dans les montagnes de l’Arménie, voulait cette fois aller traverser l’Euphrate. Le siège d’Amida le retint, malheureusement pour lui, près de deux mois et demi sous les murs de cette ville. Il dut se replier et ajourner ses projets à l’année suivante. En l’année 360 il reparaît en Mésopotamie. La Mésopotamie était tellement dévastée qu’aucune armée n’y pouvait séjourner sans faire venir ses vivres du dehors. Voilà ce qui donnait tant d’importance à la possession du cours de l’Euphrate, tant d’importance aussi aux places fortes qui, comme Singara, Nisibe, Tigranocerta, défendaient les approches du Tigre.

Les progrès de Sapor maître de Singara devenaient menaçans. Constance se fût sans aucun doute porté à sa rencontre, si l’armée des Gaules n’eût, en ce moment même, proclamé son neveu Julien empereur : Julien devenait dès lors pour le fils de Constantin bien autrement dangereux que Sapor. Constance tourna le dos aux Perses et se mit en route pour Byzance, impatient de faire rentrer les rebelles dans le devoir. Il mourut en chemin, comme était mort Trajan, dans une ville de la Cilicie. Ce fut donc à Julien qu’échut, pour début de règne, la tâche difficile de réprimer les dévastations de l’ennemi du sud et de rendre la sécurité à l’Asie romaine.


III

Je n’ai pas l’intention de descendre dans l’arène où se sont mesurés les chrétiens et les philosophes. Je veux laisser en paix la mémoire du grand apostat. Un siècle plus tôt on se fût accordé à ne voir en lui qu’un nouveau Marc-Aurèle ; moi j’y cherche surtout un nouvel Alexandre. Julien est, en effet, un Alexandre, par la vaillance, par la générosité, par le culte des lettres, par les penchans affectueux ; c’est malheureusement un Alexandre moins la grâce, et de plus un Alexandre dépaysé au milieu de son siècle. Ah ! qu’il est dur de n’être pas de son temps ! Bien des illustrations n’ont guère d’autre raison d’être que d’avoir su venir au monde à propos. Julien est né à contre-saison. On dirait un acrolithe tombé au milieu du torrent. Ce n’est certes pas un motif pour refuser justice à ses grandes qualités : c’en est un à coup sûr pour déplorer qu’il n’en ait pas pu faire un meilleur emploi. Vouloir rendre le monde au paganisme en l’année 361, n’était-ce pas, en effet, une démence bien autrement inexplicable que celle de Dioclétien, une démence plus douce, je l’accorde, mais dont les résultats pouvaient être encore plus funestes. Et tout cela mêlé d’une dévotion confuse, d’une dévotion remplie de mystère à laquelle il était physiquement impossible d’associer un grand peuple, un peuple dur, correct, qui n’avait jamais respecté la Divinité que comme l’expression de la loi et qu’il ne fallait pas s’aviser de vouloir nourrir de magie. Le ciel se montrera clément en procurant à Julien la mort d’un soldat. Vaillant soldat, il le fut jusqu’au bout et je crois pouvoir ajouter habile capitaine.

Suivons-le dès ses premiers pas. Suivons-le avec soin : nous reconnaîtrons qu’il laisse peu de prise à la Fortune. L’hiver s’était passé à Antioche, mais en préparatifs sérieux. Au mois de mars 362, Julien pouvait disposer de 83,000 hommes. En cinq jours, il atteignit Hieropolis. — J’écris Hieropolis pour distinguer cette ville de l’Hierapolis de Phrygie. — Le nom moderne d’Hieropolis serait, au dire des savans commentateurs de la table de Peutinger, Kara-Bambuche ou Buyuk Mumbedj. Fondée par Séleucus Nicator, elle devint sous les Séleucides un des grands entrepôts du commerce de l’Orient. Constantin en fit la capitale de la nouvelle province de l’Euphrate. Les géographes l’ont placée à cinq journées d’Antioche, à deux et demie de Béroé. Est-ce sur le pont de bateaux auquel aboutissait la route directe d’Hieropolis à l’Euphrate que Julien a passé ce fleuve ? N’est-il pas, au contraire, allé chercher 36 milles environ plus au nord le zeugma d’Apamée, en d’autres termes le passage que commande aujourd’hui sur la rive orientale le château de Biredjick ? La chose peut intéresser les érudits ; elle ne saurait avoir qu’une médiocre importance aux yeux des écrivains militaires. Le plan de campagne de Julien ne se dessinera que le jour où il aura traversé l’Euphrate.

Placée sous les ordres de Lucien et de Constance, la flottille que Julien a fait construire au pied des districts montagneux dont Napoléon songera un jour à exploiter les ressources forestières, la flottille, disons-nous, s’est rassemblée à Samosate. — Cherchez Samsat sur la carte moderne. — Le gros de l’armée composée de 65,000 hommes, infanterie et cavalerie, ne prononce pas encore d’une façon bien nette son mouvement. Julien va-t-il conduire cette masse imposante jusqu’aux rives du Tigre ? Suivra-t-il les traces d’Alexandre ou celles de Trajan ? L’essentiel pour lui, c’est de tenir l’ennemi dans l’incertitude de ses projets. Il se porte à Batné dans l’Osrhoène. Batné est un admirable lieu de campement. « Voilà, écrit Julien, un séjour incomparable. Je préférerais Batné à l’Ossa, au Pélion, à l’Olympe, aux plus renommées vallées de la Thessalie, à Delphes même. Le pays est fertile et boisé, parsemé de bouquets de cyprès en fleur. » Cette description ne nous apprend pas où était située Batné. Je ne crois pas me tromper beaucoup en plaçant le lieu de ce campement un peu au-dessous de Samsat, peut-être à l’endroit même où l’on rencontrerait aujourd’hui le village turc de Jallak. Julien y reste en communication avec sa flottille.

Pendant ce temps, Procope, parent et lieutenant de Julien, a été jeté sur la gauche avec 18,000 hommes pour surveiller la fidélité du roi d’Arménie et prévenir toute incursion des Perses vers la province romaine. De Batné Julien fait mine un instant de vouloir se rapprocher du Tigre. Il se porte sur Edesse et d’Edesse gagne Carrhes. Jusqu’à présent il est impossible que l’ennemi ait pénétré ses desseins. Le moment cependant est venu où il va falloir prendre un parti. Julien adopte le plus sage. Il se tourne brusquement vers le sud et suivant la route qui a sauvé jadis les débris de l’armée de Crassus, côtoie les bords de la Bilecha, pour atteindre l’Euphrate au point où la rivière va se confondre avec le grand fleuve. Là commence en réalité la campagne. La prévoyance de Julien en garantit d’avance le succès. La flottille avec laquelle il a repris désormais le contact compte 600 bateaux de rivière, 500 keleks[8], 50 galères et un équipage de pont. L’armée se trouve, grâce à cet auxiliaire, dégagée de l’embarras encombrant des bagages. Ce sera la flottille qui portera les vivres, les machines de guerre et les munitions. On pourra marcher vite et légèrement.

Le Khaboras, un des plus gros affluens de l’Euphrate, formait encore la limite de l’empire. L’armée le franchit sur le pont de bateaux qui la suivait et qui fut promptement assemblé. Elle se trouvait dès lors en pays ennemi. Son flanc droit était couvert par le fleuve, sa subsistance assurée par la flottille. Il ne lui restait qu’à protéger à l’aide de sa nombreuse cavalerie son flanc gauche et à faire tomber sur sa route quelques places fortes. Julien marcherait ensuite, déployé en bataille, sur Ctésiphon ; 1,500 hommes de troupes légères éclairaient sa marche ; une forte arrière-garde protégeait ses derrières.

La première résistance se produisit dès le quatrième jour. La garnison d’Amatho, château-fort bâti sur une île de l’Euphrate, répondit par un arrogant refus aux sommations qui lui furent adressées. Julien fit investir la place à la faveur de la nuit. Le jour venu, la place capitula.

Les tempêtes qui peuvent éclater sur un fleuve seront peut-être considérées par les marins habitués aux cyclones comme des tempêtes dans un verre d’eau. Ceux qui en jugeront ainsi ne connaissent pas les tempêtes de l’Euphrate. Le Sam dans sa furie est de taille à couler un steamer. Qu’on juge des ravages qu’il peut produire dans une flottille composée de bateaux ouverts et de radeaux soutenus par des outres ! Le 7 avril 363, l’épreuve qui n’a jamais été, que je sache, épargnée aux grandes expéditions où les flottilles ont joué un rôle, vint assaillir l’expédition romaine. Le soleil, à son déclin, approchait de l’horizon. En ce moment, un petit nuage apparaît. Le ciel, en quelques minutes, se trouve envahi par une brume épaisse. L’obscurité est complète. Les éclairs la sillonnent sans la dissiper. Les éclats de la foudre se mêlent constamment aux grondemens menaçans du tonnerre. Le vent passe en tourbillonnant sur le camp. Les tentes sont arrachées, les soldats renversés sur le dos ou jetés la face contre terre. Nul ne peut se tenir debout. Le fleuve gonflé sort de son lit et emporte les barrages qui le contiennent. La flottille tout entière est en péril.

L’ouragan cependant a passé ! la flottille se compte. Le dommage sera moins grand qu’on ne pouvait l’appréhender. On en sera quitte pour la perte de quelques barques chargées de provisions. En toute affaire de guerre, il faut savoir faire la part du feu. L’essentiel est de garder son sang-froid et de ne pas voir dans le moindre accident un sinistre présage.

Dès le lendemain, la flottille et l’armée ont repris leur route. Encore un fort à investir. Ces opérations de détail absorberaient trop de temps. Julien donne ordre de passer outre. Si Sapor est vaincu, le fort tombera de lui-même. On ne s’amusera plus à investir les forts ; on ne se refusera pas l’avantage de piller les villes. Il importe de ménager les provisions que transporte la flottille et de vivre autant que possible sur le pays. L’armée, grâce à la flottille, passe avec une facilité merveilleuse d’une rive à l’autre. Sur la rive droite elle envahit Diacira et y trouve beaucoup de blé ; sur la rive gauche où le pillage n’est pas moins fructueux, on lui montre à Zaragardia une pierre que les gens du pays appellent encore le trône de Trajan.

On approchait rapidement du centre de la puissance persane. Les abords en étaient fortement gardés. Ils l’étaient surtout par la nature du pays coupé de canaux et de marais. Il fallait, pour arriver sous les murs de Ctésiphon, passer de l’Euphrate au Tigre. On le faisait facilement au temps de Sémiramis, de Cyrus ou d’Alexandre. Les canaux qui mettaient en communication les deux fleuves étaient alors soigneusement entretenus. Les Parthes et les Perses les avaient laissés peu à peu s’envaser. Julien les rouvrit de nouveau. Il les rouvrit en face de l’ennemi. Sous son énergique impulsion, les légions romaines retrouvaient leur antique vertu, cette vertu faite de viril courage et de patience endurante. Dans Constantin on serait tenté de voir en quelque sorte l’ancêtre moral de Charles-Quint ; dans Constance Philippe II. Julien nous rend l’héroïque Béarnais. Élevé en séminariste, captivé plus tard par les philosophes, — et quels philosophes ! les inventeurs des mystères de la théurgie, — il s’improvise soldat, sauve les Gaules et se prépare à sauver l’empire. Il est du métal dont se font les grands hommes, et par une faveur spéciale de la Providence, il mourra, comme meurent le plus souvent les grands hommes, jeune, encore idolâtré, encore rempli des plus nobles illusions. Il mourra enfin à la tête de ses troupes, et ses derniers regards verront fuir l’ennemi. Il n’aura même pas soupçonné que ses adversaires politiques réservaient à sa généreuse mémoire le hideux surnom d’apostat.

Apostat, cependant, il l’était. Apostat de son temps, apostat de la religion dans laquelle il avait été nourri. Que lui manquait-il ? La fibre populaire. Il ne sentait pas que, la grandeur de Rome, c’était la servitude de l’univers, c’était surtout l’écrasement des humbles au profit de l’insolence patricienne. Jamais âme ne comprit moins l’esprit du christianisme que l’âme de cet illuminé. Aussi, ce fut comme un caillou que la providence l’écarta du chemin. Seulement dans ce caillou, si nous voulons rester justes, reconnaissons le diamant caché. Une heure viendra, la dernière, où la pierre précieuse étincellera de tous ses feux. Il n’est donné qu’à de rares privilégiés de bien mourir.

La plus grande ville de l’Assyrie après Ctésiphon, Perisaboras, défendue par des fossés, par des tours, par une citadelle, est forcée l’épée à la main. Elle livre aux légions de vastes approvisionnemens de vivres, d’armes et jusqu’à des machines de guerre.

Les Persans ont cessé d’avoir foi dans leurs remparts : ils déchaînent contre l’ennemi l’inondation. Le travail sera, grand poulies Romains. Ils en viendront cependant à bout. L’inondation sera combattue comme l’ont été les remparts, — avec la même énergie et avec le même bonheur.

Jamais campagne en Asie n’avait présenté un succès aussi constant. Chaque fois que les Perses s’étaient montrés, on les avait refoulés avec perte ; les boulevards derrière lesquels ils s’abritaient tombaient comme par enchantement ; Ctésiphon et Séleucie se trouvaient découverts : encore un effort et le siège de la puissance perse restait aux mains des Romains. Le seul embarras consistait à conduire sous les murs de ces deux villes un matériel assez fort pour les ébranler. Notre artillerie de campagne ou de forteresse, nos trains de munitions ne sont rien comme encombrement, si on les compare aux balistes, aux catapultes, aux hélépoles des anciens. Pour assiéger une ville à cette époque, il fallait pour ainsi dire en bâtir une autre, — chose impossible dans une contrée où le bois et les pierres manquaient. Aussi, Julien n’avait-il jamais eu la pensée de s’emparer par une opération de longue haleine des places où l’ennemi semblait résigné à concentrer sa résistance. Les enlever par surprise, à la faveur d’une panique, en profitant du désordre moral que devait avoir produit une succession continue de défaites, à la bonne heure ! Si le coup de main échouait, il fallait sans hésiter battre en retraite et se replier sur Antioche pour y préparer une nouvelle campagne. On aurait du moins l’avantage d’avoir exploré le chemin.

Les villes de brique ne laissent pas de vestiges aussi facilement reconnaissables que ceux des villes de marbre. Le colonel Chesney, cependant, inclinerait à penser que les ruines de Tell’Akhar entre la rive gauche de l’Euphrate et le Nahr J’sa pourraient bien correspondre à la description que nous a laissée de Perisaboras l’historien de l’expédition romaine, Ammien Marcellin. Dans ce cas Firouz-Sapor, ou Anbar, occuperait probablement l’emplacement de la grande cité élevée par les Perses pour servir d’avant-poste à leur capitale.

Suivons maintenant Julien pendant qu’il s’avance le long de la rive méridionale du Nahr J’sa. Il va dépasser une première ville abandonnée par les juifs qui l’habitaient. Cette ville n’est pas une place forte. Les assyriologues croient en retrouver les débris dans le village persan d’Akar-Kuf. Un peu plus loin, la marche de l’armée sera de nouveau arrêtée. La double enceinte de Maozar-Malka, environnée d’un fossé profond, les seize tours qui la ilanquent, se dressent sur les bords du Nahr-Malka, un des canaux qui mettent en communication l’Euphrate et le Tigre.

Quand les machines manquent pour renverser les murailles, on creuse des mines sous terre et on sape les remparts à leurs fondations. Alexandre a usé de ce moyen dans la Gédrosie ; Julien va l’employer en Chaldée. Les murs s’écroulent. Pendant que les Perses accourent pour défendre la brèche, les Romains débouchent par le passage souterrain qu’ils ont prolongé vers le centre de la ville. Il n’y a plus d’obstacles à leur marche jusqu’à Séleucie.

« Les géographes sont dans l’erreur, nous assure M. Lejean qui visita ces ruines au mois d’avril 1860, quand ils nous disent que Ctésiphon et Séleucie étaient séparées par le Tigre. » Fondée par Séleucus Nicator, Séleucie était à cheval sur le fleuve, ou plus exactement sur le Nahr-Malka — le canal royal.

Grégoire de Nazianze semble avoir confondu Carrhes et Séleucie. Il nous décrit, Carrhes, l’ancienne ville mentionnée par Arrien, comme « une forteresse séparée de Ctésiphon par le Tigre. » Ces deux villes, ajoute-t-il, sont « aussi importantes l’une que l’autre ; elles peuvent être regardées comme une seule cité coupée en deux par le fleuve. »

D’après M. Lejean, l’enceinte même de Séleucie n’a jamais pu renfermer plus de 30,000 âmes, et les 500,000 ou 600,000 habitans que lui prêtent les historiens occupaient probablement la banlieue. Lorsque le roi parthe Ardawan, renonçant à faire renaître de ses cendres Séleucie, incendiée par les généraux de Trajan et par ceux de Lucius Verus, prit le parti de bâtir une nouvelle ville sur la rive gauche du Tigre, il voulut conserver à la cité dont il allait faire, sous le nom de Ctésiphon, sa capitale, un côté commun avec les débris de l’antique capitale des Séleucides. Située au sein du plus fertile district de la Chaldée, « au milieu d’une verdoyante campagne, couverte de vignobles et de vergers, » Séleucie-Ctésiphon, — Madaïn (les villes) comme l’appelèrent plus tard les khalifes, — renferma bientôt une population plus considérable que celle d’Antioche, la grande cité syrienne. Les rois parthes en firent leur résidence d’hiver. On sait qu’ils habitaient Ecbatane en été, — l’Ecbatane de l’Hyrcanie et non celle de la Médie.

Maître des deux forteresses qui lui avaient jusqu’alors barré le passage, Julien, s’il se fût d’abord attaqué à Séleucie, se serait gratuitement imposé la tâche de deux sièges au lieu d’un. La prise de Ctésiphon, en communication avec toutes les réserves de l’empire sassanide, faisait tomber du même coup les deux cités jumelles : Ctésiphon, au contraire, pouvait très bien survivre à la chute de Séleucie. C’était donc Ctésiphon qu’il fallait investir. L’opération était tout indiquée. Pour la concevoir, pas n’était besoin du génie d’un grand général. Seulement l’investissement de Ctésiphon exigeait avant tout le transport de l’armée sur la rive gauche du Tigre. Là gisait la grosse difficulté. Le Tigre, à la hauteur de Bagdad, n’est pas de ces fleuves que l’on puisse passer à gué. L’armée perse rangée en bataille, présentant un front imposant, n’eût guère permis d’ailleurs de prendre pied en groupes détachés sur la rive. Sans sa flottille, jamais Julien n’eût franchi un pareil cours d’eau. Il eut l’heureuse idée, pour faire descendre ses barques, ses radeaux, ses galères, jusqu’au Tigre, d’utiliser le Nahar-Malka. Ce canal était à demi comblé. L’empereur le fit déblayer, obligea, par une énorme digue, l’Euphrate à sortir de son lit et à prendre ce nouveau chemin. Quand les eaux du fleuve eurent rempli ce qu’Ammien Marcellin appelle le flumen fossile, la fosse artificielle allant d’un fleuve à l’autre, il donna le signal à sa flottille. Les onze cents bateaux s’ébranlèrent, et au bout de quelques heures, les habitans consternés de Ctésiphon purent les voir déboucher dans le Tigre en face de leurs remparts.

Quelle masse de travail suppose une telle opération et comme elle nous laisserait incrédules si les Romains ne nous avaient habitués à tous les miracles ! C’est à les égaler qu’aspirait l’empereur Napoléon. Ce sont eux qu’il montrait sans cesse en exemple à ses soldats. Avouons que pour atteindre à leur hauteur les grenadiers mêmes de la vieille garde avaient encore beaucoup à faire. Il n’y a d’ailleurs qu’un cri d’admiration chez tous les historiens anciens ou modernes, qu’ils s’appellent Ammien Marcellin, Eutrope, Rufus, Voltaire, Gibbon, Duruy, de Broglie, Lamé, Martha, Maréchal, quand ils en arrivent à nous raconter cet épisode de la mémorable campagne de l’année 363. « Julien, s’écrient-ils d’un commun accord, se montra là un grand capitaine. » Grand capitaine ! Il le fut jusqu’au bout, et les fautes que plus tard on lui reprochera ne furent pas des fautes. Nous n’y voyons que les fatalités de ce terrible jeu qu’on a si bien nommé « le jeu de la force et du hasard. »

Ce n’était pas tout que d’avoir jeté son monde sur la rive. Maintenant il fallait livrer bataille. Les Perses tinrent bon pendant douze heures. Ils disputèrent le terrain pied à pied. Refoulés par les légions, ils finirent par se réfugier dans la place. Si les 18,000 hommes laissés sous les ordres de Procope dans la haute Mésopotamie étaient arrivés en ce moment, Ctésiphon tombait probablement, la campagne était terminée, la puissance des Perses ruinée pour longtemps. Procope n’arriva pas. Julien avait-il réellement sujet de se promettre l’appui de ce renfort ? Toutes les combinaisons fondées sur la foi d’un lointain secours sont exposées à des déceptions. Il n’est pas de conquérans qui n’aient connu de ces cruels mécomptes. Julien fut ici trompé par la Fortune plus que par ses calculs.

Il lui restait cependant une ressource : celle d’enlever la ville avec les 40,000 hommes qu’il conservait encore, de l’enlever par un coup de main, comme Bonaparte voulut enlever Saint-Jean-d’Acre, comme Alexandre emporta Tyr. Il eut la sagesse, — et je l’en approuve, — de ne pas tenter l’aventure. Un assaut repoussé le perdait sans remède. Il était si éloigné de sa base d’opérations, séparé d’Antioche, de Nisibe même, par de tels déserts ! Il espéra masquer sa retraite en allant battre l’armée de Sapor. Seulement, pour battre Sapor, il fallait que Sapor acceptât la bataille, et ce n’était la coutume ni des Parthes, ni des Perses. La flottille de Julien, une fois sa résolution prise, lui devenait inutile. Les flottilles descendent les fleuves, elles ne les remontent pas, — ou du moins elles ne les remontaient pas quand elles n’avaient pour moteur que des rames.

Ordre est donné de brûler la flottille. On ne conservera que douze petits navires qu’on traînera sur des chariots, pour servir au besoin d’équipage de pont. Onze cents bateaux sont d’un seul coup livrés aux flammes, et l’armée se met en marche. Où va-t-elle ? Elle va où la conduit un transfuge, où on lui promet de la mettre en face de Sapor. C’est le pays, maintenant, qui se défend par lui-même : les digues ont été rompues, les moissons incendiées. Si l’on traverse un village, le village est désert. Le vide s’est fait partout. Seuls quelques escadrons ennemis se montrent au loin. On les distingue à l’éclat de leurs armures. Ils observent l’armée romaine et ne se laissent pas approcher. La poursuite serait vaine ; les souffrances, dans ces plaines embrasées, deviennent intolérables. Les légions murmurent. Julien se décide à incliner sa route vers le nord. Dès que le mouvement de retraite est franchement prononcé, les Perses cessent de se tenir à l’écart.

Chaque nuit est marquée par quelque alerte. Des traînards sont enlevés ; l’arrière-garde se voit obligée de prendre à tout instant les armes. Cinq jours s’écoulent ainsi. L’armée, cependant, gagne du terrain et l’ennemi est toujours tenu en respect. On s’est rapproché sensiblement du Tigre. L’infanterie légère, dans ces circonstances critiques, fait merveille. Ce n’est plus avec des escadrons volans que les Perses osent dès ce moment inquiéter la retraite. Ils mettent en ligne leur grosse cavalerie cuirassée, leurs éléphans, dont l’odeur affole les chevaux des Romains. Ils se portent en masse de la tête à la queue de l’armée, qui se serre pour leur opposer une résistance plus compacte. Julien est partout, tantôt à l’avant-garde, tantôt au centre, tantôt à l’arrière-garde. Idole du soldat, il lui donne l’exemple et veut partager ses privations. Les vivres commencent à devenir rares. Qu’on distribue les provisions des officiers ! L’empereur, le premier, se contentera d’une écuelle de bouillie. Ce qu’il y a de plus pénible, par ces chaleurs affreuses, c’est de supporter le poids de la cuirasse. Et pourtant la grêle de traits que font pleuvoir les Perses rendrait cette précaution bien utile ! Au premier moment de relâche, chacun s’empresse de se défaire de la lourde armure. Les Perses ont été rejetés au loin. L’armée se promet un peu de repos. Quand le voyageur, aujourd’hui, descend le cours du Tigre ; quand il a dépassé, près de Tell-Mandjour, cette masse de ruines considérables dans laquelle les antiquaires se sont crus autorisés à reconnaître les débris d’Opis, un édifice bizarre, sorte de tour de briques, bâtie en hélice, jadis observatoire des califes musulmans, ne tarde pas à frapper ses regards. Le nom du lieu n’a guère changé depuis le temps d’Alexandre. On le nommait alors Samara. Les Turcs le nomment aujourd’hui Soumera. La plaine s’étend des bords fertiles du fleuve jusqu’aux confins du désert, à perte de vue. Cette plaine, c’est la plaine à jamais célèbre de Maranga. L’armée romaine s’y traîne épuisée. Le 26 juin, elle y assoit son camp : elle a besoin de respirer un peu après le terrible assaut qu’elle vient de subir.

Un cri d’alarme s’élève tout à coup à l’arrière-garde. Julien saisit ses armes ; on n’obtient pas de lui qu’il revête sa cuirasse. Il court où le danger lui paraît le plus pressant. Sa fidèle infanterie légère s’est attachée à ses pas. Les Perses la connaissent et n’ont pas l’habitude de l’attendre. Combien de fois on a vu le maréchal Bugeaud, — le père Bugeaud, comme l’appelaient les soldats d’Afrique, — marcher ainsi à la tête de ses zouaves !

A la vue de ce groupe intrépide, les Perses ont reculé. Ils ont reculé, mais pour revenir à la charge. L’empereur dédaigne tout, les traits qu’on lui lance, les instances de ses amis. Il s’est jeté au milieu de la mêlée. « Ils fuient, crie-t-il, ils fuient ! Suivons-les ! Serrons-les de si près qu’ils n’osent plus de longtemps troubler notre retraite ! » Ses soldats, alarmés, ont saisi la bride de son cheval : ils veulent l’entraîner de force en arrière. Le danger auquel il s’expose est, de tous les périls, le plus grand qui puisse menacer l’armée. L’empereur résiste. Ce n’est plus le froid philosophe, toujours maître de lui, qui dirige, avec le calme d’un grand capitaine, ses légions ; c’est le guerrier enivré du combat, qu’une irrésistible ardeur emporte. Alexandre, aux bords du Granique ; Alexandre, dans les champs d’Issus et d’Arbèles, vient de renaître. 0 poésie de la guerre, que tu peux avoir d’empire sur un jeune cœur ! On parle des fautes de Julien. La faute la plus grave, la faute irréparable, Julien, en ce moment, la commet. En s’exposant, il livre à un chétif hasard le sort de son armée. Que de sages paroles j’ai entendues sortir à ce sujet de la bouche de l’illustre vainqueur de Malakof ! Le coup est porté. Un javelot perdu a rasé le bras du général en chef, pénétré entre les côtes et est allé se loger dans le foie. Julien porte la main à son côté. Il essaie d’arracher le trait encore pendant de la fatale blessure. Le fer à double tranchant lui entame les doigts. Il lâche le javelot, pousse un cri et tombe de cheval sans connaissance. On l’entoure, on le relève, on le transporte dans une tente dressée à la hâte. L’armée, avertie, fait halte et reprend son campement pour la nuit. La consternation est dans tous les cœurs.

L’évanouissement de l’empereur lut de courte durée. Dès qu’il a repris ses sens, Julien demande son cheval et ses armes. Quel est le général blessé qui n’a pas eu de ces illusions ? Depuis Epaminondas jusqu’à Mac-Mahon, l’ambition du chef couché sur son lit de douleur n’a-t-elle pas toujours été de retourner à la tête de ses troupes ? Les troupes, laissez-les ! Elles ont déjà vengé leur empereur.

La plaine n’est plus qu’un vaste champ de carnage. Ah ! les Perses, cette fois, on les a joints ; on leur fait payer cher le sinistre avantage. Cinquante satrapes ont péri, avec une multitude innombrable de soldats. Du côté des Romains, l’aile droite pliait. Le maître des offices, Anatole, la ramène au combat. Anatole est tué. Le préfet Salluste allait partager son sort ; des amis dévoués l’arrachent du milieu de la mêlée. Le conseiller de Salluste, Sophore, moins heureux, n’échappera point au trépas. Si les pertes des Perses sont plus grandes, des deux côtés pourtant, les pertes sont sensibles. Comme Alexandre, Julien aura de sanglantes funérailles ; seulement, ce sera l’ennemi qui en fera les principaux frais.

Les médecins n’ont pas voulu cacher à l’empereur la gravité de sa blessure. Avant qu’ils eussent parlé, la douleur, la faiblesse produite par l’énorme perte de sang avaient déjà fait comprendre à l’héroïque blessé que le moment était venu de payer l’inévitable tribut à la nature. L’empereur n’avait besoin que d’être fidèle à lui-même pour se préparer à mourir en sage. Nous verrons par le récit que nous a transmis un ami fidèle, que mourir en sage ressemble fort à mourir en chrétien. Toutes les vanités dogmatiques, les songes fastueux des écoles s’évanouissent aisément à l’heure suprême. Il n’y a qu’une manière de bien mourir, c’est de mourir résigné. « C’est un peu tôt peut-être, dit Julien aux amis désolés qui l’entouraient. — Julien avait alors trente et un ans huit mois et vingt jours, — c’est un peu tôt peut-être. — Je m’acquitterai cependant de ma dette en loyal débiteur. Mourir jeune est quelquefois une faveur accordée par les dieux. Ma conscience se reporte avec une égale sérénité aux souvenirs d’humiliation et d’exil, à ceux de grandeur et de pouvoir. La philosophie m’a enseigné la supériorité de l’âme sur le corps ; j’ai le ferme espoir d’échanger ma condition présente pour une condition meilleure. Pourquoi donc m’affligerais-je au lieu de me réjouir ? » On peut être un triste politique, — Julien le fut à mon avis, — et être un grand cœur. La faveur que lui faisait le ciel, Julien ne la comprenait pas. En le frappant sur le champ de bataille, en l’arrêtant dans son œuvre insensée, le ciel récompensait ses vertus. Je ne puis partager l’opinion de Voltaire. « Si la carrière de Julien, dit Voltaire, eût été plus longue, il est à présumer que l’empire eût moins chancelé après sa mort. » On voit bien que Voltaire n’avait qu’un médiocre souci des pauvres et des humbles. Sauver l’empire, à son sens, c’eût été le rendre aux patriciens. Le christianisme a fait mieux et il n’a pas encore atteint la limite de ses bienfaits.

« Julien, nous apprend son historiographe, faisait abus de la divination et allait aussi loin que l’empereur Adrien dans cette manie. Il y avait dans son culte plus de superstition que de religion véritable. » Il faut être indulgent pour les superstitieux. Hamlet nous en a fort bien dit la raison. Mieux vaut cent fois le superstitieux que le matérialiste. Julien dut à sa ferme croyance dans l’existence d’un principe supérieur de mourir avec une dignité douce et affable. Jusqu’au dernier moment il s’entretint avec Maxime et avec Priscus, deux philosophes comme lui, de la nature de l’âme et de sa transcendance. La respiration cependant devenait difficile. Julien demanda une coupe d’eau fraîche : il la but et rendit peu après le dernier soupir.

Pas plus qu’Alexandre, le neveu du grand Constantin ne s’était cru en droit de désigner son successeur. La responsabilité lui semblait trop grave à prendre. Ce fut le soldat qui s’en chargea. Il élut un empereur chrétien. Les hécatombes de Julien n’avaient converti personne. Le retour au vieux culte ne pouvait trouver grâce devant ceux qui en secouèrent le joug à travers les supplices. Le Christ fut acclamé par les troupes en même temps que Jovien. Pendant quatre jours, on ne cessa de combattre pour rompre le cercle dans lequel les Perses s’efforçaient d’enfermer l’armée. Enfin, on arrive sur les bords du fleuve. De l’autre côté était la sécurité, — on le croyait du moins, — l’abondance peut-être. Malheureusement la flottille ne se trouvait plus là pour faciliter le passage. Quelques soldats gaulois, des Sarmates, traversèrent le Tigre à la nage. Le gros de l’armée essaya pendant deux jours de fabriquer un pont avec des outres gonflées. Les eaux étaient trop, hautes, le courant trop rapide : il fallut y renoncer.

L’ennemi cependant était toujours tenu en échec ; si les provisions n’eussent manqué, jamais on n’eût songé à entrer en composition avec lui. La famine triompha. Le 7 juillet, on ouvrit l’oreille aux propositions des Perses. Les Perses demandaient qu’on leur rendit Nisibe, Singara, toute la portion de leur territoire jadis cédée à Dioclétien. On leur rendit Singara et Nisibe ; on conclut la paix pour trente ans. On abandonna aux vengeances de Sapor le roi d’Arménie. On eût tout concédé pour avoir le droit de vivre. Satisfaits de leur avantage, les Perses s’éloignèrent, et l’armée put continuer sa route le long du fleuve, cherchant non pas un gué, mais un coude où l’eau fût plus calme. On crut l’avoir trouvé dans le voisinage de Tekrit. Quelques soldats essayèrent alors, comme l’avaient fait plus bas les Gaulois et les Sarmates, de gagner la rive droite du Tigre, à la nage. La plupart se noyèrent ou furent massacrés par les Arabes. L’exemple servit de leçon aux autres et arrêta les plus impatiens. Des claies d’osier, des outres gonflées furent alors rassemblées en assez grand nombre, sur le bord. A un signal donné, un premier convoi partit avec ensemble, coupant le fil de l’eau obliquement. D’autres convois suivirent. Les bateaux que portaient les chariots à la suite de l’armée sur ces entrefaites arrivèrent : on s’empressa de les lancer sur le fleuve. Ils reçurent à leur tour de nombreux passagers. L’empereur s’embarqua un des derniers. En brave soldat qu’il était, il fit jusqu’au dernier instant noblement son devoir.

Le fleuve était franchi ; les privations n’en devenaient pas moins dures. Le pays n’offrait aucune ressource. Il fallut remonter jusqu’à Ur, forteresse ennemie qui porte aujourd’hui le nom de Kal’ah Sherkat, pour obtenir de la pitié des Perses quelques provisions. Enfin, après dix ou douze jours de marche, pendant lesquels les chevaux n’avaient pas même trouvé de l’herbe à brouter, Nisibe apparut. Procope y attendait Julien. Il remit à Jovien les vivres qu’il apportait et qui, livrés plus tôt, auraient épargné une paix humiliante à l’empire.

De Nisibe, qui allait cesser d’être romaine, l’empereur put gagner facilement Antioche et poursuivre avec des troupes fraîches ou reposées son voyage à travers la Cilicie. Il avait proclamé à Antioche le retour de l’empire à la religion chrétienne ; il n’eut pas la satisfaction de renouveler cette cérémonie dans la ville du grand Constantin. Parvenu à Dadastane, ville obscure de la Bithynie, quand, pour l’éveiller, on se présenta sous sa tente, on le trouva mort dans son lit.

Ainsi se termina l’expédition de 363. Le jour n’est peut-être pas très éloigné, — telle est la moralité que je voudrais tirer de ce récit, — où l’on aura peine à comprendre qu’on ait jamais, en un pays traversé par des fleuves, songé à faire la guerre sans flottille.


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1882.
  2. M. de Lascaris était né en Piémont. Il suivit le général Bonaparte en Égypte, vint ensuite s’établir à Alep, parcourut toute la Mésopotamie sous un déguisement arabe et finit, peu de temps après la chute de l’empereur Napoléon, par aller mourir au Cuire.
  3. On sait que la table de Peutinger, découverte à Spire dans une vieille bibliothèque, vers l’année 1500, est le plus ancien monument connu de la géographie antique. On en fait remonter l’exécution au règne de Théodose le Grand, c’est-à-dire à la fin du ive siècle ou au commencement du V.
  4. Les Cartes, jointes aux cinq volumes des Campagnes d’Alexandre, ouvrage publié chez Plon et Cie, aideront fort les personnes qui voudront les consulter à l’intelligence d’un récit dans lequel la géographie tiendra forcément beaucoup de place.
  5. Lettre de l’empereur Julien à Libanius.
  6. Ibid.
  7. Le chiffre varie, suivant les auteurs et suivant les éditions, de 70 à 700. J’ai dû adopter naturellement le chiffre le plus fréquemment inscrit. Les erreurs des copistes, aussi bien que celles des typographes, ont eu quelquefois de fâcheuses conséquences pour la vérité historique. Ne me faisait-on pas donner récemment, dans le second volume des campagnes d’Alexandre (page 2, ligne 19), à un des affluens du Tigre, une largeur de 80 kilomètres ? J’avais pourtant écrit 80 mètres. Que d’altérations ont dû subir les textes qui nous arrivent après les manipulations de deux mille ou trois mille ans !
  8. Le kelek est un radeau soutenu par des outres.