L’Inde et l’Algérie

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L’Inde et l’Algérie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 682-693).

L’INDE ET L’ALGÉRIE


Comparer l’Algérie à l’Inde, c’est assurément comparer le petit au grand. Qu’est-ce que les trois provinces d’Oran, d’Alger et de Constantine au prix de cet immense empire qui compte 240 millions d’habitans, où dans le cours de vingt-quatre années seulement à 4 milliards de francs ont été employés en travaux publics et dont le commerce d’importation et d’exportation s’élève à 110 millions de livres sterling par an ? L’Inde est un monde ; l’Algérie, disait dédaigneusement un Anglais, est une colonie de poche, une loge à l’Opéra.

Toutefois les Anglais eux-mêmes font grand cas de cette colonie de poche ; ils en apprécient les beautés, ils en goûtent et en recherchent le séjour, et ils reconnaissent tous les efforts, tous les sacrifices qu’a dû s’imposer la France pour rendre habitable un pays qui ne l’était pas, pour transformer autant qu’il était possible un nid de corsaires en jardin. Toute proportion gardée, il était moins aisé de coloniser l’Algérie que de donner un bon gouvernement aux Indous. « Trois élémens sont nécessaires à toute colonisation, lisons-nous dans un ouvrage récemment paru, dont l’auteur est un homme de sens rassis et d’excellent jugement : il faut des bras, du bois et de l’eau. Or en Algérie ces élémens font souvent défaut tous trois à la fois. En ce pays conquis il y a quelque chose qui tient du drame dans les relations entre la terre et l’homme. La terre se défend ; à l’instar de certains animaux qui projettent leur venin sur qui ose les toucher, elle inocule traîtreusement la fièvre aux colons qui prennent la licence de creuser des sillons à sa surface. Ces mêmes sillons, courageusement renouvelés, engloutiront deux ou trois générations ; puis vaincue par l’opiniâtreté de ses adversaires, la terre se rend. Après avoir tué les uns, elle donne la santé aux autres, les enrichissant par-dessus le marché[1]. » Il y a dans ce monde deux espèces de colons. Les uns ont des forêts vierges à éclaircir, les autres doivent s’industrier pour se procurer à la sueur de leur front le bois de construction et de travail qui leur manque. Le métier des seconds est encore plus dur que celui des premiers ; il est plus facile d’abattre des arbres que d’en faire pousser.

L’Inde n’est pas à proprement parler une colonie ; c’est une magnifique conquête, entreprise avec une rare audace, poursuivie avec une persévérance admirable, conservée et gouvernée avec un art infini. La vallée du Gange n’était pas une terre à défricher, et ses habitans n’étaient pas des nomades qu’il fallut convertir à la vie sédentaire et agricole. Les Anglais se sont trouvés en présence d’une antique civilisation, très raffinée, mais un peu décrépite, sur laquelle il s’agissait de greffer habilement les inventions mécaniques, administratives et politiques de l’Occident. Ils avaient affaire à des millions d’hommes descendant comme nous de Japhet, dont le cerveau est fait comme le nôtre, dont la langue est de la même famille que tous les idiomes de l’Europe, et auxquels les idées générales, les abstractions, les subtilités juridiques ou métaphysiques sont aussi familières qu’aux fortes têtes de l’Occident. Les Anglais se sont appliqués à compléter cette éducation si bien commencée, et leurs élèves les ont étonnés par leurs aptitudes, par leur ouverture d’esprit, par leur disposition à profiter des leçons qu’on leur donnait. Sur le demi-million de fonctionnaires civils de tout grade qui sont au service du gouvernement des Indes, l’immense majorité se recrute parmi les natifs. Ils fournissent aussi 21,000 employés aux chemins de fer, 33,000 sont légistes, 61,000 sont médecins, 118,000 sont banquiers et possèdent le génie des affaires. Dans l’espace de dix ans, près de 50,000 Indous se sont présentés pour subir les examens des universités de Calcutta, de Madras et de Bombay ; beaucoup sont devenus bacheliers ou maîtres ès-arts, d’autres ont pris leurs degrés en droit[2]. Nous ne disons rien de ceux qui se vouent aux arts d’agrément, des peintres, des musiciens, des danseurs et des jongleurs, qui dépassent le chiffre de 200,000. Ces derniers n’ont pas appris grand’chose des Anglais. On jongle en Europe, on jongle dans l’inde, mais les procédés ne sont pas les mêmes.

En Algérie, la France s’est trouvée aux prises avec de tous autres embarras. Elle a dû imposer sa domination à des indigènes d’humeur nomade et batailleuse qui possédaient le sol et qui n’en faisaient rien. On leur avait promis de respecter leurs propriétés ; il fallait les décider à cultiver la terre et profiter de toutes les occasions de la leur acheter, quelquefois même de la leur prendre. Ces nomades descendaient de Sem ; leur caractère était passionné, mobile et nerveux, leur tête étroite était réfractaire aux nouveautés. Ils joignaient aux grâces et à la ruse le goût des aventures et des coups de main, enfans par l’imagination et par la ténacité dans l’espérance, hommes par la fierté du courage et l’énergie du vouloir, ne respectant que la force, habiles à tromper leur maître, à tirer parti de ses distractions, à exploiter ses défaillances. — L’Arabe, dit le proverbe, est comme la fougère ou l’alfa : Prends-la doucement, elle te coupe ; serre-la fort, elle te cède. — Ce qui ajoutait aux difficultés, c’était la religion de l’islam et l’orgueil farouche du croissant. Dans l’Inde anglaise, 30 millions de musulmans causent au gouvernement plus d’inquiétude que 120 millions d’Indous ; de tous les prophètes, Mahomet est le plus résistant et le plus superbe. Un bon mahométan peut consentir à ne pas haïr le chrétien qui le gouverne, il le méprisera toujours, et le mépris est le souverain obstacle au progrès. Un de nos amis, qui a fait récemment le tour du monde nous racontait un entretien qu’il eut avec un Turc émigré, lequel se piquait d’être philosophe et de rendre justice à toutes les religions. — « Vous autres chrétiens, disait-il, vous êtes des gens d’esprit ; vous avez inventé les vaisseaux cuirassés, le télégraphe, les chemins de fer ; c’est un avantage que vous avez sur nous. — Et quels sont les vôtres ? lui demanda notre ami. — Ah ! que voulez-vous ! répondit le Turc en se redressant, nous sommes de plus grands seigneurs. » Il faut que le gouverneur-général civil de l’Algérie en prenne son parti, Bou-Amema se regardera toujours comme un plus grand seigneur que lui.

Dans les colonies où les indigènes sont maniables et progressifs, le gouvernement est plus facile, plus commode ; mais la tranquillité dont on y jouit est quelquefois précaire ou trompeuse. Sir Richard Temple, qui a été gouverneur de Bombay, lieutenant-gouverneur du Bengale, ministre des finances de l’Inde, vient de publier sur le pays où il a passé près de trente années un livre nourri de faits et de renseignemens. Il y rend justice à ces populations qu’il a si longtemps pratiquées, il vante leur intelligence, la douceur de leur caractère, l’aménité de leurs mœurs, leurs vertus domestiques ; il déclare qu’il a rapporté de l’Inde des souvenirs qui lui sont chers et des amitiés qui dureront autant que sa vie. Mais il convient que l’éducation donnée par l’Angleterre aux Indous avec tant de libéralité excite singulièrement leurs esprits, et que cette excitation pourrait devenir dangereuse ; c’est un levain très actif déposé dans une pâte qui ne demande qu’à fermenter, an active process of mental fermentation is setting in. Ces maîtres ès-arts, ces docteurs en droit, qui savent le fin du fin de la politique ou qui traduisent Shakspeare en indoustani, sont des Européens par la façon de raisonner, par le tour d’esprit ; ils n’en restent pas moins Indous. Beaucoup d’entre eux ont renié Vishnou et Siva, mais ils n’ont eu garde de se faire chrétiens. Sous le nom de Brahmos ou d’Adhibrahmos, ils sont devenus de purs théistes ; ils se contentent de croire à l’être suprême et à l’immortalité de l’âme, et, à force de l’y chercher, ils retrouvent dans les Védas la Confession du vicaire savoyard ; par tout pays, l’interprétation fait des miracles. Rationalistes en religion, ils sont aussi de grands raisonneurs en sciences sociales et économiques. « Dès leur jeunesse, ils ont médité sur les origines, sur les progrès, sur le déclin des empires ; ils connaissent l’importance relative et les ressources de toutes les grandes puissances de ce monde, la constitution et les privilèges des états monarchiques, despotiques ou républicains, les arrangemens territoriaux résultant des guerres modernes, les diverses nationalités dont les royaumes se composent. Ils suivent avec une vive curiosité les débats du parlement et cherchent à se rendre compte de l’effet que peut produire tout événement sur les destinées de l’Angleterre. » Ils observent, ils s’informent, ils argumentent, ils concluent, et depuis longtemps ces pupilles se sont mis à discuter leurs tuteurs.

Ils soutiennent dans leurs deux cents journaux des thèses inquiétantes. Ils prétendent par exemple que, sous le régime anglais, la richesse de l’Inde décroît. Ils signalent les sommes énormes que la colonie verse chaque année dans les caisses de la métropole ; ils n’ajoutent pas que, dans ces paiemens, figurent le prix d’articles importés, la rémunération de services rendus, l’intérêt du capital qui fructifie dans les huit présidences. Ils se plaignent avec plus de raison que certaines industries nationales, jadis florissantes, sont tombées en décadence, que certaines sources de revenus tendent à tarir. Enfin, tout en reconnaissant les bienfaits de l’occupation anglaise, qui les a dotés de télégraphes, de chemins de fer, d’une justice intègre, d’une administration probe et correcte, ils aiment à se demander si le moment n’est pas venu de leur accorder aussi les bienfaits du self-government ? « Est-il prouvé, disent-ils, que les Anglais nous soient encore nécessaires ? Ils nous ont appris beaucoup de choses ; nous n’avons plus besoin de leurs leçons. Désormais nous sommes en état de nous tirer d’affaire, de nous gouverner nous-mêmes. Nous tiendra-t-on toujours en tutelle ? Sommes-nous condamnés à être d’éternels mineurs ? Qu’attend-on pour nous donner les droits politiques, pour lever l’interdiction qui pèse sur nous, pour nous émanciper, pour nous mettre hors de page ? » Ce sont là des raisonnemens dangereux et des impatiences qui remettraient tout en question, si elles devenaient contagieuses. Certaines propagandes feraient courir de grands risques à un empire où l’armée se compose de soixante-six mille Européens, de cent trente mille natifs. N’a-t-on pas vu en 1857 de quoi des cipayes sont capables ?

Il en va tout autrement en Algérie, et nous n’avons pas à craindre qu’avant peu les Arabes en sachent plus que nous. Le malheur est au contraire qu’ils se laissent difficilement apprivoiser et qu’il faudra beaucoup de temps et d’efforts pour dompter les résistances de leur esprit ou les rébellions de leur sang. De farouches pessimistes prétendent qu’on doit renoncer à civiliser ces fils du désert, qu’on n’en viendra à bout qu’en les exterminant. Cette politique de bouchers ne mérite pas qu’on la discute ; si l’art de gouverner consistait à supprimer du jour au lendemain tout ce qui nous gêne, les Iroquois et les cannibales des îles Fidji seraient nos maîtres dans cette belle science. Toutefois un voyageur allemand de grand renom, M. Rohlfs, qui a rendu un éclatant hommage à l’œuvre remarquable accomplie par la France dans sa colonie africaine, nous accuse de trop ménager les indigènes : « Pourquoi, dit-il, hésite-t-on encore à les refouler, alors qu’une expérience de quarante années a démontré qu’ils ne veulent pas devenir Français, qu’ils n’entendent ni respecter ni aimer la loi française et qu’ils sont décidés à repousser la civilisation ? » M. de Tchihatchef nous reproche au contraire de les avoir traités avec trop de rigueur après l’insurrection de 1871. Ils ont été désarmés ; on leur enleva 350,000 hectares des meilleures terres, et les tribus révoltées durent payer une contribution de guerre de 36 millions de francs. M. de Tchihatchef augure plus favorablement, des Arabes que M. Rohlfs. Il remarque qu’en moins de quatre ans, quarante-sept tribunaux nationaux ont pu être supprimés, parce qu’ils prennent de plus en plus l’habitude de s’adresser aux tribunaux français, « dont ils apprécient l’impartialité et l’humanité, qu’ils sont bien loin de prendre pour de la faiblesse[3]. » Ce qui est certain, c’est que, pendant bien des années encore, la première condition, pour gouverner l’Algérie, sera d’avoir un peu d’esprit et beaucoup d’autorité. Dans l’Inde, les Anglaisent rarement besoin de recourir à la force ; mais on peut craindre que, si jamais la révolution qui couve silencieusement dans les têtes vient à éclater, la force ne soit impuissante à la réprimer. En Algérie, les moyens de rigueur sont d’un emploi journalier et d’une nécessité évidente ; mais il ne faut pas s’exagérer l’importance des insurrections partielles qui peuvent se produire. « Vous aurez toujours des pauvres parmi vous, » disait le Christ à ses disciples. — Vous aurez toujours parmi vous des insurgés, peut-on dire aux colonisateurs de l’Algérie. Bou-Amema n’est pas un accident, c’est un symptôme.

On ne peut avoir des colonies sans s’exposer à avoir quelques soucis, et les peuples qui n’aiment pas les aventures ni les tracas, les peuples qui ont l’esprit de ménage et concentrent volontiers leurs affections sur leur pot-au-feu, font bien de renoncer aux établissemens lointains, aux comptoirs et aux métairies d’outre-mer. Cependant le monde est ainsi fait que les nations qui n’ont pas de colonies rêvent d’en avoir, tandis que celles qui en ont accusent la dureté de leur sort. Dès qu’une tribu se soulève dans le Tell ou dans le Sahara, beaucoup de Français se prennent à regretter qu’on ait conquis Alger, et dès que les Russes s’approchent de Merv, beaucoup d’Anglais font bon marché de la possession de l’Inde. Ils comptent sur leurs doigts les profits quelle leur procure, les charges qu’elle leur impose, et ils trouvent qu’en définitive les charges remportent sur les profils. C’est pour répondre à ces Anglais découragés ou moroses que sir Richard Temple a écrit son livre ; il y énumère avec complaisance toutes les raisons qu’a le Royaume-Uni de tenir à sa colonie. Ses adversaires le taxeront d’optimisme ; il leur fait pourtant plus d’une concession. Il aime les Indous, il aime encore plus la vérité.

Les Anglais s’étaient fait de grandes illusions sur l’Inde, ils en sont revenus, et les déceptions engendrent les dégoûts. Ils la considéraient naguère comme un Eldorado, comme une mine d’or d’une incalculable et inépuisable richesse. Ils se disaient que la mer qui la baigne produit des perles, que les montagnes qui la bornent recèlent des diamans ; ils avaient lu les Mille et une Nuits, il se souvenaient de ce sultan de Serendib devant qui marchaient mille éléphans, dont le palais était couvert de cent mille rubis et qui possédait dans son trésor vingt mille couronnes plus éblouissantes les unes que les autres. Un beau jour, on a découvert que l’Inde est un pays pauvre, et sir Richard Temple n’en disconvient pas. Il déclare que, relativement à l’étendue de son territoire et au chiffre de sa population, l’Inde est un pays très pauvre, a very poor country. On avait pu s’y tromper, parce que c’est la contrée du monde où la richesse est le plus inégalement distribuée. Les uns jouissent d’une opulence qui s’étale et se pavane ; les autres n’ont rien ou presque rien, et leur indigence fait peur. Dans les chasses qui furent ordonnées en l’honneur du prince de Galles, la richesse de l’Inde était représentée par de splendides souverains feudataires, constellés de pierreries, sa misère par des essaims de pauvres diables à demi nus qu’ils employaient à traquer les bêtes fauves.

On peut croire qu’à la longue, sous le régime anglais, ces contrastes si choquans finiront par s’atténuer. Sir Richard Temple nous assure que, dans l’Inde britannique, on voit aujourd’hui plus rarement des équipages somptueux, des éléphans richement caparaçonnés et de fringans coursiers, et qu’on y voit plus souvent des paysans se rendant au marché dans une charrette attelée d’une paire de bœufs. Il nous assure aussi que, dans les chaumières, les ustensiles de métal remplacent par degrés les vieux pots ébréchés, que la tuile se substitue au chaume des toitures, que le vêtement est moins grossier, le bétail mieux tenu et mieux nourri. Il avoue cependant que le progrès est lent, que la terre rapporte peu, que le capital est rare ou se cache, que l’épargne est nulle, et que, si la taxe de 1 pour 100 sur le revenu était perçue dans l’Inde comme elle l’est en Angleterre, elle produirait à peine 1 million de livres sterling, alors qu’elle produit six ou sept fois autant dans le Royaume-Uni, dont la population n’équivaut pas au cinquième de celle de l’Inde britannique. Est-ce la faute des Anglais si l’Indou a peu de besoins, si une poignée de riz suffit à sa subsistance ? si, énervé par le climat, il fait beaucoup moins de besogne dans un temps donné qu’un ouvrier européen ? « Mieux vaut être assis que debout, dit le proverbe oriental ; mieux vaut être couché qu’assis, et mort que couché. » On ne peut pas non plus s’en prendre aux Anglais des horribles famines, causées par la sécheresse, qui se reproduisent avec une fatale persistance. De 1873 à 1878, elles ont coûté 400 millions de francs, et dans une seule année elles ont fait six millions de victimes.

Si l’on ne fait pas entrer en compte les avances de capitaux nécessitées par les travaux publics, on peut dire à la rigueur que le budget de l’Inde se solde en équilibre, les dépenses étant à peu près balancées par le revenu ordinaire ; mais l’imprévu, de coûteuses entreprises, les famines, les pestes, d’autres accidens dérangent sans cesse cet équilibre péniblement cherché et produisent un déficit qu’on s’efforce en vain de combler. D’autre part, la dette s’est accrue dans des proportions effrayantes ; elle s’élève aujourd’hui à 150 millions de livres sterling. « Augmentons notre revenu, disent les uns. — Réduisons notre dépense, » disent les autres. Quelque parti qu’on propose, on se heurte à d’insurmontables difficultés. Dans l’Inde britannique, le revenu est stationnaire ou s’accroît lentement, les Anglais ont souvent signalé son manque d’élasticité, great inelasticity, a dit M. Fawcett. On croit que, les principales taxes qui l’alimentent, l’impôt foncier, l’impôt sur le sel, l’accise ou taxe sur les denrées, ont atteint leurs dernières limites. Le produit des douanes a diminué. Le commerce de l’opium prospère, mais on craint que la Chine, qui a prohibé dans ses états la culture de ce poison, n’en vienne à lui fermer ses ports.

Sir Richard Temple voit l’avenir sous un jour moins sombre. Il estime qu’avec les progrès de l’agriculture, la rente de la terre s’élèvera, et que le revenu des forêts de l’état est susceptible d’un accroissement indéfini. Il accorde néanmoins que les excédens se feront attendre pendant bien des années encore. En revanche, il n’admet pas qu’il soit possible de réduire la dépense. Il nie que les gouvernans de l’Inde gaspillent l’argent sans compter ou poussent avec trop d’ardeur les travaux publics ; il traite d’intempestives ou d’impraticables les économies qu’on réclame. Il n’admet pas non plus qu’on retranche rien sur les frais administratifs, bien qu’ils aient presque doublé dans les quinze années qui ont suivi la révocation de la compagnie, et il ne faut pas lui parler de diminuer l’armée, qui est le ver rongeur du budget, puisqu’on temps de paix elle coûte 425 millions de francs et absorbe le 45 pour 100 du revenu net. Le moyen de réduire l’armée ? À peine est-elle suffisante. Il n’est pas permis d’oublier que, si les quatre cinquièmes de la population de l’Inde sont soumis à la loi anglaise, 460 souverains nationaux, grands ou petits, tous feudataires et vassaux de la Grande-Bretagne, commandent à 50 millions de sujets. Ils prodiguent à leur suzerain leurs empressemens, leurs grâces et leurs caresses, mais leur fidélité est douteuse, et ils disposent de 300,000 soldats. On leur a représenté plus d’une fois par voie d’insinuation qu’ils se ruinaient en armemens, que leurs dépenses militaires étaient extravagantes. Ils n’entendent pas raison, et ils se fâcheraient peut-être si on s’avisait de contrarier leurs goûts ou de contraindre leur humeur. Ils adorent les gros bataillons et regardent à la quantité plus qu’à la qualité. Leurs troupes prêtent à rire, on les plaisante sur leurs canons détraqués, sur la gaucherie de leurs manœuvres. Toutefois, l’an passé, elles ont fait campagne avec les Anglais dans l’Afghanistan, et on convient qu’elles s’en sont assez bien tirées. Est-on sûr de les avoir toujours pour soi, et n’est-il pas bon de se prémunir contre certaines surprises ? Ces amis tièdes et ondoyans seraient de dangereux ennemis.

Un revenu qui n’est pas élastique, des dépenses qui le sont trop, un budget militaire qu’on ne peut réduire et qui ne peut que s’accroître, une dette publique qui en vingt ans s’est augmentée de 100 pour 100, voilà ce qu’un Anglais appelle les quatre plaies de l’Inde. M. de Tchihatchef a remarqué à ce propos que l’Algérie est mieux partagée, que les forces productives y suivent une marche constamment ascendante, qu’avant peu la recette balancera la dépense. Il prévoit aussi que les indigènes finiront par s’accommoder de leur sort, que dans un avenir prochain les mouvemens insurrectionnels qui pourront encore se produire ne seront plus que des tentatives locales, faciles à réprimer, et que rien n’empêchera de réduire le chiffre des forces militaires mises au service de la colonie. — « Greffée sur la métropole comme un gigantesque parasite, ajoute-t-il, n’ayant d’autre suc nourricier que celui de l’arbre vigoureux qui le supporte, l’Inde britannique continuera indéfiniment cette végétation d’emprunt. Il en est autrement de sa jeune sœur africaine, qui a toute chance de venir un jour occuper sa place dans la grande famille des états vivant de leur propre vie et n’ayant pas besoin de protection étrangère. »

Nous souhaitons qu’en ce qui concerne l’Algérie les bienveillantes prédictions de M. de Tchihatchef se réalisent dans le plus bref délai. Mais il faut faire leur part aux accidens imprévus, qui déconcertent les plus beaux plans de conduite et traversent les plus sages résolutions. Il est difficile dans ce monde de faire exactement ce qu’on veut. Souvent on fait moins, quelquefois aussi on fait plus, et les conséquences en sont également fâcheuses. Les puissances qui ont des colonies sont sujettes à des entraînemens qu’il serait injuste de leur imputer à péché. Une conquête en amenant une autre, elles passent pour avoir des appétits insatiables, et on les accuse de ne songer qu’à s’arrondir ; le plus souvent elles ne s’agrandissent que pour conserver ce qu’elles ont. Dieu sait que la France n’éprouvait aucun besoin de reculer ses frontières en Afrique ; d’imprudentes provocations l’ont obligée à étendre la main sur la Tunisie. Si elle n’avait pas relevé le gant qu’on lui jetait, si elle avait souffert qu’on doutât de sa force et qu’une influence rivale prévalût à Tunis, c’en était fait de son prestige et de sa sécurité en Algérie, où sa domination eût été sérieusement menacée ; ce qui s’est passé ne l’a prouvé que trop. Il n’en est pas moins vrai qu’en prenant la régence sous son protectorat, elle est devenue limitrophe de la Turquie, à qui appartient la Tripolitaine, ce qui peut être pour elle une source d’embarras. Comme M. le duc de Broglie le disait spirituellement au Sénat, c’est un fâcheux voisinage que celui de la Turquie, parce que tout le monde se mêle de ses affaires et que l’avoir pour voisine, c’est avoir tout le monde pour voisin. Dieu sait aussi que les Anglais ne soupiraient point après cette frontière scientifique qu’il a plu à lord Beaconsfield de leur donner. Ils se souciaient peu d’aller à Caboul, d’avoir de méchantes affaires avec les Afghans, d’ajouter Candahar à leur empire. Les progrès des Russes dans l’Asie-Centrale les ont contraints à faire une campagne qui ne leur souriait guère. Ils n’ont pas à craindre que la Russie envahisse l’Inde, mais si son influence devenait prépondérante dans l’Afghanistan, l’Inde ne serait plus en sûreté, l’autorité de l’Angleterre se trouverait compromise, les souverains, ses vassaux ne la craindraient plus, ses sujets douteraient d’elle, les Indous, qui aiment à raisonner, raisonneraient plus que jamais, et en tout cas elle serait tenue d’augmenter encore cette armée qui lui coûte déjà si cher. Ce n’est pas tout que d’avoir conquis les corps, il faut posséder les âmes. Les politiques réalistes, qui se piquent de ne s’occuper que des faits, ne devraient pas oublier que l’imagination des peuples est un fait avec lequel il faut toujours compter.

On peut être certain que les Anglais ne perdront aucune occasion de se plaindre des déceptions que l’Inde leur a causées et des soucis qu’elle leur procure ; ils ne se lasseront pas d’énumérer les charges qu’elle leur impose, ils déclareront plus d’une fois encore que le mieux serait de s’en défaire. On peut être également certain qu’ils ne s’en déferont jamais volontairement ; il y a des choses qu’on dit et qu’on ne fait pas. Il est possible que l’Inde coûte à l’Angleterre plus qu’elle ne lui rapporte ; mais cette vaste colonie est un bureau de placement pour ses cadets, une école où se forment ses financiers et ses administrateurs, une carrière ouverte à son activité et à son commerce. Que deviendrait ce commerce si la vallée du Gange comme le Deccan étaient en proie à l’anarchie et à la confusion, et qui répondrait de l’ordre si les Anglais s’en allaient ? D’ailleurs, malgré les prédications des économistes de Manchester et des radicaux de Birmingham, malgré les raisonnemens des utilitaires et les jérémiades des pessimistes, l’Angleterre n’a pas abjuré ses ambitions : elle croit encore à ses léopards, son vieil orgueil n’est pas mort, et elle sent bien que le jour où elle renoncerait à l’Inde, elle serait amoindrie et déchue aux yeux du monde. La France est plus intéressée encore à la conservation de sa colonie. Si elle venait à l’évacuer, il se trouverait bientôt quelqu’un pour l’y remplacer, et elle sait que l’Algérie fait face aux côtes du Languedoc et de la Provence, qu’il n’y a que 750 kilomètres de la plage africaine à Marseille. Elle ne se dessaisira point de sa conquête, et il faut souhaiter qu’elle la fasse de plus en plus prospérer en se défiant également de l’esprit de routine et de l’esprit d’aventure. Sir Richard Temple engage les puissances qui ont des colonies à se bien pénétrer de la maxime : Festina lente, — ce qui signifia qu’elles doivent joindre la prudence à l’activité, l’amour du progrès à la circonspection.

Ce qu’il faut admirer surtout dans la politique coloniale des Anglais, c’est le compte exact qu’ils tiennent des lieux et des temps, des circonstances et des situations. Ils ont de la méthode, ils n’ont pas de système ; ils ont des principes, mais de tous leurs principes l’opportunité est celui qui leur tient le plus au cœur. C’est par degrés, c’est peu à peu que le règne de la loi a été substitué dans l’Inde au régime personnel et que le droit écrit a pris pied dans les états fraîchement annexés, qu’on appelait les provinces de non-régulation et qui étaient remises à la discrétion du pouvoir exécutif. En ces matières l’Anglais n’a pas de parti-pris ; il procède en pays nègre autrement que dans l’Australie ou dans ses possessions asiatiques. Les majorités noires ne lui font pas peur ; il a jugé utile de conférer les droits politiques aux Cafres, aux Bassoutos, aux Criquas ; il ne les a pas accordés aux Indous, il leur refuse ces institutions représentatives qu’ils ne cessent de convoiter. La législature suprême, établie en 1861, de même que les législatures secondaires qui servent de conseils aux gouvernemens locaux de Madras, de Bombay et du Bengale, se composent de fonctionnaires auxquels on adjoint des assesseurs européens ou natifs qui sont désignés et ne sont pas élus.

On sait si la liberté de la presse est chère au cœur de tout Anglais. Cependant, quelques feuilles indigènes ayant publié des articles qui provoquaient au mépris des autorités constituées, un acte fut passé à Calcutta, qui autorisait les gouverneurs à supprimer toute publication dangereuse. Un peu plus tard, on s’aperçut que le drame historique était fort goûté des Indous et leur procurât d’assez vives émotions. Il y a des théâtres dans les principales villes, les troupes sont passables, la salle est toujours pleine et le parterre prend facilement feu. En 1876, la législature décida que les théâtres seraient soumis dorénavant au contrôle et au bon plaisir du gouvernement. On sait aussi combien les Anglais sont peu portés à humilier la toge devant l’épée ; jamais pourtant l’idée ne leur est venue d’exclure tout militaire du service civil et de l’administration. « Le gouvernement de l’Inde, nous dit sir Richard Temple, recrute souvent ses fonctionnaires dans une classe importante d’officiers tirés de l’état-major. La plupart des postes diplomatiques et politiques sont occupés par eux, ainsi que beaucoup d’emplois civils dans certaines provinces telles que le Pendjab, Oudh, le Birmah britannique, l’Assam, les provinces centrales, le Sind et Berar. Ils se sont toujours montrés pleins de zèle, de capacité et d’expédiens. Ceux qui ont pris leur retraite n’ont pas à craindre qu’on les oublie ; d’autres sont encore au service actif et leurs talens honorent leur profession. Cette classe d’officiers a fourni à l’histoire anglo-indoue quelques-uns des meilleurs et des plus grands noms qu’elle ait inscrits dans ses registres. Munro fut gouverneur de Madras, Malcolm gouverneur de Bombay, Henry Durand lieutenant-gouverneur du Pendjab. » — Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! a dit un fou. Les Anglais diraient plutôt : Périssent tous les partis-pris plutôt qu’une colonie ! On demandait à l’un d’eux quelle constitution il serait disposé à accorder aux Indous devenus majeurs, s’il était pour le vote restreint ou pour le suffrage universel. Il répondit : Je suis pour qu’on ne déraisonne pas.

Le but que poursuit le gouvernement de l’Inde est de faire aux Indous une part toujours plus grande dans leurs affaires, de les acheminer par degrés au self-government, en tant qu’il est compatible avec les intérêts et l’autorité de l’Angleterre. Ce que nous devons nous proposer en Algérie, c’est d’étendre de plus en plus le territoire civil, de développer les institutions judiciaires, de transformer les communes mixtes en communes de plein exercice. Mais cette transformation ne peut s’accomplir par des mesures précipitées, par une politique d’à-coups ; il nous est interdit de brûler les étapes, de brusquer les transitions. On proteste contre la dictature de l’épaulette : veut-on la remplacer par l’anarchie ? On déclame contre les bureaux arabes : est-il permis d’oublier les précieux services qu’ils ont rendus ? Il y a deux Algéries, l’une civile, l’autre arabe et militaire ; on désire qu’il n’y en ait plus qu’une et on a raison, mais cela ne peut se faire en un jour. « Tous les efforts seraient impuissans, a dit M. Vernes d’Arlandes, si l’on perdait de vue que ce pays demande à être commandé encore plus qu’administré et qu’il ne peut comprendre l’autorité qu’autant qu’elle se manifeste à lui par une action rapide et incessante. » M. de Tchihatchef affirme, de son côté, « qu’il y aurait du danger à trop hâter l’époque où une population indigène d’environ un million et demi, placée sous la tutelle militaire, doit passer au régime qui administre les Européens. » En visitant plusieurs communes mixtes, il a été frappé « de la facilité avec laquelle fonctionnent les rouages si simples de l’administration militaire, » et il a compris « combien un tel régime répond mieux aux habitudes patriarcales de ces peuples que la machine compliquée du régime civil. » Il ajoute « qu’en multipliant les employés en frac noir et à cravate blanche, on ne fêtait que grossir inutilement le nombre des fonctionnaires, dont le chiffre n’est déjà que trop élevé. »

Nous sommes ainsi faits que nous cherchons l’absolu où il n’a que faire et la géométrie où elle est nuisible. Nous avons aussi la manie de croire à la vertu magique des mots. Notre badauderie a cru l’avenir de la France africaine à jamais assuré parce qu’on lui donnait un gouverneur-général civil. Tout serait trop facile s’il suffisait d’un adjectif pour faire prospérer une colonie. — « Pourvu qu’un gouverneur-général de l’Algérie, écrivait l’autre jour un spirituel publiciste, M. Weiss, ait le don du gouvernement et celui du commandement, pourvu qu’il possède son Algérie sur le bout du doigt, pourvu qu’il conçoive et poursuive un plan fondé sur la théorie et sur l’expérience, pourvu qu’il ne donne point accès aux agioteurs et aux tripoteurs, pourvu qu’enfin il soit laborieux, clairvoyant, prévoyant, je ne me plaindrai pas qu’il soit civil, et je lui passerais avec une égale facilité d’être militaire… Donnez-moi un civil comme Haussez ou Dupleix, je vous tiens quitte des militaires ; donnez-moi un militaire comme La Bourdonnais ou Bugeaud, je ne réclamerai pas de civil. » — Qu’il porte ou non l’épaulette, ce qu’il faut demander surtout à un gouverneur-général de l’Algérie, c’est d’avoir ce souverain bon sens qui nous affranchit de l’esprit de secte et de tous les vices qui l’accompagnent, le jargon, les sots partis-pris, les fâcheux entêtemens, les béates infatuations, l’étroitesse des idées, l’habitude de regarder le monde à travers le trou d’une serrure ou d’une aiguille. Ce qu’il faut lui demander encore, c’est d’être un homme d’action et d’expédiens. Les Arabes racontent qu’un savant s’embarqua sur une nacelle pour traverser un large fleuve et qu’il dit au batelier qui le passait : « Sais-tu les mathématiques ? — Non. — Alors tu as perdu les trois quarts de ta vie. » À peine le savant avait-il prononcé ces mots qu’un coup de vent fit chavirer la barque. « Sais-tu nager ? demanda à son tour le batelier à ce grand mathématicien qui se débattait dans les flots. — Hélas ! non. — Eh bien ! tu as perdu ta vie tout entière. » Militaire ou civil, si le gouverneur-général de l’Algérie a le goût de compulser les dossiers, il faut lui en savoir gré, les dossiers sont fort instructifs ; mais l’essentiel est qu’il sache nager.

Le ciel nous garde des embûches de Bou-Amema ! Mais qu’il nous garde surtout de l’esprit de secte et de l’abus des formules ! Goethe disait qu’un homme n’est vraiment digne de ce nom que lorsqu’il a fait un enfant, bâti une maison et planté un arbre. On plante des arbres en France et on y bâtit beaucoup de maisons ; le malheur est qu’on n’y fait pas assez d’enfans. Un malheur plus grand encore est qu’il y a parmi nous trop de gens disposés à croire que, pour être un homme vraiment digne de ce nom, il suffit d’avoir inventé une formule.

G. Valbert.
  1. En Algérie, à traders l’Espagne et le Maroc, par Th. Vernes d’Arlandes ; Paris, Calmann Lévy, 1881.
  2. India in 1880, by sir Richard Temple, late governor of Bombay, lieutenant-governor of Bengal, and finance minister of India ; Londres, Murray, 1881.
  3. Espagne, Algérie et Tunisie, lettres à Michel Chevalier par P. de Tchihatchef ; Paris, 1880, page 461.