La Légende des siècles/L’Élégie des fléaux

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L’Élégie des fléaux
La Légende des sièclesCalmann-Lévy2 (p. 293-313).



                             LE POËTE

Tu ne l'as pourtant pas mérité, ma patrie !


                             LE CHŒUR

Oh ! quel acharnement sur la grande meurtrie !
La bataille a passé, chaos sombre et tonnant.
Voici la vision des vagues maintenant. Une meute de flots terribles, des montagnes
D'eau farouche, l'horreur dans les pâles campagnes,
Et l'apparition des torrents forcenés !
L'auguste France, en proie aux chocs désordonnés,
Semble un titan ayant de l'eau jusqu'aux épaules ;
Et l'on voit une fuite immense vers les pôles
De la pluie et de l'ombre et des brouillards mouvants,
Sous la cavalerie effroyable des vents ;
La mort accourt avec la rumeur d'une foule ;
Tout un peuple, sous qui l'effondrement s'écroule,
Crie et se tord les bras, prêt à couler à fond ;
Comme un flocon de neige un toit s'efface et fond ;
Une rivière, hier dans les prés endormie,
Gronde, et subitement devient une ennemie ;
Le fleuve brusque et noir surprend l'homme inquiet,
Et trahit les hameaux auxquels il souriait ;
Tout tombe, égalité des chaumes et des marbres ;
Les mourants sont par l'eau tordus autour des arbres ;
Rien n'échappe, et la nuit monte. Profonds sanglots !

                              LE POËTE

Quoi ! deux invasions ! Après les rois, les flots !


                              LE CHŒUR

Deux inondations ! L'onde après les vandales ! Ce n'était pas assez d'avoir eu les sandales
D'on ne sait quel césar tudesque sur nos fronts ;
Ce n'était pas assez d'avoir, sous les affronts,
Vu nos drapeaux hagards frissonner dans nos villes ;
Ce n'était pas assez, lorsque des hordes viles
Marchaient sur nous, souillant ce que nous adorons,
De nous être bouché l'oreille à leurs clairons ;
Le deuil succède au deuil, le ravage au ravage ;
L'onde fatale arrive après le roi sauvage ;
Et voilà de nouveau sous un noir tourbillon
L'écrasement des blés, du verger, du sillon !
Ô désastres ! ô chute ! où sera le refuge
Si l'eau fait un tel gouffre et l'homme un tel déluge ?
Jadis le sort frappa Rome et s'interrompit,
La laissant respirer ; mais pour nous nul répit.


                               LE POËTE

Deux supplices. Le Nord, le Sud. L'un après l'autre.


                               LE CHŒUR

Hier nous avions sur nous la bête qui se vautre
Cyniquement, au gré des rois épanouis, La guerre, et des troupeaux de canons inouïs
Nous jetant l'aboiement de l'abîme ; la France
Subissait, sous un ciel d'où fuyait l'espérance,
Le bombardement lâche et tortueux, crachant
L'éclair, et foudroyant le toit, le mur, le champ,
La forêt, la cité, l'homme, l'enfant, la femme ;
L'eau sombre aujourd'hui vient au secours de la flamme ;
Elle vient achever ce fier pays blessé ;
Les fléaux avaient hâte, ils ont recommencé ;
Après l'embrasement, le torrent nous accable ;
À présent ce n'est plus sous l'obus implacable,
C'est dans les flots qu'on voit les villes succomber.
Dures heures de nuit que le temps fait tomber
Goutte à goutte sur nous de sa morne clepsydre !
Hier c'était le dragon, et maintenant c'est l'hydre.


                               LE POËTE

Est-ce fini ? Pensif, je dis au gouffre : Après ?


                              LE CHŒUR

Ô France ! mourras-tu ? Non. Car, si tu mourais,
Le mal vivrait, l'effroi vivrait ; cette fenêtre, L'aube, se fermerait ; on verrait la mort naître.
L'immense mort de tout. France, l'extinction
De Ninive, de Tyr, d'Athènes, de Sion,
Rome oubliant son nom, Thèbes perdant sa forme,
Ne seraient rien auprès de ton éclipse énorme.
Le passé monstrueux se dresserait debout.
Ce cadavre crierait : — J'existe. Éteignez tout.
Plus de flambeaux. Vivez, spectres. La France est morte ! —
Alors, ô cieux profonds ! l'ombre ouvrirait sa porte ;
On verrait revenir toute l'antique horreur,
Les larves, l'ancien pape et l'ancien empereur,
Tous les forfaits sacrés, toutes les basses gloires,
Les sanglants constructeurs des religions noires,
Arbuez, l'âme terrible où se réfugia
L'affreux dogme sorti de l'antre à Borgia,
Bossuet bénissant Montrevel, les bastilles
Faisant comme des dents grincer leurs sombres grilles ;
Ces masques, Loyola, de Maistre, dont l'œil luit,
Tomberaient, laissant voir ce visage, la nuit ;
Alors reparaîtraient Cisneros, Farinace,
Louvois, Maupeou, la vieille autorité tenace
Sous qui rampe la foule aux confuses rumeurs ;
Et ces lugubres lois, et ces lugubres mœurs
Qui livrent aux bûchers l'Italie et l'Espagne,
Jettent au cabanon Colomb, mettent au bagne
Des peuples tout entiers, juifs ou bohémiens,
Et qui font Louis-quinze assassin de Damiens.


                             LE POËTE 

On reverrait ce Styx, le passé ! mornes rives !


                             LE CHŒUR

Non, France. L'univers a besoin que tu vives.
Tu vivras. L'avenir mourrait sous ton linceul.


                             LE POËTE

France, France, sans toi le monde serait seul.


                             LE CHŒUR

Tu vivras.
                       Cependant il ne faut pas qu'on dorme.
On sent derrière soi rôder la mort difforme, On dirait qu'ennuyé d'attendre les vivants,
Le naufrage hideux, blême et battu des vents,
Sort de la mort et vient chercher l'homme sur terre.
Une lave nouvelle ouvre un nouveau cratère.


                             LE POËTE

La France est prise en traître une seconde fois.


                             LE CHŒUR

L'eau perfide s'ajoute au guet-apens des rois.
D'où vient cette colère odieuse des fleuves ?
L'eau devient un suaire et tout meurt. Que de veuves !
Que d'orphelins ! Massacre inepte d'innocents !
L'horreur, du sombre amas des nuages pesants,
Pleut, comme si le ciel devenait haïssable ;
La rose est sous la fange et l'épi sous le sable.
Le miasme impur flotte où flottait le parfum.
Cadavres qui passez, accusez-vous quelqu'un ?
Ô berceau à vau-l'eau, que criez-vous dans l'ombre ?
Est-ce qu'il se pourrait que les forces sans nombre
Dont le balancement remplit l'immensité,
Eussent on ne sait quelle étrange volonté ? Est-ce que quelque part la nature est maudite ?
Est-ce qu'un tel malheur, ciel noir, se prémédite ?
D'un astre qu'on ignore est-ce donc le lever ?
Et les hommes tremblants se sont mis à rêver.
Les écumes au sud, dans le nord les fumées !
Tout broyé, fleurs et fruits, moissons, peuples, armées,
Sous les chars de la nuit dont l'éclair est l'essieu !
Ruine et mort. Qui donc fait tout cela ?


                             LE PRÊTRE

                                                         C'est Dieu.


                               LE POËTE

Prêtre, que dis-tu là ? Dieu serait le coupable !


                              LE CHŒUR

Quoi ! de tant de forfaits ce Dieu serait capable !
Quoi ! Dieu viendrait marcher sur nous comme un géant !


                               LE POËTE

Quoi ! prêtres ! ce chaos, ce hasard, ce néant
Promenant son niveau sur la foule innocente, Ces désastres faisant ensemble leur descente,
Ce serait l'action de ce maître hagard !
Quoi ! cet aveuglement, ce serait son regard !
Quoi ! la Fatalité serait la Providence !
Quoi ! dans cette noirceur c'est Dieu qui se condense !
C'est là votre façon d'adorer ! Taisez-vous !
Cela fait frissonner, le blasphème à genoux !
Horreur ! jusqu'à l'affront pousser l'idolâtrie !
Hélas ! nous le savons, qu'en la fauve Syrie
On aille réveiller Baal, qu'on aille au Nil
Fouiller les dieux d'Égypte au fond de leur chenil,
Du Moloch de granit au Jupiter de bronze,
Qu'on rôde, interrogeant le flamine et le bonze,
Ceux de Dodone, ceux de Tyr, ceux de Membré,
Hélas ! on trouvera Dieu toujours adoré,
Et l'on constatera toujours, dans tous les cultes,
Le même amour prouvé par les mêmes insultes !
Synagogue ou wigwam, syringe ou parthénon,
Pas un temple ne sait nommer Dieu par son nom ;
Leur ignorance à voir l'invisible s'obstine.
Ô triste erreur. Védas, croix grecque, croix latine,
Koran, Talmud, tous font par Dieu même, a Deo ,
Commettre ce forfait qu'on appelle un fléau !
Ah ! qui que vous soyez, vous qui, dans la mosquée,
Accouplant à l'erreur la vérité masquée,
Offrant tantôt de l'ombre et tantôt des rayons,
Vendez ce Dieu, sachez ceci, nous y croyons !
Et nous ne voulons pas qu'on l'outrage ! ô misère ! Quoi, lui le paternel, quoi, lui le nécessaire,
Il serait sans raison, sans loi, sans cœur, sans yeux !
Il tomberait du ciel, stupide et furieux,
Comme un caillou roulant d'un mont, comme une pierre !
Et quand l'homme dirait en le voyant à terre :
Quel est ce projectile imbécile au milieu
De ce ravage atroce ? il reconnaîtrait Dieu !


                             LE PRÊTRE

Courbez vos fronts. C'est juste et même salutaire ;
Il faut bien que le ciel punisse enfin la terre.
Le châtiment descend des éternels sommets.


                              LE POËTE

Châtier ! Punir ! Quoi ? nos crimes ? Soit. J'admets
Qu'il se fait ici-bas bien des actions viles ;
Il est des fronts souillés, il est des cœurs serviles ;
L'homme est souvent hideux. Soit. Eh bien, supposons
L'impossible, entassons l'Ossa des trahisons
Sur l'abject Pélion des lâchetés ; qu'on rêve,
Comme à perte de vue un flot sur une grève,
Toute la faute et tout le crime, et le frisson De la honte emplissant le livide horizon ;
Oui, supposons l'absurde, imposture ou démence,
Le culte de l'agneau produisant l'inclémence,
Un pontife quelconque, indou, juif ou romain,
Essayant d'arrêter Dieu dans l'esprit humain,
Et ne comprenant rien au foudroyant mystère
Qui fait surgir, après Torquemada, Voltaire ;
Imaginons, quoi ? Tout ! Qu'on en vienne à bâtir
Dans ce Paris qui fut soldat, qui fut martyr,
Devant le Panthéon sublime, une pagode ;
Qu'on mette Messaline et Tartuffe à la mode ;
Qu'on fasse le mensonge évêque ou sénateur,
Si bien que la bassesse ait droit à la hauteur ;
Supposons ce qu'on n'a jamais vu, la chimère :
Un faussaire escroquant l'empire ; notre mère,
La France, violée et tombant tout en pleurs
Du bivouac des héros dans l'antre des voleurs ;
Supposons que trahir devienne une devise ;
Que le juge indigné d'un crime, se ravise
Et lui prête serment, puis, sur la loi monté,
Fasse de la justice une fidélité
À ce crime, toujours infâme, mais auguste ;
Supposons que le vrai soit faux, le juste injuste,
Le scélérat sacré, l'honnête homme puni ;
Et que le prêtre mente et devienne infini
Dans l'opprobre, à ce point de donner pour exemple
Le mal, et d'ébranler les colonnes du temple
Par de prodigieux Tedeums bénissant La griffe impériale encor rouge de sang !
Tout ce que vous voudrez d'attentats, de folies ;
Soit. Rêvez des horreurs sans mesure accomplies
Par n'importe quel roi, n'importe quel sénat !
Eh bien, je ne crois pas que cela me donnât
Le droit d'amonceler des gouffres de nuées,
D'appeler les autans poussant d'aigres huées
Au-dessus d'un logis paisible, et de noyer
L'humble nouveau-né, joie et rayon du foyer,
Qui dans son petit lit chante, rit, jase et cause
En tâchant de baiser le bout de son pied rose !
Non, je ne pense pas que tous ces forfaits-là,
Même en multipliant Judas par Attila,
Même en mêlant Bismarck et Bonaparte au crime,
Pourraient à quelque dieu que ce soit dans l'abîme
Donner, dans l'ombre affreuse où le jour s'engloutit,
Le droit de se ruer sur ce pauvre petit,
Et de faire, en versant sur lui l'ombre ou la flamme,
Rouler le doux berceau dans le sépulcre infâme !


                               LE CHŒUR

Ainsi ces deux fléaux ne sont point, l'un, l'erreur
De la science, et l'autre, un crime d'empereur, Des coteaux mal boisés, des villes mal gardées ;
Non, c'est le châtiment, de quoi ? De nos idées,
Et des pas en avant que fait le genre humain !


                             LE POËTE

C'est pour venir jeter dans notre dur chemin
Cette explication sourde, bigote, athée,
Que tu te couronnais d'une mitre argentée,
Prêtre, et que d'un camail sacré tu t'empourprais !
La France est accablée, et Dieu l'a fait exprès !


                            LE PRÊTRE

Oui.


                              LE POËTE

                 Quoi ! l'assassinat des villes et des plaines,
Quoi ! la peste exhalant ses infectes haleines,
Quoi ! le silence affreux mêlé d'un affreux bruit,
Quoi ! toute cette trombe éparse dans la nuit,
Immense, noyant l'homme et la terre féconde,
Et délayant la mort pour engloutir un monde,
Quoi ! ces horribles flots lâchement triomphants,
Quoi ! ces vieux laboureurs, quoi ! ces petits enfants,
Ces nouveau-nés cherchant des seins, trouvant des fosses,
Quoi ! ces mères pleurant leurs fils, ces femmes grosses
Qui flottent, l'œil fermé, dans le gouffre écumant,
Et dont le ventre mort apparaît par moment
Sous le glissement noir de cette transparence,
Quoi ! toute cette horreur, toute cette souffrance,
L'eau jetée au hasard comme on jette les dés,
Quoi ! la brutalité des fleuves débordés,
Ce serait lui ! ce Dieu ferait ces catastrophes !
Lui qu'adore le rêve obscur des philosophes,
Lui devant qui l'on sent tressaillir la forêt,
Lui, que l'uléma chante au haut du minaret
Et que l'évêque loue en élevant sa crosse,
Lui, ce père ! il serait cette bête féroce !
Ah ! si vous disiez vrai, myopes de l'autel,
Si ce prodigieux et sublime Immortel
Avait de tels accès, et s'il était possible
Qu'ainsi qu'un archer sombre il eût l'homme pour cible,
S'il pouvait être pris dans ce flagrant délit,
S'il chassait les torrents farouches de leur lit,
S'il tuait, fou lugubre, en croyant qu'il se venge,
Alors la Justice, âpre et formidable archange,
Se dresserait devant le pâle Créateur,
Questionnerait l'être immense avec hauteur, Et le menacerait, elle, cette éternelle,
De fuir et d'emporter l'aurore sous son aile,
Et rien ne serait plus sinistre, ô gouffre bleu,
Que le balbutiement épouvanté de Dieu !
Non ! non ! non ! Je vous plains. J'ai l'horreur infinie
De voir comment un dogme avorte en calomnie,
Mais je vous absous. L'ombre est dans vos tristes murs ;
L'obscurité n'est pas la faute des obscurs.
Plus qu'ils ne le voudraient les prêtres sont funèbres ;
Votre âme est la noyée informe des ténèbres
Et flotte évanouie au fond des préjugés.
Je vous plains. Mettez-vous à genoux, et songez.


                               LE CHŒUR

Et nous, les survivants, secourons ceux qui meurent.
Au-dessus des grands deuils les grands devoirs demeurent.
Donnons ! donnons ! Vidons le reste du sac d'or.
Les barbares n'ont pas tout pris. Donnons encor !
Les rois sont les plus forts et les cieux les tolèrent ;
Mais qu'importe ! faisons rougir ceux qui volèrent
Cette France, toujours prête à tout secourir.
Soyons le cœur profond que rien ne peut tarir ;
La France a toujours eu la bonté pour génie ; Donnons, et penchons-nous sur la vaste agonie.
Donnons ! La France, hélas ! en est à ne plus voir
Que des bras suppliants dans un horizon noir ;
Cette nuit qu'on nous fait, ce n'est pas notre crime,
Et nous la subissons. Soit. Le peuple est sublime
Qui n'éteint pas l'amour quand l'ombre emplit le ciel,
Et devient ténébreux mais reste fraternel.
Des misères sont là, nos âmes leur sont dues.
Ah ! que des mains vers nous soient vainement tendues,
Cela ne se peut pas ! Donnons ! donnons ! donnons !
Qu'au moins le désespoir nous ait pour compagnons ;
Que pas un affamé ne demeure livide,
Et que pas une main ne se referme vide.
Donnons. Surtout gardons l'espoir. L'espoir est beau ;
Nous sommes dans le deuil, mais non dans le tombeau.


                                LE POËTE

Nous sommes un pays désemparé qui flotte,
Sans boussole, sans mâts, sans ancre, sans pilote,
Sans guide, à la dérive, au gré du vent hautain,
Dans l'ondulation obscure du destin ;
L'abîme, où nous roulons comme une sombre sphère,
Murmure, comme s'il cherchait ce qu'il va faire
De ce radeau chargé de pâles matelots ; Délibération orageuse des flots.
Mais, ô peuple, ayons foi. La vie est où nous sommes.
Je le redis, la France est un besoin des hommes ;
Après sa chute comme avant qu'elle tombât,
L'immense cœur du monde en sa poitrine bat.
Nous vivons. Nous sentons plus que jamais notre âme.
Ah ! ce que nous a fait le destin est infâme,
Et j'en suis indigné, moi qui songe la nuit !
Hélas ! Strasbourg s'éclipse et Metz s'évanouit,
Faut-il donc renoncer au Rhin, notre frontière ?
Non, nous ne voulons pas. Et la volonté fière,
Avec l'accroissement de nos ongles, suffit.
Ce que le sort fait mal toujours Dieu le défit ;
Espérons. Il serait en effet bien étrange
Que le peuple qui va vers l'aurore et dérange
Le vieil ordre du mal rien qu'en se remuant,
Aigle, fût désormais captif du chat-huant,
Que le libérateur du monde fût esclave,
Et que ce vaste Etna vît se figer sa lave
Sous des bouches soufflant on ne sait quels venins,
Et que ce géant fût garrotté par des nains !
Il serait inouï que cette altière France
Par qui s'est envolé l'archange Délivrance,
Après avoir sonné les sublimes beffrois,
Et mis les nations hors du cachot des rois,
Et déployé pour tous les peuples sa bannière,
Fût de la liberté des autres prisonnière,
Et livrée aux geôliers par ceux dont elle a fait La force, en ces grands jours où le droit triomphait !
Cela ne sera pas ! Quelle que soit l'injure,
Quelque affreuse que semble être cette gageure
Du funeste Aujourd'hui contre le fier Demain,
Nous sommes les vivants profonds du droit humain ;
Ayons foi. Ces fléaux et ces rois d'un autre âge
Passeront. Quels que soient l'affront, le deuil, l'outrage,
L'énigme et la noirceur apparente du sort,
On cesse de haïr la nuit quand l'aube en sort !
Et, France, tu vaincras, ô prêtresse, ô guerrière,
Tes tyrans par l'épée et Dieu par la prière !
Oui, prêtres, nous prions. Je crois, sachez-le bien.
Comme le vert palmier craint l'autan libyen,
Nous craignons pour nos fils votre enseignement triste ;
Ah ! vous ébranlez tout, prêtres. Mais Dieu résiste.
Nous l'avons dans nos cœurs, et pas déraciné.
Je veux mourir en lui, car en lui je suis né ;
Et je sens dans mon âme où tout l'aime et le nomme
Que c'est du droit de Dieu qu'est fait le droit de l'homme.


                               LE CHŒUR

Une fois que le vrai s'est mis en marche, il va
Droit au but, et toujours l'avenir arriva.


                               LE POËTE 

Esprit humain, nul vent ne te cassera l'aile.
Jamais rien ne pourra troubler le parallèle
Entre l'ordre céleste et l'humaine raison ;
L'aurore frémirait derrière l'horizon
Des propositions que lui ferait l'abîme.
L'enchaînement sans fin suit une loi sublime ;
Toute ombre est une fuite ; et toujours le moment
Superbe, où blanchira le bas du firmament,
Vient quand il doit venir, et jamais la Chaldée
Ni l'Inde aux yeux rêveurs n'ont vu l'aube attardée ;
Nul souffle au fond du ciel n'éteint l'éternel feu ;
L'infini conscient que nous appelons Dieu
Soutient tout ce qui penche, entend tout ce qui pleure.
Aucun fléau ne peut demeurer passé l'heure ;
Nulle calamité n'a droit de s'arrêter ;
Dieu ne permettra pas à la nuit de rester.
Dieu ne laissera pas continuer le crime.
Croit-on que le soleil manquerait à la cime
Qui l'attend, lui le grand visage souriant ?
Comprendrait-on l'étoile oubliant l'Orient ?
Le devoir de l'obstacle est de se laisser vaincre.
Demain nous appartient ; rien ne pourra convaincre
Le jour qu'il ne doit pas se lever du côté Du droit, de la justice et de la vérité.
Dieu supprime le mal, les fléaux, les désastres
Par la fidélité formidable des astres.


                              LE CHŒUR

France, songe au devoir. Sois grande, c'est ta loi.


                              LE POËTE

Et fais de ta mémoire un redoutable emploi
En y gardant toujours les villes arrachées.
Enseignons à nos fils à creuser des tranchées,
À faire comme ont fait les vieux dont nous venons,
À charger des fusils, à rouler des canons,
À combattre, à mourir, et lisons-leur Homère.
Et tu nous souriras, quoique tu sois leur mère,
Car tu sais que des fils qui meurent fièrement
Sont l'orgueil de leur mère et son contentement.
France, ayons l'ennemi présent à la pensée,
Comme les grands Troyens qui, sur la porte Scée,
S'asseyaient et suivaient des yeux les assiégeants.
Ces rois heureux autour de nous sont outrageants ;
Aimons les peuples, mais n'oublions pas les princes. En même temps restons penchés sur ces provinces
Qui sanglotent, en proie aux fléaux jamais las.
Soyons amers et doux. La question, hélas !
Est toute dans ce mot sans fond : les misérables ;
Ceux-ci sont monstrueux ; ceux-là sont vénérables ;
Réprimons ceux d'en haut ; secourons ceux d'en bas ;
Prodiguons l'aide immense en songeant aux combats.
Peuple, il est deux trésors, l'un clarté, l'autre flamme,
Qu'il ne faut pas laisser décroître dans notre âme,
Et qui sont de nos cœurs chacun une moitié,
C'est la sainte colère et la sainte pitié.