L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 11

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Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 58-62).


XI

CE QUE J’ENTENDIS DANS LE TONNEAU.


« Je te dis que non !… disait John Silver. C’était Flint qui nous commandait… J’étais son quartier-maître et j’avais encore ma jambe, à cette époque. Je l’ai perdue le même jour où le vieux Pew eut les deux yeux brûlés ; c’est aussi le même chirurgien qui nous soigna et c’était un malin, celui-là, frais émoulu de l’Université, sachant le latin et toute la boutique… Ce qui ne l’a pas empêché d’être pendu comme les camarades et de sécher au gibet de Corso-Castle… Mais, pour en revenir à notre histoire, il s’agit des hommes de Roberts ; et cela leur arriva pour avoir changé à tout instant le nom de leur navire. C’était tantôt la Royal-Fortune et tantôt autre chose. Tout cela n’est bon qu’à vous faire pincer !… À mon avis, quand un navire a été baptisé une bonne fois, il doit garder son nom jusqu’au bout… C’était le système d’England : aussi voyez si la Cassandra ne nous ramena pas sains et saufs de Malabar après la capture du Vice-Roi-des-Indes ?… C’était aussi le système du vieux Flint, qui s’en tint toujours à son Walrus : et je l’ai vu assez souvent près de couler bas sous le poids de l’or, le Walrus !…

— Ah ! dit avec l’accent de l’admiration la plus vive la voix d’un des jeunes matelots du bord, c’était le plus crâne de tous, le capitaine Flint !

— Davis seul le valait, au dire de ceux qui l’ont connu, reprit John Silver. Mais je n’ai jamais navigué sous lui. D’abord avec England, puis avec Flint, voilà toute mon histoire ; et maintenant ici pour mon propre compte, si j’ose ainsi dire… De mes campagnes avec England, il me resta net neuf cents livres sterling ; et deux mille de mes campagnes avec Flint. Ce n’est pas trop mal pour un simple matelot, comme tu vois. Et le tout en sûreté, à la banque. Car ce n’est pas tout de gagner gros, il faut savoir économiser. — Où sont les hommes d’England à l’heure présente ? Du diable si je le sais. Et les hommes de Flint ? Dame, la plupart sont ici, et bien aises d’avoir du pudding à discrétion, car plus d’un se trouvait réduit à mendier. C’est comme le vieux Pew, qui était aveugle et qui aurait dû donner l’exemple : fallait-il pas qu’il dépensât douze cents livres par an, comme un lord au Parlement ? Où est-il maintenant, avec ce beau système ? Mort et enterré. Mais nous l’avons tous vu mendier son pain pendant plus de deux ans. Je te demande un peu si c’est la peine d’écumer les mers pendant trente ans pour arriver à ce résultat ?

— Ma foi non, répondit le jeune matelot.

— Mais de quoi savent profiter les imbéciles ? reprit John Silver. De rien… Écoute-moi, garçon. Tu es jeune, c’est vrai, mais tu as autant de cervelle qu’un vieux gabier. Je l’ai vu d’abord quand j’ai fait ta connaissance. »

On peut imaginer mes sentiments en entendant l’abominable gredin se servir littéralement avec un autre des mêmes flatteries par lesquelles il m’avait amorcé !… Avec plaisir je lui aurais arraché sa langue de vipère ! Mais il n’y avait pas à y songer… Il poursuivit, sans se douter des réflexions que m’inspiraient ses paroles :

« Aussi, je vais te dire la fin de notre histoire, à nous autres chevaliers de fortune. Nous menons parfois la vie dure et nous courons chaque jour le risque d’être pendus, c’est vrai. Mais nous mangeons et buvons comme des coqs en pâte, et quand la croisière est finie, ce n’est pas cent sous, mais cent livres que nous avons en poche. Malheureusement, pour le grand nombre cela ne sert qu’à boire et à s’amuser jusqu’à ce qu’ils restent sans chemise sur le dos et se voient obligés de reprendre la mer. Ce n’est pas ma manière, à moi. Je mets tout de côté, un peu ici, un peu là, jamais beaucoup à la fois, de peur d’éveiller des soupçons. Et le résultat ? Le résultat, c’est qu’en rentrant de cette expédition-ci je m’établis gentleman pour tout de bon. Il est bientôt temps, diras-tu, car j’ai cinquante ans sonnés. Oui, mais en attendant, je ne me suis privé de rien, j’ai dormi sur la plume, mangé et bu du meilleur, excepté en mer… Et comment ai-je commencé ?… sur le gaillard d’avant, tout comme toi.

— Oui, dit l’autre, mais cet argent dont vous parlez, il faut lui dire bonsoir, maintenant. Vous n’oseriez sûrement pas vous montrer à Bristol, après ceci ?

— Et où crois-tu donc qu’est mon argent ? demanda John Silver en ricanant.

— Chez le banquier de Bristol, répondit le jeune matelot.

— Il y était ! s’écria le cuisinier. Il y était encore au moment où nous avons levé l’ancre. Mais la vieille l’a retiré, à l’heure où je te parle ; elle a vendu la Longue-Vue, bail, clientèle et tout le gréement, et elle est déjà en route pour venir me rejoindre… Je te dirais bien où, car j’ai pleine confiance en toi. Mais il faudrait le dire aux autres ou faire des jaloux.

— Et si elle n’y venait pas, si elle partait avec le sac ! objecta le novice.

— Oh ! oh ! mon petit, on ne joue pas ce jeu-là avec John Silver !… on sait qu’on aurait trop peu de chances de rester longtemps dans le même monde que lui… Tel que tu me vois, j’étais quartier-maître de Flint, et tu peux bien croire que son équipage n’était pas composé de gaillards faciles à intimider. Eh bien, mon garçon, sans me vanter, je puis dire que, pour moi, c’étaient tous des agneaux. Et Flint, lui-même, savait qu’il ne fallait pas plaisanter avec John Silver…

— Ma foi, dit le jeune homme, je vous avoue que cette affaire ne me plaisait guère, avant d’avoir causé avec vous, John. Mais, à présent, topez là, j’en suis !…

— Tu es un brave garçon et un faraud, répliqua le cuisinier en donnant à sa nouvelle recrue une poignée de main si vigoureuse que le tonneau en trembla sur sa base. Tu étais né pour être un chevalier de fortune, je l’ai vu tout de suite. »

Je commençais à comprendre ce langage. Un chevalier de fortune signifiait tout uniment un pirate, et la scène à laquelle j’assistais était l’effort suprême tenté pour corrompre un des matelots fidèles, peut-être le dernier à bord. Je fus bientôt édifié sur ce point, car, à un léger coup de sifflet de John Silver, un troisième interlocuteur vint le rejoindre et s’assit sur le pont.

« Dick est avec nous, dit le cuisinier.

— Je n’en ai jamais douté, répondit la voix du second maître, Israël Hands. Il n’est pas bête, Dick !… »

Puis, après avoir retourné sa chique et lancé un jet de salive devant lui :

« Dis-moi donc un peu, John, reprit-il, combien de temps allons-nous encore attendre avant de commencer la danse ?… Pour mon compte, je commence à en avoir assez du capitaine Smollett ! Il me tarde de coucher dans la grande cabine, et de goûter leurs pickles, leur vin et le reste…

— Israël, dit Silver, tu n’as jamais eu pour deux liards de jugement, tu le sais bien. Mais tu peux entendre ce qu’on te dit, je suppose, car tu as pour cela d’assez longues oreilles… Eh bien, écoute-moi. Tu coucheras à l’avant, tu te passeras de vin et de pickles, et tu parleras poliment jusqu’à ce que je te dise : Voici le moment. Mets cela dans ta poche, mon fils.

— Qui parle d’agir autrement ? dit le second maître. Je demande seulement quand ce sera.

— Quand ? Par tous les diables, je vais te le dire ! s’écria Silver. Ce sera le plus tard possible, — voilà quand… Comment ! nous avons là un excellent capitaine pour conduire le schooner ; nous avons le squire et le docteur qui possèdent une bonne carte où tout est inscrit, et ni toi ni moi ne savons où est cette carte, n’est-ce pas ? Et tu voudrais aller nous priver de leurs services ?… Ce serait stupide. J’entends que le squire et le docteur nous trouvent le trésor, qu’ils nous le servent à bord, bien arrimé dans nos soutes, par tous les diables ! Et alors nous verrons. Si j’étais sûr de vous, doubles fils de Hollandais que vous êtes, savez-vous ce que je ferais ? Je laisserais le capitaine Smollett nous ramener à moitié chemin, avant de lever le bout du doigt sur lui.

— Bon ! nous sommes tous marins, ici, je pense ! dit le jeune Dick.

— Marins du gaillard d’avant, tu veux dire ? riposta Silver. Nous savons tenir la barre, c’est clair ; mais qui nous dira la route ? C’est là que vous brilleriez, tous tant que vous êtes, les malins !… Si l’on m’en croyait, nous laisserions le capitaine Smollett nous remettre en chemin, au moins jusqu’aux vents alizés… Et alors nous pourrions nous passer de lui… Mais je vous connais. Il n’y a pas à vous faire crédit d’autant de patience. C’est pourquoi j’en finirai avec les gens de l’arrière dans l’île même, aussitôt que la monnaie sera à bord, et tant pis pour nous !… C’est dommage. Mais vous n’êtes jamais contents que si vous avez à boire. Ah ! ce n’est vraiment pas drôle d’avoir à compter avec des idiots comme vous !…

— Ne te fâche pas, John ! dit Israël avec humilité.

— Eh ! je n’ai que trop sujet de me fâcher !… J’en ai vu des navires à la côte !… et des braves garçons pendus sur les quais !… et toujours pour s’être trop pressés !… Comprenez-moi donc, mille millions de bombes et de boulets !… J’ai quelque expérience de ces choses, que diable !… Si vous vouliez seulement m’écouter, bien prendre vos mesures et regarder devant vous, vous rouleriez carrosse avant six mois. Mais non. Je vous connais. Du rhum aujourd’hui et la potence demain, voilà votre affaire !

— On sait que vous prêchez à merveille, John, finit par dire Israël. Mais il ne s’agit pas seulement de bavarder, en ce monde. Nous en avons vu qui savaient manœuvrer aussi bien que vous, et qui, cependant, n’avaient pas toujours des sermons à la bouche. Eh ! oui, ils ne montaient pas sur leurs grands chevaux, ils aimaient à s’amuser et savaient se donner une bosse à l’occasion comme de bons compères qu’ils étaient.

— Vraiment ! et où sont-ils maintenant, ces bons compères ? Pew était de ceux-là. Il mendiait quand il est mort. Flint en était aussi : c’est le rhum qui l’a tué à Savannah ! Oh oui ! c’étaient de jolis merles ! mais où sont-ils maintenant ?

— Mais enfin, demanda Dick, que cette discussion n’amusait guère, quand nous aurons mis le grappin sur les gens de l’arrière, que ferons-nous d’eux ?

— À la bonne heure ! s’écria le cuisinier. Voilà ce que j’appelle parler en homme sérieux. Eh bien, qu’en dis-tu toi-même, garçon ? Es-tu d’avis de les mettre en terre dans quelque île déserte ? c’était le système d’England, — ou de les dépecer comme autant de porcs gras ? c’était la manière de Flint et de Billy Bones…

— Billy n’était pas manchot, dit Israël. Les morts ne mordent pas, disait-il. Eh bien, il est mort, lui aussi, maintenant. Mais quel rude lapin !…

— D’accord, reprit Silver. Moi, la rudesse n’est pas mon genre. Je suis l’homme le plus accommodant de la terre, la politesse même. Tout le monde le reconnaît. Mais il ne s’agit pas de rire. Le devoir avant tout, camarades. J’opine pour la mort. Quand je serai au Parlement, on me promènera dans mon carrosse ; je n’ai pas besoin que ces farceurs de la cabine reviennent mettre le nez dans mes affaires et paraissent sans être invités, comme le diable à la messe. Mon avis est d’attendre le moment favorable. Mais le moment venu, — la mort !…

— John, s’écria le second maître, tu es un homme !

— Attends de me voir à l’œuvre, Israël, répondit Silver. Pour mon compte, je n’en demande qu’un, — Trelawney ! Mais vous verrez comme je l’accommoderai à la sauce Robert… Dick, ajouta-t-il en s’interrompant, lève-toi, mon garçon, et atteins-moi une pomme : j’ai le gosier à sec. »

On peut se faire une idée de mon épouvante. J’aurais bien sauté hors du tonneau et tenté de m’échapper. Mais je n’en eus pas la force. J’entendis le jeune homme se lever, puis il me sembla qu’il s’arrêtait, et la voix de Hands reprit :

« Une pomme ! allons donc !… Laisse les pommes aux gamins, et donne-nous un verre de rhum !…

— Dick, répondit Silver, j’ai confiance en toi. Tu vas aller au baril de rhum. Voici la clef : tu rempliras une gamelle et tu nous l’apporteras. »

En dépit de ma terreur, je ne pus m’empêcher de penser que c’était par cette voie sans doute qu’Arrow se procurait les spiritueux dont il était mort.

Dick fut assez longtemps avant de revenir, et, pendant son absence, Israël parla à l’oreille du cuisinier. C’est à peine si je pus saisir un mot ou deux, et pourtant ce que j’appris avait son importance. Par exemple, cette conclusion : « Pas un autre ne veut se joindre à nous. » Il y avait donc au moins quelques matelots fidèles !

Quand Dick fut de retour, ils prirent successivement la gamelle et burent, l’un : « À nos souhaits ! » l’autre : « À la mémoire du vieux Flint ! » enfin Silver lui-même : « À l’heureux succès de notre entreprise ! Puissions-nous y trouver du pudding pour nos vieux jours ! »

Tout d’un coup, une nappe de lumière tomba sur moi, au fond de mon tonneau ; et levant la tête, je vis que la lune s’était levée, argentant le bout du mât de misaine et mettant une blancheur neigeuse sur le ventre de la grand voile. Et, presque au même instant, la vigie cria :

« Terre !… »