L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 16

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Traduction par André Laurie.
Hetzel (p. 82-86).


XVI

LE FORTIN.

(Récit du docteur.)


Ici, je prends la parole pour conter ce que Jim n’avait pu voir, se trouvant dans l’île.

Il était environ une heure et demie après midi — on venait de piquer trois, comme disent les marins, — quand les canots quittèrent l’Hispaniola pour se rendre à terre. Nous tenions conseil dans le salon, le capitaine, le squire et moi. Si nous avions seulement eu la plus légère brise, notre parti aurait été bientôt pris. Nous serions tombés sur les six rebelles restés à bord, nous aurions coupé le câble et pris le large. Mais il n’y avait pas un souffle d’air. Et pour mettre le comble à notre détresse, Hunter vint nous apprendre que Jim Hawkins, se glissant dans une des chaloupes, s’en était allé à terre avec les autres.

L’idée de suspecter sa fidélité ne nous vint même pas. C’est pour sa vie que nous tremblions. Livré à des scélérats comme ceux au milieu desquels il se trouvait, l’enfant reviendrait-il jamais ? Nous en doutions fort.

Nous montâmes sur le pont. Le goudron bouillait littéralement dans les coutures du parquet. L’odeur affreuse de ce mouillage me donna mal au cœur. Si jamais les fièvres et la dysenterie ont plané dans l’air, c’est à coup sûr en cet abominable endroit. Les six coquins étaient allongés sur le gaillard d’avant, à l’ombre d’une voile, chuchotant entre eux. À terre, nous pouvions voir les deux chaloupes amarrées près de la bouche d’un ruisseau, chacune sous la garde d’un homme ; l’un d’eux sifflotait un air qui arrivait jusqu’à nous.

L’attente devenait intolérable. Il fut décidé que Hunter et moi nous irions aux nouvelles dans le petit canot. Les chaloupes s’étaient dirigées vers la droite. Nous nous dirigeâmes vers le fortin indiqué sur la carte. Ce mouvement parut inquiéter les deux hommes qui gardaient les chaloupes ; nous les vîmes se consulter. S’ils étaient allés avertir Silver, les choses auraient sans doute tourné bien différemment. Mais sans doute ils avaient leur consigne, car ils se décidèrent à rester tranquillement à leur poste, et celui qui sifflotait reprit cet exercice musical.

La côte présentant un léger renflement, je dirigeai mon canot de manière à mettre ce renflement entre eux et nous, de façon qu’ils cessèrent de nous voir avant même que nous eussions touché terre. En sautant sur la grève, je pressai le pas autant qu’il était possible sans courir, après avoir eu soin de mettre un grand mouchoir de soie sous mon chapeau pour me garantir du soleil. Je tenais la main sur mes pistolets tout armés.

En cent pas, j’arrivai au fortin. Il était assez ingénieusement établi sur un monticule au pied duquel jaillissait une source, et se composait d’un bâtiment carré, formé de troncs d’arbres et crénelé sur les quatre faces ; une quarantaine d’hommes pouvaient aisément s’y loger et s’y défendre par un feu de mousqueterie. Autour de ce bâtiment, les arbres et les broussailles avaient été coupés dans un rayon assez étendu, de manière à l’isoler de tout obstacle qui pût couvrir des assaillants. Enfin, tout autour du monticule, et de manière à enclore la source, régnait une forte palissade de six pieds de haut, sans porte ni solution de continuité, formée de pieux trop lourds pour qu’il fût aisé de les arracher, trop espacés pour que des assiégeants pussent s’en faire un abri. On devait donc les voir venir du fort et les tirer en toute sûreté, comme des lapins. Au total, les choses étaient arrangées pour qu’une poignée d’hommes pût tenir là contre un régiment.

Mais ce qui me séduisait surtout, c’était la source. Il faut dire que les provisions, ni les vins fins, ni les armes et les munitions ne manquaient à bord de l’Hispaniola ; mais nous n’avions plus d’eau.

J’étais en train de songer au moyen d’en emporter, quand un cri épouvantable, — un cri d’homme qu’on égorge, — déchira les airs. Je n’étais plus un novice et j’avais souvent vu la mort de près ; — j’ai servi sous le duc de Cumberland et j’ai eu l’honneur d’être blessé à Fontenoy ; — et pourtant ce cri me glaça d’épouvante.

« C’est l’appel suprême du pauvre Jim ! » me dis-je.

Un médecin doublé d’un vieux soldat a bientôt fait d’arrêter ses résolutions. Sans perdre une minute, je revins à la grève et je me jetai dans le canot.

Hunter était heureusement un excellent rameur. L’embarcation volait sur l’eau, à la lettre. Elle eut bientôt rallié le schooner, et je sautai sur le pont.

Tout le monde était en émoi, comme de juste. Le squire, blanc comme un linge et la tête basse, pensait au danger où il nous avait entraînés, le pauvre homme ! Et l’un des matelots se trouvait à peu près dans le même état.

« Voilà un gaillard pour qui tout ceci est chose nouvelle, me dit le capitaine en me le montrant du coin de l’œil. Il s’est presque évanoui quand il a entendu ce cri. Le moindre effort suffirait, je gage, pour nous le ramener.

Je fis part au capitaine de ce que je venais de voir, du plan que j’avais conçu et qu’il adopta aussitôt. Restait à l’exécuter sans délai.

Nous commençâmes donc par poster le vieux Redruth dans la coursive qui conduisait du salon à l’avant, — avec un matelas pour rempart, contre la grille, et quatre mousquets chargés à portée de sa main. Hunter amena le canot sous la fenêtre de poupe, et, avec l’aide de Joyce, je le chargeai de poudre, de mousquets, de biscuit, de porc salé, d’un baril de cognac et de ma précieuse boîte à médicaments.

Pendant ce temps, le squire et le capitaine étaient restés sur le pont. Quand le moment fut venu, M. Smollett s’adressa à haute voix au second maître :

« Monsieur Hands, lui dit-il, vous voyez que nous sommes deux, chacun avec une paire de pistolets… Si l’un de vous six a le malheur de faire un signal quelconque, je vous avertis que c’est un homme mort !… »

Cet avertissement prit les six hommes par surprise. Ils restèrent quelque temps à se consulter, puis tout à coup se jetèrent dans l’écoutille de l’avant. Sans doute, ils espéraient nous surprendre par derrière. Mais à peine avaient-ils vu les préparatifs de Redruth dans la coursive, qu’ils revinrent à l’avant, et une tête se montra sur le pont.

« À bas, chien ! » cria le capitaine en levant son pistolet.

La tête disparut aussitôt, et, pour quelque temps au moins, nous nous trouvâmes débarrassés de ces six guerriers peu redoutables.

Cependant le canot était aussi lourdement chargé que possible. Joyce et moi, nous nous laissâmes glisser par la fenêtre de poupe, et nous fîmes aussitôt force de rames vers la grève.

Ce second voyage ne manqua pas d’attirer l’attention des deux hommes qui gardaient les chaloupes. Celui qui sifflotait s’arrêta de nouveau, et comme nous allions disparaître derrière le renflement dont j’ai parlé, l’un d’eux se jeta à terre et disparut. Un instant, je fus tenté de modifier mon plan et de détruire les chaloupes. Mais je me dis que Silver pouvait être à portée avec sa bande, et qu’il ne fallait pas risquer de tout perdre pour avoir voulu trop gagner.

Nous accostâmes donc au point où j’avais d’abord touché et nous nous mîmes à transporter les provisions au fort, ou, pour ne pas lui donner un nom si ambitieux, au blockhaus. Pesamment chargés tous les trois, nous nous contentâmes, à ce premier voyage, de jeter notre chargement par-dessus la palissade. Puis, laissant Joyce à la garde de ce premier convoi, — seul à la vérité, mais avec six mousquets sous la main, — nous nous hâtâmes, Hunter et moi, de revenir au canot.

Trois fois, sans reprendre haleine, nous renouvelâmes ce voyage ; puis, notre cargaison bien et dûment mise à l’abri, je laissai les deux domestiques dans le blockhaus, et je revins seul à l’Hispaniola.

Mon projet était de ramener un second chargement. Il peut sembler téméraire. Mais il faut songer que si nos adversaires avaient l’avantage du nombre, nous avions celui des armes. Aucun des rebelles qui se trouvaient à terre n’avait de mousquet, et avant d’arriver à portée de pistolet, nous comptions bien en mettre au moins une demi-douzaine à bas.

Le squire m’attendait à l’arrière, complètement remis de sa faiblesse. Il attira le câblot que je lui lançai et l’attacha solidement ; puis, nous recommençâmes avec ardeur à charger le canot. La cargaison consista presque exclusivement, cette fois, en porc salé, biscuit et poudre, avec seulement un mousquet et un coutelas pour chacun de nous, le squire, le capitaine, Redruth et moi. Tout le reste des provisions, armes et munitions, qui se trouvait à bord, nous les jetâmes à l’eau, par deux brasses de fond. Je vois encore l’éclat bleuâtre de l’acier, brillant sous les eaux sur un lit de sable jaune.

La marée descendait, et le schooner commençait à virer lentement autour de son ancre. On entendait des appels lointains dans la direction des chaloupes, et quoique cela nous rassurât sur le compte de Joyce et de Hunter, qui se trouvaient plus à l’Est, c’était un avertissement de nous hâter. Redruth abandonna donc son poste dans la coursive et rejoignit le squire et moi dans le canot, que nous amenâmes alors à l’échelle de tribord pour être plus à portée d’embarquer le capitaine. Jusqu’à cette dernière minute, en effet, il avait monté la garde sur le pont. Au moment de descendre, il s’adressa à ceux de l’avant, d’une voix haute et ferme :

« Hé ! les hommes, dit-il, m’entendez-vous ?…

Il n’eut pas de réponse.

« Abraham Gray, reprit-il, c’est à vous que je parle !

Toujours pas de réponse.

« Gray, répéta M. Smollett, je quitte le navire et je vous ordonne de suivre votre capitaine !… Je sais que vous êtes un brave garçon, et qu’aucun de vous n’est aussi mauvais qu’il veut le paraître… J’ai ma montre en main, Gray, et je vous donne trente secondes pour me rejoindre… »

Il y eut un silence.

« Allons, mon garçon, dit encore le capitaine, ne nous tenez pas ainsi le bec dans l’eau… Chaque seconde de retard met en danger la vie de ces messieurs !… »

Là-dessus, une sorte de tumulte sourd, un bruit de lutte ; puis Abraham Gray bondit hors de l’écoutille, un coup de couteau dans la joue, et courut à son chef comme un bon chien à l’appel de son maître.

« Je suis avec vous, capitaine, » dit-il.

Un instant après il nous avait rejoints tous deux dans le canot, et nous faisions force de rames. Nous étions sains et saufs hors du schooner, mais point encore à l’abri dans le blockhaus.