L’Île au trésor (trad. Laurie)/Chapitre 19

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XIX

LA GARNISON DU BLOCKHAUS.

(Jim reprend son récit.)


J’ai dit que j’avais vu le pavillon britannique flottant dans les airs au-dessus des arbres. Ben Gunn ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’il s’arrêta, et, posant sa main sur mon épaule :

« Allons, dit-il, voilà tes amis, c’est sûr !…

— Plutôt les rebelles, je le crains, lui répondis-je.

— Bon ! s’écria-t-il. Comme si, dans une île où il ne vient que des chevaliers de fortune, John Silver irait arborer autre chose que le drapeau noir !… Non, ce sont tes amis, te dis-je… On s’est déjà battu, c’est clair, tes amis ont eu le dessus et les voici installés dans le blockhaus construit jadis par le vieux Flint… Ah ! il en avait de la tête, le vieux Flint ! Il savait tout prévoir… Jamais il n’a trouvé qu’un maître, — c’est le rhum. Et jamais il n’a eu peur de personne, — sinon peut-être de John Silver…

Ce bavardage commençait à m’excéder.

— Quoi qu’il en soit, m’écriai-je, allons au plus pressé et rejoignons mes amis.

— Pas moi, camarade, répliqua Ben Gunn, pas moi !… Tu es un brave garçon, je crois, mais après tout tu n’es qu’un enfant… Et Ben Gunn n’est pas une oie. Un verre de rhum ne me ferait pas aller où tu vas, je t’assure, — pas même un verre de rhum !… Je ne ferai pas un pas tant que je n’aurai pas vu le gentleman dont tu parles et qu’il ne m’aura pas promis ce que tu sais… Mais surtout n’oublie pas mes paroles : « Il lui faut des garanties (voilà ce que tu diras), il lui faut des garanties. » Et puis tu le pinceras comme ceci… »

Pour la troisième fois, il me pinça le bras du même air confidentiel.

« Quand on aura besoin de Ben Gunn, reprit-il, tu sais où le trouver, mon petit Jim. Précisément où je t’ai rencontré aujourd’hui… Et celui qui viendra aura soin de tenir à la main quelque chose de blanc, — et de venir seul, surtout !… « Ben Gunn a ses raisons ! » (voilà ce que tu diras).

— Si je vous entends, lui dis-je, vous avez quelque chose à proposer, et vous désirez que le squire ou le docteur vienne vous en entretenir, à l’endroit même où nous nous sommes rencontrés. C’est tout, n’est-ce pas ?

— Tu oublies l’heure, reprit-il. Eh bien, entre celle de l’observation de midi et le coup de six.

— Fort bien. Je puis m’en aller, maintenant ?

— Tu n’oublieras rien, au moins ? demanda-t-il avec inquiétude : « Des garanties, — et il a ses raisons… raisons à lui connues, » voilà l’important. Si tu te souviens seulement de cela, tu peux partir, Jim… Et si par hasard tu rencontrais John Silver, tu ne trahiras pas Ben Gunn, n’est-ce pas ? Rien ne te le ferait trahir, hein ?… Ah ! si ces damnés pirates campent à terre, il y aura des veuves demain, va !… »

Un coup de canon lui coupa la parole, et un boulet, sifflant au-dessus de nos têtes, vint s’enterrer à une centaine de pas de l’endroit où nous nous trouvions. Ce fut la fin de la conférence. Nous tournâmes les talons, chacun de notre côté.

Pendant une bonne heure, les détonations se succédèrent et les boulets continuèrent à pleuvoir. Je changeais de cachette à tout instant, et ces terribles projectiles me poursuivaient toujours. Mais on s’habitue à tout. Vers la fin du bombardement, quoique je n’osasse pas encore me rapprocher du blockhaus, qui servait évidemment de cible à ce tir d’enragés, j’avais un peu repris courage, et, après un long détour vers l’Est, je descendis avec précaution parmi les arbres de la grève.

Le soleil venait de se coucher. La brise agitait doucement la cime des arbres et ridait la surface grise de la mer. La marée, complètement descendue, laissait à découvert une large bande de sable. L’air s’était subitement refroidi au point que je frissonnais dans ma jaquette.

L’Hispaniola était toujours à l’ancre à la même place, mais à sa corne flottait l’étendard noir des pirates. Comme je la regardais, une lueur rouge suivie d’une détonation éclata à son arrière, les échos résonnèrent et un boulet de canon siffla dans les airs. Ce fut le dernier de la journée.

Pendant quelque temps encore je restai caché, observant l’agitation qui succédait à l’attaque. Sur la grève, des hommes étaient en train de démolir quelque chose à coups de hache. Je sus par la suite que c’était le pauvre canot. Au loin, près de l’embouchure du ruisseau, un grand feu brillait parmi les arbres. Entre ce point et le schooner, une des chaloupes ne faisait qu’aller et venir ; les hommes qu’elle portait et que j’avais vus si sombres le matin riaient et chantaient maintenant à tue-tête. Évidemment le rhum était de la partie.

Enfin je crus pouvoir m’aventurer à me rapprocher du blockhaus. J’étais descendu assez loin sur la côte basse et sablonneuse qui entoure le mouillage à l’Est et qui rejoint à marée basse l’île du Squelette. En me relevant pour me mettre en marche, je remarquai à quelque distance, dans le creux, parmi les broussailles, un rocher blanc assez haut d’un aspect tout particulier. Je pensai que ce devait être la Roche-Blanche dont Ben Gunn avait parlé, et je me dis que si un bateau devenait nécessaire à un moment ou à un autre, je saurais où le trouver.

Je longeai la lisière du bois jusqu’à ce que je l’eusse complètement tournée, puis, revenant au fort par le côté opposé à la mer, j’eus le bonheur d’y être cordialement accueilli par mes amis.

J’eus bientôt raconté mon histoire et je me mis à examiner les êtres. Le blockhaus était fait de troncs d’arbres non équarris — le toit comme les murs et le plancher. Ce plancher se trouvait en quelques endroits élevé d’un pied ou d’un pied et demi au-dessus du sol. Il y avait un porche au-dessus de la porte, et, devant ce porche, la source sortait en bouillonnant d’un bassin artificiel d’une espèce assez rare : tout simplement un grand chaudron défoncé et enterré jusqu’aux bords dans le sable. L’édifice ne montrait pas trace de meubles. Il y avait seulement dans un coin un foyer de pierre surmonté d’une vieille corbeille de fer toute rouillée.

Les flancs et les alentours du monticule avaient fourni les arbres dont se composait notre citadelle, et l’on voyait encore les moignons résultant de cette amputation en masse ; le sol sablonneux, qu’ils soutenaient, s’était néanmoins éboulé en mainte place et tout sillonné de ravins par l’action des pluies. Le lit seul du ruisseau formé par la source traçait sur le sable jaune une ligne verte de mousses, de fougères et de petites plantes grasses. Non loin de la palissade, — pas assez loin, me dit-on, pour notre sécurité, — les bois s’élevaient denses et drus. Des sapins du côté de l’intérieur de l’île, des chênes verts du côté de la mer.

La froide bise du soir dont j’ai parlé gémissait dans toutes les fissures de notre abri et nous couvrait d’une pluie continue de sable fin. Ce sable… nous en avions dans les yeux, dans les dents, sur notre souper, — et jusque dans l’eau de la source, au fond de son chaudron. En fait de cheminée, il y avait un trou carré dans le toit, par où s’échappait une très faible proportion de la fumée produite par un grand feu de bois. Le reste s’amoncelait dans la chambre, nous faisant tousser et nous frotter les yeux.

Si l’on ajoute que Gray, notre nouvel allié, avait la figure bandée d’un mouchoir, à cause d’une blessure qu’il avait reçue en quittant les rebelles, et que le pauvre Tom Redruth était toujours étendu raide et froid le long du mur, en attendant qu’il fût possible de l’inhumer, — on aura une idée de l’aspect lugubre de notre établissement. L’inaction nous aurait nécessairement conduits à la mélancolie la plus noire. Mais le capitaine Smolett n’était pas homme à nous y laisser tomber.

Il commença par nous diviser en deux bordées : le docteur, Gray et moi dans l’une ; le squire, Hunter et Joyce dans l’autre. Après quoi, en dépit de la lassitude générale, deux hommes furent envoyés, au bois, deux autres occupés à creuser une fosse pour Redruth ; le docteur fut désigné comme cuisinier et je fus mis en sentinelle à la porte. Quant au capitaine, il allait et venait de l’un à l’autre, nous remontant le moral et prêtant la main où il était nécessaire.

De temps en temps le docteur venait à la porte pour respirer et reposer ses yeux, que la fumée aveuglait ; et chaque fois il avait un mot à me dire.

« Le capitaine Smollett vaut encore mieux que moi, fit-il remarquer dans une de ces occasions, et ce n’est pas peu dire, mon petit !…

Une autre fois, il me regarda un instant en silence. Puis penchant la tête d’un côté :

« Ce Ben Gunn est-il un homme ? me demanda-t-il.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Monsieur, répondis-je. Mais je ne suis même pas bien sûr qu’il soit en possession de toute sa raison.

— S’il y a seulement doute à cet égard, tant mieux pour lui ! reprit le docteur. Un homme qui a passé trois ans dans une île déserte, à se ronger les ongles, ne saurait paraître aussi raisonnable que toi ou moi, mon garçon. Ce n’est pas dans la nature des choses. Ne m’as-tu pas dit qu’il a grande envie de manger du fromage ?

— Oui, monsieur, c’est son plus ardent désir.

— Eh bien, Jim, vois comme il est bon de penser à tout. Tu m’as souvent vu une tabatière. Et sais-tu pourquoi ? Parce qu’en campagne j’emporte toujours dans ma tabatière un morceau de fromage de Parme, — un fromage italien extraordinairement nourrissant sous un faible volume… Mon fromage sera pour Ben Gunn !… »

Avant de souper, nous eûmes à procéder aux funérailles de notre pauvre vieux Tom. Après l’avoir déposé dans la fosse, nous le recouvrîmes de sable, puis nous restâmes quelques instants, la tête découverte, autour de sa tombe.

Nous nous occupâmes ensuite de rentrer le bois sec rapporté des alentours de la palissade. Le capitaine hocha la tête quand il le vit en tas.

« La provision n’est pas suffisante et il faudra s’occuper de l’augmenter demain matin, » dit-il.

Le souper terminé, — il se composait d’une tranche de porc salé et d’un verre de grog à l’eau-de-vie —, les trois chefs se réunirent dans un coin pour se concerter sur les mesures à prendre.

Ce qui les inquiétait le plus, c’était que nos provisions fussent tout à fait insuffisantes pour nous permettre de soutenir un long siège. Ils prirent donc la résolution de tuer le plus de monde possible aux révoltés, pour les amener, soit à capituler, soit à s’enfuir avec l’Hispaniola. Sur dix-neuf de ces coquins, il n’en restait déjà plus que quinze, et parmi ceux-là deux blessés, sans compter le matelot atteint par le premier coup de feu du squire et qui était peut-être mort. Il fut donc entendu qu’à la moindre occasion de tirer sur eux, on tâcherait d’augmenter ces pertes, en évitant toutefois avec soin de s’exposer. Nous pouvions d’ailleurs compter sur deux alliés puissants, — le rhum et le climat.

En ce qui touche au premier, quoique nous fussions à plus d’un demi-mille du camp des rebelles, nous pûmes les entendre chanter et rire fort avant dans la nuit. Au sujet du second, le docteur déclara qu’il ne donnait pas une semaine à des gens établis en plein marais, et privés de tout médicament, pour tomber comme des mouches sous l’action de la fièvre paludéenne.

« Quand ils s’en apercevront, ils seront trop contents de partir avec le schooner, ajouta-t-il. C’est un navire comme un autre et qui pourra toujours leur servir à écumer les mers.

— Ce sera le premier que j’aurai perdu », dit laconiquement le capitaine.

J’étais mort de fatigue, et pourtant si agité par ces événements, qu’il se passa au moins une heure avant que je pusse m’endormir, mais alors ce fut pour tout de bon.

Les autres étaient debout depuis longtemps quand je rouvris les yeux ; ils avaient déjà déjeuné, et la pile de bois s’était considérablement accrue. Je venais d’être réveillé par un bruit de voix.

« Un drapeau blanc ! » disait-on.

Et presque aussitôt, avec l’accent de la surprise la plus vive :

« C’est Silver lui-même ! » ajoutait-on.

Je sautai sur mes pieds et je courus me placer à l’une des meurtrières.