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Contes de la bécasse (Havard, 1894)/L’Aventure de Walter Schnaffs

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L’AVENTURE
DE WALTER SCHNAFFS


À Robert Pinchon.


Depuis son entrée en France avec l’armée d’invasion, Walter Shnaffs se jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait avec peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu’il avait fort plats et fort gras. Il était en outre pacifique et bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants qu’il adorait et marié avec une jeune femme blonde, dont il regrettait désespérément chaque soir les tendresses, les petits soins et les baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger lentement de bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il songeait en outre que tout ce qui est doux dans l’existence disparaît avec la vie ; et il gardait au cœur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable de manœuvrer assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros ventre.

Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route : — S’il était tué, que deviendraient les petits ? Qui donc les nourrirait et les élèverait ? À l’heure même, ils n’étaient pas riches, malgré les dettes qu’il avait contractées en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter Schnaffs pleurait quelquefois.

Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles faiblesses qu’il se serait laissé tomber, s’il n’avait songé que toute l’armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait le poil sur sa peau.

Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l’angoisse.

Son corps d’armée s’avançait vers la Normandie ; et il fut un jour envoyé en reconnaissance avec un faible détachement qui devait simplement explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme dans la campagne ; rien n’indiquait une résistance préparée.

Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite vallée que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs ; et une troupe de francs-tireurs, sortant brusquement d’un petit bois grand comme la main, s’élança en avant, la baïonnette au fusil.

Walter Schnaffs demeura d’abord immobile, tellement surpris et éperdu qu’il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le saisit ; mais il songea aussitôt qu’il courait comme une tortue en comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant lui un large fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta à pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d’un pont dans une rivière.

Il passa, à la façon d’une flèche, à travers une couche épaisse de lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains, et il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.

Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu’il avait fait. Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec précaution, à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de branchages enlacés, allant le plus vite possible, en s’éloignant du lieu du combat. Puis il s’arrêta et s’assit de nouveau, tapi comme un lièvre au milieu des hautes herbes sèches.

Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris et des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s’affaiblirent, cessèrent. Tout redevint muet et calme.

Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable. C’était un petit oiseau qui, s’étant posé sur une branche, agitait des feuilles mortes. Pendant près d’une heure, le cœur de Walter Schnaffs en battit à grands coups pressés.

La nuit venait, emplissant d’ombre le ravin. Et le soldat se mit à songer. Qu’allait-il faire ? Qu’allait-il devenir ? Rejoindre son armée ?… Mais comment ? Mais par où ? Et il lui faudrait recommencer l’horrible vie d’angoisses, d’épouvantes, de fatigues et de souffrances qu’il menait depuis le commencement de la guerre ! Non ! Il ne se sentait plus ce courage ! Il n’aurait plus l’énergie qu’il fallait pour supporter les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.

Mais que faire ? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s’y cacher jusqu’à la fin des hostilités. Non, certes. S’il n’avait pas fallu manger, cette perspective ne l’aurait pas trop atterré ; mais il fallait manger, manger tous les jours.

Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Des frissons lui couraient sur la peau.

Soudain il pensa : « Si seulement j’étais prisonnier ! » Et son cœur frémit de désir, d’un désir violent, immodéré, d’être prisonnier des Français. Prisonnier ! Il serait sauvé, nourri, logé, à l’abri des balles et des sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée. Prisonnier ! Quel rêve !

Et sa résolution fut prise immédiatement :

— Je vais me constituer prisonnier.

Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d’une minute. Mais il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et par des terreurs nouvelles.

Où allait-il se constituer prisonnier ? Comment ? De quel côté ? Et des images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme.

Il allait courir des dangers terribles en s’aventurant seul, avec son casque à pointe, par la campagne.

S’il rencontrait des paysans ? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant ! Ils le massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs pelles ! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l’acharnement des vaincus exaspérés.

S’il rencontrait des francs-tireurs ? Ces francs-tireurs, des enragés sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s’amuser, pour passer une heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous ronds et noirs semblaient le regarder.

S’il rencontrait l’armée française elle-même ? Les hommes d’avant-garde le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il entendait déjà les détonations irrégulières des soldats couchés dans les broussailles, tandis que lui, debout au milieu d’un champ, s’affaissait, troué comme une écumoire par les balles qu’il sentait entrer dans sa chair.

Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue.

La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers qui passent dans les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d’un terrier, faillit faire s’enfuir Walter Schnaff. Les cris des chouettes lui déchiraient l’âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir dans l’ombre ; et il s’imaginait à tout moment entendre marcher près de lui.

Après d’interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un soulagement immense le pénétra ; ses membres se détendirent, reposés soudain ; son cœur s’apaisa ; ses yeux se fermèrent. Il s’endormit.

Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu du ciel ; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des champs ; et Walter Schnaffs s’aperçut qu’il était atteint d’une faim aiguë.

Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bon saucisson des soldats ; et son estomac lui faisait mal.

Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles, et se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution, combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les plus contraires.

Une idée lui parut enfin logique et pratique, c’était de guetter le passage d’un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en lui faisant bien comprendre qu’il se rendait.

Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies.

Aucun être isolé ne se montrait à l’horizon. Là-bas, à droite, un petit village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines ! Là-bas, à gauche, il apercevait, au bout des arbres d’une avenue, un grand château flanqué de tourelles.

Il attendit ainsi jusqu’au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien que des vols de corbeaux, n’entendant rien que les plaintes sourdes de ses entrailles.

Et la nuit encore tomba sur lui.

Il s’allongea au fond de sa retraite et il s’endormit d’un sommeil fiévreux, hanté de cauchemars, d’un sommeil d’homme affamé.

L’aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit en observation. Mais la campagne restait vide comme la veille ; et une peur nouvelle entrait dans l’esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim ! Il se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s’approchaient de son cadavre et se mettaient à le manger, l’attaquant partout à la fois, se glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé.

Alors, il devint fou, s’imaginant qu’il allait s’évanouir de faiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s’apprêtait à s’élancer vers le village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois paysans qui s’en allaient aux champs avec leur fourche sur l’épaule, et il replongea dans sa cachette.

Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé, et se mit en route, courbé, craintif, le cœur battant, vers le château lointain, préférant entrer là dedans plutôt qu’au village qui lui semblait redoutable comme une tanière pleine de tigres.

Les fenêtres d’en bas brillaient. Une d’elles était même ouverte ; et une forte odeur de viande cuite s’en échappait, une odeur qui pénétra brusquement dans le nez et jusqu’au fond du ventre de Walter Schnaffs, qui le crispa ; le fit haleter, l’attirant irrésistiblement, lui jetant au cœur une audace désespérée.

Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la fenêtre.

Huit domestiques dînaient autour d’une grande table. Mais soudain une bonne demeura béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous les regards suivirent le sien !

On aperçut l’ennemi !

Seigneur ! les Prussiens attaquaient le château !…

Ce fut d’abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit tons différents, un cri d’épouvante horrible, puis une levée tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait, toujours debout dans sa fenêtre.

Après quelques instants d’hésitation, il enjamba le mur d’appui et s’avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler comme un fiévreux : mais une terreur le retenait, le paralysait encore. Il écouta. Toute la maison semblait frémir ; des portes se fermaient, des pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet tendait l’oreille à ces confuses rumeurs ; puis il entendit des bruits sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied des murs, des corps humains sautant du premier étage.

Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château devint silencieux comme un tombeau.

Walter Schnaffs s’assit devant une assiette restée intacte, et il se mit à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s’il eût craint d’être interrompu trop tôt, de n’en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe ; et des paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l’estomac, gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s’interrompait, prêt à crever à la façon d’un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et se déblayait l’œsophage comme on lave un conduit bouché.

Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles ; puis, saoûl de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des hoquets, l’esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son uniforme pour souffler, incapable d’ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses idées s’engourdissaient ; il posa son front pesant dans ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des choses et des faits.


Le dernier croissant éclairait vaguement l’horizon au-dessus des arbres du parc. C’était l’heure froide qui précède le jour.

Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes ; et parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l’ombre une pointe d’acier.

Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenêtres seules brillaient encore au rez-de-chaussée.


Soudain, une voix tonnante hurla :

— En avant ! nom d’un nom ! à l’assaut ! mes enfants !

Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres s’enfoncèrent sous un flot d’hommes qui s’élança, brisa, creva tout, envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu’aux cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête.

Il haletait d’ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé et fou de peur.

Et tout d’un coup, un gros militaire chamarré d’or lui planta son pied sur le ventre en vociférant :

— Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous !

Le Prussien n’entendit que ce seul mot « prisonnier », et il gémit : « ya, ya, ya ».

Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs s’assirent, n’en pouvant plus d’émotion et de fatigue.

Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d’être enfin prisonnier !

Un autre officier entra et prononça :

— Mon colonel, les ennemis se sont enfuis ; plusieurs semblent avoir été blessés. Nous restons maîtres de la place.

Le gros militaire qui s’essuyait le front vociféra : « Victoire ! »

Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche :

« Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite, emportant leurs morts et leurs blessés, qu’on évalue à cinquante hommes hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains. »

Le jeune officier reprit :

— Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel ?

Le colonel répondit :

— Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de l’artillerie et des forces supérieures.

Et il donna l’ordre de repartir.

La colonne se reforma dans l’ombre, sous les murs du château, et se mit en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garrotté, tenu par six guerriers le revolver au poing.

Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait avec prudence, faisant halte de temps en temps.

Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce fait d’armes.

La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes levaient les bras ; des vieilles pleuraient ; un aïeul lança sa béquille au Prussien et blessa le nez d’un de ses gardiens.

Le colonel hurlait.

— Veillez à la sûreté du captif !

On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter Schnaffs jeté dedans, libre de liens.

Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment.

Alors, malgré des symptômes d’indigestion qui le tourmentaient depuis quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, à danser éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des rires frénétiques, jusqu’au moment où il tomba, épuisé au pied d’un mur.

Il était prisonnier ! Sauvé !


C’est ainsi que le château de Champignet fut repris à l’ennemi après six heures seulement d’occupation.

Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.