L’École primaire et les évêques constitutionnels sous le Directoire

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L’école primaire et les évêques constitutionnels sous le Directoire
A. Gazier

Revue des Deux Mondes tome 57, 1910


L’ÉCOLE PRIMAIRE
ET LES
ÉVÊQUES CONSTITUTIONNELS SOUS LE DIRECTOIRE

Les évêques dont il est ici question sont morts depuis longtemps, et les lettres qu’ils ont publiées ne datent même pas du siècle dernier ; elles ont paru en pleine Révolution française, il y a plus de cent ans, et elles n’ont attiré à leurs auteurs ni poursuites judiciaires, ni persécutions, ni avanies d’aucune sorte. Il s’agissait, disons-le tout de suite, des évêques assermentés, que Rome considérait comme des intrus. L’opinion publique, en ce qui concerne la question scolaire, était avec eux, et cette Reine du monde a si bien exercé sa domination que l’on a fait droit à leurs réclamations ; les écoles libres se sont multipliées en vertu des lois de la République ; les instituteurs salariés par l’Etat se sont assagis ; les mauvais livres ont disparu des écoles ; enfin les pères de famille, instruits de leurs devoirs et de leurs droits, ont surveillé de très près ceux qui avaient mission d’instruire leurs enfans. Le spectacle qui fut donné à la France entre les années 1795 et 1800 n’est pas sans intérêt historique ; il peut y avoir avantage à le remettre sous les yeux de nos contemporains.


Lorsque la Terreur a fermé les églises, elle a du même coup supprimé la plupart des écoles, et jusqu’à la chute de Robespierre l’instruction publique a été presque complètement délaissée. Même en Floréal an VII, Andrieux pouvait dire à ses collègues du Conseil des Cinq-Cents qu’elle était plongée dans une espèce de chaos. L’idéal du législateur était alors d’avoir, non pas une école par village, mais une par chef-lieu de canton, et beaucoup d’enfans avaient à faire quatre lieues dans leur journée pour aller prendre une leçon de lecture, d’écriture et de calcul ! A dater de 1793, les écoles que la Convention avait prétendu substituer aux anciennes écoles paroissiales, subventionnées par les fidèles et surveillées par le clergé, s’étaient vidées pour ainsi dire d’elles-mêmes. Au lieu de dire : Au nom du Père… il fallait dire en se signant dévotement : Au nom de Pelletier, Rousseau et Marat… Les parens indignés gardaient leurs enfans chez eux et les empêchaient d’aller à l’école. « Les parens, dit Barbé-Marbois dans son très curieux rapport du 30 ventôse an IV, se hâtaient de retirer leurs enfans de ces écoles devenues celles de la licence ; et la plus profonde ignorance paraissait préférable à une science payée par le sacrifice de tout ce qui donne du prix et du lustre à la jeunesse. »

Les rares instituteurs qui exerçaient dans les villes et à Paris même désertaient successivement, parce que l’Etat ne les payait pas, et Fourcroy put s’écrier à la tribune du Conseil des Anciens, le 11 germinal an IV : « Partout on se plaint du défaut d’instruction ; dans les villes même les plus peuplées, à peine trouve-t-on quelques maisons particulières où l’on puisse donner à ses enfans les premiers élémens de la lecture et de l’écriture. » Tous les orateurs des deux conseils, et, après eux, les conseils généraux et les préfets du Consulat, furent unanimes à proclamer ce qu’on appellerait aujourd’hui la faillite de l’enseignement républicain, laïque et obligatoire.

Tandis que les politiciens se débattaient ainsi au milieu de difficultés insurmontables, et qu’ils accumulaient projets sur projets, décrets sur décrets, lois sur lois, sans parvenir à organiser l’instruction publique, le haut clergé prit en main la cause de l’enfance si tristement abandonnée ; il attaqua résolument l’école sans Dieu, et prescrivit l’ouverture immédiate d’une infinité d’écoles chrétiennes. On sait que la liberté des cultes, réclamée en vain par le conventionnel Grégoire, évêque de Blois, en nivôse an III, fut proclamée deux mois plus tard, à l’instigation de Boissy d’Anglas, par le célèbre décret de ventôse (mars 1795) ; et la liberté des cultes avait pour corollaire, aux yeux des républicains de l’an III, la pleine et entière liberté de l’enseignement. Comme on était alors sous le régime de la séparation vraie, et que le législateur n’avait pas à savoir si tel ou tel citoyen était ou non ministre d’un culte quelconque ; comme d’autre part le clergé ci-devant constitutionnel enseignait une morale républicaine, et faisait de la soumission aux lois un des premiers dogmes de l’enseignement chrétien, il fut possible aux évêques de se concerter et d’agir. La Terreur avait supprimé de fait l’Eglise constitutionnelle, création malheureuse de la Constituante, pierre d’achoppement et de scandale pour beaucoup de catholiques éclairés et sincères ; lorsque la liberté des cultes fut proclamée, tout prêtre français, jureur ou non jureur, assermenté ou réfractaire, put exercer son ministère. La seule condition exigée par le gouvernement était une promesse de soumission aux lois, une acceptation formelle du régime républicain. Si donc il s’était trouvé parmi les évêques de l’ancien régime quelques prélats ralliés à la République, rien ne pouvait les empêcher de relever les autels et de réorganiser le culte. Plusieurs y furent conviés par les assermentés qui les avaient remplacés, et qui leur proposèrent de se retirer devant eux. Mais la plupart des anciens évêques étaient sous le coup des lois draconiennes contre les émigrés, et ceux qui n’étaient pas sortis de France n’étaient guère disposés à reconnaître le gouvernement de la République. Il ne s’en présenta donc pas un seul, ni en 1795, ni sous le Directoire, ni même sous le Consulat avant 1801 ; ils attendirent le Concordat, sauf à déléguer secrètement leurs pouvoirs à d’anciens insermentés qui faisaient la promesse exigée. Mais les ci-devant constitutionnels étaient dans une situation tout autre ; ils avaient adhéré à la République dès le 21 septembre 1792 ; plusieurs d’entre eux avaient été membres de la Législative ; Grégoire et Saurine étaient membres de la Convention. Ils purent donc travailler à reconstituer l’Église de France, non pas sur des bases nouvelles, ce qui eût été impossible, mais conformément à l’organisation de 1790, que le Concordat respectera quelques années plus tard dans ses parties essentielles.

Une circulaire fut rédigée, et on l’imprima sous ce titre : Lettre encyclique de plusieurs évêques de France à leurs frères les autres évêques et aux églises vacantes. C’était une brochure de trente-deux pages, avec une vignette représentant les attributs de l’épiscopat ; elle était éditée chez Le Clère, rue Saint-Martin. Cette encyclique ne parlait pas des écoles, car il fallait aller au plus pressé, et les signataires de ce manifeste, — ils étaient au nombre de cinq, — cherchaient à rassembler, dans des conditions déterminées, les ministres du culte dispersés de tous côtés. Neuf mois plus tard, le succès de leur première tentative ayant dépassé leurs espérances, les évêques réunis à Paris, — c’est le titre qu’ils se donnaient cette fois, — publièrent à l’imprimerie-librairie chrétienne, rue Saint-Jacques, une Seconde encyclique…, contenant un Règlement pour servir au rétablissement de la discipline de l’Église gallicane… A Paris le 13 décembre l’an de J.-C. 1795, an IV de la République (214 p. in-8o). Parmi les signataires se trouvait Primat, que le Concordat devait faire archevêque de Toulouse, et Saurine, qui mourut évêque concordataire de Strasbourg.

La deuxième Encyclique traitait l’une après l’autre toutes les questions religieuses qui pouvaient être réglées par l’autorité des anciens canons ; elle devait donc aussi parler des écoles chrétiennes, et tel est l’objet de son dernier chapitre (p. 176-183). Après avoir donné un souvenir de regret aux congrégations enseignantes récemment dissoutes, aux vertueux disciples de La Salle et de Tabourin, aux Ursulines et aux Filles de la Providence, les évêques exhortaient les fidèles « à prendre les précautions les plus sévères dans le choix des maîtres et des maîtresses ; » et cela, disaient-ils, parce que les pareils sont « responsables à la Religion et à la Patrie » de l’instruction de leurs enfans. Ils ajoutaient (p. 178) : « Nous recommandons aussi aux pères et aux mères, et nous les supplions de veiller à ce que leurs enfans se rendent aux écoles avec exactitude et avec assiduité ; de ne point autoriser leur paresse et leur désobéissance ; de seconder les efforts des curés et des maîtres ; de se concerter avec eux ; de veiller encore à ce que, dans la maison paternelle, leurs enfans étudient, répètent et pratiquent ce qui leur a été enseigné dans les écoles ; les livres qu’on peut leur mettre dans les mains doivent être en petit nombre et bien choisis. »

Insistant avec raison sur cette importante question des livres de classe, les évêques réunis faisaient allusion, mais d’une manière discrète et sans récriminer, aux livres qui étaient en usage dans les écoles publiques. « N’attendez que bien peu de chose, disaient-ils, de ces enseignemens emphatiques et arides qu’on a voulu substituer aux élémens de la Religion ; rendez, rendez à vos enfans le trésor qui leur appartient, les Saintes Écritures, l’Imitation de Jésus-Christ, la Vie des saints recueillie par des auteurs judicieux… »

Après avoir ainsi, dans une sorte de préambule, établi les droits de la morale religieuse, la seule qui convienne à l’enfance, les évêques réunis édictaient pour ainsi dire le code des Écoles chrétiennes ; et ce code en douze articles contenait entre autres les prescriptions suivantes, qu’on ne saurait lire aujourd’hui sans admirer l’audace et la confiance de ces Lycurgues en soutane, légiférant au mois de nivôse en l’an IV de la République une et indivisible.


ARTICLE PREMIER. — Il y a dans chaque paroisse une école chrétienne, deux, s’il est possible : l’une pour les garçons, l’autre pour les filles. S’il y a impossibilité d’avoir plus d’une école, on redouble de précaution pour y faire régner la décence et les bonnes mœurs. Ces écoles sont entretenues aux frais des paroisses.

ART. II. — Le maître et la maîtresse d’école sont nommés par les paroissiens, sur la proposition du curé : l’évêque les approuve, et peut commettre à cet effet l’archiprêtre. Ils ne peuvent être destitués que par le concours des paroissiens et du curé ; en cas de dissentiment, on en réfère à l’évêque.

ART. III. — Le maître d’école sert aux cérémonies et au chant de l’église sous l’autorité du curé.

ART. IV. — Les intérêts de la patrie autant que la gloire de la religion, l’honneur des familles comme le bonheur des enfans, commandent aux pères et aux mères d’envoyer les enfans aux écoles chrétiennes ; ils y sont admis dès l’âge de cinq ans.

ART. V. — Dans les villes, les écoles commencent au 1er octobre et finissent à l’Assomption ; dans les campagnes, elles commencent à la Toussaint et finissent le 1er juin. Cependant, suivant les localités, elles se prolongent pour les enfans dont les travaux ne sont pas nécessaires à leurs familles.

ART. VI. — Le premier objet des écoles chrétiennes est d’apprendre aux enfans les élémens de la religion, et de leur expliquer les principaux points de la morale de l’Évangile ; ils apprennent les prières du matin et du soir, les commandemens de Dieu et de l’Église, les épîtres et les évangiles, le catéchisme du diocèse. Les enfans y reçoivent encore les premières instructions de la lecture, de l’écriture, du calcul, et de la civilité.

ART. VII. — Les principaux livres élémentaires des écoles chrétiennes sont l’Ancien et le Nouveau Testament, l’Imitation de Jésus-Christ et le Catéchisme du diocèse.

[Suivent deux articles, notés par erreur IX et X, le VIIIe n’existant pas, et relatifs à la façon d’agir des maîtres et des maîtresses ; ce sont de purs conseils de pédagogie.]

ART. XI. — Les maîtres et les maîtresses inspirent aux enfans la crainte et l’amour de Dieu, l’obéissance aux lois, l’amour de la patrie, la piété filiale, la fidélité aux devoirs de son état, le respect des propriétés, l’amour de l’ordre, du travail ; la décence, le goût de la propreté et le mépris des vanités. Ils les pénètrent sans cesse de la présence de Dieu ; tous les exercices commencent et finissent par la prière.

ART. XII. — Les maîtres et maîtresses, en formant leurs élèves à la piété, n’oublieront pas de les former aux vertus sociales. Ils leur inspireront le respect pour les personnes en place, le respect pour la vieillesse, le respect pour les femmes ; la docilité et la reconnaissance pour ceux qui les instruisent, les égards pour leurs semblables et pour ceux qui servent ; un tendre intérêt mêlé de respect pour les personnes infirmes ; la pitié pour tout ce qui a vie, pour tout ce qui est faible et dépendant ; l’horreur du mensonge, la fidélité à tenir sa parole ; la douceur, la patience dans les privations ; la générosité envers ceux qui les obligent, l’honnêteté envers tous. Enfin ils ne cesseront de leur mettre sous les yeux le plus parfait modèle de l’enfance, Jésus-Christ, dont l’Évangile dit qu’il croissait en âge et en sagesse devant Dieu et devant les hommes.


Tel est le règlement que promulguèrent en décembre 1795, sous le Directoire, des évêques républicains dont le chef était le montagnard Henri Grégoire, ancien membre de la Constituante et de la Convention, député au Conseil des Cinq-Cents, l’homme de France qui haïssait le plus les rois et la royauté. La morale que préconise ce règlement est sans doute le contraire de la morale indépendante ; qui oserait dire cependant que les enfans élevés de cette façon-là ne devaient pas être un jour les citoyens d’une République idéale, infiniment plus parfaite que celles de Platon, de Fénelon ou de Jean-Jacques ?

Mais, dira-t-on peut-être, ce ne sont là que de belles rêveries ; le papier souffre tout, et il y a loin du principe à l’application. Et d’ailleurs, quelle autorité pouvaient avoir, quelle influence pouvaient exercer cinq ou six évêques désavoués par le Pape, suspects à une infinité de catholiques en raison de leur serment schismatique et de leur intrusion, et enfin très compromis aux yeux des honnêtes gens par les scandales et par les apostasies de plusieurs d’entre eux, les Lindet, les Torné, les Minée, les Gobel ? Il est évident qu’un épiscopat reconnu par le Souverain Pontife aurait eu plus d’autorité : voyons néanmoins, d’après les faits eux-mêmes, quelle a été la fortune de cette seconde lettre encyclique en ce qui concerne les écoles. La chose en vaut la peine, car les divers auteurs qui ont étudié jusqu’ici l’Instruction publique de l’époque révolutionnaire ne paraissent pas avoir tenu compte de cette intervention des évêques réunis. La seconde Encyclique, imprimée vraisemblablement à plusieurs milliers d’exemplaires, obtint le plus grand succès ; la correspondance de Grégoire avec tous les départemens en est la preuve indéniable. Il reçut plus de 20 000 lettres durant la seule année 1795, et celles qu’il a conservées dans ses cartons, au nombre de quinze à vingt mille, démontrent péremptoirement que son zèle et celui de ses collaborateurs ont immédiatement rétabli le culte, qu’ils ont amené en quelques mois la réouverture de 35 000 églises. Il est trop évident que les prescriptions de l’Encyclique ne furent pas appliquées toutes et partout ; et ce serait une sottise de dire que 35000 écoles furent annexées en septembre 1796 à pareil nombre d’églises. Mais dans toutes les églises desservies par les prêtres « soumis aux lois, » on lut, on commenta, on s’efforça d’appliquer dans la mesure du possible les différens articles du règlement des évêques sur les écoles chrétiennes, et, à dater de ce moment, l’ignorance cessa d’alléguer pour excuse l’immoralité de certains maîtres d’école.

La Constitution de l’an III décrétait la liberté absolue de l’enseignement à tous les degrés ; l’article 300 (titre X) disait en propres termes : « Les citoyens ont le droit de former des établissemens particuliers d’éducation et d’instruction. » L’Etat, qui organisait de son côté des écoles, ou qui du moins se proposait d’en organiser un jour, ouvrait ainsi de lui-même la porte à la libre concurrence, et ces deux simples lignes de l’article 300 furent pour le Directoire, quand il essaya de réagir et de retirer l’une après l’autre les libertés concédées par la Convention, une source d’embarras dont il ne put jamais sortir. Evoques et curés fondèrent à qui mieux mieux, à la grande joie des parens, des écoles, oh ! de petites et très petites écoles le plus souvent. Ils s’adressèrent aux instituteurs chrétiens qui avaient dû abandonner leurs fonctions au plus fort de la tourmente révolutionnaire, et ils leur adjoignirent des maîtres nouveaux, tirés des anciennes congrégations dissoutes. Il y a plus, et c’est là un fait bien curieux dont les divers historiens de l’Instruction publique pendant la Révolution semblent n’avoir pas eu connaissance, beaucoup de curés de village devinrent eux-mêmes instituteurs : ce leur fut un moyen d’échapper à la misère, cette plaie affreuse des ministres du culte sous le régime de la séparation. Curés le dimanche et les jours fériés, ils faisaient à la fois, durant les six jours de la semaine, l’école et le catéchisme. Nul ne pouvait les en empêcher, car la loi ignorait systématiquement qu’ils étaient prêtres ; elle ne voyait en eux que des citoyens comme les autres, et, qui plus est, des citoyens officiellement « soumis aux lois de la République. » Le règlement des évêques réunis disait : « Le maître et la maîtresse d’école sont nommés par les paroissiens sur la proposition du curé. » Ainsi le curé, quand il se proposait lui-même pour être instituteur, avait la certitude d’être nommé par les paroissiens qui l’avaient jadis élu, et qui, après la Terreur, l’avaient spontanément redemandé.

Dans ces conditions, beaucoup d’écoles chrétiennes s’ouvrirent dès les premiers jours de 1796, et c’était souvent l’ancien presbytère qui servait de maison d’école. La correspondance de Grégoire fournit à ce sujet quelques indications précises venues de tous les points de la France ; en voici seulement deux ou trois. On lui écrivait du département de la Meurthe, en 1796 : « Dès l’hiver dernier, l’enseignement dans les écoles a été rétabli sur l’ancien pied. Alors nous avons arraché des mains des enfans ces livres impies qu’on leur fournissait. Les bons livres, le catéchisme du diocèse, les ouvrages de M. Rollin ont repris leur place, et les maîtres d’école ne peuvent plus en admettre d’autres. » A la même époque, le curé de Vannes écrivait de même, dans une lettre contresignée par son évêque : « Les enfans, négligés pendant la persécution, reprennent l’instruction. Les écoles publiques sont entre les mains de bons chrétiens qui ne permettent pas la lecture des mauvais livres. »

Cette résurrection de l’enseignement chrétien même dans les écoles publiques contraria vivement les hommes du Directoire, dont la plupart étaient, comme l’on sait, d’anciens conventionnels. Biffer l’article 300 et supprimer la liberté de l’enseignement, nul n’aurait osé le faire ; on essaya du moins de lutter, soit en favorisant les écoles de l’Etat, soit en mettant des entraves i à la constitution des écoles libres, dont beaucoup se trouvaient entre les mains des prêtres réfractaires et des pires ennemis du régime républicain.

En premier lieu, il parut indispensable d’épurer le personnel des écoles publiques ; on fit disparaître les maratistes et les énergumènes, qui furent remplacés par des hommes plus modérés ; les méthodes furent changées ; enfin et surtout, le gouvernement s’efforça de donner à ses écoles ce qui leur manquait le plus, des livres élémentaires acceptables pour les familles. Une loi de 1794 (9 pluviôse an II) avait ouvert un concours pour la composition de livres destinés à l’enfance ; la question fut remise à l’ordre du jour en 1796 (ventôse an IV), et le célèbre rapport de Barbé-Marbois, si sévère pour l’œuvre scolaire de la Convention, conclut à l’impression ou à la réimpression et à la diffusion des ouvrages adoptés par un jury spécial. Au premier rang de ces ouvrages figuraient les Elémens de la grammaire française du bon Lhomond ; le rapporteur en proposait la réimpression et demandait pour son auteur une indemnité de 3 000 livres. Or le pieux Lhomond, ci-devant doctrinaire, était l’auteur de la Doctrine chrétienne et de l’Histoire de l’Église, réimprimées maintes fois, et sa Grammaire française de 1780, calquée sur sa Grammaire latine, avait une allure bien cléricale : Dieu saint ; Dieu est saint ; je crois que Dieu est saint ; — Deus sanctus, — Deus est sanctus, — Credo Deum esse sanctum. N’importe, la commission nommée par le Conseil des Anciens adopta la Grammaire de Lhomond.

Cette même commission couronnait beaucoup d’autres livres dont il n’y a pas lieu de parler ici, notamment des éléments d’arithmétique composés par Condorcet, disait Lacuée, auteur de cette partie du rapport, « dans l’intervalle qui s’écoula entre sa proscription et sa mort. »

Mais il faut arriver aux ouvrages de morale, dont Courtois rendait compte dans le rapport de Barbé-Marbois (p. 47 et suiv.). Après quelques considérations en style déclamatoire sur la nécessité de la morale, Courtois se flattait que « la morale de la nature allait enfin, avec son flambeau radieux et sa clarté puissante, affaiblir la lueur fuligineuse de toutes ces mysticités qui n’ont que trop pesé sur la nation française. » Dans les ouvrages que le jury avait « distingués de la foule immense de ceux qui furent présentés au concours, la commission avait trouvé « la morale la plus pure. » Elle avait vu que leurs auteurs, « marchant sans superstition sous les regards d’un dieu (sic, sans majuscule), conduisent, par l’espoir de lui plaire et l’amour de soi gravé dans tous les cœurs, leurs élèves dans la route de la félicité ; qu’ils sont tous d’accord pour éloigner d’eux le mensonge et l’hypocrisie, et pour former des citoyens à la vertu. Parmi ces ouvrages précieux, ajoutait Courtois, celui qui a obtenu la palme, et qui la méritait, est le Catéchisme républicain, philosophique et moral, par La Chabaussière. Qu’il est grand au milieu de ses fers, aux portes du tombeau que lui ouvraient sans cesse nos derniers tyrans[1], cet auteur qui consacrait ce qu’il pouvait alors appeler ses dernières pensées au bonheur de ses semblables ! Chacun de ses quatrains est presque un traité sublime par sa simplicité qui le met à la portée de tous. C’est ce livre surtout qui, plein de goût et de solidité, brillant par les images, frappera davantage nos concitoyens, et, à l’aide de l’harmonie, se gravera plus facilement dans leur mémoire. Le jury a proposé de donner 2 500 livres à son auteur. »

On tenait donc enfin le Manuel par excellence, le manuel idéal, le catéchisme destiné à remplacer tous les autres, le flambeau radieux qui devait affaiblir la lueur fuligineuse des mysticités antiques. Ce petit livre vaut la peine d’être étudié, et comme il n’est pas facile de le trouver même dans nos grandes bibliothèques, il peut être bon de le faire connaître en examinant l’exemplaire que Grégoire avait inséré dans ses Recueils de pièces. Cet exemplaire est de l’an VIII, et le titre en a été dénaturé d’une manière très significative. Il n’est plus intitulé, comme en 1796, Catéchisme républicain, mais Catéchisme français, ce qui n’est pas précisément la même chose, et ce qui tendrait à prouver que le citoyen La Chabaussière pouvait bien être ce qu’on appellerait aujourd’hui un opportuniste.

Le Catéchisme de La Chabaussière n’a rien d’un catéchisme ordinaire ; les questions n’y sont pas rédigées de manière à bien préparer la réponse qui doit suivre ; ce sont à vrai dire des quatrains à la façon de ceux de Pibrac, avec des titres présentés sous la forme interrogative : Qu’est-ce que la Bienfaisance ? Quels sont les devoirs d’un bon fils ? L’ignorance est-elle nuisible ? etc. La morale de ces quatrains est loin d’être subversive ou même répréhensible, et les sectateurs farouches de la neutralité, ceux qui corrigent La Fontaine :


Petit poisson deviendra grand,
Pourvu que l’on lui prête vie,


jugeraient La Chabaussière aussi clérical que Robespierre même et que ses disciples, qui écrivaient sur les temples de l’Etre suprême la déclaration que l’on sait. Voici d’ailleurs quelques-uns des quatrains du Catéchisme républicain[2] : Qui vous a créé ?

Celui dont le pouvoir a tout fait en tout lieu,
Créé les élémens, les astres, la lumière ;
Fait circuler la vie et mouvoir la matière ;
J’y crois en l’admirant, et je l’appelle DIEU.


Qu’est-ce que Dieu ?

Je ne sais ce qu’il est ; mais je vois son ouvrage ;
Tout à mes yeux surpris annonce sa grandeur ;
Mon esprit trop borné n’en peut tracer l’image ;
Il échappe à mes sens, mais il parle à mon cœur.


Qu’est-ce que l’âme ?

Je n’en sais rien ; je sais que je sens, que je pense,
Que je veux, que j’agis, que je me ressouviens ;
Qu’il est un être en moi qui hors de moi s’élance ;
Mais j’ignore où je vais, et ne sais d’où je viens.


L’âme est-elle immortelle ?

Tout change sans périr ; l’âme est donc immortelle.
L’âme survit entière au corps décomposé ;
Dieu m’en donna l’espoir ; Dieu m’eût-il abusé ?
Pour sitôt la détruire, eût-il tant fait pour elle ?


Quel est le sort qui nous attend après la mort  ?

Des prix pour la vertu, des peines pour le crime !
C’est le frein du méchant, l’espoir du malheureux,
La consolation du juste qu’on opprime.
Espérons dans le doute, et soyons vertueux.


Qui êtes-vous ?

Un être raisonnable et sensible à la fois ;
Né pour aimer mon frère et servir ma patrie,
Vivre de mon travail ou de mon industrie,
Abhorrer l’esclavage et me soumettre aux lois.


Quels sont les devoirs du bon citoyen ?

On doit à son pays ses facultés entières,
Secours aux malheureux, obéissance aux lois ;
A ses frères des soins, au monde ses lumières ;
Qui trahit ses devoirs perd à l’instant ses droits.

Quels sont les droits du citoyen ?

De librement penser, croire, agir, s’exprimer ;
De posséder les fruits que son travail lui donne ;
D’être sûr dans ses biens et sûr dans sa personne,
Et d’opposer sa force à qui veut l’opprimer.


Qu’est-ce que la liberté ?

La liberté n’est pas cette licence impure
Qui repousse tout frein et qui hait tout pouvoir ;
Elle est le droit d’agir comme on doit le vouloir ;
La justice est sa règle, et la loi sa mesure.


Qu’est-ce que l’amour de son pays, ou le patriotisme ?

Un mouvement sublime, un élan plein de flamme,
Dont le vrai citoyen sent son cœur transporté ;
Lui seul fait les héros, exalte, agrandit l’âme ;
C’est l’enfant de l’honneur et de la liberté.


Le rapporteur Courtois n’avait pas tort déjuger ce catéchisme raisonnable, mais il exagérait en le déclarant sublime dans sa simplicité ; il aurait dû voir qu’il y avait bien du brouillamini là dedans, et que les quatrains de La Chabaussière n’étaient pas du tout à la portée de l’enfance ; ces vers d’oracle font souvent regretter la prose familière des catéchismes diocésains.

Tels furent les moyens par lesquels le Directoire s’efforça, en 1796, de vivifier l’enseignement primaire donné dans les écoles publiques, et ces moyens étaient parfaitement légitimes. Mais il ne se faisait pas illusion sur leur efficacité, et comme il n’avait pas les ressources nécessaires pour multiplier les écoles primaires prévues par l’article 296 de la Constitution, il sentait bien que l’article 300 lui ôterait la possibilité de républicaniser les générations nouvelles. Pourquoi donc ne s’est-il pas appuyé sur le clergé patriote qui l’aurait aidé à former jusque dans les moindres villages des chrétiens citoyens ? C’est que les hommes du Directoire étaient avant tout des sectaires. Au risque de frapper ses amis, il enveloppa tous les prêtres dans une même réprobation, et essaya de détruire les écoles particulières en leur suscitant des difficultés sans cesse renaissantes. On peut lire dans les ouvrages de MM. Sicard et Albert Babeau le récit de ces persécutions et de ces tracasseries, tour à tour odieuses ou ridicules, mais toujours hypocrites, comme l’avaient été sous la Terreur les attaques contre la liberté des cultes. Ainsi le Directoire imagina d’écarter de l’enseignement tous les célibataires, par conséquent tous les prêtres et toutes les ci-devant religieuses, sous prétexte que, pour bien élever les enfans, il fallait en avoir soi-même, ou à tout le moins être en passe d’en avoir. Le ridicule lit justice d’un semblable projet de loi. Alors le gouvernement institua des commissions pour examiner les futurs instituteurs, et des commissions de surveillance chargées de voir :

1° Si les maîtres particuliers avaient soin de mettre entre les mains de leurs élèves, comme base de la première instruction, les Droits de l’homme, la Constitution, et les livres élémentaires qui avaient été adoptés par la Convention ;

2° Si l’on observait les décadis, si l’on y célébrait les fêtes républicaines, et si l’on s’y honorait du nom de citoyen.

En cas de désobéissance, et même pour arrêter et pour prévenir les abus, les administrations municipales étaient autorisées par la loi (Bulletin des lois, n° 1710 ; 17 pluviôse an VI) à ordonner « la suspension ou la clôture de ces écoles, maisons d’éducation et pensionnats. »

Mais l’opinion publique est parfois comme un torrent dont rien ne peut arrêter la course. Les Français de 1796 ne voulaient pas de l’école sans religion que le gouvernement prétendait leur imposer ; les instituteurs de l’Etat, souvent irréligieux, se voyaient de plus en plus délaissés, et les écoles particulières prospéraient de plus en plus. Dans le seul département du Doubs, on finira par compter, en 1799, 386 écoles particulières contre 90 écoles publiques[3].


Revenons maintenant à nos évêques, observateurs attentifs de tous les faits qui viennent d’être signalés. Leur seconde Encyclique, répandue à profusion, avait tiré le clergé patriote de la léthargie où l’avait plongé la Terreur. Evêques, presbytères administrant les diocèses sans évêque, curés de toutes les régions adhérèrent successivement à l’Encyclique ; elle fut jusqu’à nouvel ordre leur guide et, comme ils disaient, leur boussole. C’est par milliers que Grégoire reçut des félicitations et des remerciemens à son sujet. Les évêques réunis continuèrent donc à diriger le mouvement de réorganisation du culte. Ils conçurent même le hardi projet de tenir à Paris un concile national, ce qui ne s’était pas vu depuis des siècles, et après bien des efforts, après bien des luttes intestines, ils arrivèrent à leurs fins. Le Concile s’ouvrit, avec la permission du gouvernement, le 15 août 1797. La séance d’ouverture eut lieu à Notre-Dame, et l’on y renouvela solennellement le vœu de Louis XIII, qui consacrait la France à la Vierge. Les séances particulières se tinrent à l’hôtel de Pons, rue des Saints-Pères, et le coup d’État du 18 fructidor (4 septembre 1797) n’empêcha pas les évêques de délibérer et de légiférer paisiblement durant trois mois, jusqu’à la clôture du Concile (19 novembre 1797). Ils étaient trente-trois, venus de tous les points de la France aux frais de leurs diocésains, car le dénuement de beaucoup d’entre eux était extrême ; dix s’étaient fait représenter par des « procureurs fondés, » parce que l’âge, la maladie, la pauvreté surtout, les empêchaient d’entreprendre un long voyage ; 5 « églises veuves » étaient représentées par un délégué de leurs presbytères ; enfin 51 prêtres représentaient le clergé du second ordre, les curés et les vicaires. C’était une réunion de 90 ecclésiastiques, de véritables Assises : faut-il ajouter que le Concile s’empressa d’écrire au Pape pour lui témoigner son respect filial, et pour l’inviter, même assez vivement, à pacifier les troubles dont la France était le théâtre ? La lettre fut envoyée à Bonaparte, qui se chargea de la faire parvenir à Pie VI ; elle ne reçut, comme il fallait s’y attendre, aucune réponse. Les évêques et prêtres « dissidens, » on ne disait plus « réfractaires, » furent convoqués, mais aussi inutilement ; et le Concile poursuivit ses travaux.

Il s’occupa nécessairement de la question des écoles chrétiennes : la chose ayant été réglée deux ans auparavant par la seconde Encyclique, le Décret sur l’organisation des Ecoles chrétiennes se contenta de reproduire, avec des modifications de détail sans importance, le règlement des évêques réunis.

Le Concile ne s’en tint pas là ; non content de s’adresser à l’ensemble du clergé français, il rédigea et fit imprimer à part, le 5 novembre 1797, une Lettre synodique du Concile national de France aux pères et mères et à tous ceux qui sont chargés de l’éducation de la jeunesse. (Paris, Imprimerie-librairie chrétienne, rue Saint-Jacques ; 23 pages in-8o.) Cette lettre est fort curieuse, et comme elle paraît avoir échappé, de même que les décrets du Concile, aux divers historiens de l’Instruction publique sous la Révolution, il est bon de la faire connaître, au moins dans ses parties essentielles. En voici le début :

« Nous ne terminerons pas nos travaux, nos très chers frères, sans vous rappeler un devoir bien cher à la religion et à la patrie, mais bien négligé de nos jours : il s’agit de l’éducation. À ce seul mot, que de souvenirs déchirans s’élèvent dans vos âmes ! Qu’avez-vous vu ? Que voyez-vous ? Vous vous sentez sans doute portés à comparer l’éducation qu’a reçue la génération encore existante, que vous avez reçue vous-mêmes pour la plupart, avec celle que reçoivent vos enfans, cette autre portion de vous-mêmes qui va former une autre génération. D’un côté, les ressources en tout genre, les nombreux établissemens que vous présentait la société pour former vos esprits et vos cœurs ; de l’autre, un dénuement, un défaut presque absolu de moyens, où vous a réduits un vandalisme destructeur. Autrefois, les attentions, portées au scrupule, pour écarter de la jeunesse ce qui pouvait ternir son innocence et lui faire naître même l’idée du mal. Autrefois, des exemples fréquens, des modèles publics et domestiques propres à inspirer la vertu et cette retenue si belle, si imposante pour le premier âge. Aujourd’hui, des scandales communs et publics, une licence portée à son comble, un mépris presque universel des décences et de la modestie. »

Après avoir ensuite constaté les ravages causés ou par le manque absolu d’instruction ou par l’instruction que donnent des professeurs « de libertinage et d’impiété, » les évêques cherchent un remède à de si grands maux, et ils insistent sur la nécessité d’une éducation chrétienne. Ils montrent un peu longuement, non sans recourir aux procédés d’une assez mauvaise rhétorique, les bons effets d’une excellente éducation et les funestes conséquences d’une éducation mauvaise, et prouvent que « la source du mal, c’est le défaut d’éducation… »

« Vous gémissez sans doute, ajoute le Concile, sur les désordres qu’a entraînés notre Révolution ; voulez-vous y apporter remède autant qu’il est en vous ? Elevez de bons citoyens à notre République naissante ; c’est tout ce que vous pouvez faire de mieux pour réparer les plaies multipliées qu’elle a reçues… Si déjà de nos jours nous voyons si peu de sujets capables d’occuper les places, si peu qui réunissent les talens à la probité, que sera-ce donc dans quelques années, si l’éducation est négligée, si ceux qui doivent un jour siéger dans les tribunaux ou dans les administrations, ou présider les familles, ne reçoivent point l’éducation ou n’en reçoivent qu’une mauvaise ? Attendez-vous à vous voir gouverner par l’ignorance et la scélératesse… »

Il faut donc que les parens fassent instruire leurs enfans ; mais comment faire ? « S’il est des sources pures où l’on doit puiser pour faire fructifier l’éducation, il est aussi des sources empoisonnées ; il est des pièges multipliés, dont on ne saurait trop s’éloigner. Chaque maître veut se faire honneur d’une nouvelle méthode inconnue à ceux qui l’ont précédé ; il est des empiriques dans cette matière plus que dans toute autre. » L’idéal est évidemment que les parens instruisent eux-mêmes leurs enfans ; mais combien peuvent le faire ? « Si vous ne pouvez pas vous-mêmes rendre ce service à vos enfans, faites choix de dignes instituteurs qui réunissent les mœurs aux talens. Si vous leur donnez des guides aveugles ou pervers, ils les conduiront dans des sentiers pernicieux ; ils vous les perdront… Exigez donc par-dessus tout que les maîtres que vous leur donnerez aient de la religion, une solide piété ; ils ne manqueront pas de l’inspirer à vos enfans ; ainsi ils vous procureront, à vous et à la société, un bien inestimable.

« Mais que devez-vous apprendre ou faire apprendre à vos enfans ? Le monde vous dit qu’il ne faut point parler religion aux enfans ; qu’il faut se contenter de leur apprendre les sciences humaines et la morale ; cette opinion n’est que trop accréditée ; mais vous savez que le langage du monde fut toujours en contradiction avec celui de Jésus-Christ… Qu’est-ce donc qu’une morale sans religion, sans Jésus-Christ ? Quelle est sa base ? Où est sa sanction ? Où trouvera-t-on ses motifs ? Nous pouvons bien, en entendant de pareilles absurdités, nous écrier avec le prophète : Les méchans m’ont raconté leurs rêveries ; mais qu’elles sont différentes de votre loi, ô mon Dieu ! »

Ici le Concile condamnait de la manière la plus formelle l’enseignement officiel, et il visait directement les manuels de morale analogues à celui de La Chabaussière. Sans se mettre en frais d’imagination, il reproduit textuellement la phrase qu’on a pu lire dans l’Encyclique de 1795 : « N’attendez donc que bien peu de chose de ces enseignemens arides et emphatiques qu’on a voulu substituer aux élémens de la religion ; rendez, rendez à vos enfans le trésor qui leur appartient… » Suit dans la lettre synodique un passage très pressant sur l’alliance intime du patriotisme et de la religion, « C’est là, pères et mères, que vous puiserez ces grands traits qui détacheront vos enfans de cet amour de soi qui avilit, qui leur inspireront en même temps cet esprit de générosité qui fait les grandes âmes, qui porte aux plus grands sacrifices pour l’intérêt public. »

Le Concile continue en prodiguant les conseils aux pères et, aux mères ; il leur indique même une assez longue liste de bons livres entre lesquels ils pourront choisir ; puis il s’adresse aux enfans eux-mêmes, dont la destinée, dit-il, « est d’être la ruine ou la résurrection de notre France, hélas ! si malheureuse depuis tant d’années. C’est en vous, leur dit-il, que la République met toutes ses espérances. » Et la lettre synodique finit de la manière suivante :

« Le Concile, considérant combien il est instant d’organiser et de mettre en activité les écoles chrétiennes, dans ces circonstances où l’éducation est si négligée, décrète… » Suivent les articles du décret du Concile, qui sont ceux de la seconde Encyclique[4]. Il est dit enfin que « la présente lettre sera lue dans toutes les paroisses de l’Eglise de France, le dimanche qui en suivra immédiatement la réception. »

Ce manifeste des évêques avait cette fois toute la publicité possible ; il était considéré par beaucoup de Français comme une loi de l’Eglise de France ; et, si modérée qu’en pût être la forme, c’était un réquisitoire contre les écoles publiques telles que les voulait le gouvernement. C’était un appel à la résistance, et une exhortation à déserter les écoles de l’Etat au profit des écoles particulières, qui leur faisaient une si redoutable concurrence. On était alors au lendemain du 18 fructidor ; les Droits de l’homme et la Constitution de l’an III étaient outrageusement violés par le gouvernement. Néanmoins, ceux qui déportaient à Sinnamari soixante députés suspects de royalisme, ceux qui supprimaient jusqu’à la liberté de la presse, ne déportèrent aucun des évêques signataires du manifeste anti-scolaire ; ils leur permirent de terminer paisiblement leurs travaux de restauration religieuse, et de retourner ensuite dans leurs diocèses, où ils ne manqueraient pas d’obéir aux prescriptions du Concile et de combattre les instituteurs de l’Etat. C’est assurément un spectacle curieux, d’autant plus qu’on ne saurait attribuer cette inconséquence à la mansuétude du Directoire. Il pouvait frapper les royalistes ; il pouvait déporter 15 ou 1 800 prêtres insoumis, parce que ces prêtres étaient suspects de royalisme ; il n’osait pas supprimer les écoles libres et violer l’article 300 de la Constitution, parce qu’il redoutait un soulèvement universel qui l’aurait renversé.

Cet état de choses dura jusqu’à la fin du régime directorial. Sans entrer dans le détail, comme l’a fait si heureusement M. Albert Babeau, il suffit de citer deux fragmens de lettres adressées à Grégoire, après le Concile, par deux curés instituteurs. L’un d’eux lui écrivait du département de Seine-et-Oise : « Je suis curé, vicaire, bedeau, scribe de la commune, maître et maîtresse d’école. J’ai chaque jour de la semaine, sans aucun congé, 50 à 60 enfans à instruire le matin et le soir… » Quatre mois plus tard, un curé des environs de Chartres écrivait à son tour : « Le plus grand nombre des curés de campagne sont instituteurs de la jeunesse, et n’ont point d’autres ressources pour vivre. Le commissaire du canton veut qu’ils optent, disant qu’ils ne peuvent être tout ensemble instituteurs et ministres de la religion catholique. Ce commissaire est-il fondé à leur proposer l’option et à les y forcer ? » La réponse à cette question fut précise : les curés pouvaient être instituteurs comme ils pouvaient être officiers municipaux et maires de leur commune, et on les exhortait même à se faire instituteurs pour ne pas mourir de faim. Le gouvernement d’ailleurs était récompensé de sa tolérance, car la République subsistait grâce au clergé patriote. Le peuple lui confiait volontiers ses enfans ; mais dès les premiers jours du Consulat, et surtout lorsque les émigrés purent rentrer, les choses changèrent de face. L’ancien clergé put lutter avec avantage contre les ci-devant constitutionnels ; les prêtres républicains perdirent chaque jour du terrain ; la situation devenait de plus en plus complexe et ne pouvait être dénouée que par un acte d’autorité, un acte double qui devait réunir le Pape et le Premier Consul, l’empereur de demain. La France était mûre pour le Concordat.


A. GAZIER.


  1. Incarcéré pendant la Terreur, La Chabaussière (1752-1820) n’était sorti de prison qu’après le 9 thermidor.
  2. Le titre complet de l’édition de l’an VIII, qui est la cinquième, est le suivant : Catéchisme français, ou principes de morale en vers, à l’usage des écoles, par La Chabeaussière (sic). On y trouve une traduction des vers dorés de Pythagore et des notes d’un ton parfois agressif qui n’étaient pas dans les édition » précédentes. Les premières éditions étaient sans nom d’auteur.
  3. Sauzay, cité par M. Albert Babeau : l’École de village sous la Révolution.
  4. Il y a quelques modifications très légères et quelques additions ; l’article relatif aux vacances est supprimé.