L’Évolution actuelle de la tactique/01

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L’Évolution actuelle de la tactique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 854-885).
L'ÉVOLUTION ACTUELLE
DE
LA TACTIQUE

PREMIÈRE PARTIE

La guerre sud-africaine se terminait à peine, que les écrivains militaires de presque tous les pays en discutaient les enseignemens. Deux courans d’opinion se sont aussitôt manifestés. « Cette guerre ne peut rien nous apprendre, disent les doctrinaires. Elle n’a aucun rapport avec la guerre continentale, la seule qui nous intéresse. Seules, des valeurs de même ordre peuvent être comparées ; or, la nature du pays, les effectifs, l’organisation, l’état moral des belligérans, diffèrent des nôtres. Conservons donc nos anciens procédés de combat. Ils n’ont amené des désastres que parce qu’ils furent mal appliqués. »

Les partisans de l’autre opinion, qui attribuent une grande importance aux progrès de l’armement, estiment que la dernière guerre marquera une époque dans l’histoire de la tactique.

La première de ces opinions, quoique défendue par d’éminens écrivains militaires, est dès maintenant abandonnée dans plusieurs armées. Les Anglais, en particulier, cruellement éprouvés par l’emploi d’une tactique copiée sur celle qui est encore en usage chez les principales puissances continentales, n’ont pas hésité à changer leurs anciennes méthodes. Les protestations d'un certain nombre de leurs chefs, attachés aux vieux erremens, n’ont pas empêché les généraux qui viennent de faire la dernière campagne d’imposer les modifications reconnues par eux nécessaires. Elles ont été profondes. En France, où les souvenirs du champ de bataille se sont presque effacés, la résistance est plus tenace. Elle n’a pas encore désarmé, car elle trouve son point d’appui dans le formalisme obligé des cours didactiques. Sous leur influence, la doctrine du combat moderne a dévié.

Après nos désastres de 1870, un certain nombre de principes s’étaient imposés avec une telle force, qu’il ne semblait pas probable qu’on dût jamais revenir en arrière. Le fait s’est cependant produit.

Il est utile d’examiner comment s’est transformée, puis s’est perdue, la doctrine de combat imposée par l’expérience de 1870, et de résumer les principes alors admis.

Les règlemens sur les manœuvres des différentes armes la fixaient, et, comme c’est l’infanterie qui décide de la bataille, la tactique des autres armes découle de la sienne. Le règlement de l’infanterie précise la tactique d’une époque.

Une commission d’officiers chargée de rédiger ce règlement s’exprimait ainsi dans son rapport au ministre en date du 12 juin 1875 : « Un fait incontestable s’est produit : les perfectionnemens apportés depuis un certain nombre d’années à l'armement de l’infanterie et à celui de l’artillerie ont profondément modifié la physionomie du combat. Les effets dus à l’augmentation de la portée, de la justesse et de la rapidité du tir ont dépassé toutes les prévisions. L’expérience des dernières guerres le prouve surabondamment : les faits qui s’y sont produits de la manière la plus irrésistible ont provoqué des études dont les conclusions sont déjà adoptées dans presque toutes les armées étrangères.

« Aussi la discussion a-t-elle fait ressortir et admettre par la Commission comme de véritables axiomes les principes généraux suivans :

« 1° Importance prépondérante du feu comme mode d’action ;

« 2° Impossibilité, pour une troupe d’un effectif un peu considérable, de se mouvoir et de combattre en ordre serré dans la zone efficace du feu ennemi, soit en ligne, soit en colonne ;

« 3° Par suite, nécessité de fractionner les troupes en première ligne, et d’adopter pour elles le mode d’action en ordre dispersé ;

« 4° Translation forcée du combat sur la ligne de tirailleurs, autrefois chargée seulement de la préparation.

« Des troupes massées en colonne ou en ligne pleine ne sauraient plus, sous le feu, manœuvrer, combattre, ni même se tenir en position, à moins qu’une configuration avantageuse du terrain ne compense les inconvéniens d’une disposition devenue trop vulnérable. Ces formations offrent au tir de l’adversaire des buts trop étendus ; elles ne permettent pas aux armes actuelles de produire tout leur effet utile ; elles n’ont pas une mobilité suffisante, ni assez de souplesse et d’élasticité pour qu’on puisse utiliser tous les couverts du terrain.

« Dans ces conditions, elles ne présentent même plus, en raison des effets destructeurs du feu, les garanties de solidité ni les ressources qu’elles offraient jadis pour maintenir la cohésion et faciliter au chef la direction de la troupe.

« Ces précieux avantages, plus indispensables que jamais, devront donc être recherchés aujourd’hui, à portée du tir ennemi, dans des formations autres que celles de l’ordre serré, ce dernier étant d’ailleurs conservé partout où une nécessité réelle n’obligera point à l’abandonner. »

Ne pourrait-on croire que ces lignes ont été écrites au lendemain de la guerre sud-africaine ? Elles datent cependant de vingt-huit ans.

On était en droit de croire que, la doctrine ayant été fixée dans de telles conditions, rien ne serait plus facile que de suivre la voie tracée et de perfectionner l’instruction d’après les nécessités que créeraient les nouveaux engins de destruction.

Ce fut le contraire qui se produisit. On revint bientôt en arrière.

Maintenant que les événemens de la guerre sud-africaine viennent de remettre eu lumière ces principes directeurs et démontrer leur formelle vérité, les doctrinaires coalisés se refusent à l’évidence et se cramponnent à leur enseignement suranné.

Ce fait peut paraître si extraordinaire que, pour éviter toute discussion, il est nécessaire de citer des textes.

Le projet de règlement sur l’exercice et les manœuvres de l’infanterie, de 1901, en ce moment en essai, s’exprime ainsi : Titre V. — Art. 52. « — Les troupes de choc s’approchent progressivement et sont placées face à l’objectif choisi. Chacun de leurs bataillons est disposé sur une ou deux lignes, les compagnies en lignes déployées ou lignes de sections par quatre, ou en colonnes de compagnie séparées par les intervalles et les distances qui conviennent le mieux aux circonstances...

« Art. 53. — La marche se poursuit ainsi, jusqu’à distance d’assaut, et à ce moment les troupes de choc doivent être arrivées à 200-300 mètres de la chaîne. Leur chef fait alors battre la charge, qui est, pour la chaîne, le signal du feu à répétition et pour les troupes de choc, celui de la marche ininterrompue à l’adversaire. »

Et plus loin, Titre VII. art. 16 : « Lorsque la préparation est jugée suffisante par le général de division, les troupes de choc s’ébranlent sur son ordre, irrévocablement et sans arrière-pensée, n’ayant qu’un but, celui d’aborder coûte que coûte l’adversaire...

« La formation de ces troupes doit être mobile et aussi peu vulnérable que possible ; elles peuvent être disposées en lignes minces successives, en lignes de colonnes de compagnie, en lignes de sections par quatre... etc. ; » puis : « La chaîne exécute le feu à répétition ; les colonnes d’assaut la rejoignent, l’entraînent en avant, chacun n’ayant plus qu’une pensée : marcher sur la fraction qui précède et la pousser quand même vers l’ennemi. »

Sans doute on va objecter que le règlement de 1901 laisse au commandement toute latitude pour faire prendre aux troupes de choc des formations « aussi mobiles et aussi peu vulnérables que possible. » Il n’en reste pas moins établi qu’il préconise la réunion, en masses, de troupes disposées en profondeur pour former les colonnes d’assaut.

Dès lors se pose cette question : Qui est dans le vrai ? Est-ce le règlement de 1875 ou celui de 1901 ?

Depuis 1870, les armes ont-elles donc diminué de puissance ? Comment se fait-il que le règlement de 1901 ordonne d’exécuter, aujourd’hui, ce qui était déjà reconnu impossible il y a trente ans ?

On peut à bon droit s’étonner d’une telle contradiction et d’un tel retour aux procédés irrévocablement condamnés.

Pour l’expliquer, il faut d’abord se rappeler que la routine est coutumière de ce phénomène de régression inconnu de la nature.

Les professeurs le représentent comme un retour aux saines traditions et l’histoire docile fournit les exemples dont ils peuvent avoir besoin pour défendre leur thèse. Il n’est pas de campagne ou de bataille dont un chercheur ne puisse faire sortir la démonstration de ce qu’il veut prouver.

Pour se rendre compte de la manière dont ce changement s’est produit, il faut se rappeler le mouvement créé dans les esprits par nos défaites.

Au bout de peu de temps, il fut admis comme évident que leur cause essentielle résidait dans l’oubli des principes de la guerre napoléonienne. Le maréchal de Moltke avait dû ses succès à l’application de la stratégie et de la tactique impériales. Cette affirmation flattait notre amour-propre. Au lieu de regarder en face les nombreuses défaillances du commandement et des troupes, il fut convenu que celles-ci s’étaient toujours parfaitement comportées. Nos désastres ne pouvaient donc provenir que de l'ignorance des généraux.

Un mot d’une haute portée philosophique : « Nous avons été battus par le maître d’école, » fut pris au pied de la lettre. Il résumait le rôle prépondérant de l’instituteur, dans le développement du patriotisme et de l’énergie morale de la nation allemande. On n'y vit que la constatation de notre insuffisance scientifique. Une fièvre de travail s’empara de l’armée et les professeurs, émergeant de toute part, eurent tôt fait de créer les doctrinaires. L’École supérieure de Guerre, au lieu de fonder ses hautes études sur l’histoire de toutes les campagnes, concentra essentiellement son enseignement sur celles de Napoléon. Elle aboutit à en déduire des procédés schématiques, qui furent dès lors enseignés par les professeurs comme les seules méthodes rationnelles conduisant à la victoire.

Ainsi surgit la doctrine qui s’intitula « la guerre de masses. »

Elle se déclara seule capable de faire la grande guerre et conquit aussitôt les plus chauds partisans. D’abord la plupart des grands chefs, car il est dans la nature humaine d’accueillir avec faveur les dispositions qui augmentent l’importance de son commandement ; ensuite la foule, qui croit voir une manifestation essentielle de la force, dans la réunion en grosses unités des différens organes d’une armée. Aussi, quand les divisions de cavalerie furent formées, on envisagea aussitôt leur réunion en corps de cavalerie, et ce principe reçut sa consécration dans le règlement du 12 mai 1899. art. 717.

L’artillerie, poussée dans la même voie, organisa au camp de Châlons, de 1884 à 1897, des manœuvres de masses. On y vit des groupemens de 20 à 22 batteries évoluer suivant des hypothèses que les plaines exceptionnelles de la Champagne permettaient seules de réaliser.

L’infanterie ne voulait pas rester en arrière. Elle imagina les feux de masse et les attaques en masse dites décisives. Nous venons de voir celles-ci décrites dans les citations empruntées au projet de règlement de 1901.

En ce qui concerne les feux de masse, une école de tir « normale » inventa « la gerbe, » faisceau théorique des trajectoires des balles partant d’un groupe serré de tireurs dont tous les fusils sont dirigés avec la même hausse sur le même objectif. Elle en déduisit des règles tactiques et formula même cette conclusion paradoxale, que l’instruction des tireurs n’a qu’une importance minime au point de vue des résultats obtenus à la guerre, la conduite scientifique du feu par les chefs pouvant seule amener des résultats.

Le soldat nerveux et impressionnable du champ de bataille était oublié ; — un héros imaginaire, sans émotions, obéissant à des chefs savans et imperturbables, servait de base à toute cette doctrine. Pour forcer les positions, le commandement n’avait plus qu’à lancer les masses de son infanterie, au moment qu’il jugeait propice ; c’est-à-dire au moment où il jugeait suffisante la préparation de l’attaque. Quelles que fussent les pertes, les survivans devaient pénétrer. Alors on discuta sur les formations à employer pour diriger ces marches à l’holocauste.

Les formalistes se mirent d’accord pour préconiser le système des vagues humaines qui viendront battre le rocher jusqu’à ce qu’il soit submergé.

Ils oublient que, si quelques milliers d’hommes lancés contre une position voient en peu d’instans tomber 5 ou 600 des leurs, le reste devient inerte, se couche ou se débande.

Ayant ainsi écarté les réalités de la guerre, les doctrinaires ne devaient pas s’arrêter. La bataille-type apparut. Elle est divisée en phases comme les drames se partagent en actes. Ce sont : La prise de contact. — L’engagement des avant-gardes. — Le déploiement. — Le combat d’usure. — La préparation de l’attaque. — L’attaque décisive. — La poursuite ou la retraite.

Ces phases doivent se dérouler dans un ordre logique, régulier et immuable. Cette disposition, étant scientifique, est par conséquent indiscutable, et l’ennemi ne peut pas s’y soustraire, puisqu’il est comme nous lié par les formules de la science.

La bataille, ce déroulement ininterrompu d’événemens subits et imprévus, où le génie du chef joue le rôle prépondérant puisqu'il doit prendre sans cesse les résolutions qui parent aux éventualités renaissantes ; la bataille, où l'enthousiasme et la terreur se disputent les combattans et font tour à tour trébucher la victoire, la voici partagée en tranches et mise en formules. Son développement schématique sur le tableau noir établit l’équation de la victoire. Maintenant, tout bon élève peut se croire en état de commander des armées. S’il se conforme à quelques principes faciles à expliquer, le succès ne peut lui échapper.

Pour donner plus de poids à ces principes, les professeurs vont les attribuer à Napoléon.

Ce sont, dans l’ordre stratégique : le groupement des forces en une masse placée de manière à menacer les communications de l’adversaire ; dans l’ordre tactique : le déploiement sur des fronts étroits permettant une grande densité des combattans dans la zone attaquée ; enfin, la disposition des troupes en profondeur, pour pouvoir exécuter les attaques dites décisives.

Ces conceptions furent réalisées dans la plupart des grandes manœuvres d’automne ; les chefs qui s’en écartaient étaient considérés comme hérétiques.

Dans des manœuvres de quatre corps d’armée contre un ennemi figuré, on vit ces corps marcher étroitement liés et placés, les uns par rapport aux autres, dans des positions géométriques permettant de faire face à volonté dans trois directions.

Cela supposait, il est vrai, que la manœuvre à exécuter dépendait de celle de l’ennemi, en sorte que le commandement consentait à subordonner sa volonté à celle de l’adversaire. Mais peu importait ! Les principes de la doctrine étaient appliqués. Faire face à l’ennemi, foncer sur lui en masse et le disperser par la bataille de rupture, c’était l’application correcte des principes enseignés.

La doctrine des fronts étroits et de la grande densité de l’ordre de bataille fut alors imposée à l’armée d’une façon formelle. Ce fait est d’autant plus étrange que les exemples napoléoniens dont l’École se réclame enseignent précisément le contraire.

Ce point est trop important, pour ne pas être complètement élucidé.

Au cours des opérations, Napoléon étendait son armée sur les fronts les plus vastes, qu’avant ou après lui aucun général, avec des effectifs analogues, ait jamais occupés. Il tenait à embrasser tout le théâtre des opérations. Une fois éclairé sur les emplacemens de l’ennemi, et dès qu’il arrivait à portée de celui-ci, il réunissait son armée, c’est-à-dire la réduisait à un front tel qu’il pût l’engager partout à la fois. Il la concentrait dans le laps de temps compris entre la prise de contact des partis les plus avancés, et la rencontre des gros.

En voici la preuve : En 1805, au début de la campagne, le front initial, pour 160 000 hommes, est de :

200 kilomètres de Strasbourg à Wurzbourg.

Une semaine plus tard : 100 kilomètres d’Ulm à Ingolstadt sur le Danube (6, 7 octobre) ;

100 kilomètres encore, le 12, d’Ulm à Dachau ;

70 kilomètres, le 14, d’Albeck à Memmingen, en n’y comprenant que les troupes destinées aux opérations d’Ulm (2e, 4e, 5e et 6e corps), soit 120 à 130 000 hommes.

La concentration et la crise finale ont lieu le lendemain 15.

Dans la période d’Austerlitz, pendant les derniers jours de novembre, l’armée est à l’affût sur un front de 180 kilomètres, d’Iglau à Presbourg, Soult faisant l’appât qui doit amener l’ennemi dans le piège.

Il y a encore, le 1er décembre, veille de la bataille :

100 kilomètres, d’Iglau à Nikolsbourg, ou bien, en ne comprenant que les troupes qui seront réellement engagées dans la bataille :

45 kilomètres, de Brunn à Nikolsbourg. La bataille a lieu le lendemain 2 décembre.

En 1806, pour une armée de 200 000 hommes, le front initial, dans la vallée du Main, est de 230 kilomètres, de Francfort à Amberg. Il est réduit, le 3 octobre, à 150 kilomètres, de Kœnigshofen ou de Wurzbourg à Amberg. Pour passer le Franken-Wald, on est forcé de restreindre ce front à 45 kilomètres.

Mais, aussitôt après avoir débouché, l’armée se déploie en un demi-à gauche en bataille, sur un front de 60 kilomètres, de Saalfeld à Géra. Ce front est maintenu jusqu’au 12, entre Kahla et Naumbourg, qui sont dépassés l’un et l’autre. Le 13, veille de la bataille, il y a encore 32 kilomètres, d’Iéna à Naumbourg.

Dans la campagne d’hiver de 1807, le front initial est de :

200 kilomètres entre Varsovie et Mohrungen. Après l’offensive des Russes, il se trouve réduit, le 27 janvier, à :

160 kilomètres, de Brok à Löbau. Une partie des troupes étant hors de portée, n’est plus comprise dans le groupe à considérer, dont le front se réduit à :

100 kilomètres, de Löbau à Myszynics, le 29 janvier ;

50 kilomètres, de Freimarkt à Wormditt, le 6 février (l’Empereur croyait à une bataille prochaine depuis plusieurs jours) ;

35 kilomètres, le 7 février, de Creuzbourg à Bartenstein. La bataille d’Eylau a lieu le lendemain.

Dans la campagne d’été de 1807, le front initial est de 200 kilomètres, le 5 juin, de Braunsberg à Ostrolenka, et de 80 kilomètres, de Braunsberg à Allenstein, si on ne considère que les troupes qui seront engagées à Friedland.

A partir du 10 juin, le contact est pris avec l’ennemi ; on le rencontre à Heilsberg et on ne le perd jamais de vue. Le front reste donc, pendant trois jours, de 25 à 30 kilomètres jusqu’à la bataille de Friedland.

Dans la campagne d’avril 1809, le front initial est de 50 kilomètres, de Neustadt à Pfaffenhofen, et il reste à peu près le même jusqu’au 21 avril. La bataille décisive a lieu le 22.

Dans la campagne de 1812, le front initial, d’Elbing à Varsovie, est de :

250 kilomètres. Il va d’abord en augmentant et il atteint :

350 kilomètres le 12 juin de Tilsitt à Varsovie. 11 retombe à 200 kilomètres, le 25 juin, de Tilsitt à Augustowo, non compris le 8e corps.

A ne considérer que les troupes engagées dans la première bataille, nous trouvons, pour les 180 000 hommes dirigés de Vitepsk et Mohilew sur Smolensk, 170 kilomètres, de Souraj à Mohilew, le 1er août ;

130 kilomètres le 10 août, de Janowiczi à Dobrianka.

Ce front diminue très lentement jusqu’au 15 août, pour le passage du Dniéper. Il se réduit alors à 25 kilomètres, et la bataille a lieu le 17.

Dans la campagne de 1813, trois jours avant Lützen, le front est de 120 kilomètres, de Leipzig à Saalfeld, le 30 avril. Le 2 mai, il est de 90 kilomètres, si l’on comprend le 12e corps, et, sans le comprendre, de 60 kilomètres. La bataille a lieu le lendemain.

Dans la marche sur Bautzen, le 19 mai, le front est de 90 kilomètres, de Bautzen à Lückau, ou de 33 kilomètres, de Bautzen à Hoyerbwerda, en ne comptant que les troupes qui réellement ont pu être engagées.

La bataille a lieu le lendemain. Aussitôt après, 75 kilomètres de front pour la marche en Silésie (Jauer-Breslau).

Ainsi, au début des opérations, l'Empereur étendait ses groupemens de manière à préparer l'enveloppement stratégique. Ce sont bien là les procédés que Moltke a essayé de mettre en pratique en 1866 et en 1870. On trouve, en 1866, les fronts suivans pour 300 000 hommes :

250 kilomètres pour le déploiement initial ;

350 kilomètres à la date du 12 juin ;

160 kilomètres, le 26 juin (dont 60 pour la 2e armée, 50 pour les deux autres ensemble de Glatz à Zwickau) ;

200 kilomètres, le 27 juin, de Niemes à Habelschwert ;

80 kilomètres, le 29 juin (dont 10 pour chaque armée) ;

50 kilomètres, le ler juillet ;

40 kilomètres, le 2 juillet ;

Bataille, le 3 juillet.

En 1870, pour 500 000 hommes, le front initial, le 1er août, est de 150 kilomètres. Le 15 août, les 1re et 2e armées ensemble ont 45 kilomètres, de Vigy à Marbache.

Voici donc complètement élucidée, au point de vue napoléonien, cette question des groupemens stratégiques initiaux.

Ils se sont toujours faits sur des fronts considérables, donnant l’espace nécessaire pour faire manœuvrer les corps d’armée suivant les circonstances et permettant les plus fécondes combinaisons. À ce propos, il n’est pas inutile de faire remarquer qu’il est d’usage d’imputer en grande partie nos échecs de 1870 à la dispersion de nos forces au début de la campagne. Il est admis que nos troupes étaient « en cordon » le long de la frontière, et par conséquent faibles partout.

Rien n’est moins exact.

A la fin de juillet, l’armée est ainsi disposée :

1° Une masse principale, compacte, formée des 2e, 3e, 4e corps et la Garde, entre Rosbrück, Saint-Avold, Boulay et Bouzonville ;

2° Un corps (le ler, Mac-Mahon) dans la Basse-Alsace ;

3° Un corps (le 5e, de Failly) placé en liaison à Bitche et Sarreguemines, entre Mac-Mahon et la masse principale.

Il résultait de ce dispositif que la défaite, provenant d’une surprise de la division Douai à Wissembourg, nous ayant complètement éclairés sur la présence de l'armée du Prince royal entre la rive gauche du Rhin et les Vosges, le maréchal de Mac-Mahon pouvait jeter une garnison dans Strasbourg, laisser une division pour défendre pied à pied les défilés des Vosges, et se dérober.

Alors, en se réunissant à Bitche au corps du général de Failly (5e), il pouvait rallier notre masse principale pour livrer bataille aux 1e et 2e armées prussiennes, avec une supériorité numérique certaine.

En effet, le 4 août 1870, notre ler corps est réparti entre Reichshoffen, Soultz et Wissembourg. Le 5e est entre Bitche et Sarreguemines ; le 2e corps, autour de Forbach et de Spickeren ; le 3e entre Saint-Avold, Boulay et Teterchen ; le 4e, à Bouzonville et Teterchen. Un faible garde-flanc à Sierck. La Garde entre Boulay et Courcelles.

Il y a 60 kilomètres, de Soultz à Sarreguemines, dont 35 de Soultz à Bitche ; 40 kilomètres, de Boulay à Forbach.

Il était donc facile de réunir l’armée, le 5 août, entre Holkingen (10 kilomètres ouest de Forbach) et Bitche, sur un front de 50 kilomètres.

Dans la journée du 6, les 4e, 3e, 2e, 5e corps et la Garde pouvaient s’engager de front entre Volklingen et la Blies, tandis que le 1er corps (en grande partie) eût débouché par Bliescastel sur le flanc gauche de la 2e armée prussienne, en laissant une ou deux divisions (dont celle du 7e corps) aux défilés des Vosges.

Le 5 août, les Allemands ont quatre corps d'armée en première ligne (7e, 8e', 3e, 4e) à une journée de marche de la Sarre ; le 10e corps et la Garde sont à 30 kilomètres en arrière. Peut-être auraient-ils pu intervenir en partie dans une partie générale livrée le 6. Mais les 9e et 12e corps étaient hors de portée.

Le 5 août, la manœuvre qui vient d'être indiquée pour le 4 était encore possible. Au lieu de porter en avant les 2e, 4e corps et la Garde, il suffisait de faire reculer le 2e corps à hauteur des autres, pendant que le 1er tenait Bitche. On pouvait ainsi préparer une grande bataille, pour le 7, entre Creutzwald et Sarreguemines.

L'armée française n'était donc pas en cordon, et ses dispositions initiales n'étaient pas défectueuses.

Ce n'est pas l'étendue du front initial qu'il faut inculper, mais l'immobilité des troupes.

Quelle que soit la valeur des dispositions, elles deviennent inefficaces si le mouvement ne leur donne pas la vie.

À cette néfaste époque, notre armée croyait à la force des positions.

Elle avait oublié ce principe si essentiellement français : « Faire la guerre, c’est attaquer. » Partout on la vit se fixer, se cramponner au terrain. Elle attendait l’attaque, et c’est là qu'il faut chercher la cause essentielle de la défaite.

A l’heure actuelle, quelques officiers croient encore à l’importance des positions.

Bien plus, ils considèrent l’augmentation de la puissance de destruction des armes, qui, en réalité, est essentiellement favorable à l’offensive, comme donnant désormais aux positions une valeur plus grande que par le passé.

Il est clair que, dans l’ensemble du champ de bataille, les zones découvertes, et par conséquent passives, pourront être tenues par des effectifs moindres qu’autrefois, et cela permettra d’affecter des forces plus considérables à l’offensive, menée dans les zones actives, constituées par les parties coupées et couvertes du terrain.

Mais il ne faut jamais perdre de vue que le mouvement est la condition essentielle du succès. Dans l’avenir, son importance sera telle, que de faibles effectifs bien conduits pourront avoir raison de forces plus considérables, mais moins manœuvrières.

Les partisans de la tactique des attaques décisives du règlement de 1901 partagent bien cette manière de voir, mais ils tiennent à l’appliquer à des masses.

Ils en appellent au mot de Napoléon : « Si l’adversaire est percé sur un point, tout le reste devient inutile et tombe. »

D’après eux, telle est la formule de la bataille de rupture et ils en veulent conclure que le procédé favori de l’Empereur résidait dans cette forme de tactique. C’est encore là une erreur qu’il importe de rectifier.

L’attaque de Napoléon est généralement préparée par un mouvement tournant de grande envergure, destiné à déranger les dispositions de l’ennemi, à troubler son ordre de bataille, et à le prendre à revers dans la crise finale. Exemples :

Castiglione (5 août 1796). — L’arrivée de la division Sérurier (commandée par Fiorella) en arrière de la gauche de Wurmser lui fait retirer brusquement son aile gauche, et toute la ligne française profite de cet instant de désarroi pour l’attaquer (voir la relation très frappante de Joubert).

Ulm. Bataille prévue sur l’Iller et qui n’a pas eu lieu. Soult devait déboucher par Memmingen et arriver sur les derrières de l'ennemi, que Marmont, Lannes, Murat et Ney devaient attaquer au sud d’Ulm.

léna. Les Prussiens étaient supposés à Weimar ; l’Empereur marchait contre eux avec quatre corps d’armée ; Davout, à 30 kilomètres vers la droite, devait se porter, le 14, sur le flanc et les derrières de l’ennemi[1] ; Bernadotte assurait la liaison de Davout avec le gros de l’armée. Les dispositions des Prussiens empêchèrent ce plan de se réaliser.

Eylau. Davout et Ney sont dirigés, chacun de leur côté, sur le flanc et les derrières des Russes. La marche de Ney est arrêtée par les Prussiens ; l’arrivée de Davout décide du succès.

Ratisbonne-Eckmuhl. Davout doit attaquer, puis contenir l’ennemi, tandis que Masséna, venant de Landshut, tombera dans son flanc gauche à Eckmuhl. Les Autrichiens se trouvèrent serrés à l’ouest d’Eckmuhl et obligés de se retirer précipitamment.

Wagram. Pendant que le gros de l’armée combat dans la plaine, Davout progresse sur le plateau de Neusiedel, avec mission de déborder l’ennemi. L’Empereur suit ses progrès de loin avec anxiété, et c’est l’apparition de notre artillerie en avant de Neusiedel qui décide le moment de l’attaque générale.

Lutzen. Pendant que le gros de l’armée débouche sur le front des alliés, Bertrand a l’ordre de tomber dans leur flanc gauche. Son retard décida l’Empereur à renverser sa manœuvre et à déborder la droite.

Bautzen. Ney, venant d’Hoyerswerda, devait se diriger sur les derrières des alliés. Il se trouvait nettement séparé du gros, et son hésitation fit échouer la combinaison de l’Empereur.

La bataille de rupture ne constitue donc pas la tactique napoléonienne.

Les attaques ne se font généralement pas non plus avec des troupes en masse.

Austerlitz. Nous avons de 70 à 75 000 hommes sur un front de 13 kilomètres, depuis le Santon (inclus) jusqu’au delà de Telnitz, soit une densité moyenne de cinq hommes et demi par mètre.

A gauche, Murat et Lannes ont de 21 à 22 000 hommes sur un front de 3 600 mètres, soit 6 hommes par mètre.

A droite, les divisions Legrand et Friant, avec les dragons de Bourcier et les cuirassiers d’Hautpoul, ont 15 000 hommes sur 3000 mètres, soit 5 hommes par mètre courant.

Au centre, Soult s’engage avec deux divisions (13 000 hommes) sur un front de 5 000 mètres ; ces deux divisions (Saint-Hilaire et Vandamme) poussent le combat presque jusqu’au bout. Elles ont derrière elles, à 1 200 ou 1 500 mètres, les grenadiers d’Oudinot et le corps de Bernadotte (de 18 à 20 000 hommes), en formation très ouverte permettant une manœuvre rapide dans tous les sens. Plus loin encore, la Garde (5 000 hommes). Au total, 37 000 hommes, sur un front qui commence par être de 5 000 mètres et s’étend jusqu’à 7 000 ; la densité totale varie donc de 7 à 5 hommes par mètre, dont 2 hommes par mètre au plus sur le front de combat, pendant la plus grande partie du temps.

Ainsi la densité n’est pas très différente sur les divers points du champ de bataille[2].

Iéna. L’intention de l’Empereur était de décider la victoire par l’intervention de Davout. L’engagement des 7e, 5e et 4e corps n’est donc conduit que comme combat de front, et l’on n’y voit aucune combinaison. Cependant, le procédé tactique offre une singulière analogie avec celui d’Austerlitz : après deux heures de combat, les troupes de première ligne étant épuisées, « on fit avancer sur la première ligne toutes les troupes qui étaient en réserve. Le front, se trouvant ainsi appuyé, culbuta l'ennemi et le mit en pleine retraite. »

C’est ainsi qu’à Austerlitz, Bernadotte, Oudinot et la Garde étaient venus relever les deux divisions de Soult quand elles s’étaient trouvées absolument à bout de forces, après avoir soutenu tout le combat avec une densité de 1 à 2 hommes par mètre courant.

Eylau. Le 3e corps joue ici le rôle qui lui avait été destiné à léna. Engagé contre des forces supérieures, donnant dans la masse russe, il a recours à toutes les formations, s’engage jusqu’au dernier homme, et lutte jusqu’à la limite de ses forces.

Les succès partiels qu’il a remportés sont infimes et plus que contestables ; c’est par sa situation seule qu’il oblige les Russes à évacuer le champ de bataille. Le reste de l’armée est en ordre déployé : « L’armée française, étant dans l’ordre mince, éprouva beaucoup moins de mal que l’ennemi, » dit la relation officielle.

Wagram. L’Empereur a cru d’abord que l’ennemi se trouvait au nord du Russbach, de sorte qu’il a déployé son armée de l’est à l’ouest, et il se disposait à faire son principal effort sur Wagram et Aderklaa, quand il aperçut les mouvemens de l’ennemi vers les ponts du Danube. Il fut obligé d’employer de ce côté le corps de Masséna, qu’il tenait en réserve, et, bientôt après, celui de Macdonald. Il n’a plus nulle part de forte réserve pour rafraîchir les attaques. Heureusement Davout parvient à refouler la gauche ennemie sans recevoir de renforts. La densité de l’ordre de bataille est sensiblement plus forte à Wagram qu’à Austerlitz : 160 000 hommes sont déployés sur 22 kilomètres environ, ce qui donne 7,5 à 8 hommes par mètre. La célèbre colonne de Macdonald est forte de 30 000 hommes environ sur un front de 2 kilomètres ; c’est une densité de 15 hommes par mètre. Contrairement à ce que l’on croit, son effet a été des plus médiocres. On sait que, sur ces 30 000 hommes, le dixième à peine arriva au bout de la marche, qui ne fut que d’un kilomètre à peine. Le reste reparut pourtant à l’appel du soir.

Il semble inutile de pousser plus loin les exemples : on est en droit de dire que ce n’est pas avec des attaques en masse que l’Empereur a remporté ses victoires, et cependant c’est dans ces attaques que le règlement de 1901 synthétise sa doctrine ; elle se résume, comme on l’a vu, dans l’action de masses lancées par le chef au moment voulu, droit sur l’ennemi.

Sans doute, il est entendu que la préparation de cette attaque doit être assurée avec le plus grand soin, par une action continue, « dure et laborieuse, » dit le règlement, dans laquelle l’infanterie et l’artillerie, superposant leurs feux, usent l’ennemi avant de l’aborder.

Cette action, qui est une des phases de la bataille-type théorique, est mise ainsi à la portée de tout chef. Le général choisit son point d’attaque, accumule ses moyens d’action sur ce point, mène un combat d’usure, et, quand il juge la préparation suffisante, il lance l’attaque décisive.

A la lecture, ce procédé paraît simple et pratique ; dans tous les cas, il est clair. Mais les théoriciens ont omis d’indiquer le moyen dont peut disposer le chef pour reconnaître que l’attaque décisive est suffisamment préparée. Ils sont en effet dans l’impossibilité de le faire. Si le feu de l’ennemi se ralentit ou même cesse tout à fait, est-ce là un signe certain ? Évidemment non. L’ennemi peut réserver son feu, comme l'ont fait les Turcs à Plewna, les Boers à Maggersfontein et ailleurs.

Une artillerie dissimulée derrière une crête et jusque-là insoupçonnée, par conséquent intacte, peut soudainement ouvrir le feu. L’ennemi peut être établi solidement en arrière de la crête militaire, de telle sorte qu’il n’ait rien à craindre de la préparation de l’attaque, comme les Allemands l’ont mis en pratique au parc de Villiers, le jour de la bataille de Champigny. Alors, c'est le désastre certain, analogue à ceux dont on pourrait citer tant d’exemples, depuis celui de l’attaque de la Garde prussienne à Saint-Privat, le 18 août 1870, jusqu’à l’attaque des Anglais à Maggersfontein, le 15 décembre 1899.

En réalité, une troupe ne sait que son attaque était suffisamment préparée que quand elle a pénétré dans la position. Les attaques ne sont appelées décisives qu’après qu’elles ont réussi.

II

Dans les journées du 1er au 6 mai 1902, l’empereur Guillaume passait, sur le terrain de manœuvres de Tempelhof, l’inspection de l’instruction de combat de l’infanterie, d’une partie des troupes de la Garde. C’était la première fois qu’une tactique nouvelle, issue des enseignemens de la guerre sud-africaine, était appliquée.

Une note impériale, expliquant, sur ce sujet, les vues du haut commandement, avait été préalablement adressée à tous les commandans de corps d’armée.

La partie du terrain où se passait l’inspection a la forme d’un trapèze d’environ 1 400 mètres sur 1 800 mètres et dont les bases sont orientées Est-Ouest. Dans l’angle Nord-Est, se trouve un bois, habituellement occupé par le parti servant de plastron à l’attaque. Au Sud, une ligne de fer. A l’Ouest, des casernes. Le sol est gazonné et plat. Une large chaussée pavée, en remblai de 20 à 40 centimètres dans sa partie médiane, coupe ce terrain du Sud au Nord. C’est le seul abri qu’une troupe venant du Sud-Ouest peut trouver pour attaquer le bois au Nord-Est.

L’attaque disposait de trois bataillons avec de l’artillerie et de la cavalerie. Elle venait du Sud-Ouest, marchant contre le bois, défendu par deux bataillons et de l’artillerie.

Dès que l’avant-garde de l’attaque apparut, elle reçut des coups de canon de la défense. Elle envoya immédiatement en éclaireurs une vingtaine d’hommes, qui s’espacèrent sur un front d’environ 200 mètres et se couchèrent sans tirer.

A mesure qu’il débouchait, le reste du bataillon de tête s’égrenait par pelotons, qui obliquaient à gauche pour laisser l’espace nécessaire au bataillon qui suivait, et se couchaient.

Au bout de quelques instans, dans chacun des pelotons couchés, des groupes d’environ 10 hommes se levèrent, se portèrent en avant au pas de course en prenant entre eux des intervalles de 6 à 10 mètres, dépassèrent les éclaireurs et se couchèrent à leur tour.

Le second bataillon, en arrivant à la droite du premier, prenait une formation pareille et, dans chaque bataillon, le mouvement en avant ainsi entamé se continuait de la même manière ; des groupes se levaient, partaient au pas de course, dépassaient la première ligne, tout en prenant de grands intervalles et en se couchant à tous les arrêts.

L’aspect était donc celui d’une succession de lignes distantes de 30 à 35 mètres, dans chacune desquelles les hommes étaient couchés à de grands intervalles les uns des autres (de 8 à 15 mètres).

Sur tout cet ensemble, on apercevait des hommes en mouvement rapide, se déplaçant en lignes espacées ou par groupes. L’effectif de ces derniers diminuait constamment à mesure que l’attaque avançait.

La première ligne du bataillon de gauche, une fois arrivée à la partie de la chaussée qui donnait un couvert aux hommes couchés, s’y arrêta et ne se déplaça plus.

Alors toutes les autres lignes, continuant leur mouvement en avant, vinrent s’y fondre dans un mélange complet des unités. Mais on sait que les Allemands n’attachent à cette confusion aucune importance.

Le bataillon avait alors de 500 à 600 mètres de front. Il était à environ 700 mètres de la défense et n’avait pas encore tiré un coup de fusil. A sa droite, le 2e bataillon avait dépassé la route et formait une ligne pareille.

Un bataillon en réserve en colonne double très ouverte suivait, les pelotons se portant en avant par mouvemens successifs et se couchant aussitôt arrêtés.

Alors seulement le feu commença sur toute la ligne et l’attaque reprit son mouvement en avant. La chaîne, se fractionnant elle-même, progressa pas bonds successifs de chacune de ses parties, sans être renforcée, ni entraînée par des troupes venant de l’arrière, et cela jusqu’à la fin de l’attaque.

Le 3 mai, les Schützen de la Garde, débouchaient face au Sud. Leur plastron s’était établi face au Nord, le dos au chemin de fer.

Leur manœuvre fut exactement pareille à celle du ler mai. Le bataillon forma 7 à 8 lignes successives à des distances de 30 à 50 pas, pour arriver à se fondre en une seule ligne de 500 à 600 mètres de front. Lorsque tout eut rejoint, la ligne ouvrit le feu. Alors le mouvement en avant se continua par petites fractions et par petits bonds sans recevoir aucun renfort, jusqu’à la distance d’assaut.

Le 5 mai, une légère variante apparut dans la manœuvre.

La ligne avancée commença son feu avant d’avoir reçu tout son monde et les compagnies de réserve de chaque bataillon, au lieu de rester tapies très loin et d’envoyer de là leurs groupes de vingt hommes, continuèrent à s’avancer par le flanc des sections, fort éloignées les unes des autres, se couchant dès qu’elles s’arrêtaient et continuant toujours à envoyer en avant leurs essaims.

L’attaque fut menée par un débordement d’aile fait par le bataillon de réserve.

Ainsi, dès que l'artillerie de la défense empêche l’infanterie de l’attaque de progresser dans une formation serrée, celle-ci se disperse pour atteindre, avec le moins de pertes possible, la distance où elle estime que son propre feu sera efficace (entre 700 et 800 mètres). Lorsqu’elle est arrivée à rallier tout son monde sur une même ligne située à environ 700 mètres de l’adversaire, elle ouvre le feu, puis progresse par échelons et par bonds courts sans que sa chaîne soit renforcée autrement que par sa propre réserve de bataillon dont la force varie d’une compagnie à un peloton.

Il est évident qu’il ne faut voir là qu’un procédé auquel une troupe devra avoir recours pour traverser sous le feu un espace plat et sans abri. En terrain coupé ou couvert, beaucoup d’hommes s’attarderaient ou perdraient la direction. Si la dispersion ainsi réalisée a des avantages au point de vue de la diminution des pertes, elle a de sérieux inconvéniens.

Il serait difficile de faire relever sous le feu des hommes couchés loin les uns des autres et même d’acheminer ces hommes dans la direction voulue.

La chaîne, n’ayant presque rien pour réparer ses pertes, va en s’affaiblissant jusqu’au moment de l’assaut, et une contre-attaque d’infanterie serait à ce moment fort dangereuse pour l’assaillant.

Déjà, en septembre 1900, aux grandes manœuvres impériales, près de Stettin, où deux corps d’armée à trois divisions étaient opposés l’un à l’autre, l’influence de la guerre sud-africaine s’était fait sentir par des dispositions nouvelles : c’étaient le passage de l’ordre de marche à l’ordre dispersé, sans mouvemens à travers champs dans un ordre préparatoire de combat ; l’occupation de tout le front par une ligne de tirailleurs aussi dense que possible ; après une préparation vigoureuse par leur feu, l’assaut donné sans soutiens ni réserves.

Or, en 1889, dans la marche pour l’attaque, on trouvait, sur une profondeur de 500 mètres, de cinq à six hommes par mètre courant.

En 1900, les Allemands affirment qu’une masse pareille ne pourrait jamais s’avancer sous le feu d’une ligne de tirailleurs ou de quelques pièces.

A partir de cette époque, on ne voit plus en effet d’attaques dites décisives, menées au moyen de masses tenues en réserve. Ce sont les lignes de tirailleurs seules qui terminent les attaques. Le plus grand soin est d’ailleurs apporté dans l’utilisation du terrain pour se défiler aux vues, et les crêtes dangereuses ne sont franchies qu’après un déploiement préalable fait en arrière.

Les parties de la chaîne qui ne voient pas bien le terrain dans la position couchée prennent la position à genou. Le souci d’offrir à l’ennemi un objectif moins vulnérable est tel, que, lorsque la chaîne est arrêtée et que les formes du sol conduisent, pour améliorer le champ de tir, à rectifier par un léger mouvement en avant (de 20 à 30 mètres) la position de certaines fractions, le déplacement se fait sans que les hommes se mettent debout : ils marchent sur les genoux.

La position couchée est enseignée avec le plus grand soin. L’usage constant qui en est fait présente ce grand avantage, que la troupe, en ayant contracté l'habitude, exécutera le mouvement de se coucher et, ce qui est plus important encore, de se relever, comme un mouvement habituel du terrain d’exercice. Les Allemands parent ainsi, dans la mesure du possible, à la crainte, qui hante beaucoup d’esprits, de ne plus pouvoir, sous la feu, faire relever une troupe couchée. En pareille matière, l’habitude sera un puissant auxiliaire pour le chef.

La position couchée diminue la vulnérabilité et plus encore la visibilité de la troupe. Elle s’impose à la guerre, et il serait dangereux d’attendre ce moment pour en exiger la pratique constante. Les Allemands sont, avec raison, tellement convaincus de ce principe, que des troupes en réserve, arrêtées par un obstacle, sont couchées, même si elles ne doivent rester sur place qu’une ou deux minutes.

En 1902, dans les grandes manœuvres impériales exécutées près de Custrin, par les 3e et 5e corps, la nouvelle tactique s’accentue encore.

Les attaques en musique de jadis, exécutées par des troupes formées sur un grand nombre de lignes en profondeur, sont radicalement supprimées.

Il en est de même de la méthode de renforcement des lignes de tirailleurs, qui se faisait toujours par des unités constituées, marchant sur deux rangs, puis sur un rang, jusqu’à ce qu’elles fussent assez près de la chaîne pour s’y fondre.

Dès lors, on peut résumer le développement de l’attaque.

Le terrain d’approche comprend maintenant deux zones (l’une de 1 800 mètres à 700 mètres de l’ennemi, l’autre de 700 mètres jusqu’à l’assaut).

Dans la première zone, l’assaillant ne se disperse que si le terrain l’y oblige. Il progresse par fractions constituées et sans tirer, en utilisant tous les couloirs abrités qu’offre le terrain, jusqu’à 700 mètres environ. Il atteint ainsi la deuxième zone. La chaîne est alors formée. Elle ouvre le feu et progresse par bonds rapides et courts. Derrière la ligne de feu (tirailleurs couchés), se trouvent deux, trois, quatre lignes analogues de tirailleurs couchés ne tirant pas. Chaque ligne est formée de fractions indépendantes les unes des autres, qui se portent en avant d’après les indications de leur chef, suivant que le terrain devant elles se trouve libre par suite du mouvement en avant de la fraction qui précède.

Toutefois, en arrière, à 800 ou 900 mètres de ces lignes de tirailleurs et dans la partie couverte du terrain, se trouvent les réserves. Les compagnies sont généralement en colonne de peloton. Il n’y a pas de bataillon groupé. Tout le monde est couché.

Ainsi, sous l’influence de la guerre sud-africaine, l’infanterie allemande est, depuis trois ans, amenée à se conformer strictement aux principes de notre règlement de 1873, que nous avons si malheureusement abandonnés.

L’artillerie masque le plus possible ses mises en batterie. Elle entre en action dès le début des attaques. L’infanterie progresse sans attendre. Les batteries se déplacent peu et ne suivent pas pied à pied les attaques de l’infanterie. Mais, lorsqu’une crête est sur le point d’être conquise, elles s’y portent rapidement, de manière à y arriver en même temps que l’infanterie.

Les mitrailleuses Maxim sont traînées sur des avant-trains attelés à quatre chevaux et sont servies par des hommes des bataillons de chasseurs. Les voitures qui les transportent sont arrêtées en arrière de la crête à l’abri des vues. Les servans enlèvent la mitrailleuse, qu’ils portent à deux par des brancards, comme une civière. La machine est mise à terre. Elle n’a qu’un faible relief, 40 ou 50 centimètres. Tout le personnel est à genou. L’ensemble est très peu visible. Les officiers donnent la distance de tir, quelquefois 2000 mètres. Les six pièces d’une batterie produisent à certain moment un feu très intense. On fait tirer soit une pièce, soit les six à la fois.

L’emploi des mitrailleuses tend de plus ou plus à se généraliser.

La cavalerie attachée aux divisions fait non seulement un service de sûreté rapprochée, mais encore de l’exploration. Un régiment de cavalerie est en effet affecté à chaque division, et cette disposition paraît dès maintenant indispensable, si l’on considère la nécessité de marcher sur de grands fronts. Les divisions allemandes, dans leurs marches à l’ennemi, sont souvent séparées par des intervalles de 15 kilomètres. Mais le front se resserre à mesure qu’on approche du combat, jusqu’à n’être plus que de 4 ou 5 kilomètres au moment du premier contact. Le reste de la cavalerie opère presque toujours en masse, et souvent l'Empereur en prend directement le commandement. C’est un de ses sports favoris.

C’est ainsi que, le 11 septembre 1902, il s’est mis à la tête d’un corps de cavalerie de deux divisions, avec lequel il a débouché par le sud de Tempel et à 1500 mètres à l’Ouest de ce village, pour charger la 41e division d’infanterie dans toutes les directions.

Le prince Albrecht, chef des arbitres, a déclaré que la division eût été taillée en pièces.

Le lendemain, le corps de cavalerie, toujours sous les ordres de l’Empereur, fait un grand circuit à l’Est et débouche sur le champ de bataille, par derrière. C’est la manœuvre de Condé à Rocroi. Les régimens se forment à mesure qu’ils arrivent et, dès qu’ils sont prêts, l’Empereur les lance à la charge dans différentes directions. Comme la veille, l’arbitre décide que tout a été sabré ou pris. Il n’est pas fait de combat à pied. Il semble que, si l’infanterie a changé sa tactique du tout au tout, la cavalerie est revenue à celle de Seydlitz à Künersdorff, le 12 août 1759.

Quoique, ce jour-là, elle n’ait eu affaire qu’à de mauvais fusils à pierre, on sait qu’elle y fut presque détruite et que son sacrifice ne put pas sauver l’armée prussienne de la déroute.

Mais des idées nouvelles paraissent se faire jour.

Dans un article du Militär Wochenblatt, le 8 décembre dernier, le général de Pelet-Narbonne écrivait : « Dans les grandes attaques de cavalerie de la fin des batailles de manœuvres, qui reproduisent « l’événement napoléonien, » ne se trouverait-il pas des cas où il serait avantageux de faire coopérer à l’action de la cavalerie celle de tirailleurs armés de la carabine et jetés, par exemple, aux défilés situés sur la ligne de retraite de l’adversaire ? Il faudrait s’ingénier pour que la cavalerie, lorsque l’attaque à l'arme blanche est impossible, trouvât le moyen d’apprendre à se rendre utile, même dans le combat. »

Ce qui précède ne donnerait pas des renseignemens suffisans sur l’orientation des idées en Allemagne, si la question n’avait pas été très clairement élucidée par le général allemand von der Goltz, l’auteur du livre sensationnel : la Nation armée.

Dans une remarquable étude, publiée à Londres par la National Review, dans son numéro de novembre 1903, le général établit d’abord que, au point de vue stratégique, les événemens de la guerre sud-africaine ne font que confirmer l’exactitude des anciens préceptes et des vieux principes.

Sous ce rapport, rien n’est à glaner.

Au point de vue tactique, il en est tout autrement :

« Les enseignemens de la guerre sud-africaine, dit-il, ont des conséquences plus profondes que celles qui apparaissent à la suite d’un examen superficiel. La guerre boer, à un certain point de vue, marquera une époque dans l’histoire de la guerre. Pour la première fois, cette guerre a fait disparaître cette croyance, que la victoire peut être obtenue par l’emploi de troupes en masse, croyance qui nous a été léguée par les campagnes de Napoléon.

« À cette époque, les armes étaient grossières, imparfaites, et un soldat était aussi bon qu’un autre. Il s’agissait principalement d’en rassembler un nombre aussi grand que possible dans un faible espace, pour y être le plus fort.

« La maîtrise de Napoléon dans l’art de conduire les troupes se reconnaissait dans le rassemblement rapide de nombreux bataillons et de centaines de canons sur un point du champ de bataille.

« Depuis, nous avons essayé de l’imiter dans cette manière de faire. Les batailles de 1870 le prouvent, et, dans les exercices théoriques, dans les voyages d’état-major, dans les jeux de la guerre, nous nous exposons au danger de nous fier à une énumération stupide des forces en présence, pour donner la prépondérance à l’un des partis. Cette erreur est aussi imputable aux phases injustifiables dans lesquelles on a voulu diviser la bataille, phases qui sont déjà décidées avant d’avoir commencé.

« Tout cela est changé.

« La guerre sud-africaine a enseigné que le simple groupement mécanique des troupes n’a exercé aucune action sur le champ de bataille de nos jours. C’est là peut-être le plus important résultat, la révélation la plus frappante qu’elle nous ait apportée, et ce qui exercera probablement la plus grande influence sur le développement de l’art de la guerre en Europe.

« La balle du fusil d’infanterie actuel, avec sa trajectoire tendue, peut facilement traverser quatre ou cinq hommes qui seraient en profondeur les uns derrière les autres. L’homme qui précède n’est plus une protection pour celui qui le suit, et celui-ci n’est pas davantage un soutien pour le premier.

« L’infanterie en ordre serré et en formation profonde aura souvent moins de chance de s’emparer d’une position de l’ennemi qu’une ligne de tirailleurs bien conduits s’avançant adroitement et résolument.

« Le fait, observé dans l’Afrique du Sud, que les troupes de soutien, destinées à renforcer le front d’une ligue de feu, ne pouvaient que rarement l’atteindre en terrain découvert, montre qu’il est nécessaire d’abandonner le système ordinaire de renforcement. Lorsque le terrain offre des couverts, les soutiens peuvent être abrités jusqu’à ce qu’on en ait besoin. Dans tous les autres cas, il vaut mieux qu’ils soient placés sur la ligne de feu.

« Dans leurs longs combats de mousqueterie, les Boers ont souvent retiré en arrière de la ligne une partie de leurs hommes, pour calmer leurs nerfs et permettre à leur sang et à leurs fusils de se refroidir. Il semble qu’il sera avantageux de les imiter.

« Précédemment, nous avons cherché à placer sur le front de combat autant de fusils que possible, de manière à former des lignes de feu denses. Ceci pourra se trouver encore justifié dans les momens décisifs. Mais, jusqu’à ce moment, nous ferons bien d’être modérés. L’expérience de l’Afrique montre qu’en renforçant à l’extrême la ligne de feu, il arrive un moment où les pertes sont si fortes, la position de chaque tireur si incommode, que l’accroissement du nombre de fusils en ligne ne correspond plus à une augmentation de puissance. Il serait préférable de veiller à un ample approvisionnement de munitions sur la ligne de feu, ce en quoi les Turcs à Plewna n’ont jamais été dépassés. Le fusil à tir rapide procure une augmentation de l’intensité du feu, sans le sacrifice nécessaire d’un plus grand nombre d’hommes.

« Ce sont évidemment des questions de détail, dont la solution peut être donnée par chacun. Mais le point important pour nous est ce fait, que, quand une grande quantité de troupes a été réunie vis-à-vis d’un point, il n’y a encore que peu de chose de fait, tandis que le point essentiel est la méthode de tenir en main les forces dans la bataille non moins que la manière dont le tirailleur a été dressé à se conduire lui-même.

« Ceci concerne à un haut degré l’instruction future de nos soldats.

« Il en est de même en ce qui concerne l’artillerie. La disproportion de l’artillerie engagée de chaque côté a été souvent plus étonnante. Toutes les armées européennes ont récemment augmenté considérablement leur artillerie et nos artilleurs souhaitent de n’avoir plus à agir avec de simples batteries. Ils estiment que l’action d’une brigade d’artillerie, ou tout au moins d'un régiment, doit être la plus petite unité qui doit toujours être gardée réunie.

« Avec leurs faibles moyens, les Boers ont agi avec des canons isolés. L’effet écrasant que produit un canon moderne sur nos champs de tir nous a pendant longtemps conduits à tout attendre de la puissance de préparation de l’attaque par l’artillerie. Partout où une attaque a été repoussée, la critique a décidé, avec la plus grande régularité, que la préparation nécessaire par l’artillerie avait été insuffisante.

« Ce reproche ne peut pas être fait aux Anglais. Ils ont toujours eu soin d’engager leur artillerie avec vigueur, avant que l’infanterie n’avançât vers l'ennemi. Un témoin oculaire digne de foi, qui a fait la guerre de 1870 et a combattu en décembre à Beaugency, où le duel d’artillerie fut particulièrement sévère, tout en ayant égard aux conditions de cette époque, affirme que la canonnade de Colenso était beaucoup plus violente. Les pentes de la Tugela, où les tirailleurs boers se tenaient, furent rapidement cachées par un nuage dense de poussière et d’éclats de pierre, dès que les obus commencèrent à tomber. Cependant le résultat fut insignifiant. Çà et là, un Boer derrière un rocher fut légèrement blessé. Lorsque l’infanterie anglaise s’approcha, en dépit de tout ce bombardement, le feu destructif de l’infanterie éclata, nullement affaibli, de derrière cette poussière. Ceci doit nous donner à réfléchir. Nous ne pouvons pas plus longtemps espérer que nous soulagerons notre infanterie de la partie la plus difficile de sa mission par une canonnade préparatoire, si puissant que puisse être notre canon. Les deux armes doivent agir en coopération étroite. Ce n’est que quand l’infanterie approche de l’ennemi abrité de telle sorte qu’il est forcé de sortir sa tête hors de ses tranchées et de ses trous, comme la tortue hors de sa carapace, qu’alors l’artillerie peut user de ses shrapnels effectivement et avec succès. Dans tous les autres cas, non.

« Un canon boer isolé, dans une position bien choisie, a fréquemment été capable de mener un long et heureux combat contre des batteries anglaises formées les unes à côté des autres. De même que pour l’infanterie, le problème n’est pas résolu par la masse et par la réunion de nombreuses batteries, les pertes produites par les projectiles de l’ennemi augmentant à proportion que nos pièces sont plus rapprochées les unes des autres. Là aussi, il y a une limite, lorsque l'augmentation du nombre n’augmente pas la force, mais augmente seulement les pertes.

« Pour calmer les esprits rendus anxieux par ces preuves répétées, que le simple groupement de masses d’hommes et de matériel ne suffit plus maintenant à rassurer et qui tremblent pour notre système militaire et nos énormes armées, nous ajouterons que l’importance du nombre, à la guerre, ne doit pas être méconnue, ou considérée comme une divergence avec ce qui vient d’être exposé. La guerre sud-africaine nous a donné en même temps la preuve la plus convaincante de ceci : que la cause essentielle du succès des Anglais provient de leur grande supériorité en hommes et en matériel de guerre. Le proverbe français est toujours juste : « Le bon Dieu est avec les gros escadrons. »

« Nous disons seulement que la décision ne peut plus maintenant être obtenue par le simple nombre de fusils et de canons employés, sur un point quelconque du champ de bataille, et aussi que les résultats dans une guerre future n’en dépendront pas. Plus que par le passé, les résultats dépendront d’une habile répartition des troupes sur le champ de bataille.

« Plus importante encore que la géniale conduite des masses sur la scène de la bataille, sera la prévision de la manière dont elles pourront être déployées pour faire de leurs armes le meilleur emploi possible.

« Celui qui comprend comment on peut contenir la masse de l’ennemi avec une partie de ses forces, et garder en main le restant de ses troupes pour un usage indépendant, gagnera la partie, comme Napoléon à Austerlitz.

« Ceci nous amène à une autre leçon, presque aussi importante, de la guerre boer. C’est la force défensive extraordinaire qui s’est dévoilée contre les attaques de front directes, même quand le front n’était que faiblement occupé. La rapidité du feu de nos armes à répétition compense jusqu’à un certain point la faiblesse du nombre. Apparemment, nous pourrons aller plus loin que nous ne le pensions autrefois dans l'application du principe de l’économie des forces pour tenir les positions défensives. Les Boers en ont fait une application heureuse. Dans tous les combats du début de la guerre, le mouvement tournant redouté fut déjoué par une rapide extension de leur front.

« Mais tout système a ses points faibles, quoique, dans certaines conditions, il puisse donner de brillans résultats. Ce point faible réside dans les flancs et dans le manque de réserves, parce que ces dernières doivent alors être employées pour le prolongement du front...

« Le prolongement de la position a ses limites, quand ce moyen est employé contre de bonnes troupes européennes. Si le front est tenu trop faiblement, la ligne peut être percée et dispersée d’après les anciennes méthodes, et alors les masses de cavalerie pourraient cueillir des lauriers sur le champ de bataille, comme par le passé.

« Des positions simples, avec des approches qui offrent de bons champs de tir sur les flancs, et permettent de transporter le front plus loin, seront dans l’avenir plus convenables pour la partie faible de la ligne.

« Les forces, toutefois, ne devront pas être disposées en lignes rigides, mais bien échelonnées jusqu’à une certaine distance derrière les flancs.

« En ce qui concerne la mobilité et la nécessité pour l'assaillant de manœuvrer avant de frapper, nous devons examiner le phénomène le plus nouveau de la guerre sud-africaine, c’est-à-dire l’emploi de l’infanterie montée en grande quantité.

« On a prophétisé un grand avenir à cette arme pour les guerres futures, mais, ce faisant, on a oublié de considérer à quel point les forces sont différemment groupées en Europe lorsqu’une guerre éclate.

« Toutefois, si, dans une guerre de l'Ouest à l’Est, les événemens se déroulaient sur la frontière russe d’une manière analogue à ceux que nous avons décrits pour la campagne sud-africaine, nous pourrions penser à employer de grands corps d’infanterie montée. Il y aurait assez d’espace pour de grandes expéditions dirigées contre les derrières de l’ennemi, autour de ses flancs. Cet espace, cependant, n’est pas suffisant, comme nous l’avons cru, quand il s’agit des gigantesques armées européennes, et ce qui peut être invoqué en faveur de l'infanterie montée n’y joue aucun rôle.

« Dans les opérations éloignées du principal théâtre de la guerre, l’infanterie montée pourra rendre de bons services, même en Europe, mais alors, sur les points où les actions décisives se passent, elle ne peut pas entrer dans les calculs.

« Toutefois prenons leçon sur elle en ce qui concerne la mobilité que nous devons rechercher pour toutes les armes, et qui est indispensable pour les opérations actives. Nous devons surtout compter sur cette mobilité pour augmenter notre force. »

On le voit : les considérations du général von der Goltz ne font que confirmer les principes de notre règlement de 1875. Elles prononcent la condamnation des attaques dites décisives.

Les Anglais, de leur côté, sont allés plus loin encore dans les voies nouvelles.

Les grandes manœuvres de 1903, dirigées par le feld-maréchal lord Roberts, ont été particulièrement intéressantes. Elles ont mis aux prises, dans les environs de Salisbury, le 1er corps d’armée, fort de 17 000 hommes, sous les ordres du général French, et le 2e corps d’armée, d’un effectif de 14 000 hommes, sous les ordres du maréchal Wood.

L’examen sommaire des opérations du 14 au 17 septembre permet de se rendre compte des idées qui ont cours, en ce moment, dans les hautes sphères du commandement anglais.

Le 14 septembre, le maréchal Wood tient ses troupes réunies. Il se porte au-devant de son adversaire, qui, par suite de dispositions antérieures imposées, est formé en deux groupes.

L’un d’eux, commandé par le général Bruce Hamilton, est à une distance telle que le maréchal Wood pourrait, en le retardant, se jeter avec une forte supériorité numérique sur l’autre, commandé par le général French.

Dès le premier jour, il est facile de constater que la cavalerie des deux partis n’est nullement employée d’après les idées qui ont actuellement cours sur le continent. Il ne lui est demandé aucun des renseignemens qu’elle pourrait obtenir par la vue. Il est en effet admis que la cavalerie, arrêtée par des coups de fusil venant d’un ennemi invisible, ne peut plus renseigner par les mêmes moyens que par le passé. Ce n’est que par le combat à pied qu’elle peut déchirer les rideaux dont s’enveloppe l’adversaire et éclairer la situation.

Une rivière, la Lambourn, barre la direction de marche du maréchal Wood. Celui-ci, aussitôt qu’il le peut, en fait occuper les passages. Sa cavalerie s’y porte par une marche rapide de 24 kilomètres et tient les débouchés.

Le même jour, le général French, désirant, avant toute manœuvre, faire sa jonction avec le général Bruce Hamilton, lance sa cavalerie dans sa direction, pour assurer ainsi sa liaison avec lui. A cet effet, cette cavalerie fait une marche de nuit de 65 kilomètres et atteint Newbury. Le 16, elle se porte au-devant du général Bruce Hamilton, jusqu’à Wantage, et revient ensuite vec lui jusqu’à Newbury.

Elle n’agit donc pas comme cavalerie d’exploration, mais comme un corps tactique. L’exploration est confiée à des patrouilles, assez nombreuses, mais faibles, qui n’ont pas d’autre mission que de faire connaître le contour apparent du rideau de l’adversaire.

Le plus souvent, lorsque les escadrons se heurtent à quelque obstacle, fusillade d’infanterie montée, ou menace de la cavalerie adverse, ils s’arrêtent, mettent pied à terre et entretiennent sur leur front une fusillade prolongée, tandis qu’une fraction, par un mouvement rapide, tourne l’obstacle et prend l’adversaire dans le flanc ou dans le dos.

Il est recommandé à l’infanterie montée de se garder de loin avec soin. Si elle ne met pas pied à terre longtemps d’avance, elle risque d’être surprise par la cavalerie et enlevée. En revanche, si elle a eu le temps de mettre pied à terre, la cavalerie ne peut songer à l’aborder à cheval.

Quand la cavalerie et l’infanterie montée croient qu’elles peuvent être exposées au feu de l’artillerie, elles étendent leurs formations ; les pelotons sont mis sur un rang, avec des intervalles entre les cavaliers de 4 à 5 mètres. Toutefois, ce moyen d’éviter les pertes paraît moins efficace que la rapidité des mouvemens pour se porter d’un abri à un autre.

L’importance donnée au feu de la cavalerie est accrue par la mitrailleuse Maxim et le canon automatique de 37 millimètres dit « Pom-Pom » affecté à chaque régiment. Ces pièces sont servies par les cavaliers. En outre, la proportion d’artillerie à cheval est plus grande que dans toutes les autres armées étrangères. Les Anglais affectent deux batteries à cheval, et quelquefois trois, à chaque brigade de cavalerie.

Dans une de ses critiques, lord Roberts disait :

« Dans l’Afrique du Sud, nous avions l’habitude d’attribuer l’insuccès de nos tentatives pour obtenir des renseignemens à la connaissance parfaite du terrain que possédaient les Boers et à leur habileté naturelle à se dissimuler. Nos manœuvres viennent cependant de faire ressortir clairement que la portée plus grande des fusils, la poudre sans fumée et la grande dispersion des troupes rendront les renseignemens très difficiles à obtenir. Nous avons vu l’exemple d’un petit corps de troupes qui a réussi à se dissimuler et, par un feu rapide, à abuser l’adversaire sur son effectif, au point de faire croire à la présence de plusieurs bataillons et de faire prendre un escadron pour une brigade. C’est là un des points sur lesquels il nous faudra porter une attention particulière dans l’avenir, et les officiers envoyés en reconnaissance devront désormais être préparés à courir les plus grands risques s’ils veulent fournir à leur chef des renseignemens sérieux. »

Une plus grande dispersion des troupes sous le feu accentue encore l’importance que la mobilité donne à la cavalerie, qu’il s’agisse de renforcer un point faible de la ligne de combat, ou d’attaquer un point faible de la ligne ennemie. Par une utilisation intelligente de cette faculté, jointe à un emploi judicieux de la puissance des armes à feu modernes, soit en retardant une infanterie qui s’avance, soit en l’attaquant sur son flanc, la cavalerie aura dans l’avenir une grande mission à remplir.

C’est dans cet ordre d’idées que fut employée la cavalerie le 17 septembre, jour de la bataille entre le maréchal Wood et le général French. Des deux côtés, elle fut tenue en liaison étroite avec les autres armes, et, toute la journée, elle montra la plus grande activité, combinant sans cesse l’emploi du combat à pied et quelquefois de la charge, avec le feu de son artillerie, de ses mitrailleuses et de ses « Pom-Pom. »

L’infanterie, dès qu’elle entre dans la zone de l’extrême portée de l’artillerie ennemie, se déploie en lignes de tirailleurs, les hommes marchant à 4 ou 5 mètres les uns des autres. C’est l'unique formation adoptée pour la chaîne, les soutiens et les réserves. Peu importe qu’en terrain coupé il y ait enchevêtrement des sections déployées appartenant à toutes les compagnies. Au début, la brigade d’infanterie, qui comprend quatre bataillons à huit compagnies, déploie en général deux bataillons sur le front qui lui est assigné et garde les deux autres en réserve. Tous ces bataillons sont formés sur deux lignes de tirailleurs, quelquefois sur trois lignes, distantes de 200 à 300 mètres. Les fronts sont ainsi de 600 à 800 mètres et parfois de 1 000 mètres par bataillon, les compagnies ayant souvent entre elles de larges intervalles où viennent s’encadrer les soutiens. L’ouverture du feu se fait souvent entre 1 500 et 1 000 mètres, ce qui amène une action de feu prolongée sur le front. Chaque bataillon a une mitrailleuse qui vient se placer sur la ligne même des tirailleurs.

Il convient de dire que le commandement et la direction de ces longues lignes est manifestement difficile. Une telle formation est rigide malgré son extrême dispersion, elle se prête mal à l’utilisation des points d’appui et à la marche en terrain couvert. Elle est aussi vulnérable qu’une série de sections espacées en raison des méthodes de tir de l’artillerie moderne qui permettent d’arroser uniformément une zone très étendue.

L’artillerie fait surtout usage du tir direct. Chaque batterie ouvre le feu dès qu’elle est prête. Elle appuie de près les attaques de l’infanterie ; l’artillerie lourde est employée d’après les vues du commandement supérieur.

Dans la bataille, c’est l’enveloppement d’aile qui est surtout recherché. La manœuvre du 17 septembre en a donné l’exemple. Devant la marche offensive du général French, le maréchal Wood s’était arrêté à Lambourndown, à 50 kilomètres environ de sa situation première. Il avait pris position et s’était retranché. Le général French commença aussitôt un mouvement tournant à grande envergure, qui obligea le maréchal Wood à abandonner sa position et à accepter le combat hors de la région où il l’avait préparé. Dans son mouvement, le général French n’a pas craint d’étendre son front sur 16 kilomètres pour un effectif de 17 500 hommes. Ainsi parait dominer la préoccupation de mettre en action tous les moyens dont on dispose, et à cet effet, d’étendre le front autant qu’il est nécessaire. La conception d’un coup de force, exécuté au moyen de grosses réserves et préparé par un violent combat d’usure sur tout le front, est donc complètement abandonnée.

Comme en Allemagne, les troupes ne combattent que couchées. La préoccupation de diminuer la visibilité est poussée si loin que la tenue de campagne de toutes les troupes est la même. La cavalerie ne se distingue de l’infanterie que par les éperons à la chevalière. La carabine lui a été retirée et remplacée par le fusil Lee Metford nouveau modèle, dont la crosse est soutenue par une sorte de petit seau en cuir pendu à la selle à gauche pour soulager l’épaule qui retient l’arme par une bretelle.

Les cartouches en chargeurs sont portées en bandoulière, de gauche à droite. Le sabre est fixé à la selle comme dans notre cavalerie, mais attaché à droite pour faire équilibre au poids du fusil. Toute l’armée porte le brodequin lacé par devant avec les bandes molletières de nos chasseurs alpins.

La couleur de tous les vêtemens est jaune verdâtre. Les officiers sont habillés comme la troupe. Les insignes de grade, de la couleur du fond, sont placés sur les manches pour les officiers des corps de troupe, et sur les pattes d’épaule pour les états-majors, de telle sorte qu’à dix pas, on ne peut reconnaître un officier d’un soldat.

Le fantassin ne porte pas le sac. Les Anglais ont reconnu l’impossibilité du combat de tirailleurs sac au dos.

L’homme a ses vivres dans une musette, avec une chemise de laine. Une gamelle-marmite individuelle dans un étui en toile est fixée au ceinturon, par derrière, ainsi que le bidon. La capote, roulée, sur les reins.

Tout objet brillant est écarté. Les cuirs sont fauves. A 1 500 mètres, le mouvement seul indique la présence de troupes.

Ainsi, les nouvelles dispositions tactiques, tant en Angleterre qu’en Allemagne, sont tout à fait conformes aux principes fixés par notre règlement de 1875, tout en tenant compte des effets dus aux progrès de l’armement d’après le caractère des soldats de chaque nation.

Il devient donc possible de se rendre compte de ce que doit être en ce moment notre tactique, d’après le tempérament du soldat français.

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  1. Ordre donné, le 13 au soir, à Davout, d’après le journal du 3e corps : « L’Empereur avait le projet d’attaquer le lendemain, il ordonnait à M. le Maréchal de se porter sur Apolda afin de tomber sur les derrières de cette armée. »
  2. Il convient de remarquer que l’attaque centrale n’était pas résolue d’avance aussi nettement qu’on l’explique dans les cours : l’Empereur avait massé les 5e, 1er, 4e corps, les grenadiers et la Garde autour de Girzikowitz et Schlapanitz, de manière à pouvoir les porter, soit sur Pratzen, soit au delà du flanc droit des Russes, suivant les mouvemens que feraient ceux-ci. Une attaque centrale n’est permise que si l’ennemi la prépare lui-même par ses faux mouvemens.