1894
e fut, il y a deux ans environ,
à Londres, que cette question
de la fin des Livres et de leur
complète transformation fut
agitée en un petit groupe de Bibliophiles
et d’érudits, au cours
d’une soirée mémorable dont
le souvenir restera sûrement
gravé dans la mémoire de chacun des assistants.
Nous nous étions rencontrés, ce soir-là, — qui se trouvait être un des vendredis scientifiques de la Royale Institution, — à la conférence de sir William Thompson, l’éminent physicien anglais, professeur à l’Université de Glascow, dont le nom est connu des deux mondes depuis la part qu’il prit à la pose du premier câble transatlantique.
Devant un auditoire brillant de savants et de gens du monde, sir William Thompson avait annoncé que mathématiquement la fin du globe terrestre et de la race humaine devait se produire au juste dans dix millions d’années.
Se basant sur les théories de Helmholtz que le soleil est une vaste sphère en train de se refroidir, c’est-à-dire de se contracter par l’effet de la gravité sur la masse à mesure que ce refroidissement se produit, sir William, après avoir estimé la chaleur solaire à celle qui serait nécessaire pour développer une force de 476 000 millions de chevaux-vapeur par mètre carré superficiel de sa photosphère, avait établi que le rayon de la photosphère se raccourcit d’un centième environ en 2 000 ans et que l’on pouvait fixer l’heure précise où la température deviendrait insuffisante pour entretenir la vie sur notre planète.
Le maître physicien nous avait non moins surpris en abordant la question de l’ancienneté de la terre, dont il développait la thèse ainsi qu’un problème de mécanique pure ; il ne lui attribuait point un passé supérieur à une vingtaine de millions d’années, en dépit des géologues et des naturalistes, et il montrait la vie venant à la terre dès la naissance du soleil, quelle qu’ait été l’origine de cet astre fécondant, soit par le résultat de l’éclatement d’un monde préexistant, soit par celui de la condensation de nébuleuses antérieurement diffuses.
Nous étions sortis de la Royale Institution très émus par les grands problèmes que le savant professeur de Glascow s’était efforcé de résoudre scientifiquement devant son auditoire, et, l’esprit endolori, presque écrasé par l’énormité des chiffres avec lesquels sir William Thompson avait jonglé, nous revenions, silencieux, en un groupe de huit personnages différents, philologues, historiens, journalistes, statisticiens et simples curieux mondains, marchant deux par deux, le long d’Albemarle street et de Piccadilly.
L’un de nous, Edward Lembroke, nous entraîna à souper au Junior Athenæum Club et, dès que le champagne eut dégourdi les cerveaux songeurs, ce fut à qui parlerait de la conférence de sir William Thompson et des destinées futures de l’humanité.
James Wittmore se préoccupa longuement de la prédominance intellectuelle et morale des jeunes continents sur les anciens, vers la fin du siècle prochain. Il laissa entendre que le vieux monde abdiquerait peu à peu son omnipotence et que l’Amérique prendrait la tête du mouvement dans la marche du progrès, tandis que l’Océanie, à peine née d’hier, se développerait superbement, démasquerait ses ambitions et occuperait une des premières places dans le concert universel des peuples. L’Afrique, ajoutait-il, cette Afrique toujours explorée et toujours mystérieuse, dont on découvre à chaque instant des contrées de milliers de milles carrés, conquise, si péniblement à la civilisation, malgré son immense réservoir d’hommes, ne semble pas appelée à jouer un rôle proéminent ; ce sera le grenier d’abondance des autres continents, il se jouera sur son sol, tour à tour envahi par différents peuples, des parties peu décisives. Les masses d’hommes, dans leur violente envie de posséder cette terre vierge, s’y rencontreront, s’y battront et y mourront, mais la civilisation et le progrès ne s’y installeront que dans des milliers d’années, alors que la prospérité des États-Unis sera sur son déclin et que de nouvelles et fatales évolutions assigneront un nouvel habitat aux ensemencements du génie humain.
Julius Pollok, un doux végétarien et savant naturaliste, se plut à imaginer ce qu’il adviendrait des mœurs humaines, quand, grâce à la chimie et à la réalisation des recherches actuelles, l’état de notre vie sociale sera transformé et que notre nourriture, dosée sous forme de poudres, de sirops, d’opiats, de biscuits, tiendra en un petit volume. Alors plus de boulangers, de bouchers, de marchands de vin, plus de restaurants, plus d’épiciers, quelques droguistes, et chacun libre, heureux, susceptible de subvenir à ses besoins pour quelques sous ; la faim biffée du registre de nos misères, la nature rendue à elle-même, toute la surface de notre planète verdoyante ainsi qu’un immense jardin rempli d’ombrages, de fleurs et de gazons, au milieu duquel les océans seront comparables à de vastes pièces d’eau d’agrément que d’énormes steamers hérissés de roues et d’hélices parcourront à des vitesses de cinquante et soixante nœuds, sans crainte de tangage ou de roulis.
Le cher rêveur, poète en sa manière, nous annonçait ce retour à l’âge d’or et aux mœurs primitives, cette universelle résurrection de l’antique vallée de Tempé pour la fin du xxe siècle ou le début du xxie. Selon lui, les idées chères à lady Tennyson triompheraient à brève échéance, le monde cesserait d’être un immonde abattoir de bêtes paisibles, un affreux charnier dressé pour notre gloutonnerie et deviendrait un jardin délicieux consacré à l’hygiène et aux plaisirs des yeux. La vie serait respectée dans les êtres et dans les plantes, et dans ce nouveau paradis retrouvé ainsi qu’en un Musée des Créations de Dieu, on pourrait inscrire partout cet avis au promeneur : Prière de ne pas toucher.
La prédiction idéaliste de notre ami Julius Pollok n’eut qu’un succès relatif ; on reprocha à son programme un peu de monotonie et un excès de religiosité panthéiste ; il sembla à quelques-uns qu’on s’ennuierait ferme dans son Eden reconstruit, au bénéfice du capital social de tout l’Univers, et l’on vida quelques verres de champagne de plus afin de dissiper la vision de cet avenir lacté rendu aux pastorales, aux géorgiques, à toutes les horreurs de la vie inactive et sans lutte.
« Utopie que tout cela ! S’écria même l’humoriste John Pool ; les animaux, mon cher Pollok, ne suivront pas votre progrès de chimiste et continueront à s’entre-dévorer selon les lois mystérieuses de la création ; la mouche sera toujours le vautour du microbe, de même que l’oiseau le plus inoffensif est l’aigle de la mouche, le loup s’offrira encore des gigots de moutons et la paisible brebis continuera comme par le passé à être la panthère de l’herbe. Suivons la loi commune qui régit l’évolution du monde et, en attendant que nous soyons dévorés, dévorons. »
Arthur Blackcross, peintre et critique d’art mystique, ésotérique et symboliste, esprit très délicat et fondateur de la déjà célèbre École des Esthètes de demain, fut sollicité de nous exprimer ce qu’il pensait devoir advenir de la peinture d’ici un siècle et plus. Je crois pouvoir résumer exactement son petit discours dans les quelques lignes qui suivent :
« Ce que nous appelons l’Art moderne est-il vraiment un art, et le nombre d’artistes sans vocation qui l’exercent médiocrement avec apparence de talent ne démontre-t-il pas suffisamment qu’il est plutôt un métier où l’âme créatrice fait défaut ainsi que la vision ? — Peut-on donner le nom d’œuvres d’art aux cinq-sixièmes des tableaux et statues qui encombrent nos salons annuels, et compte-t-on vraiment beaucoup de peintres ou de statuaires qui soient des créateurs originaux ?
« Nous ne voyons que des copies de toute sorte : copies des vieux maîtres accommodés au goût moderne, reconstitutions toujours fausses d’époques à jamais disparues, copies banales de la nature vue avec un œil de photographe, copies méticuleuses et mosaïquées fournissant ces affreux petits sujets de genre qui ont illustré Meissonier, rien de neuf, rien qui nous sorte de notre humanité ! Le devoir de l’art, cependant, que ce soit par la musique, la poésie ou la peinture, est de nous en sortir à tout prix et de nous faire planer un instant dans des sphères irréelles où nous puissions faire comme une cure d’aérothérapie idéaliste.
« Je crois donc, continua Blackcross, que l’heure est proche où l’Univers entier sera saturé de tableaux, paysages mornes, figures mythologiques, épisodes historiques, natures mortes et autres œuvres quelconques dont les nègres mêmes ne voudront plus ; ce sera le moment béni où la peinture mourra de faim ; les gouvernements comprendront peut-être enfin la lourde folie qu’ils ont commise en ne décourageant pas systématiquement les arts, ce qui est la seule façon pratique de les protéger en les exaltant. Dans quelques pays résolus à une réforme générale, les idées des iconoclastes prévaudront ; on brûlera les musées pour ne pas influencer les génies naissants, on proscrira la banalité sous toutes ses formes, c’est-à-dire la reproduction de tout ce qui nous touche, de tout ce que nous voyons, de tout ce que l’illustration, la photographie ou le théâtre peut nous exprimer d’une façon suffisante, et l’on poussera l’art, enfin rendu à sa propre essence, vers les régions élevées où nos rêveries cherchent toujours des voies, des figures et des symboles.
« L’art sera appelé à exprimer les choses qui semblent intraduisibles, à éveiller en nous, par la gamme des couleurs, des sensations musicales, à atteindre notre appareil cérébral dans toutes ses sensibilités même les plus insaisissables, à envelopper nos multiformes voluptés esthétiques d’une ambiance exquise, à faire chanter dans un accord rationnel toutes les sensations de nos organes les plus délicats ; il violentera le mécanisme de notre pensée et s’efforcera de renverser quelques-unes de ces barrières matérielles qui emprisonnent notre intelligence, esclave des sens qui la font vivre.
« L’art sera alors une aristocratie fermée ; la production sera rare, mystique, dévote, supérieurement personnelle. Cet art comprendra peut-être dix à douze apôtres par chaque génération et, qui sait ! une centaine au plus de disciples fervents.
« En dehors de là, la photographie en couleur, la photogravure, l’illustration documentée suffiront à la satisfaction populaire. Mais les salons étant interdits, les paysagistes ruinés par la photopeinture, les sujets d’histoire étant posés désormais par des modèles suggestionnés, exprimant à la volonté de l’opérateur la douleur, l’étonnement, l’accablement, la terreur ou la mort, toute la peinturographie en un mot devenant une question de procédés mécaniques très divers et très exacts, comme une nouvelle branche commerciale, il n’y aura plus de peintres au xxie siècle, il y aura seulement quelques saints hommes, véritables fakirs de l’idée et du beau qui, dans le silence et l’incompréhension des masses, produiront des chefs-d’œuvre dignes de ce nom. »
Arthur Blackcross développa lentement et minutieusement sa vision d’avenir, non sans succès, car notre visite à la Royale Académie n’avait guère été, cette année-là, plus réconfortante que celles faites à Paris à nos deux grands bazars de peinture nationale, soit au Champ de Mars, soit aux Champs-Élysées. On épilogua quelque temps sur les idées générales exposées par notre convive symboliste, et ce fut le fondateur lui-même de l’École des Esthètes de demain qui changea le cours de la conversation en m’apostrophant brusquement :
« Eh bien ! mon cher bibliophile, ne parlez-vous pas à votre tour ; ne nous direz-vous pas ce qu’il adviendra des lettres, des littérateurs et des livres d’ici quelque cent ans ? — Puisque nous réformons ce soir à notre guise la société future, apportant chacun un rayon lumineux dans la sombre nuit des siècles à venir, éclairez-nous de votre propre phare tournant, projetez votre lueur à l’horizon. »
Ce furent des : « Oui ! oui… » des sollicitations pressantes et cordiales, et, comme nous étions en petit comité, qu’il faisait bon s’écouter penser et que l’atmosphère de ce coin de club était chaude, sympathique et agréable, je n’hésitai pas à improviser ma conférence.
La voici :
« Ce que je pense de la destinée des livres, mes chers amis.
« La question est intéressante et me passionne d’autant plus que je ne me l’étais jamais posée jusqu’à cette heure précise de notre réunion.
« Si par livres vous entendez parler de nos innombrables cahiers de papier imprimé, ployé, cousu, broché sous une couverture annonçant le titre de l’ouvrage, je vous avouerai franchement que je ne crois point, — et que les progrès de l’électricité et de la mécanique moderne m’interdisent de croire, — que l’invention de Gutenberg puisse ne pas tomber plus ou moins prochainement en désuétude comme interprète de nos productions intellectuelles.
« L’imprimerie que Rivarol appelait si judicieusement « l’artillerie de la pensée » et dont Luther disait qu’elle est le dernier et le suprême don par lequel Dieu avance les choses de l’Évangile, l’Imprimerie qui a changé le sort de l’Europe et qui, surtout depuis deux siècles, gouverne l’opinion, par le livre, la brochure et le journal ; l’imprimerie qui, à dater de 1436, régna si despotiquement sur nos esprits, me semble menacée de mort, à mon avis, par les divers enregistreurs du son qui ont été récemment découverts et qui peu à peu vont largement se perfectionner.
« Malgré les progrès énormes apportés successivement dans la science des presses, en dépit des machines à composer faciles à conduire et qui fournissent des caractères neufs fraîchement moulés dans des matrices mobiles, il me paraît que l’art où excellèrent successivement Fuster, Schœffer, Estienne et Vascosan, Alde Manuce et Nicolas Jenson, a atteint à son apogée de perfection, et que nos petits-neveux ne confieront plus leurs ouvrages à ce procédé assez vieillot et en réalité facile à remplacer par la phonographie encore à ses débuts. »
Ce fut un tolle d’interruptions et d’interpellations parmi mes amis et auditeurs, des : oh ! étonnés, des : ah ! ironiques, des : eh ! eh ! remplis de doute et, se croisant, de furieuses dénégations : « Mais c’est impossible !… Qu’entendez-vous par là ? » J’eus quelque peine à reprendre la parole pour m’expliquer plus à loisir.
« Laissez-moi vous dire, très impétueux auditeurs, que les idées que je vais vous exposer sont d’autant moins affirmatives qu’elles ne sont aucunement mûries par la réflexion et que je vous les sers telles qu’elles m’arrivent, avec une apparence de paradoxe ; mais il n’y a guère que les paradoxes qui contiennent des vérités, et les plus folles prophéties des philosophes du xviii siècle se sont aujourd’hui déjà en partie réalisées.
« Je me base sur cette constatation indéniable que l’homme de loisir repousse chaque jour davantage la fatigue et qu’il recherche avidement ce qu’il appelle le confortable, c’est-à-dire toutes les occasions de ménager autant que possible la dépense et le jeu de ses organes. Vous admettrez bien avec moi que la lecture, telle que nous la pratiquons aujourd’hui, amène vivement une grande lassitude, car non seulement elle exige de notre cerveau une attention soutenue qui consomme une forte partie de nos phosphates cérébraux, mais encore elle ploie notre corps en diverses attitudes lassantes. Elle nous force, si nous lisons un de vos grands journaux, format du Times, à déployer une certaine habileté dans l’art de retourner et de plier les feuilles ; elle surmène nos muscles tenseurs, si nous tenons le papier largement ouvert ; enfin, si c’est au livre que nous nous adressons, la nécessité de couper les feuillets, de les chasser tour à tour l’un sur l’autre produit, par menus heurts successifs, un énervement très troublant à la longue.
« Or, l’art de se pénétrer de l’esprit, de la gaieté et des idées d’autrui demanderait plus de passivité ; c’est ainsi que dans la conversation notre cerveau conserve plus d’élasticité, plus de netteté de perception, plus de béatitude et de repos que dans la lecture, car les paroles qui nous sont transmises par le tube auditif nous donnent une vibrance spéciale des cellules qui, par un effet constaté par tous les physiologistes actuels et passés, excite nos propres pensées.
« Je crois donc au succès de tout ce qui flattera et entretiendra la paresse et l’égoïsme de l’homme ; l’ascenseur a tué les ascensions dans les maisons ; le phonographe détruira probablement l’imprimerie. Nos yeux sont faits pour voir et refléter les beautés de la nature et non pas pour s’user à la lecture des textes ; il y a trop longtemps qu’on en abuse, et il n’est pas besoin d’être un savant ophtalmologiste pour connaître la série des maladies qui accablent notre vision et nous astreignent à emprunter les artifices de la science optique.
« Nos oreilles, au contraire, sont moins souvent mises à contribution ; elles s’ouvrent à tous les bruits de la vie, mais nos tympans demeurent moins irrités ; nous ne donnons pas une excessive hospitalité dans ces golfes ouverts sur les sphères de notre intelligence, et il me plaît d’imaginer qu’on découvrira bientôt la nécessité de décharger nos yeux pour charger davantage nos oreilles. Ce sera une équitable compensation apportée dans notre économie physique générale. »
« Très bien, très bien ! » soulignaient mes camarades attentifs. « Mais la mise en pratique, cher ami, nous vous attendons là. Comment supposez-vous qu’on puisse arriver à construire des phonographes à la fois assez portatifs, légers et résistants pour enregistrer sans se détraquer de longs romans qui, actuellement, contiennent quatre, cinq cents pages ; sur quels cylindres de cire durcie clicherez-vous les articles et nouvelles du journalisme ; enfin, à l’aide de quelles piles actionnerez-vous les moteurs électriques de ces futurs phonographes ? Tout cela est à expliquer et ne nous paraît pas d’une réalisation aisée. »
« Tout cela cependant se fera, repris-je ; il y aura des cylindres inscripteurs légers comme des porte-plumes en celluloïd, qui contiendront cinq et six cents mots et qui fonctionneront sur des axes très ténus qui tiendront dans la poche ; toutes les vibrations de la voix y seront reproduites ; on obtiendra la perfection des appareils comme on obtient la précision des montres les plus petites et les plus bijoux ; quant à l’électricité, on la trouvera souvent sur l’individu même, et chacun actionnera avec facilité par son propre courant fluidique, ingénieusement capté et canalisé, les appareils de poche, de tour de cou ou de bandoulière qui tiendront dans un simple tube semblable à un étui de lorgnette.
« Pour le livre, ou disons mieux, car alors les livres auront vécu, pour le novel ou storyographe, l’auteur deviendra son propre éditeur, afin d’éviter les imitations et contrefaçons ; il devra préalablement se rendre au Patent Office pour y déposer sa voix et en signer les notes basses et hautes, en donnant des contre-auditions nécessaires pour assurer les doubles de sa consignation.
« Aussitôt cette mise en règle avec la loi, l’auteur parlera son œuvre et la clichera sur des rouleaux enregistreurs et mettra en vente lui-même ses cylindres patentés, qui seront livrés sous enveloppe à la consommation des auditeurs.
« On ne nommera plus, en ce temps assez proche, les hommes de lettres des écrivains, mais plutôt des narrateurs ; le goût du style et des phrases pompeusement parées se perdra peu à peu, mais l’art de la diction prendra des proportions invraisemblables ; il y aura des narrateurs très recherchés pour l’adresse, la sympathie communicative, la chaleur vibrante, la parfaite correction et la ponctuation de leurs voix.
« Les dames ne diront plus, parlant d’un auteur à succès : « J’aime tant sa façon d’écrire ! » Elles soupireront toutes frémissantes : « Oh ! ce diseur a une voix qui pénètre, qui charme, qui émeut ; ses notes graves sont adorables, ses cris d’amours déchirants ; il vous laisse toute brisée d’émotion après l’audition de son œuvre : c’est un ravisseur d’oreille incomparable. »
L’ami James Wittmore m’interrompit : « Et les bibliothèques, qu’en ferez-vous, mon cher ami des livres ? »
« Les bibliothèques deviendront les phonographothèques ou bien les clichéothèques. Elles contiendront sur des étages de petits casiers successifs, les cylindres bien étiquetés des œuvres des génies de l’humanité. Les éditions recherchées seront celles qui auront été autophonographiées par des artistes en vogue : on se disputera, par exemple, le Molière de
tandis que Goethe, Milton, Byron, Dickens, Emerson, Tennyson, Musset et autres auront été vibrés sur cylindres par des diseurs de choix.
« Les bibliophiles, devenus les phonographophiles, s’entoureront encore d’œuvres rares ; ils donneront comme auparavant leurs cylindres à relier en des étuis de maroquin ornés de dorures fines et d’attributs symboliques. Les titres se liront sur la circonférence de la boîte et les pièces les plus rares contiendront des cylindres ayant enregistré à un seul exemplaire la voix d’un maître du théâtre, de la poésie ou de la musique ou donnant des variantes imprévues et inédites d’une œuvre célèbre.
« Les narrateurs, auteurs gais, diront le comique de la vie courante, s’appliqueront à rendre les bruits qui accompagnent et ironisent parfois, ainsi qu’en une orchestration de la nature, les échanges de conversations banales, les sursauts joyeux des foules assemblées, les dialectes étrangers ; les évocations de marseillais ou d’auvergnat amuseront les Français comme le jargon des Irlandais et des Westermen excitera le rire des Américains de l’Est.
« Les auteurs privés du sentiment des harmonies de la voix et des flexions nécessaires à une belle diction emprunteront le secours de gagistes, acteurs ou chanteurs pour emmagasiner leur œuvre sur les complaisants cylindres. Nous avons aujourd’hui nos secrétaires et nos copistes ; il y aura alors des phonistes et des clamistes, interprétant les phrases qui leur seront dictées par les créateurs de littératures.
« Les auditeurs ne regretteront plus le temps où on les nommait lecteurs ; leur vue reposée, leur visage rafraîchi, leur nonchalance heureuse indiqueront tous les bienfaits d’une vie contemplative.
« Étendus sur des sophas ou bercés sur des rocking-chairs, ils jouiront, silencieux, des merveilleuses aventures dont des tubes flexibles apporteront le récit dans leurs oreilles dilatées par la curiosité.
« Soit à la maison, soit à la promenade, en parcourant pédestrement les sites les plus remarquables et pittoresques, les heureux auditeurs éprouveront le plaisir ineffable de concilier l’hygiène et l’instruction, d’exercer en même temps leurs muscles et de nourrir leur intelligence, car il se fabriquera des phono-opéragraphes de poche, utiles pendant l’excursion dans les montagnes des Alpes ou à travers les Cañons du Colorado.
— Votre rêve est très aristocratique, insinua l’humanitaire Julius Pollok ; l’avenir sera sans aucun doute plus démocratique. J’aimerais, je vous l’avoue, à voir le peuple plus favorisé.
— Il le sera, mon doux poète, repris-je allégrement, en continuant à développer ma vision future, rien ne manquera au peuple sur ce point ; il pourra se griser de littérature comme d’eau claire, à bon compte, car il aura ses distributeurs littéraires des rues comme il a ses fontaines.
« À tous les carrefours des villes, des petits édifices s’élèveront autour desquels pendront, à l’usage des passants studieux, des tuyaux d’audition correspondant à des œuvres faciles à mettre en action par la seule pression sur un bouton indicateur. — D’autre part, des sortes d’automatic libraries, mues par le déclenchement opéré par le poids d’un penny jeté dans une ouverture, donneront pour cette faible somme les œuvres de Dickens, de Dumas père ou de Longfellow, contenues sur de longs rouleaux faits pour être actionnés à domicile.
« Je vais même au delà : l’auteur qui voudra exploiter personnellement ses œuvres à la façon des trouvères du moyen âge et qui se plaira à les colporter de maison en maison pourra en tirer un bénéfice modéré et toutefois rémunérateur en donnant en location à tous les habitants d’un même immeuble une infinité de tuyaux qui partiront de son magasin d’audition, sorte d’orgue porté en sautoir pour parvenir par les fenêtres ouvertes aux oreilles des locataires désireux un instant de distraire leur loisir ou d’égayer leur solitude.
« Moyennant quatre ou cinq cents par heure, les petites bourses, avouez-le, ne seront pas ruinées et l’auteur vagabond encaissera des droits relativement importants par la multiplicité des auditions fournies à chaque maison d’un même quartier.
« Est-ce tout ?… non pas encore, le phonographisme futur s’offrira à nos petits-fils dans toutes les circonstances de la vie ; chaque table de restaurant sera munie de son répertoire d’œuvres phonographiées, de même les voitures publiques, les salles d’attente, les cabinets des steamers, les halls et les chambres d’hôtel possèderont des phonographotèques à l’usage des passagers. Les chemins de fer remplaceront les parloir-cars par des sortes de Pullman circulating Libraries qui feront oublier aux voyageurs les distances parcourues, tout en laissant à leurs regards la possibilité d’admirer les paysages des pays traversés.
« Je ne saurais entrer dans les détails techniques sur le fonctionnement de ces nouveaux interprètes de la pensée humaine, sur ces multiplicateurs de la parole ; mais soyez sûr que le livre sera abandonné par tous les habitants du globe et que l’imprimerie cessera absolument d’avoir cours, en dehors des services qu’elle pourra rendre encore au commerce et aux relations privées, et qui sait si la machine à écrire, alors très développée, ne suffira pas à tous les besoins.
— Et le journal quotidien, me direz-vous, la Presse si considérable en Angleterre et en Amérique, qu’en ferez-vous ?
— N’ayez crainte, elle suivra la voie générale, car la curiosité du public ira toujours grandissant et on ne se contentera bientôt plus des interviews imprimées et rapportées plus ou moins exactement ; on voudra entendre l’interviéwé, ouïr le discours de l’orateur à la mode, connaître la chansonnette actuelle, apprécier la voix des divas qui ont débuté la veille, etc.
« Qui dira mieux tout cela que le futur grand journal phonographique ?
Ce seront des voix du monde entier qui se trouveront centralisées dans les rouleaux de celluloïd que la poste apportera chaque matin aux auditeurs abonnés ; les valets de chambre et les chambrières auront l’habitude de les disposer dans leur axe sur les deux paliers de la machine motrice et ils apporteront les nouvelles au maître ou à la maîtresse, à l’heure du réveil : télégrammes de l’Étranger, cours de la Bourse, articles fantaisistes, revues de la veille, on pourra tout entendre en rêvant encore sur la tiédeur de son oreiller.
« Le journalisme sera naturellement transformé, les hautes situations seront réservées aux jeunes hommes solides, à la voix forte, chaudement timbrée, dont l’art de dire sera plutôt dans la prononciation que dans la recherche des mots ou la forme des phrases. Le mandarinisme littéraire disparaîtra, les lettrés n’occuperont plus qu’un petit nombre infime d’auditeurs ; mais le point important sera d’être vite renseigné en quelques mots sans commentaires. Il y aura dans tous les offices de journaux des halls énormes, des spoking-halls où les rédacteurs enregistreront à haute voix les nouvelles reçues ; les dépêches arrivées téléphoniquement se trouveront immédiatement inscrites par un ingénieux appareil établi dans le récepteur de l’acoustique. Les cylindres obtenus seront clichés à grand nombre et mis à la poste en petites boîtes avant trois heures du matin, à moins que, par suite d’une entente avec la compagnie des téléphones, l’audition du journal ne puisse être portée à domicile par les fils particuliers des abonnés, ainsi que cela se pratique déjà pour les théâtrophones. »
William Blackcross, l’aimable critique et esthète qui jusque-là avait bien voulu prêter attention à mon fantaisiste bavardage sans m’interrompre, jugea le moment opportun de m’interroger :
Permettez-moi de vous demander, dit-il, comment vous remplacerez l’illustration des livres ? L’homme, qui est un éternel grand enfant, réclamera toujours des images et aimera à voir la représentation des choses qu’il imagine ou qu’on lui raconte.
— Votre objection, repris-je, ne me démonte pas ; l’illustration sera abondante et réaliste ; elle pourra satisfaire les plus exigeants. Vous ignorez peut-être la grande découverte de demain, celle qui bientôt nous stupéfiera. Je veux parler du Kinétographe de Thomas Édison, dont j’ai pu voir les premiers essais à Orange-Park dans une récente visite faite au grand électricien près de New-Jersey.
« Le Kinétographe enregistrera le mouvement de l’homme et le reproduira exactement comme le phonographe enregistre et reproduit sa voix. D’ici cinq ou six ans, vous apprécierez cette merveille basée sur la composition des gestes par la photographie instantanée ; le kinétographe sera donc l’illustrateur de la vie quotidienne. Non seulement nous le verrons fonctionner dans sa boîte, mais, par un système de glaces et de réflecteurs, toutes les figures actives qu’il représentera en photo-chromos pourront être projetées dans nos demeures sur de grands tableaux blancs. Les scènes des ouvrages fictifs et des romans d’aventures seront mimées par des figurants bien costumés et aussitôt reproduites ; nous aurons également, comme complément au journal phonographique, les illustrations de chaque jour, des Tranches de vie active, comme nous disons aujourd’hui, fraîchement découpées dans l’actualité. On verra les pièces nouvelles, le théâtre et les acteurs aussi facilement qu’on les entend déjà chez soi ; on aura le portrait et, mieux encore, la physionomie mouvante des hommes célèbres, des criminels, des jolies femmes ; ce ne sera pas de l’art, il est vrai, mais au moins ce sera la vie elle-même, naturelle, sans maquillage, nette, précise et le plus souvent même cruelle.
« Je vous répète, mes amis, que je ne conçois ici que d’incertaines possibilités. — Qui peut se vanter, en effet, parmi les plus subtils d’entre nous de prophétiser avec sagesse ? Les écrivains de ce temps, disait déjà notre cher Balzac, sont les manœuvres d’un avenir caché par un rideau de plomb. Si Voltaire et Rousseau revoyaient la France actuelle, ils ne soupçonneraient guère les douze années qui furent, de 1789 à 1800, les langes de Napoléon.
« Il est donc évident, dis-je, en terminant ce trop vague aperçu de la vie intellectuelle de demain, qu’il y aurait dans le résultat de ma fantaisie des côtés sombres encore imprévus. De même que les oculistes se sont multipliés depuis l’invention du Journalisme, de même avec la phonographie à venir, les médecins auristes foisonneront ; on trouvera moyen de noter toutes les sensibilités de l’oreille et de découvrir plus de noms de maladies auriculaires qu’il n’en existera réellement, mais aucun progrès ne s’est jamais accompli sans déplacer quelques-uns de nos maux ; la médecine n’avance guère, elle spécule sur des modes et des idées nouvelles qu’elle condamne lorsque des générations en sont mortes dans l’amour du changement. En tout cas, pour revenir dans les limites mêmes de notre sujet, je crois que si les livres ont leur destinée, cette destinée, plus que jamais, est à la veille de s’accomplir, le livre imprimé va disparaître. Ne sentez-vous pas que déjà ses excès le condamnent ? Après nous la fin des livres ! »
Cette boutade faite pour amuser notre souper eut quelque succès parmi mes indulgents auditeurs ; les plus sceptiques pensaient qu’il pouvait bien y avoir quelque vérité dans cette prédiction instantanée, et John Pool obtint un hourra de gaieté et d’approbation lorsqu’il s’écria, au moment de nous séparer :
« Il faut que les livres disparaissent ou qu’ils nous engloutissent ; j’ai calculé qu’il paraît dans le monde entier quatre-vingts à cent mille ouvrages par an, qui tirés à mille en moyenne font plus de cent millions d’exemplaires, dont la plupart ne contiennent que les plus grandes extravagances et les plus folles chimères et ne propagent que préjugés et erreurs. Par notre état social, nous sommes obligés d’entendre tous les jours bien des sottises ; un peu plus, un peu moins, ce ne sera pas dans la suite un bien gros excédent de souffrance, mais quel bonheur de n’avoir plus à en lire et de pouvoir enfin fermer ses yeux sur le néant des imprimés ! »
Jamais l’Hamlet de notre grand Will n’aura mieux dit : Words ! Words ! Words ! Des mots !… des mots qui passent et qu’on ne lira plus.