La Russie et les Russes/29
Peu de princes, en montant sur le trône, ont trouvé devant eux une mission aussi vaste et aussi compliquée que le fils d’Alexandre II. Lourd assurément était l’héritage de Nicolas en face des zouaves de Napoléon III et des highlanders de la reine Victoria campés sur les classiques rivages de la Tauride, avec vingt millions de serfs courbés sur la glèbe et le prestige impérial évanoui au dedans comme au dehors. Malaisée apparaissait la tâche de celui que son peuple devait un jour appeler le tsar martyr ; mais, si vaste et complexe qu’elle semblât, on savait au moins par quel bout la prendre. Faire la paix et préparer l’émancipation des serfs, tels devaient à tous les yeux être les premiers actes du nouveau règne. Aujourd’hui, au contraire, plus de paix à signer, plus de serfs à libérer ; tout mis en question par l’opinion, par les bombes révolutionnaires, par le scepticisme général, et aucune réforme initiale nettement indiquée par les circonstances, aucune grande mesure imposée par la logique des faits. Comme son père, en 1855, Alexandre III a bien, lui aussi, une guerre à terminer, mais cette guerre contre un ennemi invisible et toujours renaissant, il ne peut la clore par un traité de paix. C’est l’âme de son peuple et de la jeunesse russe qu’il doit pacifier, et cela, il ne peut le faire qu’en réconciliant son gouvernement avec l’esprit du siècle, qu’en transformant les maximes du pouvoir et les procédés de ses agens, œuvre hasardeuse et de longue haleine, qu’il doit conduire en pleines hostilités contre des adversaires irréconciliables, sans se laisser arrêter par leurs menaces ou leurs coups, sans se laisser détourner par l’amour-propre, par la peur, ou par la présomption d’une fausse sécurité. Ce qu’était la Russie sous Alexandre II, les lecteurs qui ont bien voulu nous suivre ne l’auront pas oublié. Ce qu’ils ne savent peut-être pas assez, ce que je me permettrai de leur rappeler, c’est que, loin d’avoir été une époque de progrès et de réformes, les dernières années de l’émancipateur des serfs ont été, à tous égards, une période de confusion, de réaction, de recul. Jamais peut-être un gouvernement ne s’est montré aussi irrésolu et aussi en désaccord avec lui-même, ne sachant ni achever ce qu’il avait commencé, ni détruire ce qu’il avait ébauché[1].
Durant ces années d’incertitude et d’effarement, le pouvoir autocratique a perdu le bénéfice de ses grandes réformes, d’ordinaire appliquées avec trop de défiance et de restrictions pour porter tous leurs fruits. Après les désappointemens d’un règne, aussi plein de promesses et illustré par tant de grandes mesures, on est contraint de se demander ce que valent désormais en Russie des réformes isolées et partielles, souvent mal combinées et mal agencées ensemble, telles que celles entreprises par Alexandre II. Ce qui paraît incurablement défectueux, ce qui a manifestement besoin d’une refonte radicale, c’est le mécanisme gouvernemental lui-même, dans ses pièces essentielles, dans tous ses rouages et ses ressorts, c’est l’administration impériale prise du haut en bas. Ce qu’il faut par-dessus tout à la Russie, ce qu’elle attend avec impatience d’Alexandre III, c’est une réforme administrative entendue dans le sens le plus large, non des modifications de détail dans la hiérarchie et les privilèges du tchinovnisme, mais des mesures effectives atteignant tous les organes du pouvoir, depuis les ministères de Saint-Pétersbourg jusqu’à l’administration provinciale et municipale, jusqu’à la police du district et aux communes rurales. La libération du servage’ bureaucratique, déjà deux fois séculaire, telle est, de l’aveu de tous, indépendamment des divergences de points de vue ou de partis, la tâche dévolue au nouveau règne, et ce qui en fait la principale difficulté, c’est qu’une pareille émancipation ne semble pouvoir s’accomplir qu’en modifiant tout l’organisme politique et en touchant au principe même du pouvoir.
Dans la Russie moderne, au XIXe siècle comme au XVIIIe, tout est parti d’en haut, de l’empereur, de la capitale. Depuis Pierre le Grand, le pouvoir s’est systématiquement appliqué à supprimer tout mouvement spontané dans le pays pour le réduire à l’état d’automate, de mécanisme docile, n’ayant d’autre moteur que le ressort gouvernemental. Toute l’administration a été calquée sur l’organisation militaire ; la discipline, la consigne ont été la loi de la vie civile, comme de la vie du soldat, et la consigne s’est étendue à tous les détails de l’existence, avec une minutie et une indiscrétion inconnues ailleurs. D’un bout à l’autre de l’empire, dans l’administration locale comme dans l’administration centrale, tout a dû se faire par ordre. Sous la main de Pierre et de ses successeurs, la Russie a été comme un soldat au régiment, comme une recrue à l’exercice qui marche, s’arrête, avance, recule, lève le bras ou la jambe, au commandement d’un sergent instructeur. Et ce système était la conséquence naturelle de l’entreprise de Pierre le Grand, qui voulait transformer les mœurs du peuple ainsi que les lois de l’état. On sent quels ont été les effets d’un pareil régime appliqué durant des générations. Le pays, patiemment dressé à l’inertie, a perdu toute initiative, et quand sous Catherine II, quand sous Alexandre II, le pouvoir a convié la société à agir par elle-même, dans la sphère modeste des intérêts locaux, la société et les provinces, désaccoutumées de l’action, désintéressées de la vie publique, ont eu peine à répondre à l’invitation du pouvoir. Après avoir si longtemps travaillé à éteindre toute vie locale, le gouvernement ne pouvait tout d’un coup la rallumer à son gré. Le pli de la réglementation administrative était pris par le pays aussi bien que par l’état ; et ni l’un ni l’autre, ni la société, ni les agens du pouvoir ne pouvaient à volonté dépouiller les vieilles mœurs. Aussi tous les essais pour substituer l’activité spontanée de la population au mouvement automatique de la bureaucratie n’ont-ils eu jusqu’ici qu’un médiocre succès.
La faute, on doit l’avouer, en a été en grande partie au pouvoir et à ses procédés. S’il a fait appel au concours de la société et à l’initiative locale, il l’a fait avec tant de défiance et de parcimonie, en en limitant les droits avec une si étroite jalousie, qu’il a découragé lui-même l’initiative individuelle qu’il se piquait de provoquer. Puis, dans tous ses essais de ce genre, le pouvoir impérial a usé d’un procédé aussi défectueux qu’illogique. On a bien voulu décentraliser, frayer la voie au self-government local, limiter l’autorité de la bureaucratie et du tchinovnisme ; mais dans toutes ces louables tentatives, on n’a touché le tchinovnisme et l’administration que par le bas, par les parties inférieures. Or, pour transformer le régime bureaucratique, pour introduire dans les organes et les veines de l’état une vie nouvelle avec un sang nouveau, c’était par l’administration centrale et le haut tchinovnisme que la réforme eût dû procéder ; c’était à la source même de l’arbitraire qu’il fallait refréner les abus.
Rien de plus défectueux que les principaux ressorts du gouvernement russe. En dehors même de l’autocratie qui en reste l’unique moteur, aucun état moderne n’a une machine aussi imparfaite. On imaginerait difficilement quelque chose de plus grossier et de moins pratique que les deux grands agens de l’autorité suprême, les deux organes qui, au nom de l’autocratie, exercent l’un le pouvoir législatif, l’autre le pouvoir exécutif : le conseil de l’empire et le comité des ministres. Pour se rendre compte des vices de l’administration impériale et de la caducité du régime en vigueur, il n’y a qu’à en examiner la constitution et le fonctionnement.
Le conseil de l’empire, institué par Alexandre Ier et Spéranski, n’a pas répondu aux espérances de ses fondateurs. Destiné à suppléer à l’absence de parlement, à représenter le pouvoir autocratique en qualité de législateur, il devait en même temps contrôler l’administration des ministres. De ces deux missions il n’a vraiment rempli ni l’une ni l’autre. La faute en est à la fois au mode de recrutement de cette haute assemblée et au règlement qui lui est imposé. Ce conseil, théoriquement investi des plus larges attributions, celles d’élaborer des lois et de contrôler l’administration supérieure, est en grande partie composé de hauts fonctionnaires, les uns en place, les autres en retraite, les premiers absorbés par leurs emplois, les autres souvent hors d’état, par l’âge ou la maladie, de prendre aux travaux du conseil une part sérieuse. A côté de nombreux aides de camp étrangers aux affaires, siègent d’anciens fonctionnaires civils, désireux de rentrer au service actif et plus jaloux de se concilier les ministres que de surveiller leurs actes. Quand on défalque les non-valeurs, on trouve que, sur les soixante membres du conseil, il ne reste, comme force effective, qu’un personnel insuffisant, incapable, par le nombre comme par la situation de ses membres, de remplir le rôle de corps législatif ou de chambre de contrôle. À cette institution, comme à toutes les assemblées russes, manque enfin ce qui, malgré ses défauts d’origine, pourrait ailleurs lui donner un peu d’indépendance et d’autorité : l’esprit de corps.
Ainsi faite, cette assemblée est fatalement réduite à un rôle tout passif, tout extérieur. Au lieu d’élaborer des lois, elle se contente le plus souvent d’enregistrer des décrets. Aussi, lorsqu’il s’agit de mesures de quelque importance, le souverain, loin d’en confier l’étude à son conseil de l’empire, recourt d’ordinaire à des commissions spéciales dont les projets ne sont guère soumis au conseil que pour la forme. C’est de cette façon, à commencer par l’émancipation des serfs, qu’ont été préparées toutes les grandes réformes administratives, judiciaires, militaires, économiques. Ce système de commissions isolées, temporaires, révocables à volonté, est peut-être, du reste, plus conforme au principe du pouvoir autocratique. Sous Alexandre III comme sous Alexandre II, il y a toujours en train plusieurs commissions ou comités de ce genre, dont beaucoup, après avoir fait quelque bruit à leur naissance, disparaissent silencieusement, sans rien avoir produit que de volumineux rapports, ou s’éternisent indéfiniment après de savantes et stériles dissertations théoriques. A l’aide de ces commissions spéciales, le gouvernement remédie à l’insuffisance de son conseil législatif ; mais ce n’est pas sans un double inconvénient. C’est d’abord au prix d’une lenteur désespérante, qui ferait souvent paraître rapide la longue procédure de nos parlemens les moins expéditifs ; c’est ensuite en perdant tous les avantages d’une législation uniforme et homogène. Issue de commissions diverses et sans lien entre elles, de comités étrangers les uns aux autres et obéissant parfois à des impulsions opposées, la législation russe garde forcément quelque chose de fragmentaire, d’incohérent, d’inconséquent. Le mode de confection des lois explique le peu d’harmonie et le peu de fruits de beaucoup des meilleures réformes d’Alexandre II.
On ne saurait rendre au conseil de l’empire le rôle que lui destinait son fondateur sans en relever le niveau et en étendre les droits, et cela ne saurait se faire sans en modifier la composition. On y a songé à la fin du règne d’Alexandre II. On a parlé non-seulement d’augmenter le nombre des membres du conseil, mais d’y appeler, à côté des représentans de l’empereur, des représentans du pays, choisis dans le sein des assemblées provinciales, si ce n’est élus par elles. Beaucoup de Russes se plaisaient à voir dans un tel expédient un moyen de faire participer la Russie à son gouvernement sans lui donner de constitution, un moyen d’avoir sans élections politiques l’équivalent d’un parlement. Quelle que soit la valeur pratique de pareils procédés, l’empereur Alexandre II semble n’en avoir pas été éloigné au moment de sa mort, et des projets analogues pourraient, sous Alexandre III, être remis sur le tapis. En attendant, ce qu’il n’a pas encore osé faire d’une manière régulière et permanente, pour le conseil de l’empire, le gouvernement impérial l’a déjà pratiqué partiellement pour quelques-unes de ses grandes commissions législatives. Comme Alexandre II avait, lors de l’émancipation, appelé, dans les comités de rédaction, des membres des assemblées de la noblesse, Alexandre III a déjà en une ou deux occasions fait siéger, dans ses commissions, des membres des zemstvos. En cette modeste mesure, les délégués de la société n’étant même pas choisis par ses représentans élus, on peut dire que le pays est déjà invité parfois à donner son avis sur certaines affaires ; mais, de quelque manière que soient composées les assemblées délibérantes, conseil de l’empire ou commissions spéciales, ces assemblées ne sont jamais que consultatives ; le pouvoir législatif reste intégralement dans la main de l’empereur.
Comme pour mettre cette vérité plus en relief, pour mieux rappeler au conseil de l’empire l’humilité de son rôle et la vanité de ses délibérations, ce conseil, en droit le premier corps de l’état, ne se prononce même pas, à proprement parler, sur les projets qui lui sont présentés. Afin de mieux constater l’indépendance de la volonté impériale et de n’en point gêner l’omnipotence, on ne soumet pas à l’empereur les décisions prises par la majorité du conseil, mais bien simultanément l’avis de la majorité et l’avis de la minorité, ainsi mises officiellement sur le même rang. Qu’on imagine un pareil système appliqué à des chambres représentatives, et un gouvernement également libre d’opter entre la majorité et la minorité. Si certaines influences ou certaines doctrines venaient à prévaloir près du tsar, c’est pourtant là le spectacle que la Russie pourrait un jour offrir à l’Europe.
Là où les grands corps de l’état ne sont que les humbles agens du pouvoir autocratique, les ministres ne sauraient être autre chose. L’érection des ministères est à peu près contemporaine de la fondation du conseil de l’empire. C’est encore là une création de l’empereur Alexandre Ier qui, ambitionnant la gloire de réformateur, cherchait à donner à ses peuples des institutions plus en rapport avec celles des grands états européens. C’est par un ukase de 1802 que les ministères furent substitués aux collèges de Pierre le Grand, lesquels n’étaient guère au fond que les anciens prikases moscovites, remaniés sur le modèle des administrations collégiales en honneur chez nous au temps de la régence.
Les anciens collèges avaient donné lieu à des reproches inhérens au système collégial même ; ils n’en furent pas moins regrettés de quelques hommes d’état, inquiets de l’étendue des pouvoirs confiés à un seul homme et craignant de rencontrer chez les nouveaux ministres autant d’autocrates. Le comte Vorontsof, dans une lettre à Kotchoubei, l’un des promoteurs de la réforme, s’était fait l’organe de ces appréhensions, au lendemain même de l’institution des ministères. Ce patriote s’élevait d’avance contre le despotisme des ministres affranchis de tout contrôle, tandis que les anciens collèges, qui lui semblaient déjà porter leur garantie en eux-mêmes, avaient été assujettis par Pierre le Grand au contrôle du sénat[2]. Si de pareils regrets du passé étaient peu justifiés, les institutions de Pierre le Grand ayant fort mal répondu aux espérances du réformateur, il n’en était pas de même des craintes de Vorontsof pour l’avenir. L’omnipotence ministérielle, en débarrassant l’administration des lenteurs et de la complexité de la procédure collégiale, devait avoir pour premier effet d’exagérer encore la centralisation bureaucratique et la tutelle gouvernementale.
Il semble de loin que la patrie de l’autocratie doive être le pays de l’harmonie des pouvoirs et de l’unité administrative. Vues à distance, les diverses administrations, avec leur forte centralisation bureaucratique, ressemblent à ces nouvelles horloges pneumatiques, dont les aiguilles, mues par le même ressort, marchent toutes à la fois et marquent toutes la même heure. En fait, il n’en est rien : l’unité d’action qui, en théorie, semble l’apanage des régimes absolus, fait souvent défaut à la Russie. Ce gouvernement, où tous les pouvoirs procèdent de la même volonté, où toute l’autorité est concentrée dans la même main, où il n’y a officiellement qu’un seul moteur, est de ceux dont les rouages administratifs donnent lieu au plus de frottemens, et, par suite, à la plus grande déperdition de forces.
La principale raison de cette anomalie est l’isolement des divers ministères, qui forment comme autant d’états indépendans, ayant chacun leur trésor particulier, et leur armée d’employés, toujours prêts à entrer en campagne les uns contre les autres.
Si la Russie a des ministres, elle n’a pas encore de ministère, au sens politique du mot. Entre les chefs des diverses administrations il n’y a aucune cohésion, aucun lien, il n’y a ni solidarité ni direction commune. Les ministres se réunissent bien à certains jours pour se concerter ensemble ; mais à ces réunions, impérieusement exigées par les besoins des différens services, la langue officielle refuse le titre occidental de conseil (sovêt) et, à plus forte raison, le titre parlementaire de cabinet. La Russie n’a qu’un comité des ministres (comitet ministrof), et ici les noms ne sont pas sans importance. Les ministres du reste ne sont pas les seuls membres de ce comité ; à côté d’eux y siègent, non-seulement le contrôleur de l’empire et le procureur du saint-synode, lequel peut être regardé comme une sorte de ministre des affaires ecclésiastiques, mais les chefs de certaines sections de la chancellerie impériale, les présidens des divers départemens du conseil de l’empire et jusqu’au directeur des haras. Avec un véritable conseil, uniquement composé des chefs des ministères, ce soi-disant comité des ministres deviendrait un rouage inutile. La présidence en appartient à un personnage que l’empereur désigne et qui lui-même n’est d’ordinaire pas ministre. Durant la plus grande partie du règne d’Alexandre II le président du comité était un homme de cour, sans valeur ou influence politique, un général Ignatief, paient du célèbre négociateur de San Stefano. Lorsque, un an ou deux avant sa mort, Alexandre II avait appelé à ce poste un des plus distingués de ses anciens collaborateurs, le comte Valouief, successivement ministre die l’intérieur et des domaines, on s’était demandé si, entre ces nouvelles mains, cette présidence, jusque-là purement honorifique, n’allait pas prendre une valeur politique. En fait, il n’en a rien été, et Alexandre III a, en octobre 1881, remplacé le comte Valouief par M. de Reutern, longtemps ministre des finances, sans que la présidence du comité ait cessé d’être une sinécure pour un favori de cour ou une grasse prébende pour un ancien ministre dont le souverain veut récompenser les services passés.
Les affaires devraient, semble-t-il, être toujours discutées en comité ou en conseil par les ministres ; mais les chefs des diverses administrations se dispensent fréquemment de cette formalité pour frapper directement au cabinet de l’empereur. L’usage est que les ministres présentent leur rapport (doklad) individuellement au souverain. Cette habitude seule enlèverait toute solidarité aux différens chefs d’administration. N’étant responsables que devant l’empereur, et n’ayant devant lui qu’une responsabilité individuelle, les ministres ne sont en réalité que les secrétaires, on pourrait dire les commis du tsar, mais des secrétaires qui, seuls au courant des affaires, dictent le plus souvent les résolutions du maître, et des commis tout puissans, s’ils ont l’oreille de l’autocrate.
Les ministres les mieux en cour ne se gênent point pour passer par-dessus la tête de leurs collègues et faire adopter au souverain des mesures inconnues de ces derniers. Les divers organes du gouvernement, au lieu de fonctionner d’accord, se contrarient et se paralysent mutuellement. Le comte Vorontsof avait encore signalé cet inconvénient avant même que l’expérience l’eût révélé. Il avait prévu, dès la création des ministères, que si les ministres pouvaient communiquer isolément leurs rapports à l’empereur, que s’ils traitaient chacun avec lui, en tête-à-tête, des affaires de leur ressort, on verrait édicter des ukases dont certains ministres ne seraient informés qu’en même temps que le public[3]. On comprend les effets d’un pareil système ; le ministre des finances n’est averti qu’après coup des projets de dépense de ses collègues de l’intérieur ou de la justice ; le ministre de la guerre peut ignorer si la politique des affaires étrangères est belliqueuse ou pacifique.
La première et naturelle conséquence de cet isolement des ministères a été le manque d’unité administrative, le désordre, la confusion. Les ministres ne sont pas unis entre eux et, dans le sein de chaque ministère, les divers départemens sont presque indépendans les uns des autres. Les ministres peuvent prendre beaucoup sur eux quand ils ont la confiance du maître ; et, au-dessous des ministres, chaque haut fonctionnaire, pour peu qu’il possède la faveur personnelle du souverain, peut agir à sa guise, à l’encontre ou à l’insu de ses collègues ou de ses chefs. On aboutit ainsi, dans la politique intérieure, parfois dans la politique étrangère, à des incohérences et à des contradictions qui vont jusqu’à donner au gouvernement l’apparence de la duplicité. Presque toujours rivaux et fréquemment ennemis, représentant souvent des tendances contraires ou des coteries hostiles, que, comme Alexandre II, le souverain oppose parfois systématiquement les unes aux autres pour ne se livrer entièrement a aucune, les ministres se font sourdement une guerre clandestine et parfois même presque publique[4]. Sous Alexandre II, c’était tantôt la justice qui était en lutte avec l’intérieur, tantôt l’instruction publique qui bataillait avec la guerre. Tandis que le ministre de la justice cherchait à déraciner les anciens abus et à garantir la liberté individuelle, son collègue de l’intérieur, partisan du vieil arbitraire bureaucratique, se plaisait, par des poursuites administratives, à rendre illusoire l’action des tribunaux. Les discordes des ministres, qui se combattaient mutuellement à la cour, dans les salons, dans la presse même, se propageaient parmi leurs subordonnés. Toute l’action gouvernementale en était entravée, l’anarchie s’introduisait dans les diverses branches de l’administration, et ce désordre, recouvert d’un trompeur vernis d’uniformité, tournait au profit de la propagande révolutionnaire.
Il semble, de loin, qu’un peuple moderne n’ait qu’à souffrir d’un pareil chaos administratif. En Russie, on peut se demander si, sous un régime absolu, les défauts de l’administration n’ont pas, pour l’avenir du pays, presque autant d’avantages que d’inconvéniens. Ce n’est pas là un vain paradoxe. L’anarchie administrative, comme tous les autres vices de la bureaucratie impériale, comme tout ce qui affaiblit l’omnipotence de l’état, n’est pas sans quelques compensations ; les frêles libertés naissantes en ont peut-être éprouvé plus de bénéfice que de dommage. L’esprit de progrès et de libre investigation, qui, dans un état autocratique, eût risqué d’être entièrement étouffé sous l’accord des divers organes du pouvoir, a pu respirer quelque peu à travers les fissures laissées entrouvertes par les discordes et la désunion des ministres. Une feuille de Saint-Pétersbourg en faisait un jour la remarque : dans le passé, sous Alexandre II comme sous Alexandre Ier, une direction gouvernementale uniforme eût, aux époques de réaction, toujours fréquentes en Russie, tourné contre les idées libérales, et singulièrement favorisé la victoire de la politique rétrograde ; elle eût, par exemple, pu détruire presque entièrement les meilleures réformes d’Alexandre Nicolaiévich. Avec le régime actuel, au contraire, sous le couvert du désaccord et des dissensions des ministres, grâce à l’autonomie des divers services, les idées autoritaires et les tentatives de réaction peuvent triompher dans un ministère sans l’emporter dans tous les autres ; les maximes libérales peuvent, aux époques les plus sombres, trouver un refuge dans certains départemens et y attendre le retour d’une heure plus bénigne.
A regarder les choses sous toutes leurs faces, un patriote ne devrait donc souhaiter une plus grande unité administrative que si cette unité de gouvernement était associée à des garanties nouvelles pour le pays. Autrement tout le bénéfice risquerait d’être pour la bureaucratie, pour la centralisation, et la tutelle administrative. A dire vrai, ce danger n’est pas de ceux que les Russes ont le plus à redouter. Le gouvernement aura, sous ce rapport, bien de la peine à sortir de ses anciens erremens. Il s’est beaucoup préoccupé de la question, durant les derniers mois du règne d’Alexandre II et les premières semaines du règne d’Alexandre III, mais jusqu’ici il n’a point su la résoudre. On a parlé de remplacer le comité des ministres par un véritable conseil, pour ne pas dire un cabinet au sens européen du mot, de rendre les ministres solidaires les uns des autres, d’appeler même peut-être l’un d’eux aux fonctions et au titre de premier ministre. Un pareil changement eût, en général, été vu d’un bon œil par les libéraux. Un cabinet solidaire, collectivement responsable devant le souverain, en attendant qu’il pût le devenir devant la nation, semblerait, non sans raison, à beaucoup de Russes un premier pas dans la voie constitutionnelle. C’était une des réformes qu’on attendait d’Alexandre III, après l’avoir en vain espérée de son père.
Si, pour des motifs différens, presque tous les partis s’accordent à demander plus d’homogénéité dans le ministère, une telle innovation est difficilement conciliable avec les traditions autocratiques. Il est partout malaisé d’avoir un cabinet solidaire et homogène sans un chef effectif et une influence prépondérante, sans un président du conseil ou un premier ministre. Or, à l’inverse d’autres monarques absolus, les empereurs de Russie n’ont jamais eu de premiers ministres. Sur ce point, ils ont, par instinct ou par système, toujours suivi la maxime de Louis XIV, au risque de voir renouveler chez eux, avec plus de dommage pour le bien de l’état, le long duel des Colbert et des Louvois. Pour rester plus sûrement maîtres de leur pouvoir, pour garder, en fait comme en droit, la plénitude de leur autorité, les empereurs ont la prétention d’être leurs propres premiers ministres, et s’ils n’en ont pas eu tous, comme Pierre le Grand ou Catherine II, l’énergie ou la capacité, ils se sont, comme Alexandre II, appliqués avec un soin jaloux à maintenir une sorte de balance entre leurs conseillers, à opposer les influences et les tendances les unes aux autres, veillant à ne laisser à aucune opinion, à aucun personnage, un ascendant prédominant. Il n’a fallu rien moins que les attentats répétés du nihilisme, que l’impuissance avérée de son gouvernement en face des complots d’une bande de jeunes gens, pour décider Alexandre II, dans sa dernière année, à réunir tous les pouvoirs en une seule main et à confier au général Loris Mélikof une sorte de dictature.
Avec le régime autocratique, confessaient naguère les plus importans organes de la presse, il n’y a pas de place pour un premier ministre. A cet égard, Saint-Pétersbourg et Moscou, d’ordinaire en désaccord, semblaient du même avis : « Chez nous, écrivait en mai 1881 l’une des premières feuilles de Pétersbourg, le Poriadok (Ordre), un premier ministre ne pourrait être qu’un grand-vizir. » Et cela est vrai, les rares hommes d’état, — d’Araktchéief, sous Alexandre Ier, à Loris Mélikof, sous Alexandre II, — qui ont joui d’une influence prépondérante, n’ont guère jamais été autre chose. Un Richelieu ou un Bismarck n’est pas plus possible en Russie qu’un Cavour ou un Robert Peel. L’empire possède un chancelier, mais ce premier dignitaire de l’état est d’ordinaire confiné dans la politique étrangère et n’a d’autre ascendant que son autorité personnelle. L’autocratie est un soleil qui ne veut point admettre de satellite de peur d’en voir son propre éclat éclipsé ou obscurci.
La Russie n’en sent pas moins le besoin impérieux d’un cabinet homogène, afin d’assurer au gouvernement l’unité de direction, qui lui a fait défaut jusqu’à présent. C’est par là peut-être que commencera la transformation politique de l’empire. Un pareil conseil, avec ou sans présidence officielle, changerait forcément toutes les relations du souverain et de ses ministres. Un ministère solidaire, collectivement responsable, prendrait fatalement vis-à-vis de l’empereur une attitude d’indépendance inconnue jusqu’à présent ; ii traiterait bientôt avec l’autocrate de puissance à puissance. Pour le conserver au pouvoir, le tsar serait obligé de compter avec lui, de lui laisser le champ libre, parfois même de lui donner carte blanche. Le cabinet se sentirait peu à peu responsable devant la société et le pays autant que devant l’empereur. L’opinion serait pour lui comme une sorte de parlement en vacances dont il s’efforcerait de gagner la confiance. Unis, et agissant de concert en vertu d’un programme commun, les ministres, de quelques restrictions légales qu’on circonscrive leur pouvoir, cesseraient d’être les simples instrumens de la volonté souveraine. Le tsar pourrait se trouver presque réduit au rôle de souverain constitutionnel sans constitution ni parlement. Cette réforme, en apparence si modeste, qui semble la plus urgente de toutes, implique au fond une sorte de révolution ; peut-être même qu’une fois adoptée en principe, elle serait aussi difficile à établir et à faire durer qu’une constitution et une représentation politique.
Quoi qu’on imagine, on ne saurait donner plus d’unité à l’administration et au gouvernement sans empiéter indirectement sur l’autocratie, sans marquer une limite aux droits personnels du souverain en même temps qu’à ceux de ses ministres. Pour cela, par exemple, on a proposé d’enlever à ces derniers, et par suite à leur maître, la faculté de décider aucune affaire sans le consentement de tous leurs collègues ; on a érigé en principe que les doklades ou rapports ministériels ne devraient être soumis 4 la sanction suprême qu’après une délibération du conseil. Le procédé est des plus simples ; mais, s’il n’était accompagné d’aucun autre changement dans l’état, si, en droit, le pouvoir absolu restait entier, il serait difficile d’assurer, dans la pratique, la stricte exécution d’une pareille règle. Comment, en effet, interdire à l’empereur d’arranger telle ou telle affaire avec un ministre favori, et de quelle manière le contraindre à ne rien trancher en dehors de son conseil ?
Cette question a déjà été, au printemps de 1881, l’occasion de la dissolution du premier ministère de l’empereur Alexandre III. Pour rassembler toutes les forces du gouvernement dans la lutte contre le nihilisme, pour mettre fin aux trop fréquentes guerres civiles des administrations entre elles, il avait été décidé, selon le principe posé plus haut, qu’à l’inverse de ce qui se pratiquait sous Alexandre II, les ministres ne présenteraient plus à la signature impériale que les mesures approuvées en conseil par leurs collègues. L’empereur, paraît-il, avait sanctionné cet arrangement, le public en avait été informé ; on se flattait déjà de voir la Russie en possession d’un vrai cabinet, lorsqu’une intrigue de cour, comme il en peut toujours surgir en un gouvernement absolu, est venue tout modifier. On avait oublié que la première condition pour qu’un pareil principe pût être respecté, c’était que tous les ministres fussent d’accord et obéissent à la même inspiration. Or il était loin d’en être ainsi du premier ministère d’Alexandre III. On y distinguait, selon les traditions du règne précédent, au moins deux tendances plus ou moins nettement indiquées, car, en Russie, les couleurs politiques sont encore loin d’être aussi tranchées qu’ailleurs. Les partisans des idées soi-disant libérales ou occidentales semblaient l’emporter par le nombre comme par l’influence. C’étaient notamment d’anciens ministres d’Alexandre II, le général Loris-Mélikof, ministre de l’intérieur, le général Dmitri Milutine, ministre de la guerre et M. Abaza, ministre des finances. Ces trois personnages formaient une sorte de triumvirat dont l’ascendant semblait devoir être prédominant. A côté, ou mieux, en face d’eux se rencontraient des hommes appelés au pouvoir par le nouvel empereur et qui passaient pour représenter les aspirations plus ou moins vagues du parti national ou des anciens slavophiles. C’étaient d’abord le général Ignatief, l’ancien ambassadeur à Constantinople, alors ministre des domaines, puis le procureur-général du saint-synode, M. Pobédonostsef, ancien précepteur d’Alexandre III, traducteur de l’Imitation, homme avant tout religieux et conservateur, en tout cas mieux disposé pour Moscou et le parti national que pour les idées occidentales en vogue à Pétersbourg. Ce n’était pas un ministère composé d’élémens aussi disparates qui eût pu imprimer à toute la politique une direction uniforme. L’inexpérience russe pouvait seule s’y tromper, mais la déception devait être rapide. Au moment où l’on se flattait déjà de voir la Russie entrer en possession d’un vrai cabinet, éclatait une crise ministérielle sans précédent jusqu’alors. L’empereur Alexandre III avait, en dehors de ses principaux ministres, arrêté les termes de son mémorable manifeste du 29 avril 1881, où, pour la première fois, il devait faire part de sa politique à ses peuples et à l’étranger. Ce manifeste, qui affirmait solennellement et avec une sorte d’affectation le pouvoir autocratique[5], avait été préparé dans l’ombre par M. Pobedonostsef et le général Ignatief, avec l’appui du grand-duc Vladimir, frère de l’empereur, et avec l’aide de M. Katkof, le hautain rédacteur de la Gazette de Moscou, venu à Gatchina pour conférer avec le tsar. Si nous sommes bien informés, comme nous avons tout lieu de le croire, c’est à la fin d’un conseil tenu un jour ou deux avant la grande revue où devait être publié le manifeste, que la plupart des ministres reçurent connaissance de cet important document.
On comprend la surprise des hommes qui détenaient les principaux portefeuilles. Ils n’avaient pas imaginé qu’on pût ainsi, sans les consulter et presque à leur insu, engager devant l’Europe et devant la Russie la politique du nouveau règne. En face d’un tel procédé, la conduite des ministres de l’intérieur, de la guerre et des finances était tout indiquée ; ils n’avaient qu’à se retirer : c’est ce qu’ils ont fait à quelques jours de distance. Dans tout autre pays, la démission des ministres en pareille circonstance n’eût étonné personne ; en Russie, la retraite volontaire et simultanée des principaux conseillers du tsar a, pour bien des gens, été une sorte de scandale. C’est, en tout cas, un fait nouveau dans les annales du gouvernement russe ; cela seul implique un progrès dans les idées et les mœurs politiques.
On raconte qu’un des ministres du bey de Tunis lui ayant un jour offert sa démission, le bey répondit avec colère à cette velléité d’indépendance : « Un esclave n’a pas le droit de quitter le poste où l’a placé son maître. » Le tsar eût pu naguère tenir à peu près le même langage à ses conseillers. Sous ce rapport, les mœurs de la cour de Pétersbourg étaient restées fort orientales. Les ministres n’étant que les humbles instrumens de la volonté impériale, n’avaient pas à juger les ordres du maître, et encore moins à en décliner l’exécution. Toute démission volontaire implique un désaveu, un sentiment d’indépendance et de responsabilité ; à ce titre, c’est un acte que peut difficilement se permettre le sujet d’un autocrate. Avec les mœurs bureaucratiques en vogue, bien peu de ministres étaient, du reste, tentés de s’arroger une pareille liberté ; presque tous étaient heureux de rester aux affaires aussi longtemps qu’il plaisait au souverain de les y maintenir ; la plupart n’avaient d’autre souci que de prendre le vent qui soufflait à la cour. Si la Russie pouvait encore citer quelques démissions isolées, elle ne connaissait pas les démissions collectives, déterminées par un acte de politique générale. C’est sous Alexandre III, en 1881, que Pétersbourg a pour la première fois assisté à un pareil spectacle, et pour faire admettre des démissions aussi insolites, les ministres, qui se retiraient simultanément, ont dû les échelonner à quelques jours de distance et mettre presque tous en avant leur mauvaise santé, comme si une subite épidémie eût frappé les hôtels ministériels.
La retraite volontaire de trois ou quatre ministres du tsar, en 1881, restera, dans l’avenir, comme un exemple et un précédent significatifs. C’est la marque de la révolution qui, en dépit de tous les obstacles, s’accomplit peu à peu dans les mœurs gouvernementales. On sent de plus en plus que les différens ministères ne peuvent demeurer isolés, qu’ils doivent cesser de former un état dans l’état et d’agir chacun pour leur compte. Parmi les plus conservateurs des personnages politiques, comme parmi les plus enclins aux nouveautés, se restreint chaque jour le nombre des hommes disposés à gouverner sans s’inquiéter du choix et des vues de leurs collègues. Quoi qu’on fasse, en effet, de quelque esprit et de quelques conseils que s’inspirent les successeurs d’Alexandre II, il importe que le gouvernement ait une direction. Or, avec des ministres désunis, sans solidarité entre eux, il ne saurait y avoir ni plan de gouvernement ni direction suivie, ou, ce qui revient au même, il y en a plusieurs à la fois. En Russie comme ailleurs, un ministère sans programme commun sera toujours un gouvernement sans programme.
La chose est si claire que, pour mettre fin aux difficultés présentes, j’ai entendu un Russe, fort au courant de son pays, — ce qui n’est pas si fréquent qu’on le pense, — soutenir que l’empereur Alexandre III n’avait qu’une chose à faire : appeler un des hommes d’état les plus en vue, mort depuis, le général Milutine, le général Loris-Mélikof, le comte Ignatief, ou tout autre à son choix, et lui confier la mission de former un ministère en lui laissant carte blanche, sauf au tsar, si l’expérience ne semblait pas en bonne voie, à remettre bientôt le pouvoir à un autre personnage. « De cette manière, me disait mon interlocuteur, le pays serait sûr d’avoir un gouvernement homogène, et l’empereur, cessant d’avoir la responsabilité de tous les actes du gouvernement, ne verrait plus retomber sur lui toutes les fautes de ses agens. Les ministres resteraient face à face avec la nation, les mécontens et les révolutionnaires n’auraient plus de raison de s’en prendre au souverain. » L’idée est ingénieuse, et, sur toutes les panacées proposées, elle a l’avantage de se prêter à divers systèmes de gouvernement et aux tendances les plus différentes. En réalité, cependant, un tel procédé impliquerait toujours une demi-abdication de l’autocratie, une espèce de constitutionnalisme latent. Aussi est-il douteux qu’il soit employé franchement, bien que l’empereur Alexandre III paraisse comprendre la nécessité de donner au gouvernement plus de cohésion, et semble, par suite, disposé à laisser la direction des affaires à une influence prédominante comme aujourd’hui celle du général Ignatief.
Non moins grands sont les défauts de l’administration locale, non moins urgent le besoin de réforme. On sait quels sont les vices invétérés de la bureaucratie russe, l’ignorance, la paresse, la routine, l’arbitraire, la vénalité surtout. Pareille à un venin ou à un virus répandu dans tout le corps social, la corruption administrative en a empoisonné tous les membres, altéré toutes les fonctions, énervé toutes les forces. La vénalité a fait des meilleures lois une lettre morte ou une menteuse étiquette, elle a tari dans ses sources le développement naturel de la richesse publique, elle a préparé au gouvernement et à la nation d’humilians mécomptes sur les champs de bataille et facilité aux conspirateurs l’exécution des plus invraisemblables attentats.
Je ne veux pas refaire ici la triste peinture des vices secrets dm tchinovnisme et des honteux ulcères de l’administration impériale[6], C’est là un sujet trop répugnant pour s’y appesantir volontiers ; ce que je suis obligé de constater, c’est que, sous ce rapport comme sous bien d’autres, le long règne d’Alexandre II n’a point tenu les espérances qu’il avait suscitées à son aurore. S’il y a eu progrès dans la première moitié du règne, il y a eu plutôt recul dans les dernières années. La guerre, qui partout ouvre une ample carrière aux intrigans et aux spéculateurs, a, durant la double campagne de Bulgarie et d’Arménie, livré un vaste champ aux tripotages, aux exactions de toute sorte. Les souffrances du soldat, mal nourri et mal vêtu, ont enrichi de nombreux aventuriers et, avec les fournisseurs infidèles, de hauts personnages civils et militaires, si bien qu’en dépit des réclamations de l’opinion publique le gouvernement a été longtemps sans oser faire de procès aux contractans les plus compromis, de peur de laisser dévoiler de trop nombreuses et trop hautes complicités[7]. La guerre étrangère terminée, la guerre intérieure du gouvernement et des conspirateurs n’a pas été plus favorable à la moralité publique. Les mesures de répression et toutes les rigueurs dirigées contre les révolutionnaires ont indirectement favorisé les abus administratifs et la vénalité.
L’extension des pouvoirs de l’administration et de la police, les restrictions apportées à la libre activité de la justice, de la presse, des institutions locales, ont forcément diminué le faible contrôle de la société, clos les lèvres des bouches encore ouvertes, et encouragé sans le vouloir l’audace des spéculateurs et la cupidité des exactions bureaucratiques en leur assurant l’impunité avec le silence. Dans une pareille lutte avec la révolution, ce qu’on demande avant tout aux fonctionnaires, c’est moins de la probité que de la vigueur. En face des coups dirigés contre l’autocratie par les complots nihilistes, toute attaque contre les hommes en place, toute révolte contre la rapacité de ses agens risque d’être considérée par le pouvoir comme une rébellion et punie comme un acte de trahison ou de forfaiture. La vénalité a pu ainsi librement fleurir à couvert des mesures de salut public, édictées en faveur de l’autorité et des fonctionnaires.
Un des caractères de la corruption russe, c’est qu’elle n’a de limites ni en haut ni en bas. Il n’est si mince employé qui me se permette des profits illicites, il n’est si haut personnage qui ne daigne au besoin en grossir son revenu. Le rouble peut ouvrir les portes des palais impériaux comme les bureaux des derniers employés de province. Les grands-ducs, placés à la tête de l’armée ou de la marine, n’inspirent guère plus de confiance à l’opinion que de vulgaires tchinovniks. L’intégrité et le désintéressement sont presque toujours regardés comme une exception dont on est porté à douter. Ni le rang ni la naissance ne mettent au-dessus du soupçon ; l’entourage même du souverain n’en est pas toujours à l’abri.
A la corruption bureaucratique s’ajoute, en effet, dans les hautes sphères du pouvoir, ce que l’on pourrait appeler la corruption de la cour. La Russie n’est pas, sous ce rapport, sans ressemblance avec la France monarchique des XVIIe et XVIIIe siècles. Au-dessous des rouages officiels, il y a dans Pétersbourg, comme autrefois à Versailles, les ressorts secrets ou cachés, qui sont les plus dispendieux comme les plus puissans. A la cour et dans les ministères, les favoris et les favorites ont fréquemment un crédit dont l’emploi est loin d’être toujours gratuit. Les femmes, les liens illicites ou les liaisons galantes jouent souvent encore un grand rôle dans ce gouvernement d’ancien régime. Honnêtes ou non, les femmes savent parfois acquérir un ascendant considérable dans ce pays, sur lequel leur sexe a si longtemps régné, et cela d’autant plus aisément que la femme russe est plus intelligente, plus cultivée, plus séduisante et que, dans les hautes classes, elle est d’ordinaire moins embarrassée de religion, de scrupules ou de préjugés. De tous les états contemporains, la Russie est peut-être le seul où la chronique scandaleuse conserve encore un véritable intérêt pour l’historien. A la fin du règne d’Alexandre II, par exemple, comme à Versailles dans les dernières années de Louis XV, toute la cour était divisée en deux camps : les partisans et les adversaires de la favorite impériale, et les premiers n’étaient ni les moins nombreux ni les moins puissans. C’est là, on le sent, un sujet délicat que nous n’abordons qu’avec répugnance et sur lequel il nous déplairait d’appuyer. On comprend de reste, sans que nous ayons besoin d’insister, combien de telles mœurs sont propices à la vénalité et aux abus de toute sorte.
Avec de pareilles influences, alors que de semblables exemples ne restaient pas sans imitateurs à la cour et dans le haut personnel administratif, on imagine ce que pouvait être parfois la distribution des places et des pensions. A Saint-Pétersbourg, de même encore qu’à Versailles avant la révolution, les pensions, les faveurs, les grâces de toute sorte sont toujours fort en honneur et, comme jadis dans la noblesse française, presque personne n’est assez fier pour avoir honte d’en recevoir sa part. Outre les pensions en argent, forcément limitées par la pénurie du trésor, qu’elles contribuent à obérer, la cour russe a gardé jusqu’à Alexandre III, comme sous les vieux tsars, la précieuse ressource des arendes et des distributions de terre. A tel haut fonctionnaire qui se retire du service ou que l’on veut gratifier d’une récompense, on donne, pour sa vie durant ou à perpétuité, au lieu d’une pension, une certaine étendue de terre prise sur les immenses biens de la couronne. Les domaines de l’état, accrus en Pologne et dans les provinces occidentales de propriétés confisquées, sont une mine abondante où, sous Alexandre II, comme autrefois sous Catherine II, la faveur a puisé à pleines mains. De 1871 à 1881, on calcule qu’on a ainsi distribué aux principaux fonctionnaires et à leurs créatures un demi-million de désiatines, soit une moyenne annuelle de 55,000 hectares attribués au tchinovnisme de la capitale, et cela, d’ordinaire, non point dans des régions désertes, non dans les inaccessibles forêts du nord-est, mais dans les plus fertiles contrées de la Pologne, du Caucase, de l’Oural. Dans les derniers mois de l’empereur Alexandre II, au plus fort de la lutte contre le nihilisme, ces allocations immobilières ont été si considérables, sur les terres des Bachkirs notamment, qu’à Pétersbourg et à Moscou les railleurs disaient que le vaste gouvernement d’Oufa s’était subitement perdu. Ce gaspillage, ou mieux, ce pillage du domaine public restera une des taches du règne de l’émancipateur des serfs.
Les arendes et toutes ces distributions de terres de l’état, à quelque titre que ce soit, ont pour ceux qui en bénéficient l’immense avantage que, d’ordinaire, le profit qu’ils en tirent est bien supérieur à l’importance apparente de la libéralité dont ils sont l’objet. D’habitude, en effet, la valeur des terres ainsi concédées dépasse singulièrement les estimations officielles, de façon que celui qui en est gratifié reçoit en réalité infiniment plus qu’on ne semble lui donner. Une modeste rente nominale de 5,000 ou 6,000 roubles, par exemple, peut rapporter à son heureux titulaire un revenu quadruple, parfois même décuple, en certains cas, prétend-on, un revenu centuple.
Une chose explique cette anomalie ; il n’y a le plus souvent aucun rapport entre la valeur effective du sol et les évaluations officielles des domaines ainsi concédés. Tantôt le concessionnaire s’entend avec l’administration impériale pour faire officiellement avilir les biens qui lui doivent être abandonnés ; d’autres fois, l’état ne connaît pas lui-même la valeur et le rendement des terres dont il se dessaisit, ou mieux, il est incapable d’en tirer un revenu normal. Je m’étonnais une fois, en Pologne, qu’un fonctionnaire russe pût tirer annuellement 40,000 ou 50,000 roubles d’un domaine qui lui avait été alloué comme en rapportant 6,000 seulement. « Rien de plus simple, me dit un voisin ; une terre peut donner 50,000 roubles de revenu à un particulier et n’en rapporter que 6,000 à l’état, et cela en dehors même de ce qui reste toujours entre les doigts des employés et des intermédiaires. »
Les ventes et aliénations des biens de la couronne donnent souvent lieu à des abus analogues. Avec des protections et du savoir-vivre, un acquéreur peut obtenir de l’état, pour quelques milliers de roubles, ce qui en vaut dix ou cinq fois plus. Un certain nombre des ventes ou des baux ainsi consentis dissimulent de véritables cadeaux accordés à des favoris. Pour couper court à de telles pratiques, on a proposé d’interdire toute aliénation des domaines de l’état et de n’en autoriser la location que sur enchères publiques ; mais avec les mœurs actuelles, les intéressés sauraient peut-être encore découvrir un biais pour déjouer pareilles précautions[8]. Les rapines administratives ont plus d’une fois attiré l’attention et les colères du gouvernement sans que jamais il ait su mettre à leurs débordemens une digue effective. En 1880 et 1881, sous le ministère du général Loris-Mélikof, on a procédé dans différens centres provinciaux, à Kazan et à Kief notamment, à une enquête administrative confiée à quatre sénateurs d’une intégrité reconnue, car il est encore des hommes qui savent se préserver de la contagion générale. Cette révision sénatoriale, à laquelle le gouvernement semble s’être repenti d’avoir donné tant de publicité, a révélé des désordres que n’osait même pas soupçonner la défiance publique. Durant quelques semaines, la presse a pu librement stigmatiser l’arbitraire, l’avidité, parfois même la cruauté de quelques pachas de province. L’urgence d’une refonte de l’administration est devenue plus évidente que jamais, et en novembre 1881, Alexandre III a chargé une commission de hauts fonctionnaires d’en formuler les règles. En attendant cette lente et problématique réforme, plus malaisée à mettre en pratique qu’à inscrire dans les lois, les investigations des commissaires sénatoriaux ont mis à nu des plaies secrètes que le gouvernement ne sait comment guérir. La destitution ou la mise en jugement de quelques-uns des fonctionnaires les plus compromis a été le seul fruit immédiat de cette consciencieuse enquête, et le tardif châtiment de quelques coupables a moins rassuré l’opinion que leur criminelle audace et leur longue impunité ne l’ont inquiétée.
L’empereur Alexandre III s’est, en montant sur le trône, donné pour première tâche de déraciner les abus administratifs dont son père ni son grand-père n’avaient su purger le sol de l’empire. Si l’on pouvait juger du succès, en pareille matière, par la loyauté des intentions et la droiture du caractère, jamais souverain n’eût été mieux préparé à semblable besogne. De tout temps ennemi des abus et des hommes corrompus, profondément honnête et ne pouvant tolérer la malhonnêteté autour de lui, peu accessible aux séductions féminines, si puissantes sur son père, joignant, à l’inverse de ce dernier, les vertus de l’homme privé aux nobles aspirations du prince, incapable de toute faiblesse et de toute basse compromission pour des favoris ou des favorites, scrupuleusement économe des deniers de l’état et tout plein de la sainteté de sa mission, Alexandre III semble, personnellement, plus capable qu’aucun de ses prédécesseurs de délivrer l’empire du hideux cancer qui le ronge ; mais, quand il devrait longtemps échapper aux bombes et aux mines des « nihilistes, » que peut un homme, si résolu et si puissant qu’il soit, dans un état de plus de 20 millions de kilomètres carrés ? Un pareil empire n’est pas de ces domaines où l’œil du maître peut tout voir et suffire à tout. Quelle que soit son énergie, le souverain est condamné à l’impuissance ; après quelques efforts, faits d’ordinaire avec une ardeur et une ingénuité de novice, le plus confiant finit presque fatalement par se décourager, par se fatiguer, et se résigner au mal qu’il ne saurait empêcher. Le souverain, en effet, ne peut gouverner, ne peut administrer surtout, que par les mains et les yeux d’autrui, et l’administration centrale, la cour et le haut tchinovnisme sont précisément les plus intéressés au maintien des abus et des anciennes pratiques. Déjà, s’il faut en croire la voix publique, les spéculations et les prévarications, l’agiotage et les tripotages ont recommencé silencieusement autour et à l’insu de l’honnête Alexandre III.
En prenant possession du ministère de l’intérieur, le général Ignatief avait fait, au nom de l’administration impériale, une sorte de confession officielle[9]. Le ministre rejetait solennellement une bonne part de la responsabilité des attentats qui ont troublé la Russie, sur la négligence de la plupart des fonctionnaires, sur leur indifférence au bien de l’état, sur leur improbité. Rappelant à leur devoir tous les serviteurs du tsar, le comte Ignatief promettait, au nom d’Alexandre III, de poursuivre toutes les malversations, d’extirper partout la corruption et de châtier d’une manière exemplaire les coupables. Malgré certains actes de louable sévérité, on ne saurait dire que ce programme du nouveau règne ait encore été rempli, on ne voit même guère comment il pourrait l’être tant que durera le régime en vigueur. Le gouvernement, en effet, n’a d’autre instrument que son administration, et, ainsi que nous le disions plus haut, toutes les mesures de défense et de protection, prises en faveur de l’autorité et de ses agens, tournent d’une manière inévitable au profit des abus administratifs, ainsi protégés officiellement contre toutes les attaques et les poursuites du public.
Une des choses qui m’ont toujours le plus frappé en Russie, c’est le peu d’ascendant moral de l’administration et des fonctionnaires. Les vices de la bureaucratie russe expliquent ce phénomène, inattendu en un pareil pays. Le Russe, le moujik ou le citadin, si longtemps victime d’abus séculaires, croit toujours que, dans la sainte Russie, l’or est une clé qui ouvre toutes les portes. Des agens du pouvoir et des instrumens de la loi, la méfiance populaire s’élève jusqu’à la loi même. De là, chez un peuple en général si respectueux de l’autorité, le peu de respect des autorités, le peu de respect des lois.
Le culte à demi religieux que les masses professent encore pour le tsar ne s’étend point à ses représentans et aux détenteurs de sa puissance. Pour ces derniers elles n’ont que de la méfiance et de la suspicion. Tandis que la loi semble faire de l’empereur le chef de l’immense armée bureaucratique, le peuple n’admet point d’ordinaire la solidarité de l’autocratie et de l’administration ; il a presque autant d’aversion pour l’une que d’amour et de vénération pour l’autre. A cet égard, le sentiment politique du moujik est analogue à son sentiment religieux. Il sépare, dans sa pensée et ses affections, le tsar des tchinovniks, comme il sépare Dieu du clergé, gardant pour le maître le respect qu’il n’a point pour ses agens. Grâce à cette distinction, la popularité de l’autocratie a persisté à travers toutes les souffrances et les déceptions du peuple, pour lequel le tchinovnisme reste seul responsable de tous ses maux.
Cette disposition du moujik et de l’artisan des villes a un inconvénient qui, à certaines heures, peut devenir un péril. La méfiance envers l’administration est telle que les masses ne croient pas toujours à sa parole, quand elle leur communique les ordres du tsar. Le moujik aime à se persuader que les fonctionnaires s’entendent pour le tromper. Le peuple est porté à douter de l’authenticité des volontés impériales telles qu’elles lui sont transmises par les voies légales ; par suite, il peut devenir quelquefois la dupe des plus grossiers imposteurs. Ainsi s’expliquent certains des phénomènes les plus curieux et les plus inquiétans de la vie russe. L’été dernier, lors du pillage des juifs du Midi, comme vingt ans plus tôt, lors de l’émancipation des serfs, on a vu le bas peuple des villes et des campagnes s’autoriser de prétendus ordres secrets du tsar pour rester sourd à la voix des représentans attitrés de l’autorité, accusant l’administration et la police d’être vendues aux juifs, de même que, sous Alexandre II, il les accusait d’être vendues aux propriétaires[10]. Aujourd’hui comme au temps du servage, il n’y a pour le paysan, selon la remarque de G. Samarine, d’autre garant ni d’autre preuve des volontés souveraines que la force armée et le déploiement des troupes[11] : une décharge de mousqueterie reste à ses yeux la seule confirmation et, pour ainsi dire, le seul sceau authentique des ordres impériaux.
Faut-il montrer combien cette défiance invétérée envers les agens réguliers du pouvoir met d’intervalle entre le moujik et le tsar, entre le peuple et l’autocratie ? Faut-il montrer le parti que, à une heure critique, pourraient tirer de ce soupçonneux et naïf scepticisme villageois des agitateurs sans scrupules, toujours disposés à répandre dans les foules crédules des rumeurs mensongères ? De tous les peuples contemporains le peuple russe est encore le plus dévoué à son souverain ; mais son peu de foi dans l’administration le rend à certains instans capable d’émeute et de rébellion par obéissance, capable de se faire par ignorance l’aveugle instrument des pires ennemis du pouvoir qu’il vénère.
Quel est le moyen de rendre au peuple confiance dans l’administration et dans les représentans attitrés du pouvoir ? Quel est le moyen de lutter contre les abus, de refréner l’arbitraire et de déraciner la vénalité ? Il n’y en a qu’un, c’est de ne plus mettre toute sa foi dans la bureaucratie et la police, c’est de compter moins sur le tchinovnisme et davantage sur le pays, c’est en un mot d’obtenir le concours actif de la société. En dehors de là, Alexandre III, tout comme ses prédécesseurs, restera impuissant contre les abus administratifs ; la bureaucratie, véritable souveraine de l’empire, continuera à gouverner à son profit, au détriment du trône et du pays.
Alexandre II, dans ses années les mieux inspirées, a, il est vrai, essayé sans succès de ce remède nouveau. Il a créé des assemblées provinciales (zemstvos), il a donné de libres municipalités aux villes et aux communes, il a tenté d’implanter dans le vieux sol moscovite le self-government local ; mais tout cela, il l’a fait malheureusement, comme il faisait toutes choses, d’une manière incomplète, sans esprit de suite, sans continuité de volonté ou d’énergie, s’effrayant de ses propres œuvres et les laissant mutiler ou annuler dans la pratique par les mains qui en avaient la garde. Puis, en créant les assemblées provinciales et les conseils municipaux, Alexandre II les avait jetés au milieu de l’ancienne organisation administrative et de l’ancienne hiérarchie, sans modifier les fonctions et les droits des tchinovniks qui possédaient seuls l’autorité effective et gardaient seuls la responsabilité. En faisant appel au self-government, il avait laissé presque intact le vieux régime bureaucratique sans vouloir s’avouer leur incompatibilité. Des deux forces ainsi mises en présence, il fallait que l’une se subordonnât l’autre, et, au rebours des premières espérances, c’est le tchinovnisme qui a tenu les assemblées électives sous sa dépendance[12].
Le pouvoir, depuis la création des zemstvos, semble n’avoir eu qu’un souci, les enfermer dans l’étroite enceinte des affaires locales et les y assujettir à l’autorité de ses gouverneurs. Aussi ne saurait-il être surpris s’il n’a trouvé dans les nouvelles assemblées ni une barrière contre les abus administratifs ni un appui contre les entreprises révolutionnaires.
Quand, avec une inconséquence expliquée par le trouble de ses conseillers et la terreur des conspirations, l’empereur Alexandre II, dans l’effarement de la crise nihiliste, fit un solennel appel au concours du pays et des différentes classes de la nation, la plupart des zemstvos ne répondirent que par de banales et stériles protestations de dévoûment. Deux ou trois assemblées seulement osèrent indiquer discrètement les réformes qui pouvaient aider à triompher de l’esprit de rébellion. Le zemstvo de Kharkof eut seul la courageuse franchise de répondre que, la loi interdisant aux zemstvos toute discussion sur les affaires générales, ils ne pourraient offrir leur appui au gouvernement, dans la lutte contre la révolution, que si leurs attributions étaient légalement étendues.
En dépit de leurs déceptions, les zemstvos ont longtemps gardé l’espoir que tôt ou tard les circonstances contraindraient le gouvernement à réclamer leur concours. Plusieurs fois déjà, au milieu de la guerre de Bulgarie, lors des irritantes défaites de Plevna, — entre le traité de San-Stefano et le traité de Berlin, lorsqu’on redoutait un conflit avec l’Angleterre, — durant la crise nihiliste, lorsque, avec le général Loris Melikof, Alexandre II semblait enclin à revenir à une politique libérale, — depuis la mort de ce prince enfin et l’avènement d’Alexandre III, on s’est flatté à plusieurs reprises de voir le souverain, désireux de se mettre ostensiblement en communication directe avec ses peuples, s’adresser sous une forme ou sous une autre aux zemstvos, leur demander pour telle ou telle mesure une sorte de ratification ou de consécration nationale. Pour obtenir une représentation du peuple russe, il n’y aurait guère, en effet, qu’à réunir une délégation des divers états provinciaux. En de graves conjonctures, en cas de guerre malheureuse, par exemple, ou en cas de minorité turbulente et de régence contestée, le gouvernement pourrait, sans charte ni constitution, sans élections même, improviser une assemblée de mandataires du pays. Il suffirait à la rigueur de convoquer à Saint-Pétersbourg ou à Moscou les commissions de permanence des zemstvos des diverses provinces. Depuis la guerre de Bulgarie, j’ai rencontré plus d’un Russe qui se flattait de voir ainsi sa patrie mise indirectement en possession d’une sorte de représentation nationale. Il faudrait un péril imminent pour décider le pouvoir autocratique à transformer de cette façon les états provinciaux en états généraux, le zemstvo en zemskii sobor. Cette expérience, qui répugnait manifestement à Alexandre II, semble n’être pas davantage du goût d’Alexandre III. Au lieu de convoquer des délégués des zemstvos plus ou moins en droit de se targuer d’être les représentans du pays, le gouvernement impérial préfère réunir de temps en temps, dans l’une de ses nombreuses et inoffensives commissions législatives, quelques membres isolés des états provinciaux ou des municipalités, pris à son choix dans les diverses assemblées locales et hors d’état de se considérer comme représentans de la nation. C’est ce dont Alexandre II avait déjà donné quelquefois l’exemple. C’est ce qu’il semble avoir été près de tenter, sur une plus grande échelle et pour des questions plus brûlantes, au printemps de 1881, au moment même où il allait succomber sous les coups répétés des révolutionnaires. C’est ce qu’Alexandre III a déjà exécuté plusieurs fois, notamment dans l’automne de 1881, et ce qu’on espérait lui voir désormais ériger en pratique de gouvernement.
En septembre dernier, Alexandre III a, en effet, réuni à Saint-Pétersbourg une commission de trente-deux personnes, pour la plupart membres des zemstvos ou des municipalités, avec mission d’étudier deux questions bien souvent débattues en Russie et naturellement aussi étrangères à la politique l’une que l’autre : la question des cabarets et, de la vente de L’alcool et celle des migrations de paysans. Les membres de cette commission, officiellement désignes sous le titre modeste d’experts (svêdouchtchye lioudi) comptaient parmi eux des maréchaux de la noblesse et des présidens des délégations provinciales, à côté desquels on remarquait un paysan, simple ancien de bailliage. Ce qui distinguait cette commission de tout ce qu’on avait vu jusqu’alors, c’est qu’elle était uniquement composée de représentans de la société, que le tchinovnisme en était entièrement absent et qu’elle dirigeait ses délibérations en dehors de l’intervention de tout fonctionnaire. Ce qui était nouveau aussi, c’est que, au lieu d’être condamnées à l’obscurité du huis-clos, ses discussions pouvaient être librement reproduites dans les journaux. Pendant des semaines, la presse russe a été remplie des dissertations des divers orateurs sur les débits d’eau-de-vie et les meilleurs moyens de mettre un frein à l’ivrognerie. Durant des semaines, la Russie a eu de cette façon l’illusion d’une sorte de parlement au petit pied, mais d’un parlement dont les débats et la compétence ne dépassaient guère les murs du cabaret, bien que la fin tragique d’Alexandre II semblât mettre à l’ordre du jour d’autres problèmes que ceux discutés dans les sociétés de tempérance. Les sujets du tsar sont, en général, modestes dans leurs vœux ; il n’en a pas fallu davantage pour en satisfaire un grand nombre et ranimer parmi eux d’anciennes espérances[13].
Si borné que nous en paraisse le domaine, l’inauguration de pareilles assemblées est un manifeste progrès pour l’empire autocratique. Il faut se garder cependant d’en grossir l’importance. A part la nature restreinte des objets soumis à leurs études, à part le manque de sanction de leurs délibérations, de semblables commissions ont le défaut de ne pas être réellement un corps représentatif. Ces conférences d’experts auraient une toute autre valeur si leurs membres, au lieu d’être choisis arbitrairement par le gouvernement, étaient désignés par les zemstvos, comme ces derniers en ont eux-mêmes exprimé récemment le désir. Il est vrai que, d’après les théories néo-slavophiles aujourd’hui en vogue, ce mode de désignation par le pouvoir d’hommes choisis parmi les représentans de la nation est plus conforme au caractère national et à la tradition slave : c’est une manière de réaliser l’union tant vantée du tsar et du peuple. A en croire même certaines spéculations, c’est de cette façon, par le choix du tsar et non par élection directe, que devrait être composé le zemskii sobor, la représentation légitime de la nation, le jour où il plairait au souverain de consulter ses sujets[14].
Quoi qu’il en soit, quand, le gouvernement persisterait dans cette pratique nouvelle, quand selon la promesse du général Ignatief à la conférence d’experts de l’automne dernier[15], les questions vitales seraient dorénavant toutes résolues, avec le concours « d’hommes du pays, » de pareilles assemblées, aussi souvent réunies et aussi libres qu’on les suppose, ne seraient jamais que des commissions consultatives, et, dans toutes les questions traitées par elles, le dernier mot resterait comme par le passé à l’administration et au tchninovnisme. Aussi, indépendamment même de leur composition et de l’absence d’élection, ne saurait-on voir dans ces conférences une sorte de parlement embryonnaire et comme la menue monnaie de chambres législatives. Le principal avantage de ces réunions, c’est que si elle ne sont pas systématiquement épurées, elles peuvent permettre à la voix de ses sujets de monter de temps en temps aux oreilles du tsar autocrate.
Au moment où la conférence d’experts de 1881 terminait ses séances, l’empereur Alexandre II instituait en novembre dernier une autre commission chargée d’une besogne bien autrement vaste et difficile, la réforme de l’administration. A l’inverse de la conférence sur les boissons et les cabarets, cette nouvelle commission était uniquement composée de fonctionnaires ; les membres des états provinciaux n’y avaient accès qu’à titre de déposans. Cette commission qui doit prendre pour base l’enquête sénatoriale de 1880-1881, est chargée de proposer la révision de toutes les institutions locales de l’empire, des provinces, des districts, des municipalités urbaines, des communes rurales. C’est un remaniement général de toute l’œuvre de son père que semble se proposer Alexandre III. Dans cette vaste réorganisation administrative les zemstvos doivent naturellement tenir la première place. Le gouvernement en devra de nouveau définir la compétence ; en précisant les attributions respectives des représentans des intérêts locaux et des délégués du pouvoir central. Ce que l’opinion réclame pour les zemstvos, ce que plusieurs d’entre eux ont timidement demandé depuis deux ans, ce sont moins des facultés nouvelles que la restauration des droits et des libertés qui, après leur avoir été reconnus par les lois, leur ont été enlevés ou contestés par la bureaucratie. Tout montre combien le gouvernement impérial a eu tort de tenir en suspicion les états provinciaux. Ce n’est pas de ce côté qu’est pour lui le danger. La bureaucratie, le tchinovnisme et la centralisation ont seuls à redouter le développement de pareilles institutions. Les défiances du pouvoir vis-à-vis des corps élus, vis-à-vis des assemblées provinciales ou municipales, paraissent enfantines et chimériques ; ce ne sont point les zemstvos, ce ne sont pas les assemblées électives des provinces ou des villes qui serviront d’organe ou d’instrumens à la révolution. Sous ce rapport, l’attitude des corps élus est constamment demeurée irréprochable. Loin de se complaire à une opposition systématique ou à des taquineries déplacées, loin de provoquer des conflits d’aucune sorte, les états provinciaux, comme les municipalités, n’ont cessé de montrer vis-à-vis de l’administration et des fonctionnaires une prudence, une circonspection, une retenue singulière. S’il y a eu excès, l’excès a été plutôt dans le sens de la soumission, de la docilité, de l’obséquiosité. En aucun pays, à aucune époque, des assemblées élues ne se sont aussi généralement, aussi patiemment appliquées à ne point porter ombrage au pouvoir et à ses agens. Par là ces nouvelles institutions n’ont cessé de mériter la confiance du souverain. Si l’esprit révolutionnaire a fait en Russie d’incontestables ravages, ce n’est point dans les assemblées électives qu’il a son siège et qu’il se propage ; c’est dans des réunions d’hommes sans mandat, dans des sociétés secrètes, dans des conciliabules occultes qui, sur les jeunes têtes et les imaginations exaltées, ont d’autant plus de prestige que les assemblées régulièrement élues ont moins d’autorité. En Russie, plus que partout ailleurs peut-être, la meilleure arme contre l’esprit révolutionnaire serait l’esprit libéral. Veut-on dégoûter la jeunesse et les âmes honnêtes des trames ténébreuses et des agitations souterraines, que l’on permette aux hommes épris du bien public de s’y consacrer au grand jour sans crainte et sans entrave.
Pour l’empire du Nord, les libertés provinciales sont aujourd’hui un besoin physique autant qu’un besoin moral, une nécessité économique non moins qu’une convenance politique. Si la centralisation a créé l’état russe, la décentralisation et le self-government local peuvent seuls le faire vivre, le développer matériellement et moralement, lui permettre de faire valoir ses ressources naturelles, de porter sa richesse et sa civilisation au niveau de sa grandeur territoriale. Les dimensions même de l’état, la variété des populations qui y sont renfermées, les différences du sol et du mode de tenure de la terre, y rendent le règne de la bureaucratie centraliste plus intolérable et plus stérile que dans des états moins étendus, à population plus dense et plus également répartie. Dans un pareil empire, il est souvent malaisé de légiférer à la fois pour toutes les provinces, impossible de leur appliquera toutes les mêmes règles ; quelle que soit la complexité de ses lois et règlemens, le pouvoir central ne saurait prévoir toutes les exceptions et se conformer partout aux besoins locaux. Au lieu de surcharger le code de l’empire d’innombrables dispositions et distinctions, souvent mal appropriées aux localités et aux faits, le législateur devrait laisser une certaine latitude aux autorités locales, et sous peine de favoriser l’arbitraire, cela ne peut être fait qu’au moyen de représentans de la société, au moyen des assemblées électives.
De la Baltique à la Caspienne, presque tout le monde le sent aujourd’hui. La centralisation bureaucratique, qui, durant deux siècles, a présidé à l’éducation européenne de la Russie, est presque universellement rendue responsable de la lente croissance et des faibles progrès de son élève. Comme un précepteur qui prétendrait s’imposer éternellement à un jeune homme et le maintenir en dépit des années sous son étroite tutelle, le tchinovnisme excite la haine et les révoltes du pupille qu’il prétend gouverner comme un enfant, sans plus rien avoir à lui apprendre. Pour la plupart des Russes la bureaucratie est l’ennemie. Ils n’ont qu’un désir, s’émanciper de son joug. Selon une métaphore scientifique, devenue chez eux un axiome banal, il faut substituer à l’impulsion mécanique du tchinovnisme l’action organique du pays. Vis-à-vis de la bureaucratie, les deux partis, ou les deux tendances, qui se disputent la Russie sont par extraordinaire unanimes. Saint-Pétersbourg et Moscou semblent là-dessus d’accord. Libéraux à l’occidentale, ambitieux de voir entrer leur patrie dans la carrière des libertés constitutionnelles, et néo-slavophiles, prôneurs convaincus du régime autocratique, s’entendent au profit du self-government local. Les premiers y voient la meilleure préparation à la difficile épreuve des libertés politiques ; les derniers y découvrent l’équivalent et comme la rançon de ces périlleuses libertés qu’ils repoussent pour leur pays. Au lieu d’être, comme trop souvent, tiraillée en sens opposé par deux forces contraires, la Russie et son gouvernement sont ainsi poussés dans la même voie par les deux esprits rivaux qui se partagent la direction de l’opinion. En cédant à cette double impulsion le gouvernement est sûr de céder au vœu général de la nation.
Rien de plus curieux, à cet égard, que l’attitude des conservateurs nationaux de Moscou. Ce sont peut-être les plus décidés contre la bureaucratie, les plus ardens en faveur des zemstvos et du self-government provincial. Autant ils professent d’aversion et de dédain pour les fallacieuses et stériles libertés politiques de l’Occident, autant ils affectent de zèle pour les humbles et fécondes libertés locales. A leurs yeux, là est l’avenir de la Russie et l’idéal russe. C’est par là que peut être conciliée l’apparente antinomie de la liberté du peuple et de l’autocratie tsarienne. Pour réaliser leur dogme favori de l’union et, pour ainsi dire, de la communion du souverain et du peuple, il n’y a qu’à faire disparaître le bureaucrate qui se place entre le trône et le pays, qui les empêche de se voir et de se sentir qui les rend étrangers l’un à l’autre. S’ils réclament le self-government local, ce n’est point par défiance du pouvoir, comme une concession ou une diminution de l’autorité impériale, c’est par amour pour l’autocratie, pour la fortifier en la débarrassant de ce qui la souille et la compromet, en la délivrant d’une ingrate besogne et de vulgaires soucis, en la ramenant dans son domaine naturel, la sphère des intérêts généraux, pour laisser aux populations, aux provinces, aux villes, aux communes le soin des intérêts locaux.
Le pays (zemlia) s’administrant lui-même sur place (mèstno) avec un tsar autocrate à sa tête, telle est la formule de l’école, aujourd’hui plus puissante que jamais, qui prétend personnifier les traditions et les aspirations nationales. Pour elle, les libertés provinciales et communales, loin d’être un empiétement sur l’autocratie, peuvent seules la consolider et la faire durer[16].
Je ne chercherai pas ici ce qu’il peut y avoir d’inexpérience et d’illusion dans cette théorie moscovite. Une chose certaine, c’est qu’elle a des partisans sincères, intelligens, zélés, et dans l’intérêt du pays comme du souverain, il est désirable qu’elle soit une bonne fois mise à l’épreuve des faits. Si chimérique que nous puisse sembler une pareille combinaison, de liberté et d’absolutisme, c’est la dernière chance de l’aristocratie, l’unique moyen de prolonger son existence, en s’accommodant aux besoins du pays.
Les incertitudes, les lenteurs du pouvoir sont pour lui plus redoutables que les conjurations de ses ennemis. Il lui faut à tout prix sortir de la crise actuelle, et, pour en sortir, il doit porter la main simultanément au faîte et à la base de l’administration impériale. En dehors de réformes, atteignant en haut les organes supérieurs du gouvernement pour y mettre au moins de l’ordre et de l’unité et renouvelant en bas les ressorts usés de l’administration bureaucratique pour leur substituer l’initiative locale et le contrôle de la société, il ne reste aux Romanof que deux alternatives : — le maintien plus ou moins déguisé, plus ou moins honteux d’un statu quo énervant, universellement décrié, manifestement condamné, qui mine sourdement l’état et la dynastie et qui finirait par rendre inévitable ce qui, hier encore, semblait le moins vraisemblable, une révolution ; — ou bien une grande diversion extérieure pour laquelle la Russie n’est prête ni diplomatiquement, ni financièrement, ni militairement, une héroïque aventure au bout de laquelle l’empire pourrait rencontrer le démembrement, sans peut-être échapper à la révolution ou à une période de confusion et d’anarchie analogue aux grands troubles du XVIe siècle.
ANATOLE LEROY-BEAULIEU.
- ↑ Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. I, Hachette 1881, et la Revue du 15 juin 1881.
- ↑ Lettre publiée en 1881 par le Rousskii arkhiv. S. R. Vorontsof faisait part des mêmes sentimens au prince Czartoryski, dans une lettre de la même époque. Voyez Istoritcheskii Vestnik (oct. 1880).
- ↑ Lettre du comte Vorontsof au prince Czartoryski, écrite en 1803. (Istoritcheskii Vestnik, oct. 1880.)
- ↑ J’ai signalé, d’après la correspondance inédite de Nicolas Milutine, de singuliers exemples de ces discordes intestines sous Alexandre II. Voyez dans la Revue l’étude intitulée : un Homme d’état russe contemporain, 1er et 15 octobre, 1er et 15 novembre, 1er décembre 1880 et 15 février 1881.
- ↑ Dans les traductions de ce document, publiées à Saint-Pétersbourg, on a quelque peu atténué le texte original, en substituant aux mots autocrate ou autocratique les mots d’autorité ou de pouvoir suprême.
- ↑ Voyez, par exemple, la Revue du 15 décembre 1877. Le lecteur trouvera bientôt de nouveaux détails à cet égard dans le deuxième volume de l’Empire des tsars et les Russes.
- ↑ Nous devons dire que récemment on s’est décidé à poursuivre devant les tribunaux quelques-uns des intendans accusés d’actes coupables.
- ↑ Dans l’automne de 1881, une enquête à ce sujet, prescrite par Alexandre III, a entraîné la démission de plusieurs hauts fonctionnaires et la retraite du président du comité des ministres, le comte Valouief, longtemps ministre des domaines, bien que ce personnage fût resté personnellement étranger aux abus signalés, et que, pour les terres de Bachkirs spécialement, la responsabilité en retombât surtout sur les autorités locales. Conformément aux vœux du pays et d’une commission d’experts, convoquée en 1881-1882, les domaines de l’état doivent, sous Alexandre III, être réservés à la colonisation des paysans.
- ↑ Circulaire au gouverneurs de provinces du 6 mai 1881 (ancien style).
- ↑ Voyez l’Empire des Tsars et les Russes, t. I, liv. VII, chap. II. Dans certaines bourgades on a vu, en 1881, les paysans, qui avaient commencé le pillage des maisons juives, demander ingénument aux autorités la permission d’achever le lendemain ce qu’ils n’avaient pu faire le jour même. Ils croyaient à l’existence d’un papier, condamnant les Israélites à pareil traitement.
- ↑ Lettre inédite de G. Samarine à N. Milutine du 19 août 1862.
- ↑ Voyez la Revue du 15 juillet 1878.
- ↑ Entre les résolutions recommandées par cette conférence d’experts, la plus importante à tous égards est celle qui touche les Israélites. La commission a voté, à la presque unanimité, l’interdiction à tout israélite de tenir un débit d’eau-de-vie et même de participer en aucune façon au commerce des spiritueux en gros ou en détail. Le fait est d’autant plus caractéristique qu’il n’y a de cabaretiers juifs qu’en Pologne et dans les provinces de l’Ouest ou du Sud, provinces où l’ivrognerie ne commet pas que nous sachions plus de ravages que dans le reste de l’empire. Selon une tendance trop fréquente aujourd’hui chez les Russes, plus enclins que jamais à chercher en dehors d’eux-mêmes le principe de leurs maux, le résultat le plus clair de cette fameuse commission aura été une nouvelle mesure d’exception contre une partie des sujets russes. Il est douteux que ce soit avec de pareils procédés, en constituant dans l’empire une classe de parias, qu’on puisse résoudre la question « sémitique. »
- ↑ Le gouvernement d’Alexandre III a du reste, en cette circonstance, fait preuve de largeur d’esprit. Il a généralement désigné des hommes distingués, de tendances souvent fort différentes. Parmi ces experts on remarquait leur doyen, M. E. Gordéienko, principal auteur de l’adresse du zemstvo de Kharkof à l’empereur Alexandre II, adresse qui, sans l’appui du général Loris-Mélikof, alors gouverneur de Kharkof, eût pu valoir à ses signataires un voyage en Sibérie.
- ↑ Discours du général Ignatief, ministre de l’intérieur, à l’ouverture de la conférence des experts, 24 septembre 1881.
- ↑ Cette thèse a été naguère soutenue avec un incontestable talent, dans la Rous de Moscou, par M. Aksakof et ses amis.