La Dragonne/La Bataille de Morsang

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La Bataille de Morsang

… Donc, les mariniers de Seine, témoins de l’authenticité de notre récit, mais de qui, avare de place, nous ne rapporterons ici que quelques noms choisis, notre pudeur, surtout, s’opposant à l’impression des autres ; et d’ailleurs ces gens n’ont point de noms, mais des sobriquets signalétiques et sémaphoriques dont ils se saluent au cours de leurs dérives ; donc les mariniers :

Camberleau,
Bailleu,
Pomme-Cuite,
Beurre-de-Bique,
Jaune-d’Œuf,
Lapesée,
Lachique,
Petitpoil,
Fracasse,
Pain-d’Épice,
Le Bandeux,
L’Œil,
Le Jappeu,
Labeuche,
Poupineau,
Pingrelot,
Cul-de-Rat,
Pied-Jaune,

La Couleuvre,
La Colle-Bombe,
Nez-de-Chat,
Aime-en-Voyage,
La Raideur,
Tournigrouille,

La Barbe, dit aussi Grandes-Moustaches,
La Mouche,

La Chouette,
Visenbas,
Belcœur,

L’Amour, le même que Namour,
L’Ablette,

Mal-au-Ventre,
Pierre-à-l’Huile,
Le Mangeur de Crocros,

et mille autres, soussignés, trouvèrent, après qu’ils eurent surmonté leur première panique des crocodiles de Bacchus, avant celle des cadavres d’hommes et de l’ophélie ventre en l’air, dansant le cake-walk — ils trouvèrent la bouteille de verre blanc, de la capacité d’un litre exact, acculée au pont de bateaux où ne passerait plus d’armée. Au rouleau de parchemin qui y était inclus, intitulé « manuscrit trouvé dans une bataille » (sic), s’inscrivaient les Chapitres Précédents de l’Aventure, lesquels constituent un gros livre : compendieusement, comme quoi Erbrand Sacqueville, méprisé et quant à la constitution physique et quant au courage par sa fiancée Jeanne Sabrenas parce qu’il ne voulait point se faire soldat ; alléguant vainement qu’il eût accepté de l’être volontiers si, comme au bon vieux temps, il se fût découvert colonel au berceau ; lui promit, nonobstant, pour ce dimanche cinq avril mil neuf cent trois, quelques régiments à ses pieds, lui-même généralissime ; comme quoi Jeanne Sabrenas, peu crédule ou plus pressée, s’en fut force jours avant directement au mess — dit depuis le mess noir et y mérita le surnom de Fleur-de-Sabre et le titre de cantinière honoraire, pavillon couvrant « cantine » est plus grand que « catin » la faiblesse qu’elle eut, entre autres, pour Taupin, tambour obscur ; comme quoi Erbrand Sacqueville, n’ayant pu réunir — sauf un cigare avancé en arrhes à Taupin — les capitaux nécessaires à l’acquisition de son armée, encore qu’il se fût promis de ne solder l’emplette qu’après la bataille, si ladite armée se maintenait à l’état de neuf, sans quoi il l’aurait rendue, pour vice de valeur, au vendeur (il est admis que les armées qui ne sont pas solides se rendent) ; se décida à en prendre une n’importe où, et à la dépenser généreusement et généralissimement… Dépenser, c’est l’illusion d’avoir.

Et à ce moment, il n’avait encore fait que d’égorger, de deux coups d’une vieille canne à épée qu’il baptisa Glodyte, et qui datait d’un soldat de l’Empire lequel était prévôt au moment de Saragosse — les deux éclaireurs de l’ « extrême-pointe » du premier bataillon en marche de nuit, mais au départ, alors que la nuit n’était point tombée. Ce fut accompli, comme il eût tranché deux yeux d’escargot, ce beau dimanche, parmi les Parisiens en villégiature. Quand la nuit fut noire, et qu’il eut coupé les fils du télégraphe, la panique commençait, et les troupes, approvisionnées de munitions grâce à la rencontre fortuite de deux compagnies revenant du champ de tir, rentraient vers Melun, armes chargées, le long de la rivière.


Comme elles en contournaient un méandre en fer-à-cheval, Erbrand Sacqueville choisit ce champ de bataille de même qu’on achète un volume sur le titre. Poe a écrit : « Sang, ce roi des mots. » Or, Sacqueville, de qui les yeux portaient loin, avait lu sur une plaque bleue à l’entrée d’un petit village gai, derrière des arbres, abrité par une roche et fermant le fer-à-cheval : Morsang.

Ensuite, il chercha son poste au milieu du cercle tronqué, dont la base rectiligne était commune au petit bois, pénil du clocher du village, et dont la circonférence était le paraphe de craie de la rivière.

Il prit deux lignes de repère perpendiculaires pour établir ce point central, avec le souci du confortable cher à un chat qui se dispose à arrondir sa sieste. Mais il resta debout, sans chercher à dissimuler sa personne. Il était vêtu d’une « embrouille », mot dérivé apparemment d’ « embruns », car c’est la cloche de toile verte imperméable des mariniers. Un pantalon de même toile, pas de chemise dessous. Aux pieds, des espadrilles blanches et usées, dont les torons décortiqués et épanouis faisaient « patte-de-chameau ». La canne — un cep de vigne — s’arquait comme pour épouser la forme d’un sabre, ou comme si son maître lui eût pesé trop lourd. Malgré sa courbure, elle était un peu trop haute pour Sacqueville.

Quiconque a lu des récits de voyages sait que tous les grands fauves sont doués de la merveilleuse faculté de disparaître, par leur seule immobilité de roc, sur un fond de verdure. La teinte vert-pâle de son costume aidait au subterfuge. Il prit une précaution additionnelle : il se casqua du court capuchon raide de l’ « embrouille ».

Or, les trois bataillons d’infanterie, clairons et tambours muets, remontaient le fleuve par sa rive droite, dans la formation de la marche en campagne. Les tentacules de l’extrême-pointe épiaient. Les deux escadrons céladons des hussards suivirent. Derrière, les roues des canons et des caissons nivelaient les fleurs du pré.

Ce parcours du bord de l’eau s’avérait beaucoup plus long — plus de deux kilomètres, au lieu de six à sept cents mètres — qu’un chemin improvisé pour couper diamétralement le fer-à-cheval. Mais l’herbe était haute et le terrain, bon aux cavaliers, trop marécageux pour qu’y pût rouler sans s’enlizer l’artillerie.

Donc, Sacqueville attendit que, de droite à gauche, le défilé eût à peu près fermé le cercle.

Il tournait sur lui-même, pour contrôler la marche, la chevauchée et le charroi, et se figurait identifié à un mât central qui eût étayé, tout seul, le dais d’un cirque immense. La canne à sabre serait sa chambrière. Qu’il pivotât sur lui-même, dans ses vêtements sans plis et quasi-cylindriques, cela était aussi peu visible que l’eût été la rotation du mât du cirque. Celle-ci eût eu le défaut de plisser, voire plier la toile, comme on roule un parapluie… le toit de son cirque à lui, quoique pas neuf et qui commençait à s’étoiler en quelques endroits, était solide.

La voiture de cantine portant Jeanne Sabrenas — grâce à l’hospitalité du cantinier et de la cantinière réels, — car, à elle, son uniforme, coquet, était de fantaisie — la voiture allait déboucher du petit bois. Le général de brigade vint caracoler près de Sacqueville. Le jeune homme s’immobilisa, face au vieillard équestre, et, avec la plus grande tranquillité mais avec des poumons terribles, cria :

— Régiment, halte !

Cette voix était trop impérieuse et trop forgée par des centaines de générations habituées à être reines, pour que l’obéissance hésitât. On l’obtient déjà en deux ans d’une école ad hoc ou en toute une vie de parvenu. Donc, le cheval même du général devint fixe, deux ou trois capitaines répétèrent à leurs compagnies le commandement supérieur, et avant qu’on se fût aperçu de l’erreur « sur la personne » du chef, ce qu’avait prévu Sacqueville arriva.

L’un des « yeux » de l’extrême-pointe, qui marchait l’arme à la main et chargée, prit peur à l’arrêt subit et lâcha son coup de feu n’importe où devant lui. La balle conique se perdit, tête première, dans la rivière, tel Gribouille.

Or, par suite de la disposition du terrain, circulaire à peu près, limité d’un côté immédiatement par une colline de roches, d’où dépassait seul le clocher du village, et de tous les autres côtés aussi par des collines ; l’espace compris entre ces diverses bornes naturelles excédant dans toutes les directions deux fois trois cent quarante-cinq mètres, vitesse du son par seconde, une douzaine d’échos au moins, d’intensité différente et les deuxièmes chevauchant les premiers, — reprirent, varièrent et fuguèrent le premier coup de feu. Déjà, ils avaient fait nombre dans les coups de voix des capitaines.

De bas officiers se méprirent et commandèrent : « Chargez. » D’autres : « Approvisionnez. » Quand Sacqueville eut jugé que les mesures de défense, assez justifiées par le phénomène inattendu comme tous les phénomènes trop naturels — étaient prises, il ne laissa pas non plus le temps de comprendre aux pantins à qui il télégraphiait sans fil, de même que son bâton de commandement leur était un fouet sans mèche. Sans fil est plus propre ; le vide est le meilleur gant. La nuit s’était faite complète. On distinguait, à la périphérie de l’espace, des masses confuses et peu mouvantes. L’infanterie n’a pas en campagne la baïonnette au canon, et les canons de ses fusils sont par suite comme des chandelles éteintes. Sacqueville avait levé le rideau devant qu’elles fussent allumées.

Le plus visible était le général, parce qu’il avait galopé le plus près du centre, donc de Sacqueville. Celui-ci jeta Glodyte à terre, respira un bon coup, mit ses doigts dans sa bouche et — il avait pris, pour la circonstance, des leçons d’un voyou — il siffla, le moins mal qu’il put et à coup sûr avec une acuité suffisante, les quelques notes de « commencez le feu ».

Les sonneries, la nuit, comme on sait, sont remplacées par des coups de sifflet.

On parle du ronron du lion dans le désert. Les bornes du désert sont si floues et si éloignées de son centre — à moins que le désert n’ait trois ou quatre centres — ces bornes sont si lointaines que, telles des étoiles, elles peuvent être considérées, dans un calcul, comme équidistantes. Le ronron du lion dans le désert part donc de tous les centres dont l’imagination voudra bien peupler le désert. Il bénéficie d’échos dans toutes les dimensions. Fuyant l’ubiquité du brouhaha qui, en quelque sorte, tisse sa toile du sable, le voyageur est la victime fascinée de la gueule du centre. Le centre est roi parce qu’infime. C’est le lion qui s’honore de singer le fourmilion. Les sifflets de Sacqueville n’étaient pas un grondement, ils évoquaient avec plus de fidélité l’éclat de rire de la chouette, telle qu’on peut l’ouïr à Vire, à Laval, berceau manceau de Jean Chouan, à Rennes, et à Luçon en Vendée.

Quelques ajoncs, autour du siffleur, ressuscitaient un peu du décor de la vieille chouannerie. Leurs fleurs d’or, pareilles à des coquillages épanouis de mourir à sec jusqu’à laisser manger leur âme, justifiaient une lande. Pour faire à Glodyte — ou à Clotilde, comme il l’appelait volontiers par euphonie — une dragonne, cet ornement du sabre qui doit de par les bons faiseurs de passementerie se terminer par un gland, il avait utilisé le ruban de soie rose déteinte d’un scapulaire vendéen, et découpé selon la forme du fruit de l’arbre dont le chef de brigade ou de division ceint les feuilles — la silhouette obscène des deux cœurs rouges.

Pour jouir d’un décor pareil, et pour vivre, un Sacqueville avait accepté, en mil huit cent trente, l’emploi de receveur à cheval des contributions indirectes, à Provins. Par zèle et par goût, au long des routes bordées de roses, il percevait directement. Entre les oreilles de son bidet, le plein soleil, où il opérait, dénonçait à la foule la bouche de son escopette.

Cependant les subalternes venaient de répéter les ordres.

Il y eut comme une déchirure d’orage, des vols d’oiseaux menus en une pluie horizontale. Il est banal d’écrire : « une pluie de balles » ; c’est surtout inexact si l’on consulte la gravitation. Les capitaines, lieutenants, adjudants et sergents avaient interprété le commandement chacun selon son inspiration immédiate on cria : « Feu de salve — feu à volonté — feu à répétition » et aussi : « À genoux ! » ou « Couchez-vous ! » La plupart, estimant au juger la distance des collines d’où était venue « l’embuscade », ordonnèrent d’abord la position des hausses : « À six cents mètres, feu ! » Quelques-uns laissèrent les lebels réglés à deux cent cinquante. Et un lieutenant, que l’on soupçonnait d’aliénation mentale ou de désertion vers la littérature et qui fut d’ailleurs tué tout de suite, ses hommes, ahuris, restant la phalangine de l’index sur la « première bossette », clama :

— Sur l’absolu, feu à répétition.

Commandement qui implique que l’épuisement des cartouches sera suivi de la morsure des baïonnettes. Un seul homme partit, au pas de charge, vers le clocher de Morsang, exécutant ce qu’il avait compris.

Il paraîtra, vraisemblablement, à l’Observateur Superficiel qu’il était tout à fait absurde, encore qu’héroïque, si l’on veut, à Erbrand Sacqueville de se camper ainsi tout debout au milieu d’un feu circulaire convergeant sur lui avec unanimité… au foyer. Si l’on y réfléchit dix secondes, la Méditation Approfondie comprendra qu’Erbrand Sacqueville — n’eût-il point eu cette bonne raison qu’il voulait être, par horreur des mouvements inutiles, au centre des affaires ou plutôt de l’affaire — avait, en excellent tacticien, choisi le lieu où il était le moins exposé. Ce fut, on l’en excusera, la seule preuve d’appréhension transitoire qu’il donna cette nuit-là. Héroïsme est fils de couardise, comme les ténèbres pondent le soleil.

Le champ de bataille se trouvant très sensiblement circulaire, il y avait toutes probabilités mathématiques qu’aucun projectile ne le traverserait selon cette ligne, difficile déjà à déterminer avec des instruments de précision — qui est un parfait diamètre, et à plus forte raison encore, selon l’intersection de ces deux lignes… un point géométrique. Sacqueville se fiait assez à son coup d’œil pour se flatter de s’être bien et confortablement placé au centre — autant que le permettait le terrain. Ce terrain n’aurait-il été, au fond, qu’un polygone plus ou moins régulier au lieu d’un cercle, les résultats eussent été les mêmes : on sait qu’une circonférence n’est qu’un polygone d’une infinité de côtés. Cette disposition, donc, du terrain commanda, de par l’absolu mathématique et sans qu’il fût possible à quiconque, homme ouboulet, d’en dévier, tous les détails de la bataille. Une bataille « triangulaire », le mot existe et fut fort usité, dans les guerres du Mexique, se définit : une bataille où trois partis d’ennemis sont ennemis, dirait un géomètre : « chacun à chacun ». Sacqueville réalisait la bataille polygonale, nous ne disons pas bataille circulaire, parce que les trajectoires du tir ne coïncidaient pas avec la circonférence. Elles en étaient les cordes — assez grandes, car chaque masse tirait sur ce qu’elle jugeait l’ennemi visible, elle visait des points de la circonférence à deux ou trois cents mètres d’elle-même. Aucune balle ne passa à moins de vingt mètres de Sacqueville.

Il est notable que ces cordes étaient tracées pour la plupart de droite à gauche. L’homme perdu dans un désert marche ou fait feu à gauche. Il y a peu de gauchers, lesquels réciproquement se tourneraient à droite ; s’ils étaient davantage, ils arrêteraient peut-être le monde. En outre, il est impropre de comparer la trajectoire d’une balle à une corde tendue : cette corde fait ventre vers le ciel : elle est lâche… vers en haut. La balle d’un lebel dont la hausse est mise à six cents mètres et dont le tireur vise à hauteur d’homme, cette balle passe au-dessus de la tête d’un cavalier posté à mi-route du but. Le seul danger qu’aurait couru Sacqueville venait des quelques fusils laissés à la hausse normale de deux cent cinquante ; mais ceux-ci auraient porté, au contraire, trop près c’est-à-dire trop bas : le rayon du fer-à-cheval dépassait trois cents mètres — et il n’aurait eu à craindre que les ricochets, bien invraisemblables dans une terre molle : le plomb viole l’acier, mais sa souveraine dans le royaume du flasque, la boue mange le plomb.

Donc, le champ de bataille — champ, car les balles y fauchèrent les herbes et des éclosions de fleurs y furent hâtées et le résultat fut le même que si l’on y avait lâché un troupeau des langues pacifiques des moutons donc le champ de bataille ressemblait trait pour trait — les traits, légèrement incurvés comme des sabres et les bases des temples antiques — étant les trajectoires — à un simple et honnête cyclone. Or, on sait que le centre d’un cyclone — qu’il soit de vent ou de balles, et le vent étant les « domestique » ne sert qu’à « lancer dans le monde » les balles — ce centre est la bonace. Cyclone est cercle. La mort y est centrifuge. La mort est toujours centrifuge, ce qui explique l’inexplicable longévité de Dieu et de quelques hommes. Le cyclone est un trou avec de la mort autour. Erbrand Sacqueville, se sentait, comme son alliée Glodyte, chez lui dans ce fourreau.

Or, le général, au pas de sa jument rouanne, passa à vingt mètres du centre. Le périple des projectiles — comparables, par rapport à Sacqueville, à un rayon tangent d’une roue de bicyclette — firent de l’officier et du cheval un petit renflement au bord du moyeu. Le hennissement d’agonie — qui n’est plus un hennissement — fit la même plainte que si la roue eût eu besoin d’huile ; mais, aussi ponctuelles que celles des planètes, les orbites meurtrières gravitaient, sans gripper, toujours.

La chute du cheval rappela à Sacqueville qu’il était inouï, depuis l’invention des batailles, qu’un Alexandre vainquît à pied, et il se chercha son Bucéphale.

Or la nuit demeurait opaque, sauf les brefs points lumineux des « feux » ; et de ce noir absolu, la faute restait à la poudre sans fumée. De la fumée eût diffusé quelques instants de lumière : chaque détonation se fût accompagnée d’un petit lumignon d’éclair sous le globe d’une volute grise la fumée eût prolongé un jour nul en lui faisant l’aumône — en vêtements — d’une aube et d’un crépuscule.

Soudain une grande lueur partit d’entre les pôles du fer-à-cheval pendant que la fusillade continuait, Sacqueville vit très distinctement quelques hussards, pied à terre, bride au coude, tirer du fourgon de la cantine un matelas — apparemment celui où Taupin, ivre, venait de visiter Fleur-de-Sabre. Ils fourragèrent — leurs montures attachées au fourgon — les flocons de laine. Dix minutes après, ces tampons arrosés de pétrole et de liqueurs variées, dites « de fantaisie », mais combustibles, sinon comestibles, flambaient au bout de deux cents lances. Pour la première fois, il fit un peu jour, et croyant sans doute à une aurore les bayantes trompettes de cavalerie s’éveillèrent et pépièrent leur droit de sonner la charge.

Comme une harde de mustangs sauvages dans un désert des llanos, les beaux animaux allongèrent leurs bonds. Ils venaient droit sur Sacqueville, sans l’avoir éventé, les lances couchées à hauteur des naseaux. Il semblait qu’on eût laissé à chaque bête sa musette, où elle broutait une comète de feu. À chaque foulée, le flux éblouissant des deux escadrons déployés en ligne montait et descendait, comme l’écume d’un premier flot. L’écume de ces licornes était la même que celle de la mer, mariée dans un baiser fumant avec celle des étalons du Soleil. La nuit, devant Sacqueville, portait en son écu, presque aussi formidable que le sien : de sable à une fasce ondée d’or.

Les naseaux et les poitrails étaient illuminés, mais les dolmans bleu de ciel des cavaliers restaient noirs, d’autant plus noirs que derrière l’écran des têtes de leurs montures ils arrivaient après la lumière, comme la détonation n’est plus que l’oraison funèbre. Ceci explique qu’aucun bataillon d’infanterie ne les reconnut, par conséquent ne cessa le feu. Et c’est peut-être pourquoi saint Jean a écrit : « la mort était montée sur un cheval pâle »

Quand l’immense galop de flamme déferla à une longueur de Sacqueville, celui-ci, d’un bref coup d’œil, jugea l’animal en face de lui.

Il était unicolore, détail indispensable à sa qualité : bai clair ; il avait le crin épais et voltigeant, les reins forts, la tête courte, les oreilles proportionnées à la tête, le poitrail large et le ventre étroit, les rognons denses, les jointures droites, les genoux égaux. les jambes ossues et non charnues, les cuisses de devant grasses sous les épaules ; il ne s’entretaillait point ; il avait le col élevé, sans rapport aucun avec celui ni du sanglier, qui penche en avant, ni du coq, qui est tout droit, ni du brochet, qui est surtendu, ce qui est signe de lâcheté et de débilité. Il rechigna avant de heurter l’homme : ses dents moyennes, tant les hautes que les basses, étaient chues et ses dents de chien ne l’étaient point encore ; il comptait donc plus de deux ans et demi et moins de quatre. Il avait une seule tare : il était bossu, à la façon du dromadaire, où à tout le moins affligé, sur son dos, d’un parasite muni, tel le sphex, d’un aiguillon : un crin dans la bosse. Par le reflet sur son poil lisse des couleurs de son parasite il ressemblait exactement à une gracieuse antilope du sud de l’Afrique, l’ægocerus cæruleus, et, sa gibbosité unicorne brandie, débuchait.

Or, les longues trompettes, parmi les épieux de feu, sonnaient l’hallali.

De plus près, à la lueur de ces lances qui étaient des torches, Sacqueville examina — en une seconde — l’excroissance qui surmontait sa future monture : c’était un beau jeune homme blond, à figure d’archange, le deuxième lieutenant d’un des escadrons, qui chargeait en ligne avec ses hommes, donc, ses hommes étant à gauche, au centre. De sa latte, quand il vit Sacqueville, il fit le geste — la pointe en bas et à gauche, les ongles en dessus, — dit « parade de la tête du cheval ». C’est à cet instant que le cheval montra ses dents. La lame barrait d’argent l’azur du dolman. Le lieutenant n’avait pas de lance. Mais celles des deux hommes qui lui galopaient botte à botte convergèrent sur Sacqueville. Il laissa Glodyte par terre et s’abandonna, les bras étendus et appuyés à la double rampe montante des hampes la pointe basse, comme à un jusant. Il prit pied, les plantes sur la tête de sa capture, qu’il se promit, en l’honneur et en souvenir de sa gibbosité bientôt guérie, de nommer Dromadaire. Et il se trouva emporté au galop, à chevauchons de rebours, sur l’encolure, dans un corps à corps trop strict pour que l’adversaire pût dégager son sabre ; puis culbutant presque du même coup sur le hussard bleu, par le ressaut du galop de charge ; et prenant enfin le revolver dans les fontes parce qu’il se trouvait le plus près des fontes… Les fontes baptismales de Dromadaire. Ce n’était que son troisième meurtre… personnel. Et s’il n’eût été à l’axe de la charge, ce meurtre se fût assurément éteint intestat. Car ses hommes de droite et de gauche, dont il se jugeait propriétaire et seigneur, puisque l’on dit : « ses ennemis », tombèrent, comme un valet de chambre l’aurait déshabillé d’ailes flamboyantes.

Ainsi qu’un duvet, trois ou quatre débris des feux des lances, à terre, s’évanouirent. Dromadaire, fier de sa nouvelle bosse, revint au pas, vers la place centrale, où Sacqueville avait laissé Glodyte. La Nuit désarçonnée se remit en selle à son tour. Des formes noires comme un troupeau d’éléphants tonnèrent à sa rencontre, un courant d’air rabattit son capuchon, comme il aurait rejeté une visière jusque sur son dos pour complaire à son peuple de toute le moule de son casque ; un schrapnell éclata au-dessus de son front : son artillerie le saluait.

Il est remarquable que toutes ces phases de la bataille — qui s’accomplirent à peine en plus de temps qu’il n’en faut pour l’écrire — n’apportèrent aucune perturbation dans la quiétude des populations riveraines. Il y avait fête locale à Morsang. La fusillade ne se différencie du lançage des fusées — elles fusent toutes deux, « fusiller » serait même le diminutif — que parce qu’elle est horizontale, celles-ci verticales. Nous parlions de la « pluie » de balles : la fusée est plus courageuse que là balle contre la pluie du ciel, car elle remonte son cours, et quand elle ne la lui peut rencogner à la gorge ou tout autre endroit par où l’on pleut, de rage elle fait pschch… comme un chat blasphème. La fusillade, étant horizontale, réjouit moins l’œil de l’observateur astronome : elle n’épanouit point ses gerbes dans les airs. Elle n’a point le visage (de « viser ») sublime : os homini sublime : elle ne ravit point en extase les populations. Elle sait pourtant se faire percevoir, même aux aveugles, mais d’une manière qui n’est point péremptoire, puisque les morts n’ont point de souvenir.

Quelques obus, éclatés en l’air, suffirent à réjouir les villégiateurs circumvoisins. Des buveurs, qui occupaient sur la hauteur un point stratégique dit la Demi-Lune, ne s’interrompirent pas d’écouter l’aubade que leur offrait, contre rémunération liquide, la fanfare locale des pompiers, laquelle instrumenta durant toute la bataille. Le service accéléré de batellerie ne se ralentit point ; le pilote d’un remorqueur qui reçut un boulet dans sa cheminée, dont elle fut décapitée, et qui ne découvrit que le lendemain l’avarie, cria vers la rive :

— T’as pas fini de jeter des cailloux ? ’spèce d’ivrogne !

Comme un boulet rouge qui ne serait point retombé, la lune se leva derrière les collines, à l’est. Elle projeta d’abord une ombre assez longue pour abriter la silhouette équestre immobile au milieu du combat. En revanche, elle éclaira une autre figure, bizarre et héroïque et qui vint gambader, comme une salamandre, en plein feu.

Le tambour Taupin se trouvait être, à cette minute des caprices de la fille, l’amant le plus cordial de Jeanne Sabrenas, dite Fleur-de-Sabre, en partie par dérivation de son nom, si les dérivateurs ne manquent point à leur fonction d’être ignares, car sabre n’a jamais voulu dire en français que « savetier ». Littré cite ces termes de cordonnerie : « Sabrenasser, sabrenauder » et « sabrenaud. » Les Allemands ont importé Sabel et plus tard Säbel : l’a de l’âme de l’arme s’est couronné, comme un cheval ou comme un prince. Mais la chevalerie a gardé, comme la dernière goutte de la nuit des temps, le Sable… celui du sablier.

La vraie étymologie fut qu’en une manifestation mémorable, la fille — qui était encore fille au sens virginal mais prétendait à l’être autrement — s’offrit à tous, toute nue, sur une table de mess, au-dessus des armes portées vers elle par honneur ou par désir, telles les feuilles gladiolées des grands iris dont sa chevelure aurait éclipsé la fleur d’or. Le capitaine Canon, rival de Taupin, son supérieur dans la hiérarchie militaire et son obligé dans l’amoureuse, avait coutume, par hygiène, de veiller à ce que le tambour Taupin fût soumis deux fois par semaine à la scrupuleuse sollicitude de la visite du médecin-major, qui lui demandait des nouvelles de sa « santé » et ensuite lui payait, militairement, la « goutte ». D’après une convention pécuniaire avec Canon, il ne le laissait jamais manquer de « celle-ci » pourvu qu’il exhibât les preuves qu’il n’était point malade de « celle-là ». L’une chassait l’autre. Le capitaine dénommait, non sans jovialité, cette cerémonie antiseptique son « éprouvette ». Il veillait aussi, pour que l’ « essai » fût valable, à ce que Taupin, au moins deux fois la semaine, eût, après ces facilités de boire, tout loisir de satisfaire à ses devoirs galants. Le tambour, disait le rapport, était « de service ». Des trois jours restants — la gauche de la semaine, disait Canon — le dimanche était réservé, pour les membres masculins du trio, au Seigneur Repos, et pour Fleur-de-Sabre, à un travail « civil » rémunérateur. Mais les deux derniers jours, régulièrement, afin de ménager la vertu de la fille — vertu relativement au tambour Taupin — et ses loisirs, respectivement — il était capitaine ! changeons d’adverbe — à Canon, Taupin couchait à l’ « ours ».

Or, la veille du jour de la marche, Taupin, puni de l’hospitalité du Plantigrade « pour le bon motif », selon la formule abrégée qu’avait fini par prendre l’habitude de libeller le capitaine Canon, — Taupin ivre selon sa coutume ou peut-être las des plaisanteries des « bleus », ou pris d’un regain d’amour pour Fleur-de-Sabre, avait formellement refusé de « faire le bal », la manœuvre de cirque, sac au dos, arme maniée, des punis.

Après la troisième sommation, quand on voulut lui lire le Code Pénal, il rétorqua avec orgueil :

— Le Code, pas la peine, ça me connaît, comme ma théorie, et c’est rare si je connais pas ma théorie : je suis un bon soldat, je suis Taupin ! ça dit tout, mais je refuse nettement, formellement, de « faire le bal ».

En conséquence, jusqu’à la bataille, Taupin prit part à la marche, mais, dirions-nous, « la caisse en berne », comme détenu en prévention de Conseil de guerre. Aux premières détonations, moins soûl des « canons » bus que de la poudre, il décampa à cent pas en avant des compagnies qui continuaient le feu. En grande tenue de service « pour le bal », le laiton de sa caisse éblouissant de tripoli, il clama :

— Oui, mon colonel, mon vieux colon, je refuse énergiquement de me « balader »… avec le sac et le fusil… comme vous, tas de bleus. Vous ne m’avez pas ésyeuté !

Il se tapa, de ses deux mains à plat, sur le ventre : la caisse pouffa.

— Je suis Taupin !

Il abusait du prestige de son nom trop suggestif pour accréditer le sien propre auprès des tapins imberbes, ses disciples, par la légende de sa virilité haute en couleur.

Et pour ne la point compromettre il ne se fût lavé le visage. Les pieds restaient, il va sans dire, hors question. Son grade l’ « exemptait » de la mortification d’une ablution quelconque, car la caisse est un grade : c’est Un baril plein de commandements.

— J’ai le droit — et j’en use — de faire le bal avec ma caisse et mon revolver — pas autrement — à l’ordonnance. Je suis Taupin… La garce m’a choppé mon revolver : que peut-elle en faire ? Quoique chargé, il n’a jamais que six coups. Mais Face-à-Claques — il gifla sa caisse de ses deux paumes, laissant la double écharde de ses baguettes au baudrier, — Face-à-Claques pètera pour deux.

Et décrochée de la buffleterie au-dessus du tablier de forgeron du bruit — d’un noir si miroir qu’il devenait lilial, sauf quand il mirait Taupin ; décrochée la caisse il la lança vers le ciel ou elle éclipsa la lune : son cuivre jaune, solaire, fit charbonner le disque rouge. Alors, il cria à la lune et vers les feux :

— Miousic !

Cependant, du haut de Dromadaire, Sacqueville, pour comprendre le Temps dans le massacre, observait curieusement le tambour. Plus la caisse que son porteur : celui-ci s’était avancé dans la zone circumcentrale, sans quoi il n’eût pas « duré » si longtemps. Il lançait Face-à-Claques dans les airs, et rattrapait sur son pouce le ronflement du cylindre énorme, comme une gitane joue d’un tambourin. Et il dansait, pour obéir, puisqu’il était condamné au Bal.

À ce moment, pour une raison risiblement naturelle, Erbrand Sacqueville dut descendre de cheval.

Il se fût souvenu, s’il eût estimé nécessaire un adjuvant à braver les scrupules, de l’exemple héroïque d’un certain G…, capitaine de l’Empire, qui, dans une pareille circonstance, commanda à sa compagnie :

— Compagnie, halte ! À droite et à gauche, formez le cercle. Demi-tour, droite. Baïonnette… on ! Croisez… ette !

Et ainsi le capitaine G…, au centre de sa compagnie pareille à un oursin d’acier dont il eût figuré… l’ouverture, entre des hommes qui ne lui présentaient, vêtus, que ce que lui-même dé’suniformait, le capitaine jouit d’une tranquillité suffisante à élucubrer un trophée pour l’ennemi.

Sacqueville ne s’inquiéta point des règlements nouveaux, qui ne rendent pas utile pour cet usage la formation en carré de l’infanterie. Le ministre-de la guerre, judicieusement, a reconnu qu’un « carré » était toujours attaqué par un côté. Or les carrés sont moins solides depuis Bossuet. Le ministre crut éviter le mal en élaguant le côté menacé, et en édictànt que les carrés d’infanterie n’auraient plus que trois côtés… se réservant, si besoin était, de réduire encore ce chiffre.

Mais le cercle, autour de Sacqueville, était clos. Il se trouvait comme au-dedans d’un œil. Les « fenêtres de l’âme » des fusils convergeaient vers son centre… Mais les reines se faisaient bien tenir, au-dessus de leur selle percée, le pourtour de leurs cottes par leurs servantes.

Sacqueville remonta à cheval… Gargantua, après, chevauchait bien l’oison. Plumes et poils sont dans le même sens, défectueux d’ailleurs.

Comme le « geste » de Sacqueville, le feu de la bataille faisait ses besoins où il pouvait. Sacqueville dut assurément à sa posture accroupie d’être, sans autre péril, nimbé des balles, car Taupin passa fort près. Si près qu’il planta ses deux baguettes, dont il ne se servait point pour sa caisse, en un geste gamin — tel un fanion cornu — dans le « trophée » du Généralissime. Car il ne vit point du Généralissime autre chose.

C’est alors que Taupin mourut. Il lançait toujours sa caisse en l’air. Les balles qui perçaient normalement la peau d’âne y chuchotaient à peine. D’autres frappaient le fût cylindrique de cuivre jaune, buffleté de cordes passées au blanc de guêtre et convergeant en Y. Celles-là déchiraient le métal, et le métal grognait et se hérissait en dedans. De tous ces bruits, on s’offrira, en chambre, un schéma suffisant, si l’on ne possède point de tambour criblé de balles, en urinant sur un chapeau haut de forme neuf. Il est bon d’y percer préalablement un nombre raisonnable de trous d’épingle et de canif : ce seront les ouvertures en S ménagées dans un violon, ou la rose d’une guitare, et les traces, rondes ou oblongues, des balles et des ricochets.

D’autres projectiles — les seuls intéressants — perçaient, dans l’extrémité d’une diagonale du cylindre, à l’angle supérieur droit par exemple, le métal ; — à l’angle inférieur gauche rebondissaient en dedans — le ricochet les allongeait — de ce rebord de bois de tonneau dont la peau sonore était la douve. Alors la balle crevait sans bruit la peau d’âne inférieure — celle qui diffère d’un réticule astronomique parce que les deux fils qui sont tendus dessous sont parallèles et juxtaposés, et non en croix ; — puis le projectile venait toucher derechef, mais d’en bas, et s’y amortir, le disque supérieur : les balles ne battaient le tambour que mortes et en dedans. Taupin jonglait toujours avec son hochet géant, plein de bruit qui s’accumulait, et le recevait avec plus de liesse d’ivrogne que si le ciel lui eût donné la lune. À chaque retour du joujou lourd, à la bonde duquel il tétait le bruit, il le corrigeait, d’avoir couru si loin, de ses battoirs vierges d’eau, et quand sa claque avait manqué le centre, le nombril noir qu’ont les tambours s’élargissait. Clique, pour Taupin, était une claque sale : c’était la seule qu’il sût donner — et signer.

Puis Taupin devint le hochet lui-même.

Les salves le farcirent. Il ne fut plus la cariatide de sa caisse. Sacqueville ne le regarda plus, car Atlas sans bosse cesse d’être drôle.

À ce moment, au foyer (la circonférence n’a qu’un foyer tandis que l’ellipse en a deux, mais ils sont deux fois moins forts), au foyer du tir, où il s’acagnardait un peu, Sacqueville s’aperçut que lui aussi cessait de configurer la bosse de Dromadaire.

La bête s’abattait sur ses boulets, et une voix joyeuse interviewait le cavalier :

— Eh bien ! jeune homme, que f… vous ici, le ventre au feu… et le dos à la table, car il se fait fort tard et fort faim ?

Quelqu’un venait de trancher les deux jarrets de devant de Dromadaire.

En guerre, l’ordonnance, qui est l’obligation d’un minimum d’effort comme en paix elle est celle d’un maximum, l’ordonnance prescrit de couper les jarrets de derrière. Mais trancher ceux de devant est plus en estime : on a tous les risques de se faire pourfendre par le cavalier. Et puis, si le sobriquet de coupe-jarrets (sous-entendu : de derrière) est une honte, ce doit être un honneur, au contraire, de tailler ceux de devant, car ils sont articulés en sens inverse.

Les deux pieds de Sacqueville, par l’agenouillement du cheval, touchèrent terre. Toute bête habituée à être bossue s’agenouille, dans la civilisation, comme, dans le désert, celles qui ont innée la bosse de la bosse et que pour ce duplicata l’on qualifie de chameaux. Sacqueville n’eut que la peine d’enlever sa jambe droite de dessus la monture hors de « service ».

Canon déclina :

— Le capitaine Canon.

Sacqueville s’appuya sur son épaulette pour s’aider à mettre pied à terre.

— Bien, Monsieur ; votre sabre a créé un amble nouveau, ou mieux vous avez simplifié l’amble. Apprendre à un cheval à coordonner ses allures montoir et hors montoir, c’est long : vous avez schématisé Dromadaire : le voici bipède, c’est-à-dire presqu’un homme quoiqu’il ne soit encore qu’au stade de cesser d’être soldat. Merci, Monsieur, au nom de l’élevage ; vous fûtes, Monsieur, sinon chevaleresque, chevalin. Je vous nomme mon grand estafier, puisque vous m’avez tenu l’étrier, comme le diable faisait, ainsi que vous savez, à saint Martin.

— Monsieur… mon colonel, dit le capitaine, excusez-moi. Je suis pressé, même père de famille, on m’attend à table et il est onze heures… Voulez-vous que nous fassions vite ?

Et il brandit son Montmorency.

Sacqueville tira Glodyte :

— Avez-vous remarqué, Monsieur, que ce qui exaspère dans un duel, et vous pousse souvent à de fâcheuses extrémités, voire pointes, ce sont ces : tac, tac, tac des lames ? J’aime mieux ne jamais me battre et soudoyer un horlpger. C’est plus utile dans la vie actuelle. Si votre temps est limité, monsieur Canon, voulez-vous… économiser l’usure du cran du chronomètre ? Je comprends que les Allemands ne remportèrent la victoire qu’après avoir remporté les pendules. La force est instantanée, et l’instant — pardon, monsieur Canon, je ne gaspillerai pas les vôtres — est le nombril de l’éternité. Je vois que… tout ce « rassemblement » de peuple armé s’est assez éclairci maintenant. Il y a assez peu de gêneurs pour que nous ayons tout loisir de combats partiels.

— Vous n’êtes pas Homère ? dit Canon, agacé du discours.

— Pas exactement, non, fut la réponse rassurante.

D’autres couples hostiles, à la lisière du champ, dialoguaient.

— Où c’est qu’est l’ennemi ? ânonnait un grand diable de paysan beauceron, qui ne tremblait pas parce qu’il n’avait pas encore commencé à comprendre.

— Le général sait ce qu’y fait, mais c’est-y em…ant de faire le Jacques, alors qu’on-serait si bien dans son pieu…

— Bête ! répondait un sergent, l’ennemi c’est pas malin, c’est les manchons blancs.

La lune saupoudrait de blanc tous les képis, ainsi que la farine rituelle des immolations antiques.

Le soldat regarda l’autre au-dessus de la visière sans s’inquiéter de sa figure, tressaillit, dit, exceptionnellement : « Han ! » parce que cette onomatopée respiratoire ouvre la bouche alors que « M… ! » la ferme, pencha son fusil et plongea la baïonnette.

La pointe pécha le sergent comme une fourchette une simple sardine.

Les balles familières se faufilaient partout, avec un gazouillis preste, comme des roitelets des haies.

— Voulez-vous, continua Erbrand Sacqueville, convenir qu’il soit défendu de parer ?

Le capitaine Canon, qui n’était pas un pleutre, frissonna un peu.

— Ne vous effrayez pas, dit Sacqueville. De toutes façons, Glodyte — que je vous présente — est trop délicate pour permettre à ses amants de la froisser. Je n’en, suis pas jaloux, je la tiens par le bout pratique. Mais elle défend toujours de parer.

Et moi non plus, ajouta-t-il, je ne pare pas : je tire… avant. Ces deux mots furent la devise d’un guerrier de votre grade. J’ai tiré une fois, au fleuret, ganté et masqué, contre un maître d’armes et on ne m’y reprendra plus : il m’a tapoté pendant dix minutes la droite du thorax : je me suis bien promis de ne plus m’exposer à un chatouillis tel : je suis devenu un peu… pointilleux. de surveille la danse de la pointe près de mon œil. J’ai reçu, quand j’étais petit, souvent des moucherons étourdis dans l’œil… mais d’ailleurs, monsieur, nous nous battrions au pistolet que ni vous ni moi ne parerions, je pense ?

Canon asquiesça, étant élève de son ami le capitaine de la Falaise, lequel a simplifié de moitié l’enseignement de l’escrime au sabre, en supprimant celui de la parade : c’est ainsi que, de même que le paladin bourgeois, sur le boulevard, « choisit son duel », Sacqueville et Canon délimitèrent leur part :

— Je prends le ventre, dit Canon, quoique vous n’en ayez guère : vous engraisserez de quelques pouces : le fer est sain… assez sain.

Et il s’applaudit finement.

— Je choisis donc, dit Sacqueville, la tête : moi aussi je joue les petits cartons.

Ils se crièrent tous deux un signal de combat, tels des étudiants de Heidelberg proposent un ban en l’honneur d’un disciple de Gambrinus :

— Une, deux, trois…

Ils avaient fait tous deux le grand salut du sabre : gifle à droite, gifie à gauche, ce qui est dit depuis peu d’années et par courtoisie : coup de figure à droite, coup de figure à gauche. Il y a peu d’années que le seigneur a pris assez confiance dans le dressage de ses vilains pour sortir devant eux à visage découvert. Il est vrai qu’il n’y a plus de châteaux : le seigneur est sorti il y a un siècle, comme on expulse le contenu d’un tube de couleurs à décors… Et ceux qui sont nés depuis au monde ne sont plus que des nouveau-nés. Mais c’est parce qu’il se souvient encore du temps où le « seigneur » frappait naturellement, et se prouvait ainsi infaillible, que le Seigneur (avec un S plus grand, l’S aux deux bouts d’une barre de fer) sert à empêcher l’écroulement des ombres des châteaux.

Sacqueville se fendit et tira en tierce, ce qui est la garde la plus enfantine du sabre — ; le capitaine, n’ayant point paré, frappait en même temps, oublieux des leçons de M. de la Falaise, de taille. L’estoc de Glodyte pénétra dans son front cependant que le tranchant de sa lame donnait contre le ventre de Sacqueville.

La pointe ne tomba pas plus tôt que la taille, mais elle se plongea du front jusqu’à la nuque, paralysant les nerfs moteurs et déjà ressortie sous les cheveux « rafraîchis » à l’ordonnance ; que le capitaine après avoir, frappé, n’avait, pas eu le temps de ramener à lui, pour le faire, glisser et trancher, son sabre. Le sabre est un bâton qui ne coupe que dans certaines conditions. C’est l’arme de vilains déguisés et instruits. Sacqueville ressentit comme une violente tape sur le ventre. Et même le « bâton » rebondissait en ressauts décroissants : poum, poum, poum… poum…

Malgré les conventions, il échappa à Sacqueville, désagréablement caressé, de dire :

— Ah ! militaire ! vous devenez familier !

Et retirant Glodyte qui avait percé, il faucha, puis il reperça, jusqu’à ce que le poids de l’obstacle où il apaisait le fer lui prît la poignée de la main, et que le tout fût par terre comme une fourchée où un faneur aurait laissé l’outil.

Comme les spasmes mourants du sabre, le tir, autour, d’eux, avait éteint ses derniers bruits.

Une silhouette noire, comme d’un mastodonte, abattait l’herbe de son pas lourd et silencieux. Ce n’était rien de plus qu’un homme très grand de noir drapé. Une longue courbure claire se profilait de dessous son bras comme une défense. L’Aumônier militaire avait deux mètres de taille, des épaulés horizontales, des mains vastes, un considérable nez en rostre tombant. La brise de nuit tordait de côté sa barbe grise de missionnaire. Sa tonsure lui permettait de porter sur lui, où qu’il allât et même s’il survivait à cette nuit-là, une réduction de la lune. Pour l’instant, le chaudronnier céleste lui confectionnait, avec le satellite, derrière sa tête un beau nimbe de saint en cuivre rouge. Il fit un pas et Sacqueville le vit mieux.

Son chapelet avait perdu sa croix, happée sans doute par les lèvres de quelque mourant. Il l’avait remplacée, à la hâte et non sans ingéniosité, par sa décoration de la Légion d’honneur. L’étoile timbrée de soie rouge se balançait contre son genou, à fleur de l’herbe haute. Deux grenouilles s’empressèrent vers le leurre couleur de chair vive. L’abbé ne pensa point à relever la croix hors de portée du baiser des bêtes sacrilèges. Ce qui sous son bras gauche s’étendait, c’était, large, courbe et nue, la lame d’un bancal ramassé n’importe où d’une poche droite de sa soutane s’exhibait un goulot bouché : la fiole du cordial pour les moribonds. Il se mit à parler, comme tout seul, mais d’une voix tonnante.

— Jean a baptisé dans l’eau, mais dans peu de jours vous serez baptisés dans le Saint-Esprit !

Il aperçut la silhouette campée devant bu sous sa chape de toile imperméable et où, pour cette raison, avaient séjourné et ruisselé d’autant mieux le sang, la verdure écrasée et la boue. Le capuchon lui donna à penser qu’il récélait peut-être cinq galons ou des étoiles. L’aumônier porta sa paume, des dimensions d’un gant de boxe, à l’aile droite de son chapeau noir. Sacqueville secoua la tête et son capuchon tomba. L’abbé constata qu’il avait des cheveux : un civil. Civilement aussi, il prolongea donc son geste et balaya l’air de son chapeau en un grand salut. Les grenouilles se sauvèrent avec des protestations coassées.

— Bon coup de banderolle, complimenta Sacqueville qui s’était approché dans le vent du salut, et qui, ne voulant point être en reste, rémunérait la civilité par un militarisme.

L’abbé se recoiffa à ces mots et modifia très vile et discrètement, un autre détail de sa tenue : ce fut la garde, de l’épée qui saillit désormais au-devant de sa poitrine, découpant en or, près de sa main, la lettre initiale du mot « presbyterum ».

— À qui ai je l’honneur de parler ? dit l’ecclésiastique

L’autre se nomma :

— Erbrand Sacqueville.

L’abbé avait de l’histoire.

— Tiens ! ce patronyme et ce prénom ne me sont pas inconnus.

— Ce n’est plus le même porteur, dit Sacqueville, à moins qu’il n’ait bien vieilli ou que je n’aie bien rajeuni.

— Ce… porteur, dit l’abbé, a pris dans une autre nuit, celle des temps…

— Pas plus belle que celle-ci, dit Sacqueville, respirant avec satisfaction sous la pureté de la lune.

— … L’Angleterre avec M. Guillaume… le Normand. Et à quelle autre équipée vous amusez-vous, Monsieur ? Vous prenez la France avec Guillaume… II ?

— Je prends une femme, dit Sacqueville. Et à qui ai-je l’honneur… ?

L’abbé toussa et jeta son arme, qui sonna, par terre, sur la plaque de ceinturon d’un nombril mort.

— Mon frère aîné, comme il est d’usage dans notre maison, en soutient le nom et les armes : il s’est voulu capitaine et explorateur à l’instar de Napoléon et de Crusoé. À moi n’est resté que le souci des biens spirituels : vous avez devant vous l’abbé Firmin-Éloi de Rayphusce.

— Ce nom ne m’est pas inconnu, dit à son tour Sacqueville.

— Et maintenant, mon cher, enfant, dit l’abbé, qui changea son accent un peu militaire pour celui de l’onction tout ecclésiastique, s’assit sur quelque tumulus improvisé par le massacre et croisa les mains sur son ventre : maintenant je suis prêt à vous entendre en confession.

Cette proposition inattendue provoqua chez Sacqueville — résultat plus inattendu encore — la même satisfaction qu’on éprouve ou quand on vous fait souvenir de quelque devoir très important qu’on allait oublier, ou quand on vous apporte la solution d’un problème difficile à mettre en équations.

Sacqueville dit d’un air de contentement inexprimable à l’abbé :

— « Monsieur… (car jamais de sa vie il n’avait appelé quiconque, même lui-même, par ses titres ou par un grade, et dans son enfance il s’entêtait à la fâcheuse habitude de n’ôter point son chapeau quand il rencontrait un de ses professeurs) ; Monsieur… avez-vous unn bouteille ?

L’abbé se leva, d’un sursaut explicable.

— Mon cher enfant, reprit-il, oubliez la terre et songez que l’homme est mortel…

— Pierre est mortel, récita Sacqueville. Mais moi… personnellement, je n’en sais rien. Et puis… — Il regarda circulairement le fer-à-cheval du champ de bataille jusqu’à la rivière… — Il n’y à personne… Ah si, vous.

Il dit ces derniers mots d’un ton qu’il pensait, autant qu’il fût en lui, celui de l’excuse polie.

— Oui, continua l’abbé, vous allez peut-être paraître devant le Seigneur. L’homme qui a beaucoup péché finit par se gonfler de ses péchés : c’est ce qu’on appelle l’orgueil. Il est tourmenté par le besoin déréglé de le dire à quelqu’un : c’est ce que nous appelons le remords. Il sent un vif désir, aussi, qu’une fois ce besoin satisfait, ses péchés ne soient pas ébruités, de peur d’attirer sur leur auteur des coercitions temporelles : c’est ce que nous appelons la croyance à une vie future, échéance ajournée des peines, et la soif des châtiments divins, ou en de meilleurs termes la contrition parfaite… C’est pourquoi, mon très cher fils, le confesseur est éternel.

Si Christ est aussi vieux que l’invention du feu, le premier confident de péchés, car tout secret qui tourmente est un péché (c’est pourquoi la Révélation eût été peut-être un péché et non une mer à noyer tous les péchés si elle n’eût point été révélée) le premier confesseur, mon cher fils, c’est le trou du barbier de Midas.

— Mais ses roseaux parlaient, dit Sacqueville. Et il regarda ceux du bord de la rivière.

— Parce qu’ils ne pensaient point, dit l’abbé.

— Vous autres, au fait, reprit Sacqueville, vous autres, Monsieur de Rayphusce, dans… l’ancienne loi, vous creusiez pour certaines révélations, confessions, si vous voulez, de la troisième âme, l’epithumia de Platon, un trou hors du camp avec l’herminette, couverts de votre manteau.

— C’était pour n’être point vus du soleil. Dieu n’était encore que le soleil. L’être humain n’était encore qu’une bête de nuit.

— Et maintenant Dieu n’est pas, et l’homme est l’être humain, dit Sacqueville. Avez-vous…

Tout en parlant il fouilla sous son « embrouille » en toile à bâche et en retira un papier roulé mince.

Par une association machinale de gestes, l’abbé chercha également dans sa soutane et en sortit sa fiole à cordial.

Sacqueville manifesta une vive approbation.

— C’est ce que je vous demande : une bouteille vide. Ma confession est prête, et même écrite — la voici. Vous avez très bien compris qu’on a besoin — pour soi tout seul, de raconter certaines choses, à n’importe qui… un alterutrum comme vous… Monsieur. Le prêtre fait profession d’être autre. Je suis moi aussi assez autre pour que n’importe qui soit sûrement pour moi n’importe qui. Mais j’ai besoin que le… manuscrit parvienne aux hommes avant qu’ils voient l’aventure : car il ne la raconte pas, il prépare, il explique pourquoi j’ai fait l’aventure. Mais, Monsieur, vous… êtes mortel tandis qu’une bouteille à vin, vide, c’est solide, cela est flottable, et cela va vite, au fil de l’eau. Vous devez approuver mon idée, frère de Crusoé ?

Cette tirade était assez longue pour que l’abbé, qui n’en avait pas écouté le commencement, ne reprît pas attention à la suite. Il marmonnait, les yeux perdus au-delà de la blanche couronne mortuaire du fleuve :

— Au commencement, l’Esprit de Dieu flottait sur les eaux.

Et il levait très haut, comme le prêtre fait l’élévation de l’ostensoir, au son d’une cloche, au-dessus des fidèles, il levait la bouteille — un litre vulgaire en verre blanc — à demi-pleine d’un liquide incolore dont la surface, par l’agitation, faisait des perles contre le verre.

— Nous autres, poursuivait l’abbé de Rayphusce, nous autres, comme vient de nous appeler l’Exterminateur, notre vieille loi vivifiait par l’eau, jusqu’au jour où nous pendîmes au gibet le prophète de la loi nouvelle, qui vivifia par son sang. Il flotta sur le gibet comme Noé sur les hommes qui moururent parce que c’était leur seule façon d’être ivres, il flotta sur les hommes avec sa force qui accumulait celle de toutes les bêtes, et nous nous aperçûmes que son sang était celui de la vigne, et que lui c’était Bacchus et le grand Pan. Et avant de mourir il a combattu par l’Épée comme celui-ci et c’est par son épée que tombèrent ceux qui se servaient de l’épée et que se décolla l’oreille du serviteur du grand prêtre. Et puis, ressuscité par le breuvage vert de l’éponge, il a sauté à bas de son gibet sur ses pieds de bouc, avec son ventre de faune où la circoncision avait repoussé comme repousse une barbe, une griffe, ou une corne de sabot. Et le vin intarissable coulait de son côté percé par la lance, cependant que l’Esprit était rendu à son Père.

Mais il n’y a point de Père, sinon dans l’Esprit ; le Père est soluble dans l’Esprit : l’Esprit est l’arche du Père sur les eaux. Le pharmacien anglais Hameau, ou Homais le Danois — un empirique — n’a pas analysé le précipité de sa petite drogue dont la formule est Perchance to dream, comme on dit permanganate et comme nous disons, Père Éternel. Nous, prêtres, avons catalogué en trois classes les vagabondages de la fantaisie des morts. Nous disciplinons leurs rêves. La décomposition de leur cerveau organise l’Éternité. On leur donne trop de pain pour le viatique éternel, cet aliment lourd les leste comme un défunt en pleine mer, vers l’Enfer ou le Purgatoire. Il importe que la digestion des morts soit légère. Le cordial de l’Esprit est santé souveraine et ce que les hommes traduisent : la vie future. C’est la petite flamme invisible — les physiciens connaissent bien la lampe sans flamme — qui illumine le crâne vide. Mais il faut le nettoyer du cerveau et il convient que la veilleuse de l’âme ne s’allume — comme on prend avant de s’endormir une pilule d’opium — qu’à l’article de la mort.

L’Esprit est ce Dieu futur et éternel, le même qui engrosse les vierges et qui, au commencement, flottait et sous l’espèce de qui l’homme communiera, quand il n’y aura plus besoin de communion, ou que Dieu, resté en arrière, communiera de l’homme. L’Esprit, au commencement, flottait… Dieu n’a commencé, vraisemblablement, que ce jour-là, car Moïse a voulu dire : l’Esprit qui flotte sur les eaux, c’est Dieu, et c’est pourquoi la transsubstantiation est claire ; et c’est après cette vérité, qui s’ébauchera seulement à la fin des temps, que commencera le commencement. Or je vois à de certains signes, certains, que c’est cette nuit-ci la fin des temps.

Sacqueville, comme si ce geste eût abrégé le soliloque de l’abbé, achevait de tasser le plus serré possible le petit rouleau.

— Donnez-moi la bouteille ; merci.

Il la prit très naturellement de la main de l’abbé absorbé dans sa divagation mystique.

— Ah ? elle n’est pas vide…

Il la déboucha, la flaira, essuya soigneusement le goulot avec un mouchoir brodé, pas déplié, qü’il sortit de la poche de sa culotte. Comme non satisfait de cette précaution, il renversa sa tête en arrière, et sans que le flacon touchât ses lèvres, il le vida, d’un coup dans sa bouche, de haut à la régalade. Ainsi devait boire, quoique du plus doux, l’ancêtre normand.

L’abbé le regarda seulement alors.

— Oui, dit Sacqueville tranquillement, nous avons fait, dans l’évolution, quelques mètres depuis le cobaye.

L’abbé le contempla avec des yeux de fou, ne cria point, car sa voix s’étrangla. Sacqueville crut percevoir, au fond de sa gorgé, les deux mots hébreux qui expriment : Dieu est mort !

L’abbé courut ramasser, les deux mains en avant, son sabre.

Sacqueville s’essuya d’abord la bouche avec le mouchoir, qu’il garda entre ses dents, conserva sa « confession » dans sa main gauche, de la droite tira Glodyte, laissée soigneusement engaînée à deux pas, dans le ventre du capitaine Canon, prit la lame sanglante par le milieu entre ses dents, à l’abri du mouchoir, repassa le rouleau de papier dans la main droite, reprit la bouteille vide de la gauche, y inséra avec précaution le manuscrit, et se mit en devoir de chercher le bouchon qui était quelque part et pas très loin par terre.

L’abbé arrivait sur lui comme la foudre ou plus brièvement comme un fou, et fendait d’une détente instantanée ses longues jambes pour un coup de pointe à la poitrine de Sacqueville, largement découverte.

Celui-ci retrouvait avec plaisir le bouchon qui était sous une feuille de Saule en mauvais état ; il cacheta la bouteille, la jeta doucement — il eût été imprudent de se baisser, mais il plia sur ses jarrets, ce qui avait l’avantage de le placer en garde ; il la jeta derrière lui dans l’herbe, en sûreté, prit Glodyte par la poignée de la main droite et fit glisser, en une fraction de seconde, la lame, dans le mouchoir, entre ses dents, jusqu’à la pointe. La lame durant cette fraction de seconde, fit cerceau. Le bras et la lame se détendirent ; celle-ci quitta la bouche comme on crache.

En effet, Sacqueville pencha un peu la tête pour cracher le mouchoir souillé. La détente du cerceau d’acier balaya l’espace entre les deux escrimeurs et chassa à grand fracas la pointe de l’abbé à droite de son adversaire, en seconde.

— Ah ! ah ! dit l’abbé, l’épée en barre ?

Et il devint immédiatement très calme et très maître de soi, car il était brave.

— Ah ah ! dit aussi Sacqueville, vous parlez ? Le… coup du gendarme, alors ? La maréchaussée vient à la rescousse ? Soit, c’est une armée à la deuxième puissance, et, au fait nous avious commencé une conversation.

Pendant trois minutes, les deux lames courbes tintèrent et se froissèrent, celle de l’abbé plus lourde et appropriée à sa puissante poigne, Glodyte trop fine un peu pour des parades nettes et inquiétante par l’absence de garde pour l’intégrité des phalanges et de l’avant-bras. Sacqueville se garait donc avec toute l’attention possible des « coups de manchette ». Il dut rompre quelques pas et sentit contre sa jambe gauche la précieuse bouteille. Il s’écrasa sur cette jambe, ramassa le dépôt fragile, qu’il tint à l’abri derrière son dos. Stimulé par cette forfanterie, l’abbé se prit à tenir son sabre d’une manière inusitée et parla encore. Il était devenu d’un tel sang-froid que sa voix, par une attraction naturelle, s’était de nouveau confite en l’onction sacerdotale.

— Mon cher enfant, dit-il — et, non par nécessité, mais comme par obséquiosité, comme il se fût effacé devant quelque hôte, il rompait à son tour, jusqu’à ce qu’il fût adossé aux roseaux, à moins d’un mètre de la rivière ; mon cher enfant, il n’est pas très convenable qu’un ecclésiastique, fût-il militaire, use contre son prochain de l’escrime, du moins telle que la pratique, le siècle. Il y a sept péchés capitaux, comme vous le savez, et comme vous le savez aussi, fort bien ma foi [il para] huit gardes d’escrime. J’ai inventé, à mon usage…

— Un huitième péché capital ? dit Sacqueville.

— Une garde nouvelle, la neuvième, absolument inusitée et inédite. C’est pourquoi… Ainsi… bien !… j’ai baptisé cet engagement où nous sommes la garde de none. Ne croyez point à un jeu de mots irréligieux ni hétérosexuel, mon cher fils…

— C’est une quarte relevée ou une tierce avec la main de quarte, dit Sacqueville en « trompant » méticuleusement un double contre-de-none. Et il ajouta :

— En effet, cela n’a pas servi, et c’est un nom d’heure.

L’abbé ferrailla deux secondes.

Un bref travail de réflexion lui restitua toute sa démence :

— None ! none ! none ! (Il battit le fer, comme une cloche, trois coups) la neuvième heure du soleil, trois heures après-midi ! Le soleil se couvrit de ténèbres, les pierres se fendirent, de nombreux morts ressuscitèrent, coururent, par la ville et apparurent à plusieurs… Jean a baptisé dans l’eau, mais dans peu de jours…

— Le voile du temple se déchire, dit Sacqueville, et pour la première fois, depuis le duel avec l’abbé, il se fendit et ramena vivement à lui Glodyte, comme on repêche une noyée.

Il la repêchait du sang de l’abbé et l’abbé tombait, à plat sur le dos, au fleuve, puis, par une réaction du choc, il culbuta en avant, exhibant d’abord sa tonsure, peu après son fond de culotte auquel les pans de sa soutane épanouirent une collerette de chérubin calciné.

Son sabre, chu sur le pommeau, restait debout à même une touffe de glaïeuls non encore fleuris, qui l’étayaient, et pareil à leurs feuilles.

L’abbé s’emplit. La bouteille, jetée après lui, flotta. Le dernier glouglou articulé qu’expira la bouche de l’aumônier fut :

— Au commencement, l’Esprit de Dieu flottait…

Autour de cette bulle pour centre, sur les eaux, des cercles s’élargirent jusqu’à ce que leur circonférence ne fût plus nulle part.

C’est ainsi que l’abbé Firmin-Éloi de Rayphusce fut du même coup, qu’il but des eaux, anabaptiste et canonisé.

La bouteille porteuse de parole, pareille à un grand ovaire de nénuphar ou à la mâchoire supérieure d’un crocodile, titubait franchissant ces cercles, et s’acheminant en aval, vers les hommes.

Du bout de sa pointe un peu faussée, comme un chiffonnier, de son crochet, cherche le fabuleux espoir d’un diamant perdu, lequel tâche à se refaire une gangue dans l’ordure, Erbrand Sacqueville vérifia si Jeanne Sabrenas n’était point parmi les morts. Il avait tâché, pourtant, de la laisser au delà de son cercle, de sa zone dangereuse.

Ce fut une dégoûtante besogne : sang et excréments posthumes — ne s’en vidaient-ils pas, les morts, pour se gonfler des Rêves de l’abbé ? Le méconnaissable de beaucoup de faces écrabouillées obligeait Sacqueville, pour vérification du sexe, à déboutonner des uniformes. Nous ne racontons pas cette besogne, bien qu’elle fût longue. Elle ne servit qu’à prouver à l’Exterminateur que tous ses morts étaient bien morts. L’aube s’annonçait à ce signe, que Sacqueville y voyait moins clair qu’auparavant. La lune s’effaçait, usée enfin des biffages de nuages. Il dépouilla sa chape de boucherie, faix raide de la libation du sang de tous les cadavres du champ. Il la jeta, et aussi sa culotte, dans la rivière, non point pour qu’elles devinssent, comme la « bouteille de confession » ou « le litre des péchés », des reliques pour les hommes, mais tout bonnement pour qu’à tremper, elles se pussent laver un peu toutes seules. L’éternel courant serait sa blanchisseuse. Il avait découvert une place d’eau pas profonde et sur un lit de gravier, où elles seraient retenues au bord par des roseaux. Trois goujons y rabouillaient, blonds. Il ne se proposa point de se plonger lui-même plug loin dans la rivière, pour se purifier : ses vêtements hermétiques l’avaient très suffisamment protégé. Et il s’était torché de tout un cheval. Il se lava donc seulement, avec délicatesse, la main droite. Des oiseaux s’éveillaient. Un merle persifla.

Erbrand Sacqueville, ses hardes de mort ôtées, entrait dans l’état de quiétude agréable du bourreau qui prend ses pantoufles. Il est vrai que ce geste s’était transposé pour lui à se mettre tout nu. Sobre, il n’usait, quand il n’avait point à sa disposition des piles dignes de lui de victuailles ni des vins assez respectables pour qu’il pût apprendre d’eux la démence sénile, que de l’air du temps. Quant au costume, celui de dessus ne l’intéressait guère. Donc, et soucieux néanmoins de quelque confort, il chaussa, jusqu’au cou, les vastes pantoufles faites de toute l’aurore. Ainsi, il marchait sur le ciel par tous ses pores.

Et voyant que son œuvre était, sinon bonne au moins terminée, il s’offrit de faire de l’art et de jeter — après s’être délecté à pisser vers le fleuve pour aguicher la curiosité des ablettes — un commandement assez tardif pour être posthume. Il sifflota, comme le merle matinal, pour sa jouissance particulière et tant soit peu puérile, les mesures ordurières de la sonnerie « Cessez le feu » :

Rabats ta ch’mis’ ma femm’, ça y est…

C’est à ce moment qu’elle lui tira le coup de revolver.

Au moment où Erbrand Sacqueville, tout nu, venait de jeter sa culotte à l’eau, quelque chose fit ouiff et presque en même temps ploc sur l’étoffe mouillée — celle-ci se comporta, en fait, aidée du bouclier complaisant de la réfraction, comme si elle fût imperméable aussi aux balles. Une détonation bien reconnaissable, à une oreille experte, pour celle d’un revolver d’ordonnance, retentit à l’endroit où le fer-à-cheval d’eau se liait, par la touffe du petit bois, à la terre ferme. Deux autres coups de feu, plus rapprochés, suivirent. Au quatrième, Sacqueville se décida à se retourner de son occupation d’ajouter de l’eau au fleuve, et vit le travesti indigo et garance de Fleur-de-Sabre qui accourait sur lui et lui lâchait, le plus vite que pouvaient tricoter ses petits doigts, ses trois « dernières balles. Puis elle lui lança à la tête, le balançant de haut en bas, « en fille », le revolver, lequel fît jaillir l’eau et acheva de lester la culotte sur le gravier. Les goujons s’intéressèrent.

Enfin elle prit mie pierre, qui fit une double besogne : le caillou atteignit Sacqueville à la lèvre, et le coin de sa bouche saigna. Un peu de terre humide se détacha de la pierre pendant sa trajectoire. La boue arriva avant la pièrre et s’éclaboussa sur la poitrine de l’homme nu, à gauche. Erbrand Sacqueville essuya le sang avec sa main droite, pas avec l’autre, car le frôlement de son avant-bras aurait pu écailler sa décoration de boue, qui, malgré le point percuté, ne lui avait pas fait mal au cœur.

Et c’était sa première relation à même la chair avec Jeanne Sabrenas. Il la salua, de la tête, avec une parfaite politesse.

Jeanne s’arrêta à six pas, parce que c’est la distance réglementaire et peut-être parce que c’était le chiffre des charges du barillet qu’elle s’exaspérait de voir vide, car c’était son premier tonnelet de cantinière.

— Pardon, dit-elle, je ne vous avais pas reconnu, militaire.

Pour elle, la nudité était un uniforme.

Elle y retrouvait autre chose que le fiancé qu’elle n’avait connu qu’habillé et la même chose, sinon mieux, qu’elle cherchait chez tous.

Et la bouche rouge et les deux seins de l’homme, maître du champ, étaient trois étoiles de la couleur de là Planète Rouge.

Par pudeur peut-être, ou par vice, elle regarda les autres, plus vêtus.

— Ils ne sont pas morts, dit-elle.

— Où étiez-vous ? dit Sacqueville.

— Là, à l’abri du gros arbre. Je me suis levée quand ils ont pris aussi le matelas. Et puis je suis sortie parce que les canons étaient trop près. Ils couvraient le reste, comme un locataire au-dessus, qui n’est pas tranquille.

— Pourquoi aviez-vous le revolver ? Pour tuer des ennemis selon l’ordonnance ?

— Oh non ! — Elle eut un sourire d’adorable innocence. — J’ai voulu une arme pour qu’on ne me viole pas.

— Et les six hussards sur le matelas ? dit Sacqueville. J’oublie, c’est vrai : ils n’étaient que six.

— Et surtout, dit-elle, vous saviez bien que je m’appelle Jeanne, comme l’autre.

— Jehanne, dit Sacqueville.

— Avec un h, parce qu’èlle s’essoufflait. C’est pour cela qu’on l’a appelée Jeanne Hachette.

— Ce n’est pas la même, dit Sacqueville.

— Je sais bien : la vraie, on l’appelle : la Pucelle d’Orléans ; mais au couvent on m’a appris qu’elle était née à Domrémy, près de Vaucouleurs. Je suis une jeune fille bien élevée qui ne permettrait point qu’on lui parlât autrement que par noms d’oiseaux…

— Duvet et pétales, dit-il.

— Je sais mon histoire et ma géographie : elle, on ne l’a appelée Pucelle qu’après Orléans.

— Nulle n’est pucelle en son pays, sententia Sacqueville.

— Elle a pu être faite Pucelle sur le champ de bataille, dit très naïvement la fille.

Et, le barillet nourricier de mort étant vide, ils n’eurent rien de mieux à faire que d’explorer des yeux l’étendue du champ.

— Ils ne sont pas morts ! cria-t-elle de nouveau, plus douloureusement. Ils ne sont pas morts ! J’ai tout vu, mais c’est impossible. Tu n’as pu les tuer, tu n’es pas soldat, puisque tu es tout seul. Ils dorment, tout bonnement, et ils ont raison : il fait à peine jour.

Elle sourit comme d’une idée espiègle. Prolongeant la vibration légère de son sourire presque rire, parallèle à l’aube presque jour, son pied butait en même temps contre un long clairon encore dans la crasse d’un poing. Elle le ramassa et suça l’embouchure souillée.

— Le clairon de garde a fait la bombe et roupille, dit-elle, mais le réveil est à cinq heures.

Elle vérifia, à une petite montre très simple.

— Taupin m’a appris un peu.

Son pantalon d’uniforme, ses guêtres blanches, la vêtaient en petit élève-clairon fort acceptable. On n’aurait pas vu que ses boucles blondes n’étaient point à l’ordonnance, si elle n’eût perdu son képi à sa bataille contre Sacqueville. Ses joues poupines se gonflaient.

Et, de même que Sacqueville avait lancé ses commandements du centre exact de tous les échos, entre les collines de la vallée, elle sonna le Réveil.

Elle sonnait faux, et deux ou trois notes eurent l’air de baisers sur l’embouchure : de simples baisers, ce qui ne comptait, pas pour la fille : des pékins de baisers. Mais les sonorités étranges prenaient un timbre exotique, immémorial ou divin. Les douze échos, dans une discipline ou un culte pour le moins de dulie, répercutaient, amplifiaient, fuguaient et variaient le cri de la trompette. Involontairement, Sacqueville associait aux notes les paroles militaires :

Soldat, lève-toi,
Soldat, lève-toi — bien vite.
Si tu n’veux pas t’lever
Fais-toi porter malade…

Il n’y en avait pas un seul qui ne se fût fait « porter malade », et, comme on disait au temps de la chevalerie, « porter par terre ».

À même la rose du cul du clairon, puisque sa bouche est à l’opposite, par où il parle, Fleur-de-Sabre, le Réveil achevé par elle flambant encore dans les derniers échos, sonnait toujours, vers les morts :

Aux caporaux, les évoquant par leur grade, accompagné, d’une syllabe obscène, monosyllabique et réglementaire, qui se faisait, au fond de l’insulte, éplorée et amoureuse :

Aux sergents :

Sergent, tentant…
Sergent, tentant…

Au sergent-major et au tambour-major :

Au rapport sergent-major…
…Il a cinq pieds six pouces
Et des galons en or !

Elle essaya de les corrompre par l’or, et sonna pour les paysans pauvres, « aux lettres » — pour eux : les mandats :

…Des nouvell’s du pays.

Et, « au pas gymnastique », la visite du médecin :

Le voilà qui vient…
.....main,
.....bien.
Il ne vous dira rien.

Elle se retourna, indignée, vers Sacqueville, après un « couac » de sa trompette : du pavillon dégouttaient des larmes :

— C’est toi qui « fais » faux, tu ne sais pas l’air.

Car debout à ses côtés, dans la vallée, où l’aube humide fumait, il fredonnait malgré lui, deux octaves au-dessous du cuivre grave :

Quando Judex est venturus…

Et pour ne pas se mettre dans le chemin de Fleur-de-Sabre qui courait partout, derrière son ciairon, comme un équilibriste suit, sur son nez, une plume de paon, il s’était assis, sans penser à mal, par terre :

Judex ergo cum sedebit…

— Veux-tu pas dire de cochonneries ? cria la fille furieuse.

Et elle s’en prit aux morts, elle leur coiffa l’oreille du pavillon de cuivre vibrant, elle se jeta sur des corps qu’elle embrassa, elle en secoua d’autres et en gifla d’autres et en resecoua les mêmes, avec de gros mots et des jurons grossiers.

Et pour sonner « aux officiers » elle fit comme elle avait fait quand elle était vierge, elle jeta ses habits n’importe où, mais, parce qu’elle était frileuse, elle garda sa longue chemise bleu pâle.

Et exaspérée qu’aucun fantassin n’eût bougé, même au sommet des grades, elle souffla sur eux dans le clairon, comme dans un tromblon à crachats, le galop des chevaux :

Fantassins, fantassins, fantassins,
Tout petits, tout petits, tout petits !

Mais les cavaliers n’étaient plus plus grands que la « ligne », puisque leurs chevaux, découpés à plat et rongés par l’herbe, n’avaient plus de dimensions. Les sabots, qui ne foulent point l’homme, faisaient des fleurons de tapisseries dans les vides.

Sacqueville, de peur qu’elle ne s’épuisât, lui décolla très doucement le clairon de la bouche et le lui prit des mains, attendit que les échos eussent fini de s’expliquer entre eux tous seuls, et de commenter ce qu’elle avait dit, et quand la vallée fut calme, comme dépose une coupe mousseuse, lui ne chercha d’autre commentaire que le plus simple :

— Vous sonnez comme un ange, dit-il,


— Et maintenant, reprit Sacqueville, pourquoi avez-vous tiré ?

— Pour rire, pour voir si c’était bien vous. L’homme sur le cheval, tout à l’heure, le canon aussi tirait dessus et ça ne lui faisait rien. C’est amusant d’avoir un homme sur qui on peut tirer des coups de canon pour rire.

Mais alors, continua-t-elle, monsieur tout nu, tu n’es pas un malingre ni un lâche ? puisque tu n’es pas mort ? — Oh oui, ils sont trop morts, eux, là-bas, par terre.

Ils allèrent voir, et refirent, plus brièvement, l’expédition macabre de Sacqueville, Fleur-de-Sabre déboutonnant encore les uniformes, sans motif. Elle reconnut le capitaine Canon, inondé d’un jaillissement rouge depuis le moment où Sacqueville retira l’épée ; et elle lui improvisa, sur un air d’opérette, cette oraison funèbre :

Le capitaine Canon,
Mouillé comme un’ grenouille,
Dit à ses compagnons,
V’nez m’essuyer les coudes…

Arrivée devant Taupin, débarbouillé par le sang, un œil crevé et écarlate, sa capote hachée de balles, une jambe brisée par un boulet et les pieds nus jusqu’au vif, elle dit d’un ton de dupe détrompée :

— Tiens ! Il était albinos !

Et elle sauta au cou de Sacqueville.

— Tu veux bien de moi ?

— Plus que tous ceux-là, répondit-il ; mais pas de la même manière.

Il nettoyait avec grand soin, tout en n’écartant point de lui Fleur-de-Sabre, son épée dans l’herbe.

D’un baiser, la fille mangea, sur son sein gauche, son étoile de boue.

Alors, il prit Glodyte par le milieu de la lame, à longueur de dague, le petit doigt vers la pointe, et frappa entre les deux seins qui tendaient, à hauteur de son cœur à lui, la chemise couleur du temps. Il lâcha la main comme il l’eût rendue à un cheval ou comme s’il eût craint de toucher l’étoffe et, très vite, poussa la poignée. Les grands yeux bleus dilatés le fixaient avec épouvante mais sans expression de douleur ni d’étonnement. Ils garderaient sûrement son image, la dernière. Et pour la contenir, ils se dilateraient, à sa mesure, jusqu’à une largeur héroïque.

Et Erbrand Sacqueville, en échange, garda le fer qui l’avait pénétrée — autrement.

La Pucelle de Morsang ! Quand il remit sa lame au fourreau fait d’un cep de vigne, le sang — oui, virginal, remplit la gaîne que Sacqueville tenait debout de la main gauche comme pour y décanter un élixir précieux. La poignée de bois hermétique boucha le graal. La virole d’argent le scella avec un tintement de pêne définitif Et pour l’Observateur Superficiel, Erbrand Sacqueville n’avait entre les mains qu’un cep mort — cep est pourtant le noyau de sceptre — raccourci et embouti, comme on musèle à l’usage de l’homme.

Il traîna le corps à la rivière. Par un pur hasard, s’accrocha aux dentelles, qui retissaient une pudeur à la gorge, et peut-être s’implanta dans la blessure, goulue parce qu’elle était aux premiers bancs de l’école des lèvres de sa maîtresse — s’accrocha le pétiole d’une fleur de glaïeul, née pendant la nuit, à l’endroit où s’était semé le sabre de l’abbé et où peut-être s’était épanoui son rêve. La fleur d’or pâle s’élevait toute droite entre les deux seins.

Elle et eux deux, ils silhouettèrent une trinité phallique, durant que la fille flottait quelque temps, et il semblait que ce fût sous le poids du lourd emblème que, cambré en arrière comme un sabre vaincu, sombra le corps.

À deux pas de la berge, Sacqueville contempla une minute la lente dérive. L’épave, avec cette hampe fleurie plantée, évoquait celles où les rois, en Seine, signaient leur justice sur un écriteau.

— Laissez passer mon caprice, dit Sacqueville.

Plus tard, les mariniers trouvèrent la morte, culbutée à l’envers, en posture de cake-walk. Son sexe émergea le premier boire l’air que respirent les hommes, et au petit bruit de baiser qu’il fit, en crevant la surface, comme un cyprin gobe une miette de gâteau, on vit qu’il leur disait :

— Bonjour.

Erbrand Sacqueville fit en avant les deux pas qui le séparaient de l’eau, se pencha, et — malgré le regret que nous avons de ne point conclure par un dénouement plus attendu et plus moral — il remit sa culotte. Mais osera-t-on dire que ce geste ne soit pas moral ?

La culotte et l’« embrouille » étaient parfaitement lavées. L’eau de ses espadrilles, au départ, s’exprima. Il n’oublia pas sa canne. Erbrand Sacqueville ne gardai de cette aventure que deux souvenirs : l’un matériel, sa canne, dont aucun armurier ne put jamais, même par le subterfuge de la torsion dentelée d’une « pince à gaz », dégainer l’épée collée par le sang jaloux, ce qui accrédita l’opinion que la canne ne récélait ni sang, ni épée. Glodyte avait hérité de la virginité de Fleur-de-Sabre.

Secondement, au point de vue mental : il prit l’habitude de relater à tout propos ses campagnes, encore que jamais manifestement il n’eût, ainsi que ce récit le prouve — été militaire.

Alfred Jarry