Aller au contenu

La Légende des siècles/La Comète

La bibliothèque libre.
La Comète
La Légende des sièclesCalmann-Lévy2 (p. 111-121).


Il avait dit : — Tel jour cet astre reviendra. —

Quelle huée ! Ayez pour Vishnou, pour Indra,
Pour Brahma, pour Odin ou pour Baal un culte ;
Affirmez par le fer, par le feu, par l'insulte,
L'idole informe et vague au fond des bleus éthers,
Et tous les Jéhovahs et tous les Jupiters Échoués dans notre âme obscure sur la grève
De Dieu, gouffre où le vrai flotte et devient le rêve ;
Sur les Saint-Baboleyns et sur les Saint-Andrés
Soyez absurde et sombre autant que vous voudrez ;
Dites que vous avez vu, parmi les mouettes
Et les aigles, passer dans l'air des silhouettes
De maisons qu'en leurs bras tenaient des chérubins ;
Dites que pour avoir aperçu dans leurs bains
Des déesses, rondeurs célestes, gorges blanches,
On est cerf à jamais errant parmi les branches ;
Croyez à tout, aux djinns, aux faunes, aux démons
Apportant Dieu tremblant et pâle sur les monts ;
Soyez bonze au Tonquin, mage dans les Chaldées ;
Croyez que les Lédas sont d'en haut fécondées
Et que les cygnes font aux vierges des enfants ;
Donnez l'Égypte aux bœufs et l'Inde aux éléphants ;
Affirmez l'oignon dieu, Vénus, Ève, et leur pomme ;
Et le soleil cloué sur place par un homme
Pour offrir un plus long carnage à des soldats ;
Inventez des Korans, des Talmuds, des Védas,
Soyez un imposteur, un charlatan, un fourbe,
C'est bien. Mais n'allez pas calculer une courbe,
Compléter le savoir par l'intuition,
Et, quand on ne sait quel flamboyant alcyon
Passe, astre formidable, à travers les étoiles,
N'allez pas mesurer le trou qu'il fait aux toiles
Du grand plafond céleste, et rechercher l'emploi
Qu'il a dans ce chaos d'où sort la vaste loi ; Laissez errer là-haut la torche funéraire ;
Ne questionnez point sur son itinéraire
Ce fantôme, de nuit et de clarté vêtu ;
Ne lui demandez pas : Où vas-tu ? D'où viens-tu ?
Ne faites pas, ainsi que l'essaim sur l'Hymète,
Rôder le chiffre en foule autour de la comète ;
Ne soyez pas penseur, ne soyez pas savant,
Car vous seriez un fou. Docte, obstiné, rêvant,
Ne faites pas lutter l'espace avec le nombre ;
Laissez ses yeux de flamme à ce masque de l'ombre ;
Ne fixez pas sur eux vos yeux ; et ce manteau
De lueur où s'abrite un sombre incognito,
Ne le soulevez pas, car votre main savante
Y trouverait la vie et non pas l'épouvante,
Et l'homme ne veut point qu'on touche à sa terreur ;
Il y tient ; le calcul l'irrite ; sa fureur
Contre quiconque chercher à l'éclairer, commence
Au point où la raison ressemble à la démence ;
Alors il a beau jeu. Car imagine-t-on
Rien qui semble ici-bas mieux fait pour Charenton
Qu'un ascète perdu dans des recherches sombres
Après le chiffre, après le rêve, après des ombres,
Guetteur pâle, appliquant des verres grossissants
Aux faits connus, aux faits possibles, au bon sens,
Regardant le ciel spectre au fond du télescope,
Chez les astres voyant, chez les hommes myope !
Quoi de plus ressemblant aux insensés que ceux
Qui, voyant les secrets d'en haut venir vers eux, Marchent à leur rencontre et donnent aux algèbres
L'ordre de prendre un peu de lumière aux ténèbres,
Et, sondant l'infini, mer qui veut se voiler,
Disent à la science impassible d'aller
Voir de près telle ou telle étoile voyageuse,
Et de ne revenir, ruisselante plongeuse,
De l'abîme qu'avec cette perle, le vrai !
D'ailleurs ce diamant, cet or, ce minerai,
Le réel, quel mineur le trouve ? Qui donc creuse
Et fouille assez avant dans la nature affreuse
Pour pouvoir affirmer quoi que que ce soit ? Hormis
L'autel connu, les jougs sacrés, les dieux permis,
Et le temple doré que la foule contemple,
Et l'espèce de ciel qui s'adapte à ce temple,
Rien n'est certain. Est-il rien de plus surprenant
Qu'un rêveur qui demande au mystère tonnant,
À ces bleus firmaments où se croisent les sphères,
De lui conter à lui curieux leurs affaires,
Et qui veut avec l'ombre et le gouffre profond
Entrer en pourparlers pour savoir ce qu'ils font,
Quel jour un astre sort, quel jour un soleil rentre,
Et qui, pour éclairer l'immensité de l'antre
Où la Pléïade avec Sirius se confond,
Allume sa chandelle et dit : J'ai vu le fond !
Un pygmée à ce point peut-il être imbécile ?
Oui, Cardan de Pavie, Hicétas de Sicile
Furent extravagants, mais parmi les songeurs
Qui veillent, épiant les nocturnes rougeurs, En est-il un, parmi les pires, qui promette
Le retour de ce monstre éperdu, la comète ?
La comète est un monde incendié qui court,
Furieux, au delà du firmament trop court ;
Elle a la ressemblance affreuse de l'épée ;
Est-ce qu'on ne voit pas que c'est une échappée ?
Peut-être est-ce un enfer dans le ciel envolé.
Ah ! vous ouvrez sa porte ! Ah ! vous avez sa clé !
Comme du haut d'un pont on voit l'eau fuir sous l'arche,
Vous voyez son voyage et vous suivez sa marche ;
Vous distinguez de loin sa sinistre maison ;
Ah ! vous savez au juste et de quelle façon
Elle s'évade et prend la fuite dans l'abîme !
Ce qu'ignorait Jésus, ce que le Kéroubime
Ne sait pas, ce que Dieu connaît, vous le voyez !
Les yeux d'une lumière invisible noyés,
Pensif, vous souhaitez déjà la bienvenue
Dans notre gouffre d'ombre à l'immense inconnue !
Vous savez le total quand Dieu jette les dés !
Quoi ! cet astre est votre astre, et vous lui défendez
De s'attarder, d'errer dans quelque route ancienne,
Et de perdre son temps, et votre heure est la sienne !
Ah ! vous savez le rhythme énorme de la nuit !
Il faut que ce volcan échevelé qui fuit,
Que cette hydre, terreur du Cancer et de l'Ourse,
Se souvienne de vous au milieu de sa course
Et tel jour soit exacte à votre rendez-vous !
Quoi ! pour avoir, ainsi qu'à l'épouse l'époux, Donné vos nuits à l'âpre algèbre, quoi ! pour être
Attentif au zénith comme au dogme le prêtre,
Quoi ! pour avoir pâli sur les nombres hagards
Qui d'Hermès et d'Euclide ont troublé les regards,
Vous voilà le seigneur des profondes contrées !
Vous avez dans la cage horrible vos entrées !
Vous pouvez, grâce au chiffre escorté de zéros,
Prendre aux cheveux l'étoile à travers les barreaux !
Vous connaissez les mœurs des fauves météores,
Vous datez les déclins, vous réglez les aurores,
Vous montez l'escalier des firmaments vermeils,
Vous allez et venez dans la fosse aux soleils !
Quoi ! vous tenez le ciel comme Orphée une lyre !
En vertu des bouquins qu'on peut sur les quais lire
Qui sur les parapets s'étalent tout l'été
Feuilletés par le vent sans curiosité,
Vous atome, âme aveugle à tâtons élargie,
De par Bezout, de par l'X et l'Y grec, magie
Dont l'informe grimoire emplit votre grenier,
Vous nain, vous avez fait l'Infini prisonnier !
Votre altière hypothèse à vos calculs l'attelle !
Vous savez tout ! Le temps que met l'aube immortelle
À traverser l'azur d'un bout à l'autre bout,
Ce qui, dans les chaos, couve, fermente et bout,
Le bouvier, le lion, le chien, les dioscures,
La possibilité des rencontres obscures,
L'empyrée en tous sens par mille feux rayé,
Les cercles que peut faire un satan ennuyé En crachant dans le puits de l'abîme, les ondes
Du divin tourbillon qui tourmente les mondes
Et les secoue ainsi que le vent le sapin,
Vous avez tout noté sur votre calepin !
Vous êtes le devin d'en haut, le cicerone
Du pâle Aldebaran inquiet sur son trône !
Vous êtes le montreur d'Allioth, d'Arcturus,
D'Orion, des lointains univers apparus,
Et de tous les passants de la forêt des astres !
Vous en savez plus long que les grands Zoroastres
Et qu'Esdras qui hantait les chênes de Membré ;
Vous êtes le cornac du prodige effaré ;
La comète est à vous ; vous êtes son pontife ;
Et vous avez lié votre fil à la griffe
De cet épouvantable oiseau mystérieux,
Et vous l'allez tirer à vous du fond des cieux !
Londre, offre ton Bedlam ! Paris, ouvre Bicêtre !

Tout cela s'écroula sur Halley.

                                                        Votre ancêtre,
Ô rêveurs ! c'est le noir Prométhée, et vos cœurs,
Mordus comme le sien par les vautours moqueurs,
Saignent, et vous avez au pied la même chaîne ;
L'homme a pour les chercheurs un Caucase de haine ;
Empédocle est toujours brûlé par son volcan ; Tous les songeurs, marqués au front, mis au carcan,
Râlent sur l'éternel pilori des génies
Et des fous. Ce Halley, certes, qu'aux gémonies
Rome eût traîné, qu'Athène au cloaque eût poussé,
Était impie, à moins qu'il ne fût insensé !
Jamais homme ici-bas ne s'était vu proscrire
Par un si formidable et sombre éclat de rire ;
Tout l'accabla, les gens légers, les sérieux,
Et les grands gestes noirs des prêtres furieux.
Quoi ! cet homme saurait ce que la Bible ignore !
La vaste raillerie est un dôme sonore
Au-dessus d'une tête, et ce sinistre mur
Parle et de mille échos emplit un crâne obscur.
C'est ainsi que le rire, infâme et froid visage,
Parvient à faire un fou de ce qui fut un sage.
Halley morne s'alla cacher on ne sait où.
Avait-il été sage et fut-il vraiment fou ?
On ne sait. Le certain c'est qu'il courba la tête
Sous le sarcasme, atroce et joyeuse tempête,
Et qu'il baissa les yeux qu'il avait trop levés.
Les petits enfants nus courant sur les pavés
Le suivaient, et la foule en tumulte accourue
Riait, quand il passait le soir dans quelque rue,
Et l'on disait : C'est lui ! chacun voulant punir
L'homme qui voit de loin une étoile venir.
C'est lui ! le fou ! Les cris allaient jusqu'aux nuées ;
Et le pauvre homme errait triste sous les huées.
Il mourut. 

                            L'ombre est vaste et l'on n'en parla plus.
L'homme que tout le monde insulte est un reclus,
On l'évite vivant et mort on le rature.
Ce noir vaincu rentra dans la sombre nature ;
Il fut ce qui s'en va le soir sous l'horizon ;
On le mit dans un coin quelconque d'un gazon
À côté d'une église obscure, vraie ou fausse ;
Et la blême ironie autour de cette fosse
Voleta quelque temps, étant chauve-souris ;
Un mort donne fort peu de joie aux beaux esprits ;
Un cercueil bafoué ne vaut pas qu'on s'en vante ;
Ce qui plaît, c'est de voir saigner la chair vivante ;
Contre ce qui n'est plus pourquoi s'évertuer,
Et, quand un homme est mort, à quoi bon le tuer ?
Que sert d'assassiner de l'ombre et de la cendre ?
Donc chez les vers de terre on le laissa descendre ;
La haine s'éteignit comme toute rumeur ;
On finit par laisser tranquille ce dormeur,
Et tu t'en emparas, profonde pourriture ;
Ce jouet des vivants tomba dans l'ouverture
De l'inconnu, silence, ombre où s'épanouit
La grande paix sinistre éparse dans la nuit ;
Et l'herbe, ce linceul, l'oubli, ce crépuscule,
Eurent vite effacé ce tombeau ridicule.
L'oubli, c'est la fin morne ; on oublia le nom,
L'homme, tout ; ce rêveur digne du cabanon,
Ces calculs poursuivant dans leur vagabondage
Des astres qui n'ont point d'orbite et n'ont point d'âge, Ces soleils à travers les chiffres aperçus ;
Et la ronce se mit à pousser là-dessus.

Un nom, c'est un haillon que les hommes lacèrent,
Et cela se disperse au vent.

                                                Trente ans passèrent.
On vivait. Que faisait la foule ? Est-ce qu'on sait ?
Et depuis bien longtemps personne ne pensait
Au pauvre vieux rêveur enseveli sous l'herbe.
Soudain, un soir, on vit la nuit noire et superbe,
À l'heure où sous le grand suaire tout se tait,
Blêmir confusément, puis blanchir, et c'était
Dans l'année annoncée et prédite, et la cime
Des monts eut un reflet étrange de l'abîme
Comme lorsqu'un flambeau rôde derrière un mur,
Et la blancheur devint lumière, et dans l'azur
La clarté devint poupre, et l'on vit poindre, éclore,
Et croître on ne sait quelle inexprimable aurore
Qui se mit à monter dans le haut firmament
Par degrés et sans hâte et formidablement ;
Les herbes des lieux noirs que les vivants vénèrent
Et sous lesquelles sont les tombeaux, frissonnèrent ;
Et soudain, comme un spectre entre en une maison, Apparut, par-dessus le farouche horizon,
Une flamme emplissant des millions de lieues,
Monstrueuse lueur des immensités bleues,
Splendide au fond du ciel brusquement éclairci ;
Et l'astre effrayant dit aux hommes : « Me voici ! »