Histoire socialiste/La Constituante/Causes de la Révolution

La bibliothèque libre.
sous la direction de
Jules Rouff (p. 13-146).

CONSTITUANTE ET LÉGISLATIVE

I

CAUSES DE LA RÉVOLUTION

Sous l’ancien régime, la nation était dominée par les nobles, l’Église et le roi. Les nobles avaient perdu peu à peu par le développement de la monarchie française leur puissance du moyen-âge ; ils n’étaient plus de quasi-souverains, et les plus hauts d’entre eux, jadis vassaux rebelles, n’étaient que les premiers des courtisans. Mais ils jouissaient encore de privilèges très élevés.

Bien que singulièrement réduite et refoulée par la justice royale, la justice seigneuriale subsistait encore : les juges des grands fiefs avaient été dépossédés les premiers au profit des juges royaux ; mais dans les petits fiefs, dans les petits domaines nobles, les juges seigneuriaux rendaient encore la justice. Il est vrai que dans les causes qui n’intéressaient pas directement les droits féodaux ils se bornaient à faire les premières informations et à constater les délits. Mais cela même était important. D’ailleurs, ils jugeaient au fond dans toutes les causes intéressant les droits féodaux, et ceux-ci étaient si variés, si complexes, ils tenaient par tant de petites racines à tout le système de la propriété et des échanges que le juge seigneurial avait en réalité un pouvoir très étendu. Qu’on se figure les juges de paix d’aujourd’hui ayant, dans certaines catégories de litiges, les attributions de nos tribunaux de première instance et on aura une idée sensiblement exacte de ce qu’étaient à la veille de la Révolution les juges seigneuriaux.

L’humble vie rurale, avec ses incidents quotidiens, ses menus et irritants conflits, était presque tout entière sous leur dépendance et par suite sous la dépendance des seigneurs qui les nommaient. Ceux-ci prononçaient donc en toute souveraineté sur les litiges féodaux où eux-mêmes étaient intéressés : et c’est grâce à cette souveraineté de justice que les nobles ont pu, surtout dans le dernier tiers du xviiie siècle dépouiller les habitants des campagnes des biens des « communautés », de ce que nous appelons aujourd’hui les biens communaux. On voit par là combien la monarchie française avait été égoïste et imprévoyante. Elle avait dépossédé les nobles de leurs grandes justices : elle avait abattu les hautes juridictions féodales qui s’opposaient aux progrès du pouvoir royal, et en cela elle avait servi l’intérêt général de la nation autant que son propre intérêt : mais elle n’avait supprimé la justice seigneuriale qu’en haut, où elle gênait le pouvoir royal : elle l’avait laissée subsister tout en bas, au ras du sol, là où elle opprimait et étouffait la vie rurale.

La monarchie, en refoulant la justice féodale, avait songé à se défendre et à s’agrandir ; elle n’avait pas songé à défendre le paysan et celui-ci, sous l’étreinte immédiate de la justice seigneuriale languissait comme une moisson pauvre sous les nœuds multipliés d’une plante vorace. C’est la main de la Révolution qui arrachera les dernières racines de la justice féodale.

Les nobles jouissaient en outre du plus précieux privilège en matière d’impôt : ils ne payaient pas la taille, impôt direct qui frappait la terre, ou du moins ils n’en payaient qu’une partie, la taille d’exploitation qui pesait en réalité sur leurs fermiers, et la capitation les frappait à peine.

L’impôt n’était pas seulement une charge ; il était considéré comme un signe de roture et tous les nobles, tous les anoblis, mettaient leur orgueil à ne pas payer. Ils étaient soumis à un seul impôt, l’impôt du vingtième sur le revenu qui s’appliquait à tous les sujets du roi sans distinction. Mais on sait par les témoignages les plus précis que les grands nobles et les princes du sang éludaient en fait cet impôt sur le revenu par des déclarations menteuses qu’aucun collecteur d’impôt ni aucun contrôleur général des finances n’osait contester. Ainsi, l’Église étant exemptée aussi, c’est sur le peuple des campagnes, c’est sur les petits propriétaires paysans, c’est sur les bourgeois non anoblis, c’est sur les fermiers petits et grands, c’est sur les métayers obligés, au témoignage d’Arthur Young, de payer pour le compte du propriétaire ou la moitié ou souvent le tout de l’impôt, que pesait toute la fiscalité royale, plus lourde tous les jours. Enfin les nobles, dominant le paysan par la justice seigneuriale, l’exploitant par leur privilège fiscal, l’assujettissaient et le ruinaient encore par d’innombrables droits féodaux.

Dans le système féodal, les terres des nobles, les terres possédées à fief ne pouvaient être vendues à de non nobles. Elles ne pouvaient être aliénées. Quand les seigneurs, pour peupler la contrée dominée et protégée par eux, ou pour développer la culture, cédaient des terres à des roturiers, ils gardaient sur ces terres mêmes leur droit de suzeraineté et de propriété.

Le cessionnaire n’était pas propriétaire du sol ; il le tenait à cens : il était obligé de payer au seigneur tous les ans, une rente fixe et perpétuelle, dont jamais il ne pouvait s’affranchir. Ou s’il la cédait à son tour, c’est le nouveau tenancier, accepté par le seigneur, qui devait payer le cens.

Ainsi le cens était à la fois un revenu permanent, éternel pour le seigneur et un signe toujours renouvelé de sa propriété inaliénable. Cette rente perpétuelle était indivisible ; la terre ainsi cédée ne pouvait être morcelée.

De plus cette rente était imprescriptible. Même si pendant vingt, trente, cinquante ans ou pendant des siècles, elle n’avait pas été payée, le seigneur était toujours en droit de la réclamer et de réclamer tout l’arrérage. Ainsi, beaucoup de cultivateurs, beaucoup de travailleurs du sol ne pouvaient arriver à la pleine propriété et à la pleine indépendance.

Le droit féodal pesait sur leur terre comme l’ombre d’un nuage immobile et éternel qu’aucun vent jamais ne balaie. Ou, plutôt, c’est le vent de la Révolution qui balaiera le nuage.

Mais il s’en faut que le cens fût la seule manifestation du droit féodal.

En principe, les censitaires ne détiennent la terre que par la permission du seigneur et aux conditions fixées par lui. Même les habitants des villages que jadis le seigneur protégea contre les incursions des pillards et les violences des hommes d’armes sont supposés redevables au seigneur de leur sécurité, de leur existence, de leur activité, et le noble prélève un bénéfice sur presque toutes leurs actions : il met sur toute leur vie sa marque de suzeraineté.

Ainsi il y a une variété extraordinaire, de droits féodaux. Bien entendu, ils ne pèsent pas tous sur les mêmes terres : ils sont divers suivant les régions, mais très souvent plusieurs d’entre eux se réunissent pour accabler les mêmes hommes.

Outre le cens, il y a le droit de lods et ventes, qui est payé par la terre censive toutes les fois qu’elle change de main. Ce droit, qui n’était point payé dans le Midi, mais seulement dans les pays coutumiers, est l’équivalent de notre droit actuel de mutation. Seulement, comme l’observe Boiteau, le droit de mutation est perçu aujourd’hui par l’État au profit de l’État. Sous l’ancien régime, il était perçu sur toute une catégorie de terres, les terres censives, par les seigneurs et pour les seigneurs. Bailly, dont les calculs semblent il est vrai assez incertains, évalue à 36 millions le produit annuel que les nobles retiraient des lods et ventes.

Il y a le droit de terrage ou champart (campi pars, portion du champ). C’est une portion des fruits due au seigneur par la terre censive. Tandis que le cens était une redevance fixe et souvent en argent, le champart était une redevance en nature et proportionnée à la récolte.

Cette proportion d’ailleurs était variable suivant les régions : elle atteignait parfois un cinquième de la récolte, et n’était jamais moindre qu’un vingtième. Quand le champart était prélevé sur la récolte des arbres fruitiers, il s’appelait la parcière ; quand il était prélevé sur la vigne, il s’appelait le carpot. Pas une des productions de la terre (sauf celles qui n’étaient point connues, comme les pommes de terre, à l’époque où les contrats féodaux furent rédigés) n’échappait aux prises des seigneurs. De plus, les habitants des campagnes étaient assujettis aux plus onéreuses servitudes.

Ils étaient tenus à des corvées personnelles, souvent humiliantes. Ils ne pouvaient, en bien des points, s’affranchir des banalités seigneuriales. Le noble était propriétaire du moulin, du four, du pressoir, du taureau pour saillir les génisses, et les paysans étaient obligés, moyennant redevance, d’y recourir. Le seigneur vendangeait le premier ; c’est après lui et avec sa permission que les paysans vendangeaient les vignes de leurs terres censives. Le seigneur en vendangeant le premier, se protégeait contre le grappillage et la maraude qui sévissent d’autant plus sur le vignoble que la vendange est plus avancée. De plus, et surtout, il s’assurait ainsi, hors de toute concurrence et à moindres frais, les vendangeurs et vendangeuses.

Ainsi, indirectement, il disposait de la main-d’œuvre libre. Les manouvriers, les salariés des campagnes, les simples journaliers qui attendaient impatiemment l’heure de la récolte pour gagner quelques bonnes journées, ne pouvant s’offrir d’abord qu’au seigneur, ne pouvaient hausser leurs prix.

Et l’artifice de l’exploitation féodale ne pesait pas seulement sur le paysan censitaire ; il atteignait aussi les plus humbles prolétaires ruraux. De même que, par les bans des vendanges, le seigneur pouvait réduire au minimum ses frais de main-d’œuvre, il pouvait encore, par la combinaison du ban des vendanges et du banvin, mettre au plus haut le prix de sa récolte.

En vertu du droit de banvin, le seigneur avait seul, pendant un mois ou quarante jours, le droit de vendre son vin. Ainsi, pendant quarante jours, et au moment où la récolte de l’année précédente était le plus souvent épuisée, le seigneur pouvait créer à son profit une rareté artificielle.

La prétendue ingénuité patriarcale des féodaux recourait, autant qu’il dépendait d’elle, à toutes les roueries mercantiles, à toutes les manœuvres monopoleuses du capitalisme bourgeois d’aujourd’hui. Le droit des bans de vendanges et le droit de banvin qui donnent au seigneur une avance forcée et un monopole temporaire sont l’équivalent d’un coup de Bourse.

L’exploitation des nobles était à la fois violente et calculatrice, brutale et finaude. Et elle enveloppait toute la vie rurale comme un réseau multiple et pesant. Qu’on parcoure la liste des droits féodaux dressée par Tocqueville, et on verra que rien n’échappe. Même sur les terres communales, les troupeaux, en pays coutumier, ne peuvent paître sans acquitter le droit de blairée ; les seigneurs prétendent que les communaux ont été jadis concédés par eux comme les terres censives. Ils sont les conquérants, et toute vie, toute activité n’est à leurs yeux qu’un démembrement de leur conquête.

Il n’est pas un acte de la vie rurale qui n’oblige les paysans à payer une rançon. Je me borne, à citer sans autre commentaire le droit d’assise sur les animaux servant au labourage, le droit des bacs seigneuriaux pour passer les rivières, le droit de leude dont sont frappées les marchandises sur les halles et marchés, le droit de police seigneuriale sur les petits chemins, le droit de pêche dans les rivières, le droit de pontonnage sur les petits cours d’eau, le droit de creuser des fontaines et d’aménager des étangs qui ne se peut exercer qu’avec la permission du seigneur et moyennant redevance, le droit de garenne, le noble seul pouvant avoir des furets, le droit de colombier qui livrait aux pigeons du seigneur le grain du paysan, le droit de feu, de fouage et de cheminée qui frappe d’une sorte d’impôt sur la propriété bâtie toutes les maisons du village, le droit de pulvérage sur les troupeaux en route qui de la Provence aux montagnes d’Auvergne ou aux fabriques de draps du Languedoc, soulèvent la poussière des chemins, le droit d’étalonnage, de minage, de sextérage, d’aunage sur les marchés, enfin le plus détesté de tous, le droit exclusif de chasse.

(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Sur toutes les terres qui relevaient d’eux et même, par la terreur qu’ils inspiraient, sur toutes les terres de la région, les nobles chassent à volonté et ils chassent seuls. Les paysans ne peuvent abattre le gibier pullulant qui dévore leurs récoltes ; ils ne peuvent faucher leurs prairies qu’à l’heure indiquée par le seigneur et quand les perdrix ne risquent plus de périr sous la faux. Ils sont même obligés de laisser au milieu de leurs prés des refuges pour le gibier. Le rapporteur de la Constituante évaluait à 10 millions par année le dommage ainsi causé par le seigneurial plaisir de la chasse aux cultivateurs.

Ainsi sur toute force naturelle, sur tout ce qui végète, se meut, respire, le droit féodal a étendu ses prises : sur l’eau des rivières poissonneuses, sur le feu qui rougeoie dans le four et cuit le pauvre pain mêlé d’avoine et d’orge, sur le vent qui fait tourner les moulins à blé, sur le vin qui jaillit du pressoir, sur le gibier gourmand qui sort des forêts ou des hauts herbages pour ravager les potagers et les champs.

Le paysan ne peut faire un pas sur les chemins, franchir l’étroite rivière sur un pont de bois tremblant, acheter au marché du village une aune de drap ou une paire de sabots sans rencontrer la féodalité rapace et taquine ; et s’il veut ruser avec elle ou simplement se défendre contre de nouveaux abus, un autre gibier, celui des gens de justice attachés au juge seigneurial, clercs impudents, huissiers faméliques, attaque à belles dents ce qui lui reste de récolte et de courage.

Comme on devine les colères qui s’accumulent ! et comme les paysans doivent être prêts à un soulèvement presque unanime ! Il ne leur manque qu’une chose : la confiance en soi, l’espoir de se libérer. Mais bientôt les premiers coups de tonnerre de la Révolution, frappant d’épouvante les hauts pouvoirs dorés qui maintiennent le privilège, éveilleront l’espérance paysanne. Elle secouera le long sommeil séculaire et se dressera avec un cri terrible, répondant par le farouche éclair de ses yeux aux lueurs d’orage et de liberté qui viennent de Paris.

Mais si la puissance féodale des nobles est enveloppante et malfaisante, si elle blesse le paysan en tous les points de sa vie et l’irrite là même où elle ne l’opprime pas, il faut bien se garder de croire qu’elle soit, à la veille de la Révolution, la force principale d’oppression. Si les nobles n’avaient eu, en 1789, que ce qui leur restait de droit féodal, ils n’auraient pas pesé sur la société française et sur le travail agricole d’un poids aussi écrasant.

En fait, la féodalité avait été frappée à mort par la monarchie avant d’être achevée par la Révolution. La noblesse avait dû abandonner aux rois presque toute sa souveraineté. Elle avait dû abandonner aux bourgeois enrichis par l’industrie et le commerce une part notable de sa propriété. La petite et moyenne noblesse, toute celle qui ne s’était pas soutenue par les grandes charges, les emplois de cour, les pensions, les spéculations de finance, était à peu près ruinée ; entre ses revenus stationnaires et l’entraînement croissant de la dépense, elle avait perdu l’équilibre. Le marquis de Rouillé constate dans ses mémoires que les manufacturiers et les financiers avaient acquis beaucoup de terres nobles.

Les droits féodaux vexaient et humiliaient les cultivateurs : ils leur faisaient beaucoup de mal en entravant leur activité ; ils les affligeaient en leur ôtant le sentiment vif et plein de la propriété. Mais ils rapportaient aux nobles beaucoup moins qu’ils ne coûtaient au pays. Boncerf, dans ses lumineux opuscules, l’a démontré avec évidence dix ans avant la Révolution.

Le cens, qui était le droit le plus étendu et le plus fondamental, était très souvent modique ; car c’était une rente fixe stipulée en des siècles où l’argent avait une haute valeur. Le droit de champart qui prélevait une part déterminée de la récolte était, là où il s’étendait, plus onéreux au paysan. Mais le plus lourd semble avoir été ce droit de lods et ventes, qui, à chaque mutation, prélevait un sixième ou un cinquième de la valeur de la terre. Nous avons déjà dit que Bailly l’évaluait à 36 millions. Il est donc fort possible que l’ensemble des droits féodaux ne dépassât pas une centaine de millions, et si on se rappelle qu’Arthur Young. par des calculs très précis, fixe à un peu plus de cinq milliards, en 1789, le produit brut annuel de la terre de France et à près de deux milliards et demi le produit net, ce n’est pas le prélèvement féodal de cent millions, si détestable et archaïque qu’il fût, qui pouvait écraser la nation.

S’il n’y avait eu dans la société française du xviiie siècle d’autre vice que le reste fâcheux d’un système suranné, elle n’aurait pas eu besoin pour se guérir de la méthode révolutionnaire. Il eût été facile par exemple de procéder à un rachat graduel des droits féodaux et à la libération progressive des paysans.

Il existait déjà d’innombrables propriétés agricoles, exemptes de tout droit féodal ; et la propriété industrielle bourgeoise, la propriété mobilière, comme l’appelle expressément Barnave, se constituait et croissait tous les jours en dehors de toute prise féodale. C’est donc la pleine et simple propriété, dégagée de toute servitude ancienne et de toute restriction ou complication surannée qui devenait le type dominant, et, on peut dire, le type normal de la propriété en France.

Ce qui restait dans nos institutions et nos mœurs de féodalité n’était déjà plus qu’une survivance : la centralisation monarchique avait joué à l’égard de la puissance féodale un rôle révolutionnaire, et il n’était vraiment pas besoin d’une révolution nouvelle pour arracher les dernières radicelles, si épuisantes et gênantes qu’elles fussent, du vieil arbre féodal dont Louis XI, Richelieu, Louis XIV, avaient tranché les racines maîtresses.

Mais la noblesse jouait un double rôle et elle était funeste en l’un comme en l’autre. Elle ne se bornait pas à maintenir, dans la nouvelle société monarchique, centralisée et active, un détestable résidu féodal. Elle corrompait et détournait du bien public la nouvelle centralisation royale.

Si les rois de France avaient pu agir en dehors de la noblesse et contre elle, s’ils avaient pu être simplement les rois de la bourgeoisie et des paysans, s’ils avaient usé de cette liberté d’action pour arracher des campagnes les derniers vestiges de la féodalité et pour assurer à la bourgeoisie industrielle, commerçante et rentière la sécurité dans le travail, la scrupuleuse observation des contrats publics et une gestion économe et sévère des deniers de l’État, il est fort probable que la Révolution de 1789 n’eût point éclaté.

Qu’on se figure les rois de France au xviie et au xviiie siècles ayant l’esprit d’économie de Frédéric II et de son père, la fermeté de Joseph II d’Autriche, de Gustave de Suède et du roi de Portugal contre les nobles et les moines. Qu’on imagine notre ancienne monarchie, avec sa force séculaire et son prestige presque sacré, jouant dans la France moderne un rôle moderne, elle aurait probablement conduit notre pays jusqu’au seuil de la Révolution prolétarienne. Elle serait devenue monarchie capitaliste et bourgeoise, et n’aurait disparu qu’avec la dernière des autorités, celle du Capital.

Mais la royauté française n’a pas eu cette force de conception et de renouvellement : et sans doute elle en était historiquement incapable.

Elle était trop vieille et trop liée aux antiques puissances pour s’accommoder aux temps nouveaux. Le roi de France était fier d’être le premier des nobles, le noble des nobles. Il abattait les têtes des grands feudataires révoltés, mais il avait hâte, pour savourer et peut-être pour légitimer pleinement sa victoire, de reformer une cour noble autour de lui.

La victoire de la monarchie, si elle eût abouti à la disparition de la noblesse, eût semblé à nos rois eux-mêmes une déchéance et presque un scandale. N’auraient-ils pas été des parvenus s’ils avaient déraciné cet arbre de noblesse dont le pouvoir royal avait été, à l’origine, la plus haute branche ?

On pouvait bien favoriser l’industrie bourgeoise, appeler dans les ministères des commis bourgeois, mais la noblesse devait rester non seulement comme un fastueux décor, mais comme un rayonnement de la puissance royale elle-même.

Le Roi Soleil voulait réfléchir sa gloire aux armoiries des vieilles familles, et on devine, à bien des mots de Louis XVI, que le roi serrurier lui-même considérait la suppression des privilèges de noblesse comme une diminution de son propre patrimoine royal. De plus, la France, en faisant un très médiocre accueil à la Réforme, avait resserré les liens de sa monarchie et de l’Église catholique. Les rois de France n’étaient pas plus disposés à se laisser domestiquer par l’Église que par les nobles ; mais de même qu’ils se plaisaient à répercuter leur éclat dans leur fidèle miroir de noblesse, ils se plaisaient à emprunter une sorte de majesté surnaturelle et de titre divin au Dieu dont l’Église perpétuait la parole : livrer la noblesse et l’Église aux coups de la bourgeoisie et de la pensée libre, c’eût été, pour nos rois, éteindre toutes les gloires qui leur venaient de la terre et du ciel.

Aussi furent-ils condamnés à une politique incertaine et contradictoire. D’une part, ils refoulaient le pouvoir de la noblesse et contenaient le pouvoir de l’Église autant qu’il leur paraissait nécessaire à la grandeur et à la liberté du pouvoir royal. D’autre part, ils n’osaient demander ni à la noblesse, ni à

D’après la statue de Houdon. (Foyer de la Comédie-Française.)


l’Église, les sacrifices par lesquels les paysans et les bourgeois eussent été invinciblement attachés à la monarchie.

Ils avaient détruit le système du moyen âge, et ils avaient ainsi ouvert les voies à toutes les forces de mouvement de la bourgeoisie, de l’industrie, du commerce et de la pensée, mais ils ne pouvaient suivre jusqu’au bout ces forces de mouvement libérées à demi ou précipitées par eux : et ils devaient s’attarder et périr en ce détestable « ancien régime », compromis équivoque de féodalité et de modernité, où l’esprit de l’Église et l’esprit de Voltaire, la centralisation monarchique et la dispersion féodale, l’activité capitaliste et la routine corporative se heurtaient en un chaos d’impuissance.

La noblesse, pendant deux siècles, a merveilleusement profité de cette incohérence, de ces contradictions, pour exploiter à fond l’État moderne et la royauté elle-même.

A peine vaincue par celle-ci, comme puissance féodale, elle a pris sa revanche en s’attachant à la monarchie centralisée pour en absorber toute la sève. Pendant toute cette période, la noblesse a rejeté la sobriété de vie du régime féodal et elle n’a pas voulu porter sa part des charges de l’État moderne. Elle a contribué largement à la dépense : elle n’a contribué nullement à la recette. Et de ce budget royal qu’elle n’alimentait pas, elle ne parvenait jamais à se rassasier.

Qu’on parcoure les derniers budgets de l’ancien régime et on verra la part énorme consommée par les nobles. Les 25 millions de la maison du roi servent à entretenir dans les palais royaux la noblesse parasite. Sur les 31 millions destinés au service des pensions, les princes du sang, les nobles, les créatures des nobles, d’Almaviva et Figaro absorbent presque tout.

Dans les hauts emplois de gouverneur de province, emplois de parade rendus à peu près vains par la puissance des intendants, la grande noblesse se fait des traitements de cent mille livres. Dans le budget de la guerre les 12.000 officiers, tous nobles, coûtent 46 millions de livres, les 135.000 soldats ne coûtent que 44 millions. Plus de la moitié du budget de la guerre est ainsi dévorée par la noblesse. Elle détourne vers elle 80 millions au moins sur un budget ordinaire de 400 millions, un cinquième.

Et ce qu’il y a peut-être de plus grave, c’est que pour couvrir ce gaspillage et masquer ces scandaleuses faveurs, la monarchie complaisante et exploitée recourt à des artifices de comptabilité : le chiffre des pensions est toujours flottant, inconnu même de la Chambre des Comptes, et sur la liste des souscripteurs aux emprunts publics sont inscrits des privilégiés qui n’ont pas versé une seule livre mais qui recevront en guise de pension les arrérages d’un prêt fictif.

Ainsi la noblesse n’est pas seulement pillarde : elle introduit le désordre et le faux dans le grand État moderne qui ne peut fonctionner qu’à force de précision et de loyauté. C’est elle aussi qui est responsable pour une large part des entraînements d’arbitraire et des irrégularités qui vicièrent, sous la Régence, la grande opération de crédit, l’audacieuse entreprise capitaliste du banquier Law.

Il faut lire dans le curieux journal de Mathieu Marais les violences des princes intervenant dans les opérations de Law, agiotant à coup sûr et ajoutant au bénéfice de ces spéculations effrontées les bénéfices de leurs monopoles sur des marchandises de tout ordre, le suif et le fer.

La noblesse française, qui déclame aujourd’hui contre les financiers sauf à épouser leurs filles, a donné au XVIIIe siècle les plus scandaleux exemples de corruption et d’avidité monopoleuse. Dans cette dernière période de l’ancien régime, elle concentrait en ses mains toutes les formes d’exploitation. Pendant qu’elle prolongeait sur les paysans, par d’innombrables droits féodaux, une partie au moins de la servitude du moyen âge, elle se glissait, avec une souplesse et une impudence merveilleuses, dans les vastes ressources de l’État monarchique et centralisé, elle épuisait le Trésor royal et elle transformait en magnifiques pillages princiers les entreprises du capitalisme naissant. Elle continuait l’exploitation féodale du passé, désorganisait la force monarchique du présent et corrompait en son germe le capitalisme hardi qui ne peut remplir sa fonction, exalter les énergies, multiplier les richesses et susciter la grande classe ouvrière par qui sera transformé le monde, que s’il est protégé contre l’arbitraire seigneurial, et s’il se développe avec une comptabilité régulière et certaine.

Par son obscur parasitisme féodal, par son éclatant parasitisme monarchique, par son immoralité financière, la noblesse atteignait ou menaçait toutes les forces vives de la France. La monarchie trop engagée avec elle ne pourra s’en libérer. Mais contre cette noblesse meurtrière les bourgeois et les paysans se soulèveront en un commun effort révolutionnaire et ils abattront la monarchie, dupe tout ensemble et complice des nobles.

Ils se soulèveront aussi contre la puissance absolue de l’Église. Celle-ci au XVIIIe siècle avait un énorme pouvoir politique et une énorme richesse territoriale. Sans doute, elle était soumise à l’autorité royale : la déclaration du clergé de 1682 avait affirmé les libertés de l’Église gallicane et limité le pouvoir de la Papauté sur les affaires ecclésiastiques de France. Or, ce que perdait la Papauté dans le gouvernement de l’Église de France était gagné par le Roi, c’est-à-dire en un sens, par la France elle-même. Ce n’est qu’au XIXe siècle que l’action ultramontaine s’affirmera pleinement dans notre pays. Mais elle était déjà grande au XVIIIe siècle. En somme, les jésuites avaient fini par avoir raison de Port-Royal et en avaient dispersé les cendres.

Dans la longue lutte entre le Parlement janséniste et les jésuites, à laquelle donna lieu la bulle Unigenitus, la plupart des prélats et des prêtres se rangèrent du côté de Rome, et les plus hardis opposants furent réduits à équivoquer et à biaiser. Même après l’expulsion des jésuites en 1765, ceux-ci continuèrent à prêcher avec une sorte de bravade et j’ai eu en main des manuels de théologie du XVIIe et du XVIIIe siècle destinés à l’enseignement du Clergé et qui affirment que le Pape est supérieur même au Concile universel et qu’il est infaillible par sa propre vertu sans le concours de l’Église assemblée.

Il ne faut donc pas exagérer le gallicanisme de l’ancien régime : l’esprit ultramontain y était déjà très puissant : et même sans les orages de la Révolution qui rapprochèrent du Pape les prêtres de France, l’ultramontanisme, par l’évolution nécessaire du principe catholique, serait devenu la loi de l’Église de France comme de toutes les autres. En tout cas, ultramontaine ou gallicane ou mêlée d’ultramontanisme et de gallicanisme, l’Église de France au XVIIIe siècle était horriblement oppressive. Elle a persécuté les protestants ; elle a menacé et persécuté les savants et les philosophes, et il est rare qu’elle n’ait pu obtenir le concours du bras séculier. De là, la révolte des esprits libres.

Le Tiers État supporte seul les charges du Royaume
(d’après une estampe du Musée Carnavalet)

La pensée humaine, depuis plus d’un siècle s’appliquait à comprendre l’univers et la société. Elle ne pouvait admettre l’intervention tyrannique du clergé ; elle ne pouvait permettre à l’Église d’enfermer dans la conception de la Bible ou dans la scholastique du moyen âge l’univers mouvant et illimité où se déployait la mathématique du monde et la liberté méthodique de l’esprit.

Dans cette lutte pour la pensée libre, la bourgeoisie était l’alliée des philosophes, car, pour son développement économique, pour le progrès de l’industrie, elle avait besoin du secours de la science et du mouvement intellectuel : Voltaire, grand remueur d’idées et grand brasseur d’affaires était le symbole complet de la bourgeoisie nouvelle. L’immobilité de la vie économique du moyen âge était liée à l’immobilité de sa vie dogmatique : pour que la production moderne prît tout son essor, brisât toutes les routines et toutes les barrières, il fallait aussi que la pensée moderne eût toute sa liberté.

L’intolérante Église catholique était donc l’ennemie irréductible du monde moderne. Maîtresse absolue, elle aurait tari à la fois la source de la pensée et la source de la richesse. Aussi devaient se soulever contre elle toutes les forces de la bourgeoisie nouvelle, tous les appétits de richesse et tous les appétits de savoir.

Elle pesait aussi lourdement sur le travail que sur l’esprit. Le clergé était constitué à l’état d’ordre privilégié : Comment aurait-on osé soumettre à l’impôt cette Église qui ne possédait « que pour la gloire de Dieu et le bien des pauvres » ? Comment aurait-on osé soumettre à la loi roturière de l’impôt les évêques, archevêques et abbés qui sortaient des plus nobles familles et portaient sous le vêtement du prêtre l’orgueil du gentilhomme ? Comme théocratie et comme aristocratie, l’Église échappait doublement aux charges qui pesaient sur le peuple. Elle était officiellement depuis l’édit de 1695, « le premier ordre de l’État » et le clergé était exempt de la taille et de la plupart des impôts. Ses propriétés immenses n’étaient point grevées par l’impôt foncier. Et il pouvait vendre le vin de ses vignobles sans payer les droits d’aide, sans avoir même la visite des jaugeurs, courtiers de la régie générale.


Le Réveil du Tiers État (d’après une estampe du Musée Carnavalet)[1].


Il ne contribuait guère aux dépenses de l’État que pour une somme d’environ douze millions par année. Le clergé des provinces les plus récemment conquises, ce qu’on appelait le clergé étranger, celui de la Flandre, du Hainaut, de l’Artois, du Cambrésis, de la Franche-Comté, du Roussillon, versait une contribution forcée d’environ un million par an. Le clergé de la plus vieille France votait au contraire un subside bénévole qui s’élevait à environ dix millions par année. C’est dans ses assemblées générales qui se réunissaient tous les cinq ans que le clergé votait les fonds consentis par lui et réglait l’administration générale de ses domaines. Et ce médiocre subside de douze millions n’était encore qu’un simulacre. Le Roi les rendait immédiatement au clergé pour lui permettre de rembourser les emprunts contractés par lui au profit du Roi.

Aux heures de crise nationale, quand la royauté sollicitait du clergé une avance, celui-ci se gardait bien de la constituer avec ses ressources disponibles. C’eût été publier sa richesse. Il se disait pauvre et il recourait à l’emprunt. Le Roi s’engageait à rembourser les créanciers par l’intermédiaire du clergé. Évidemment c’était là pure tactique ; car l’Église avait des disponibilités considérables. Je relève dans les cahiers du clergé d’Alsace un article où celui-ci demande que les communautés de main-morte soient autorisées à prêter de l’argent aux cultivateurs. C’est, dit le cahier, pour éteindre l’usure des Juifs. C’est aussi, certainement, pour ajouter à la puissance terrienne de l’Église la puissance que lui donnerait ce rôle de créancier mêlé à toutes les affaires et à toutes les entreprises. En tout cas, cela atteste, à la veille même de la Révolution, des ressources mobilières qui auraient permis à l’Église de consentir des sacrifices directs au Trésor royal. Elle préférait simuler la détresse, recourir à l’emprunt, et ressaisir, pour le service de ces emprunts, le faible subside qu’elle faisait semblant d’offrir au Roi. Les Rois de France étaient si habitués à ce désordre que peut-être préféraient-ils pouvoir emprunter ainsi aux moments difficiles, par l’intermédiaire de l’Église, comme aujourd’hui l’État bourgeois quand il est gêné emprunte par l’intermédiaire des compagnies de chemins de fer. Cette confusion du crédit ecclésiastique et du pouvoir royal contribuait à la dépendance de la royauté.

Au reste il y avait en bien des points pénétration et confusion de la puissance ecclésiastique et de la puissance royale et publique.

Non seulement la religion catholique était la base de l’État ; non seulement, le roi était sacré par l’Église ; mais c’est l’Église qui tenait seule registre des naissances, des mariages, des décès : toute la vie civile était en ses mains, et ce n’est guère que par les statistiques très incertaines des premières communions que le roi connaissait les mouvements de la population de son royaume. En revanche le Roi avait la nomination d’un très grand nombre d’abbés. Dans beaucoup d’abbayes, et des plus riches, l’abbé n’avait pas nécessairement charge d’âmes : la besogne cléricale était faite par un prieur résidant à l’abbaye, comme une sorte d’intendant de la messe, de la prière et de la mortification. L’abbé ne résidait pas, il se contentait, comme seigneur de ce domaine spirituel, de percevoir de très beaux revenus. Par la feuille des bénéfices, la royauté disposait ainsi au profit de ses créatures d’une grande partie des revenus de l’Église. Mais cet apparent pouvoir était une chaîne de plus. Car la royauté, ainsi engagée profondément dans le système ecclésiastique et comme associée à l’immense parasitisme clérical n’aurait pu s’affranchir et passer à la France moderne sans un effort probablement surhumain de courage et de génie. Seuls pourront lutter contre l’Église les bourgeois et les paysans, marchant à la conquête de la liberté et du sol.

Quelle était l’étendue du domaine de l’église ? Il est assez malaisé de le savoir exactement. Paul Boiteau assure que la noblesse et le clergé possédaient les trois quarts de la terre de France. C’est évidemment excessif. Arthur Young, qui a regardé de très près l’état social de toutes les provinces, affirme que le nombre des petites propriétés, c’est-à-dire « des petites fermes appartenant à ceux qui les cultivent » est si grand qu’il doit comprendre un tiers du royaume.

Or, il est certain que, surtout depuis deux siècles, la bourgeoisie achetait beaucoup de terres. Les commerçants, enrichis dans le négoce, les manufacturiers enrichis par l’industrie acquéraient des domaines. J’ai déjà cité à ce sujet le témoignage décisif du marquis de Bouillé, et le marquis de Mirabeau, l’ami des hommes, parle à plusieurs reprises dans son œuvre de la dureté des nouveaux maîtres bourgeois pour leurs métayers.

Toute l’école de Quesnay et des physiocrates, que Marx a si bien appelée l’école du capitalisme agricole, n’a pas de sens s’il n’y a pas eu au xviiie siècle un mouvement marqué des capitaux bourgeois vers la terre. Au contraire l’édit de 1749, dit de main-morte, avait opposé de sérieux obstacles aux acquisitions territoriales du clergé. Il obligeait celui-ci, quand il recevait un legs, à payer comme droit d’amortissement, le cinquième de la valeur des fiefs, le sixième des biens de roture et des effets mobiliers. Et les donations pieuses étaient devenues très rares. Le droit d’amortissement ne rapportait plus à l’État en 1784, que 200,000 livres. Ainsi pendant toute la deuxième partie du xviiie siècle l’envahissement territorial de l’Église avait été, sinon arrêté, au moins ralenti, et dans le même temps la bourgeoisie développait ses acquisitions.

Si l’on ajoute cette propriété bourgeoise à coup sûr importante, à la propriété paysanne indiquée par Young, il est certain que c’est plus de la moitié du territoire qui était possédée par les bourgeois et les paysans. Au reste, en 1789, devant l’Assemblée Constituante, dans son discours du 24 septembre, Treilhard évalue à 4 milliards l’ensemble des biens ecclésiastiques. Or, comme les immeubles urbains qui avaient une haute valeur sont compris dans ce calcul, ce n’est guère à plus de trois milliards que Treilhard évalue le domaine agricole du clergé. Cette évaluation est peut-être incomplète, et à vrai dire la Constituante elle-même n’eut jamais un tableau certain des valeurs territoriales du clergé ; mais le chiffre de trois milliards représenterait à peine un quinzième du capital agricole de la France, tel qu’il résulte des calculs très méthodiques et très précis d’Arthur Young.

Il est donc impossible d’admettre que la noblesse et le clergé réunis possédaient les trois quarts de la terre de France. Il est bien plus raisonnable de conjecturer qu’ils en possédaient au moins un tiers. S’il n’y avait eu qu’un quart de propriétés roturières bourgeoises ou paysannes on se demande comment cette base si étroite aurait pu porter tout le poids des impôts.

Si les trois quarts des terres avaient été privilégiées et exemptées de l’impôt, l’infime minorité paysanne sur qui aurait pesé tout le fardeau n’aurait pas seulement été accablée ; elle aurait été anéantie. Et comment s’expliquer aussi le produit élevé de la dîme perçue par l’Église ? Où se serait trouvée la matière imposable ?

Lavoisier calcule que la dîme sur le blé seulement donnait 70 millions. Le Comité des finances de la Constituante évalue à 123 millions le produit annuel de la dîme. Or, la noblesse ne payant qu’une catégorie spéciale de dîmes, les dîmes inféodées (et elles ne s’élevaient guère qu’à 10 millions), c’est 113 millions que fournissaient tous les ans, par la dîme, les terres non privilégiées. Or, il est certain (et sur ce point les affirmations d’Arthur Young ne peuvent laisser aucun doute) que la dîme ne représentait pas le dixième de la récolte, mais seulement, dans l’ensemble le vingt-cinquième ou le trentième. Donc ce produit de 113 millions représente, pour les terres non privilégiées, un produit agricole total de 2 milliards et demi à 3 milliards : c’est-à-dire, plus de la moitié du produit agricole brut de toute la France.

Et par cette voie encore nous aboutissons à cette conclusion très vraisemblable que la noblesse et le clergé possédaient environ un gros tiers, peut-être la moitié de la terre de France. J’ajoute que si la puissance territoriale des ordres privilégiés s’était étendue au delà de cette limite, elle aurait été si écrasante, si absorbante qu’elle aurait rendu sans doute la Révolution impossible.

Pour qu’une révolution éclate, il faut que les classes inférieures souffrent d’un terrible malaise ou d’une grande oppression. Mais il faut aussi qu’elles aient un commencement de force et par conséquent d’espoir. Or tel était exactement l’état de la société française à la fin du xviiie siècle. La noblesse et le clergé détenant plus du tiers du territoire, affranchis de toute charge et de tout impôt, rejetant tout le fardeau sur le peuple des campagnes et la bourgeoisie austère des villes, accaparant toutes les ressources d’un budget alimenté par les plus pauvres, blessaient et endommageaient au plus haut degré la classe paysanne et la classe bourgeoise.

Mais, en même temps, il y avait assez de petite propriétés paysannes, il y avait aussi, malgré les rigueurs du fisc, assez d’épargnes cachées dans les campagnes pour que tous les petits possédants ruraux eussent l’espoir de s’affranchir et même un jour d’acheter des lambeaux du grand domaine ecclésiastique.

Et la bourgeoisie exaltée par deux siècles de puissance industrielle, commerciale et financière avait pénétré assez, par des achats, dans le monde rural, pour se sentir en état de lutter contre la noblesse et l’Église, même dans l’ordre agricole. Elle se sentait de force à couvrir, si je puis dire, toute la surface de la société.

Il y avait donc des ressources profondes de Révolution : et si la royauté, si le haut pouvoir séculaire et encore respecté avait pu prendre la direction de ces forces nouvelles, la transformation révolutionnaire se fût probablement accomplie sans secousses.

La royauté libératrice aurait trouvé dans la bourgeoisie et la classe paysanne assez d’énergies disponibles pour n’avoir à redouter ni un soulèvement aristocratique comme au temps de la Fronde ni un soulèvement catholique comme au temps de la Ligue. Mais nous avons vu comment elle était liée au clergé et à la noblesse qui la perdaient. Elle essaiera, pour se sauver, pour combler le déficit creusé par l’avidité des privilégiés, de faire appel à la nation, mais elle y fera appel avec tremblement, et pour sauver les privilégiés autant que pour se sauver elle-même. C’est dans cette politique contradictoire et misérable qu’elle périra.

Comment avec cette incohérence ou cette duplicité du pouvoir royal la Révolution a-t-elle pu s’accomplir ? Quelle en a été l’occasion ? Quel en a été le moyen ? L’occasion de la Révolution a été le déficit intolérable du budget.

Depuis un demi-siècle, la royauté était sans cesse menacée par l’état de ses finances. Elle avait presque constamment un budget en déficit. La guerre de la Succession d’Autriche, la guerre de Sept ans, la guerre d’Amérique avaient ajouté de perpétuelles dépenses extraordinaires aux charges ordinaires croissantes d’un État centralisé et d’une Cour gaspilleuse. La monarchie s’était soutenue par des expédients, par des emprunts, par des ventes multipliées d’offices de tout ordre, par des anticipations, c’est-à-dire par des emprunts faits aux fermiers-généraux sur les rentrées des impôts des années suivantes.

Mais en 1789, tous ces expédients épuisés, la royauté était à bout et il fallut bien faire appel à la nation, convoquer les États-Généraux. À vrai dire, s’il n’y avait eu toute une atmosphère de Révolution, il pouvait être paré au déficit sans une rénovation de la société. Plus d’une fois déjà dans le cours de notre histoire, les États-Généraux avaient aidé les Rois dans des nécessités extraordinaires et s’étaient séparés sans toucher au système social, après avoir simplement assuré l’équilibre des finances royales.

En 1789 le mal financier était trop profond, trop chronique, pour qu’on pût le guérir sans toucher aux privilèges d’impôt de la noblesse et du clergé. Mais si la nation n’avait eu d’autre objet que l’équilibre budgétaire, son intervention aurait pu être très limitée.

Quand Necker soumit aux États-Généraux le 5 mai 1789 l’état des finances, il avoua un déficit de 56 millions de livres. C’était l’écart entre les recettes et les dépenses, mais là n’était pas toute la gravité de la situation. Le déficit étant un mal déjà envieilli, le Trésor au mois de mai 1789 avait dévoré d’avance, sous forme d’anticipations, 90 millions des recettes de 1790 et 172 millions à valoir sur les huit derniers mois de 1789. Mais, malgré tout, la situation financière en elle-même n’était pas irréparable. Il suffisait de demander aux deux ordres privilégiés qui jusque-là ne payaient presque rien, une contribution annuelle de 80 millions, et d’obtenir du clergé qu’il aliénât environ 500 millions de ses vastes domaines pour rembourser les anticipations et rendre au Trésor royal une activité normale.

C’est le plan que dès les premières réunions des États-Généraux recommandaient les ultra-modérés. C’est en particulier le plan élaboré par Malouet et qu’il s’épuisait à faire accepter à la fois par le côté droit et par les révolutionnaires du côté gauche. En soi, ce plan n’était pas impraticable. Il semblait qu’il pût être accepté par les privilégiés dont il laissait subsister la prépondérance sociale. Quant à la bourgeoisie, le rétablissement de l’équilibre financier garantissait les Créanciers de l’État, tous les rentiers qui possédaient des titres dans l’énorme dette de quatre milliards et demi contractée par la monarchie, contre la banqueroute totale ou partielle. Si donc le plan des ultra-modérés, de ceux qu’on peut appeler les révolutionnaires conservateurs avait abouti, c’est à une assez modeste opération de finances et comme à un redressement de comptabilité monarchique que se serait limitée la Révolution.

D’où vient qu’elle a d’un si prodigieux élan dépassé ce programme étroit ? D’où vient qu’elle a été emportée si puissamment au delà de la simple question budgétaire qu’elle avait d’abord à résoudre ?

Voilà des États-Généraux convoqués par la monarchie pour ramener l’ordre dans les finances, et il semble, à ne regarder que les chiffres, qu’un assez modeste effort y suffirait, sans qu’aucune des bases de la société féodale, nobiliaire, catholique et monarchique soit ébranlée. Et ces mêmes États-Généraux vont déchaîner un mouvement presque incalculable et qui ébranlera le monde, ils vont entrer en lutte avec la noblesse et le clergé, abaisser d’abord et frapper ensuite, la monarchie elle-même, élever au-dessus des privilèges et des pouvoirs du passé l’affirmation glorieuse et orageuse des droits de l’homme et du citoyen, ouvrir à la démocratie les grandes routes de l’histoire, assurer la toute-puissance de la classe bourgeoise et préparer l’avènement du prolétariat. Quelle disproportion entre les besoins financiers de la monarchie et le magnifique ébranlement révolutionnaire, et d’où vient que d’une crise budgétaire en apparence assez limitée sorte une crise sociale et humaine aussi grandiose ? Comment la nuée qui n’assombrissait d’abord qu’un pan du ciel a-t-elle grandi soudain et envahi tout l’horizon, foudroyant les monts et les chênes, les hauts clochers des églises et les tours des châteaux, éveillant de ses grondements et de ses lueurs les peuples appesantis, et couvrant de ses éclairs multipliés tout un siècle d’histoire orageuse ?

Ce n’est certes pas la résistance stupide des privilégiés qui suffit à expliquer ce mouvement énorme, ce grossissement soudain. Oui, ils ont manqué de décision et de clairvoyance en n’offrant pas d’emblée les sacrifices pécuniaires qui auraient rétabli le budget de la monarchie.

Mais il faut bien le dire : ils sentaient très bien que par les concessions financières ils ne désarmeraient pas la Révolution naissante : dès les premiers jours elle voulait autre chose, et une fermentation étrange était en son âme : une lueur de rêve et d’audace était en ses yeux.

Encore une fois d’où venait cette effervescence extraordinaire et quelle force nouvelle émanant de la terre soulevait les esprits ? Ce n’est pas non plus la souffrance des paysans taxés par les droits féodaux ou dépouillés par le fisc qui créait ce déchaînement inconnu.

Après tout, si humiliés, si accablés qu’ils fussent ils avaient bien des fois, au cours de l’histoire monarchique, souffert plus cruellement encore : et durant les terribles famines du règne de Louis XIV ils avaient eu à peine la force d’essayer quelques courtes émeutes et de jeter de loin quelques pierres impuissantes ; puis les squelettes des pendus s’étaient desséchés aux branches des chênes, oubliés, raillés peut-être des paysans en haillons qui passaient le long du chemin. L’instinct de révolte paysanne avec ses brusques et courtes détentes ne suffit pas à soulever un monde.

D’où vient donc que cette fois, comme si un fluide magnétique avait soudain traversé leurs chaînes et électrisé leur âme, les paysans se dressaient en une sublime commotion ? Et d’où vient aussi qu’après quelques tâtonnements et quelques compromis la Révolution n’a pas tourné court ? où les États-Généraux ont-ils trouvé la force de durer et de vouloir ?

Après tout, l’aventure pouvait très bien se dénouer par quelque arrangement bâtard, par quelques sacrifices provisoires des privilégiés, et par un peu de banqueroute. Soumises à ce régime d’arbitraire, d’irrégularité, de désordre, les nations qui ont de grandes réserves vitales ne meurent pas en un jour ni en un siècle ; et la France pouvait descendre lentement au rang d’une Espagne sans que de trop violents soubresauts d’agonie avertissent la royauté et les peuples.

Quel est le merveilleux aiguillon qui l’a sauvée de cette abdication paresseuse et quelle puissance de vie a soudain tout dramatisé, les événements et les hommes ?

Deux grandes forces à la fin du xviiie siècle, deux forces révolutionnaires ont passionné les esprits et les choses et multiplié par un coefficient formidable l’intensité des événements. Voici ces deux forces :

D’une part la nation française était arrivée à la maturité intellectuelle. D’autre part la bourgeoisie française était arrivée à la maturité sociale. La pensée française avait pris conscience de sa grandeur et elle voulait appliquer à la réalité toute entière, à la société comme à la nature, ses méthodes d’analyse et de déduction. La bourgeoisie française avait pris conscience de sa force, de sa richesse, de son droit, de ses chances presque indéfinies de développement : en un mot, la bourgeoisie parvenait à la conscience de classe, pendant que la pensée parvenait à la conscience de l’univers. Là sont les deux sources ardentes, les deux sources de feu de la Révolution. C’est par là qu’elle fut possible et qu’elle fut éblouissante.

M. Taine a interprété de la façon la plus fausse, et j’ose dire la plus enfantine, l’action de la pensée française, de ce qu’il appelle l’esprit classique sur la Révolution. Selon lui, la Révolution a été toute abstraite. Elle a été conduite aux pires erreurs systématiques et aux pires excès par des idées générales et vagues, par des concepts à peu près vides d’égalité, d’humanité, de droit, de souveraineté populaire, de progrès. Et c’est la culture classique qui a ôté à l’esprit français le sens de la réalité aigüe et complexe ; c’est elle qui a habitué les Français du xviiie siècle aux généralisations nobles, mais vaines.

Ainsi les révolutionnaires étaient incapables de se figurer exactement la vivante diversité des conditions et des hommes. Ils étaient incapables de se représenter les passions, les instincts, les préjugés, les ignorances, les habitudes des vingt sept millions d’hommes que soudain ils avaient à gouverner. Ils étaient donc condamnés à bouleverser témérairement la vie sociale et les existences individuelles sous prétexte de les réformer. L’étroite idéologie classique appliquée à la conduite des sociétés, voilà, selon M. Taine, ce qui a précipité la Révolution dans l’utopie, l’aventure et la violence. M. Taine reprend contre la Révolution la sentence déjà portée par Napoléon Ier : « C’est une œuvre d’idéologues ». Mais plus que Napoléon Ier il en méconnaît la grandeur et la puissance. Et sa condamnation porte plus loin ; ce n’est pas seulement l’ « idéologie révolutionnaire » qu’il dénonce : c’est, si l’on peut dire, l’idéologie nationale et le fond même de l’esprit français.

Or M. Taine s’est lourdement trompé. Il n’a vu ni ce qu’était l’esprit classique, ni ce qu’était la Révolution ; c’est lui qui a substitué à la connaissance exacte et à la vision claire des faits une scolastique futile et une idéologie réactionnaire.

Bien loin d’avoir été abstraite et vaine, la Révolution française a été la plus substantielle, la plus pratique, la plus équilibrée des révolutions qu’a vues jusqu’ici l’histoire. Avant peu nous le constaterons.

Les hommes de la Révolution avaient une connaissance profonde de la réalité, une entente merveilleuse des difficultés complexes où ils étaient jetés. Jamais programme d’action ne fut plus étendu, plus précis et plus sensé que celui qui est contenu dans les cahiers des États-Généraux ; jamais programme ne fut réalisé plus pleinement et par des moyens plus appropriés et plus décisifs. Comme nous le verrons, la Révolution française a pleinement abouti : elle a accompli ou elle a ébauché tout ce que permettait l’état social, tout ce que commandaient les besoins nouveaux, et depuis un siècle rien n’a été plus réussi en Europe et dans le monde que ce qui a été fait dans le sens marqué par la Révolution.
D’après une estampe du règne de Louis xv (Bibliothèque Nationale)

C’est du côté de la contre-révolution qu’a toujours été l’utopie, la violence insensée et stérile. Même les agitations de la Révolution ont un sens, et jusque sous la phraséologie révolutionnaire se cachaient les conflits les plus substantiels, les intérêts les plus précis. Il n’y a pas un groupement, il n’y a pas une secte de la Révolution qui ne réponde à une parcelle de la vie sociale. Il n’y a pas eu une phrase, même la plus vaine en apparence, qui n’ait été dictée par la réalité et qui ne porte témoignage de la nécessité historique. Et si M. Taine, dont l’œuvre révèle des ignorances presque incroyables, s’est aussi grossièrement mépris sur la Révolution, que devient sa théorie sur l’esprit classique et sur le vertige de l’abstraction ?

Mais ici encore il s’est trompé à fond. D’abord il a opposé à faux, par l’abstraction la plus arbitraire, la science et ce qu’il appelle l’esprit classique. De la science, telle qu’elle s’est développée au xviie et au xviiie siècle, il fait un magnifique éloge.

Elle a révélé à l’homme la structure de l’univers, son immensité, la loi des mondes qui s’y meuvent et s’y enchaînent. Elle lui a enseigné ce qu’était la terre, quelle en était la place, la forme, la dimension, quel en était le mouvement, quelle en était l’origine probable.

Elle a commencé, sous les yeux de l’homme, le classement des formes innombrables de la vie et elle a appris à l’homme lui-même, orgueilleusement isolé jusqu’ici, qu’il faisait partie de la longue série des êtres, qu’il était un bourgeon, le plus haut de l’arbre immense de la vie. Elle a essayé d’analyser les sociétés humaines, de surprendre le secret de la vie sociale, et elle a tenté de décomposer les phénomènes économiques, les idées de richesse, de rente, de valeur, de production.

Bref, du mouvement lointain de l’astre à peine perceptible dans le ciel profond, au battement des nouveaux métiers dans les manufactures, la science a essayé de tout comprendre et de tout développer en un ordre continu qui fût celui de la nature elle-même. Voilà ce qu’ont fait les savants du xviie et du xviiie siècle et cette éducation de l’esprit public par la science eût été admirable si, selon M. Taine, l’esprit classique n’avait habitué les Français à ne retenir de la réalité immense que quelques idées générales et sommaires, toutes prêtes aux combinaisons légères de la conversation ou aux combinaisons redoutables de l’utopie.

La science solide et droite s’est d’abord comme volatilisée dans les salons, puis déformée dans les assemblées et dans les clubs. De là les vanités et les égarements de la Révolution.

Mais par quelle anatomie décevante M. Taine a-t-il pu séparer la science moderne de l’esprit classique ? Ce sont deux forces liées et même confondues.

L’esprit classique consiste à analyser chaque idée, chaque fait en ses éléments essentiels, à éliminer ce qui est superficiel ou fortuit, et à disposer ensuite tous les éléments nécessaires dans l’ordre le plus naturel, le plus logique et le plus clair. Or cette méthode, cette habitude de simplification et d’enchaînement était nécessaire à l’esprit humain pour aborder la complexité infinie de la nature et de la vie, pour entreprendre la conquête scientifique de l’univers.

Qu’on se figure l’esprit de l’homme sortant pour la première fois de la cosmogonie toute faite, de l’astronomie toute faite, de la physique toute faite, de l’histoire, de la morale, de la religion toutes faites que le moyen âge lui avait léguées.

Que fera-t-il et comment pourra-t-il, sans vertige et sans éblouissement, s’aventurer dans la réalité déconcertante et illimitée ?

Cherchera-t-il, comme au temps de la Renaissance, le mot de l’univers dans les livres de la sagesse antique ? Mais non : l’humanité latine et grecque a entrevu à peine une part de la réalité.

Le xvie siècle a pu s’enivrer du généreux esprit des temps anciens et se libérer ainsi de l’ascétisme intellectuel du moyen-âge. Mais cette ivresse de lecture et d’érudition ne laisse dans la tête humaine que des fumées et il faut regarder en face, d’un esprit ferme et droit, la réalité immense et enchevêtrée.

Secouons donc le fardeau de l’érudition et rompons la chaîne des traditions. Que l’esprit humain se recueille et s’isole pour interroger l’univers sans intermédiaire. Mais se laissera-t-il tenter au charme étrange du rêve ? Essaiera-t-il, comme Hamlet, de pénétrer le mystère du monde par de muets pressentiments, et de deviner, comme en un songe lucide, ces secrets du ciel et de la terre qui ont échappé à toute philosophie ? Piège et folie, ce n’est point par le rêve, c’est par l’expérience et la raison, par l’observation et la déduction que l’homme maîtrisera l’univers. Mais quoi ! et s’il faut aborder ainsi les choses et les êtres, comment ne pas se perdre dans le détail innombrable et fuyant ? C’est la méthode qui nous sauvera.

En tout ordre de questions, en tout ordre de faits, il faudra tenter de dégager l’idée la plus générale ; il faudra chercher le concept le plus large et le plus simple sous lequel nous pourrons grouper le plus possible d’êtres et d’objets, et nous essaierons de proche en proche d’élargir sur le monde notre filet.

Voilà la méthode d’invention et de pénétration de la science : et elle se confond avec la méthode d’expression et de démonstration de la pensée classique. Je cherche en vain comment on pourrait les dissocier, et c’est par un jeu d’esprit enfantin, c’est par une de ces distinctions factices où se complaisait sa pensée toute verbale que Taine a pu les opposer l’une à l’autre.

C’est selon cette méthode que Newton par une abstraction sublime a rapproché la chute des corps à la surface de notre planète, de la chute des astres gravitant les uns vers les autres. C’est selon cette méthode que Linné a classé, en prenant pour caractère fondamental l’organe sexuel, l’infinie variété des plantes. C’est selon cette méthode que Hauy a étudié les cristaux en les ordonnant d’après leurs formes géométriques. C’est selon cette méthode que Buffon et Laplace ont ramené tous les astres au type premier de la nébuleuse et déduit le soleil et les planètes d’une même masse de vapeurs lentement condensée et différenciée. C’est selon cette méthode d’abstraction nécessaire et de généralisation que Montesquieu a ramené à quatre types principaux l’infinie variété des gouvernements humains. C’est selon cette méthode qu’Adam Smith a pu étudier l’innombrable diversité des phénomènes économiques réduits par lui à quelques catégories fondamentales.

Toujours et partout, sous la diversité infinie et accablante des faits particuliers, la science perçoit et dégage, par une opération hardie, quelques grands caractères décisifs et profonds ; et c’est le contenu de cette idée claire et relativement simple qu’elle éprouve et développe en tout sens, par l’observation, par le calcul, par la comparaison incessante des prolongements du fait et des prolongements de l’idée.

Mais c’est selon la même méthode que l’esprit classique construit ses œuvres. C’est ainsi que Descartes, avec les deux idées de la pensée et de l’étendue, a développé tout le monde matériel et tout le monde moral. C’est ainsi que Pascal, creusant au plus profond de la nature humaine, a mis à nu notre bassesse et notre grandeur et de cette seule idée commentée par l’idée de la chute a déduit tout le christianisme. Ainsi nos grands créateurs tragiques ou comiques bâtissaient sur un thème large et simple leur œuvre vivante. Ainsi encore avec les deux idées de nature et de raison l’Encyclopédie ébranlait tous les systèmes d’erreur. Ainsi enfin, dans la seule affirmation des droits de l’homme et du citoyen, la Révolution résumait avec une merveilleuse puissance, les aspirations nouvelles des consciences agrandies et les garanties positives réclamées par les intérêts nouveaux.

Elle aussi, comme la grande science à laquelle M. Taine l’oppose en vain, elle a trouvé une idée dominante et vaste qui lui permet d’exprimer toute une période de la vie sociale et de coordonner des forces sans nombre. En tout cas, monsieur Taine ne peut condamner l’esprit classique et l’esprit de la Révolution sans condamner la science elle-même : et c’est seulement par une inconséquence qu’il a échappé à l’extrême réaction catholique : il s’est arrêté à mi-chemin.

Ah ! il eût été commode à l’absolutisme religieux, monarchique, féodal, que le xviiie siècle se bornât à de lentes monographies enfouies en des archives de bénédictins, ou à de patientes recherches d’érudition sur le passé. Il eût été commode à toutes les tyrannies, à tous les privilèges que la pensée française continuât à se jouer, comme au xvie siècle, en de magnifiques débauches de mots et noyât sa révolte dans le large flot incertain et trouble de la prose rabelaisienne. Il eût été commode aux prêtres, aux moines, aux nobles, que le xviiie siècle, devançant le romantisme, s’attardât à décrire minutieusement, avec le plus riche vocabulaire, le vieux portail d’une vieille église ou la vieille tour d’un vieux château !

Mais la pensée classique avait autre chose à faire. Elle notait avec précision et colère toutes les superstitions, toutes les tyrannies, tous les privilèges qui s’opposaient au libre essor de la pensée, à l’expansion du travail, à la dignité de la personne.

Elle avait besoin, pour ce combat, d’une langue rapide, sobre et forte : elle rejetait les surcharges de sensation, les curiosités verbales, le pittoresque systématique que M. Taine voudrait lui imposer : alerte, passionnée, elle lançait en tout sens des traits de lumière et elle dénonçait toutes les institutions présentes comme contraires à la nature et à la raison.

Comment aurait-elle brisé ce vieux monde suranné et bigarré, si elle n’avait pas fait appel à de hautes idées simples ? Était-ce en discutant, comme un procédurier de village, chacun des droits féodaux, chacune des prétentions ecclésiastiques, chacun des actes royaux que la pensée classique pouvait arracher la France à toutes les servitudes et à toutes les routines ? Il fallait un effort d’ensemble ; il fallait une haute lumière, un ardent appel à l’humanité, à la nature, à la raison.

Mais ce culte nécessaire des idées générales n’excluait nullement, dans la pensée classique, la connaissance exacte et profonde des faits, la curiosité du détail. Et là est la seconde erreur de M. Taine. Il n’a pas vu tout ce qu’enveloppait de richesses, de faits et de sensations la belle forme classique.

Je n’ai pas le temps de discuter le jugement superficiel qu’il porte sur la littérature, du xviie siècle : mais comment contester l’immense effort du xviiie siècle pour se documenter ? Dans l’ordre historique et social, c’est le siècle des mémoires. Et dans l’ordre économique et technique, que d’études, que d’efforts ! L’Académie des sciences a publié un magnifique recueil de tous les procédés industriels et des inventions nouvelles. Sur la question du blé, des subsistances, les mémoires et les livres abondent, précis, minutieux, soutenus de statistiques et de chiffres. Les économistes ne se bornent pas à formuler leurs théories générales. Dans leur recueil des Éphémérides, ils notent au jour le jour les variations des prix, les approvisionnements, l’état du marché. Sur le régime féodal, sur les moyens pratiques et pacifiques d’abolir les droits féodaux par un système de rachat, les livres et les opuscules se multiplient. Dans le dernier tiers du siècle, les sociétés royales d’agriculture publient les mémoires les plus substantiels. Les inspecteurs des manufactures adressent au gouvernement des rapports que l’Office moderne du travail ne désavouerait pas, et nous emprunterons bientôt à ceux de Roland de la Platière, rédigés cinq ans avant la Révolution, les documents les plus précieux et les plus minutieux sur l’état de l’industrie, la forme de la production et la condition des salariés.

Jamais siècle ne fut plus attentif que le xviiie siècle au détail de la vie, au jeu exact de tous les mécanismes sociaux : et jamais Révolution ne fut préparée par une étude plus sérieuse, par une documentation plus riche. Mirabeau s’écriait un jour à la Constituante : Maintenant nous n’avons plus le temps de travailler, d’étudier : heureusement nous avions « des avances d’idées ». Oui, avances d’idées et avances de faits. Jamais têtes pensantes ne furent mieux approvisionnées, et M. Taine, qui semble ignorer cet immense travail de documentation du xviiie siècle, se moque de nous quand il réduit l’esprit classique à l’art d’ordonner noblement de pauvres idées abstraites.

Mais toute cette vaste information et toute cette philosophie généreuse du xviiie siècle auraient été vaines s’il n’y avait eu une nouvelle classe sociale intéressée à un grand changement et capable de le produire.

Cette classe sociale, c’est la bourgeoisie, et ici on ne peut que s’étonner encore de l’extraordinaire frivolité de M. Taine. Dans les chapitres consacrés par lui « à la structure de la société » sous l’ancien régime, il néglige tout simplement d’étudier et même de mentionner la classe bourgeoise. À peine note-t-il au passage que beaucoup de nobles ruinés avaient vendu leurs terres à des bourgeois. Mais nulle part il ne s’occupe de la croissance économique de la bourgeoisie depuis deux siècles.

Il semble n’avoir vu, dans le mouvement bourgeois, qu’un accès de vanité ou une sotte griserie philosophique. Le bourgeois de petite ville a souffert dans son amour-propre des dédains du noble. Il a lu Jean-Jacques et il s’est fait jacobin : voilà toute la Révolution. M. Taine ne soupçonne même pas l’immense développement d’intérêts qui a imposé à la bourgeoisie son rôle révolutionnaire et qui lui a donné la force de le remplir.

Il raisonne comme si de pures théories philosophiques pouvaient affoler et soulever tout un peuple. Et s’il juge que les thèses des philosophes sont abstraites, que la pensée classique est vide, c’est qu’il ne voit pas les solides intérêts de la bourgeoisie grandissante, qui sont le fondement et la substance des théories des penseurs. Ce prétendu « réaliste » s’est borné à lire les livres philosophiques. Il n’a pas vu la vie elle-même ; il a ignoré l’immense effort de production, de travail, d’épargne, de progrès industriel et commercial qui a conduit la bourgeoisie à être une puissance de premier ordre et qui l’a contrainte à prendre la direction d’une société où ses intérêts tenaient déjà tant de place et pouvaient courir tant de risques. Vraiment il a trop manqué à M. Taine d’avoir lu Marx, ou même d’avoir médité un peu Augustin Thierry.

De quels éléments, de quels intérêts, dans les années qui ont précédé la Révolution était formée la classe bourgeoise ? Au sommet il y avait ce qu’on peut appeler la haute bourgeoisie capitaliste et financière. Elle comprenait surtout les fermiers-généraux, les grands fournisseurs des armées, les principaux porteurs d’actions des Compagnies privilégiées comme la Compagnie des Indes ou de la Caisse d’Escompte.

L’État aujourd’hui perçoit directement les impôts, par la régie. Sous l’ancien régime il les affermait, et il constituait ainsi une oligarchie de fermiers-généraux extrêmement riche et puissante. C’est par millions et même par dizaines de millions que s’évaluaient les fortunes ainsi amassées ; le mari de la grand’mère de George-Sand, fils d’un fermier-général, M. Dupin de Franccueil avait six cent mille livres de rentes, et possédait Chenonceaux et de magnifiques hôtels à Paris. Ces grands intermédiaires fiscaux étaient engagés profondément dans le système de l’ancien régime. Ils avaient intérêt à le maintenir et il semble téméraire de les compter parmi les forces nouvelles.

Portrait de Foullon, fermier-général
(d’après une estampe du Musée Carnavalet)

Pourtant, par sa puissance même, cette nouvelle aristocratie d’argent rejetait inconsciemment au passé la vieille aristocratie foncière et nobiliaire. La noblesse d’épée cessait d’être la première ou tout au moins la seule force de la société. C’est toujours la loi des sociétés déclinantes qu’elles soient obligées pour leur propre fonctionnement, de faire appel à la puissance qui demain les remplacera. Ces fermiers-généraux n’étaient pas entièrement à la merci de l’ancien régime : ils avaient un crédit personnel souvent supérieur au crédit de la royauté elle-même, puisqu’ils l’aidaient à vivre par le versement anticipé des impôts quand elle n’osait plus recourir à l’emprunt ouvert.


Ainsi, l’ancien régime commençait à tomber sous la tutelle de la Finance et on pourrait dire sous la dépendance du Capital. Peu importe qu’individuellement les fermiers-généraux fussent attachés à un système qu’ils exploitaient en le soutenant. Peu importe même que dès le xviiie siècle les colères du Tiers-État aient grandi contre eux, comme en témoignent les estampes reproduites ici, et qu’ils soient tombés ensuite sous les coups de la Révolution. Ils n’en figuraient pas moins une puissance nouvelle et tout ce qu’ils avaient conquis de prestige et de force était comme retranché du prestige royal et de la force de la société ancienne : ils annonçaient de loin une royauté nouvelle, celle de l’argent, peu compatible avec la royauté de droit divin ou avec la puissante hiérarchie féodale : et dans le déclin de la puissance royale, ils étaient comme ces magnifiques flambeaux de fête qui s’allument à la tombée du jour et qui promettent aux hommes une nouvelle ivresse de clarté.

Au demeurant, ils avaient beau participer à la vie de la monarchie ; ils étaient les fils du monde moderne, et plus d’un parmi eux en avait conscience. Le grand chimiste et novateur Lavoisier était un fermier-général. Il ne s’occupait point de science par mode ou curiosité frivole, ou vague recherche de magie comme le régent, comme plus d’un grand seigneur. C’est avec un sérieux profond et une sorte de gravité religieuse qu’il étudiait les transformations secrètes de la matière : et il consommait en expériences coûteuses les revenus de son magnifique emploi.

Dupin de Francceuil et sa femme se passionnaient pour les théories de Jean-Jacques et accueillaient à Chenonceaux l’abbé de Saint-Pierre, le grand rêveur de l’universelle paix. Le fils de Dupin de Francceuil créait des manufactures à Chateauroux, et les énormes réserves de capitaux des fermiers-généraux alimentaient la production industrielle. J’ai donc le droit de les compter parmi les forces de la classe bourgeoise. Jamais dans la vie des sociétés la séparation des classes n’est brutale et nette, et au passage de l’histoire les forces sociales ne se divisent pas comme les eaux au passage du Pharaon, en deux murailles bien distinctes. Il y a des combinaisons et des mélanges : les fermiers-généraux sont comme une force sociale hybride, au point de croisement de l’ancien régime et du capitalisme nouveau. La Révolution pourra les frapper, elle pourra guillotiner Lavoisier après l’avoir respectueusement accueilli et consulté : ils n’en ont pas moins été, historiquement, une force révolutionnaire.

C’est à Paris surtout que les grandes fortunes des financiers, fermiers-généraux, grands fournisseurs, banquiers, étaient concentrées. Mercier dans son tableau de Paris constate que les hôtels somptueux de Paris ont un tout autre caractère que les riches hôtels de Bordeaux, de Nantes ou de Lyon. Ceux-ci, cossus, mais sévères encore sont des hôtels de négoce et d’industrie. Ceux de Paris sont des hôtels de finance. Tous ces financiers, tous ces grands capitalistes, concessionnaires du commerce des Indes ou de la Caisse d’escompte étaient partagés évidemment entre deux désirs contradictoires : prolonger un régime où ils prospéraient grâce à de fructueux monopoles mais prendre des précautions contre l’arbitraire d’un pouvoir absolu, d’une bureaucratie capricieuse et irresponsable qui brusquement supprimait des entreprises où de grands capitaux étaient engagés.

La Caisse d’Escompte, qui jouait déjà par la négociation des effets de commerce un rôle analogue à celui de la Banque de France d’aujourd’hui avait été plusieurs fois abolie et rétablie, mais toujours pillée par les contrôleurs des finances qui dans les moments de crise du Trésor Royal lui empruntaient de vive force son encaisse. Ainsi même pour les privilégiés, même pour les grands concessionnaires et monopoleurs d’ancien régime l’incompatibilité de l’arbitraire bureaucratique et du désordre royal avec le capitalisme qui a besoin d’une comptabilité exacte et de garanties certaines se faisait cruellement sentir… Telle est la force intense des intérêts économiques et de l’esprit de classe conforme à ces intérêts que l’ancien régime était condamné même par cette haute bourgeoisie dorée dont il avait si largement fait les affaires.

Au-dessous de cette haute bourgeoisie capitaliste et banquière se place le grand peuple bourgeois des rentiers ; ou pour parler plus exactement, les créanciers de l’État.


(Estampe du temps de Louis XV, Bibliothèque Nationale.)
(On remarquera la violence et la grossièreté du ton : le père Duchesne n’eut pas besoin d’inventer son vocabulaire)


En 1789, dans le tableau communiqué par Necker à la Constituante, la dette publique s’élève au chiffre de 4 milliards 467 millions. Sur ce chiffre les tontines et rentes viagères représentent 1.050.000 millions, et les rentes perpétuelles onze cent vingt millions. Mais quelles que fussent l’origine et la forme de cette dette, elle était représentée par des billets, par des titres. On voit quelle énorme place les créanciers sur le Trésor public tenaient dès lors dans la vie de la France. Une somme de 230 millions était consacrée tous les ans au service des intérêts. Ainsi, dès 1780, la caractéristique essentielle du budget bourgeois apparaît dans les derniers budgets de la monarchie. Une moitié des ressources ordinaires du budget est absorbée par le service de la dette. Le capital de la dette atteignait quatre milliards et demi, ou presque le double de la valeur assignée aux biens de l’Église par le rapport de Chasset à la Constituante. L’intérêt annuellement servi représente le dixième du produit net total de la terre de France. Il est aisé de comprendre combien les créanciers de l’État étaient une force sociale ; par eux, la bourgeoisie était maîtresse financièrement de l’État moderne, avant de s’en emparer politiquement. Il n’y avait pas de régime qui pût résister à un soulèvement des créanciers : or, la bourgeoisie créancière de la monarchie d’ancien régime ne se sentait plus en sûreté avec celle-ci. Elle avait toujours à craindre une banqueroute totale ou partielle décrétée par la volonté d’un seul homme : et son inquiétude croissait avec le montant même de la dette. Rivarol a écrit : la Révolution a été faite par les rentiers ; et il est bien certain que si beaucoup de bourgeois ont réclamé un ordre nouveau c’est pour mettre la dette publique sous la garantie de la nation plus solide que celle du roi.

Il est impossible d’évaluer même approximativement le nombre des porteurs de titres publics à la veille de la Révolution. Necker, dans son rapport aux États généraux dit que la plupart des titres sont au porteur et dispersés en catégories innombrables : il propose de les bloquer plus tard en titres nominatifs. L’absence de ce travail nous interdit même une évaluation approximative. Mais les porteurs devaient être nombreux, et ils constituaient une force d’autant plus active qu’ils étaient presque tous concentrés à Paris. A priori cela paraît très vraisemblable ; car le crédit public était encore trop récent (il n’avait pris quelque extension que depuis un siècle) pour s’être propagé jusqu’au fond des provinces. On sait que la vie de l’ancienne France était infiniment plus lente que la nôtre, et il fallait un très long temps pour qu’une institution aussi hardie, que le crédit public se propageât

D’ailleurs, c’est à l’achat de la terre exclusivement que les paysans consacraient leurs épargnes : et dans les grandes ville manufacturières ou marchandes la croissance des entreprises absorbait les capitaux disponibles. Enfin, avec les perpétuelles vicissitudes et les risques perpétuels de ces fonds d’État il fallait que le détenteur fût en quelque sorte sur place pour surveiller sa créance. Les combinaisons du trésor royal étaient incessantes, il négociait pour ainsi dire constamment avec ses créanciers ; il fallait être à la source des opérations et des nouvelles. Les rapports du Trésor et de ses créanciers se sont non seulement assurés, mais simplifiés depuis la Révolution, et « la présence réelle » du porteur de titres est beaucoup moins nécessaire.

La vie d’un rentier d’ancien régime avec les perpétuelles surprises des réductions de l’intérêt, des remboursements forcés, des diverses mutations de valeur était extrêmement animée. C’est dans une galerie de bois de la rue Vivienne, que se trouvait la Bourse d’alors : et « les nouvellistes », que raillèrent si souvent les écrivains du xviie et xviiie siècle devaient être ou des boursiers, ou des rentiers à l’affût des événements.

Tout le mécanisme financier qui permet aujourd’hui de négocier à distance les valeurs d’État n’existait pas ou à peine, sauf avec les grandes places comme Amsterdam, Genève et Hambourg. Paris était donc nécessairement la ville par excellence des créanciers d’État, la capitale de la rente.

Des observateurs contemporains le constatent expressément. L’ambassadeur vénitien écrit à son gouvernement, dès les premières semaines de la Révolution que des bruits de banqueroute ont exaspéré les rentiers presque tous domiciliés à Paris. Necker, dans son tableau de l’administration des finances, écrit : Paris, séjour principal des rentiers. Il faut bien savoir cela pour comprendre le caractère de la Révolution et aussi la physionomie sociale du Paris révolutionnaire. Le rentier n’était pas alors pour l’artisan, pour l’ouvrier, ce qu’il est aujourd’hui pour le prolétaire socialiste : le symbole du parasitisme capitaliste. Il était « un opposant ». Il avait porté son épargne au roi dans les grandes nécessités publiques, et les rois, les nobles, les prêtres, par prodigalité folle ou par incurie menaçaient de ne pas le rembourser. Le rentier était donc d’instinct l’ennemi de l’arbitraire, et le peuple des faubourgs soulevé contre l’ancien régime trouvait un allié et un chef en ces bourgeois, créanciers du roi, qui avaient besoin d’un ordre nouveau pour assurer leur propre existence.

C’est ainsi que même aux mouvements d’émeute des bourgeois cossus seront mêlés. En tous cas la classe bourgeoise, avec cette créance énorme sur le Trésor royal était destinée nécessairement à devenir le premier pouvoir politique de l’État. Et comme la nation ne pourra lui rembourser sa dette ou lui assurer le service des intérêts qu’en s’emparant des biens du clergé, il y a un antagonisme économique irréductible entre l’intérêt financier de la bourgeoisie créancière et la puissance territoriale de l’Église. Ce sera un des plus vigoureux ressorts de la Révolution.

De même que selon Marx, le placement en fonds d’État a été pour la bourgeoisie un des premiers moyens de développement capitaliste, cette créance d’État est un des premiers moyens de développement politique.

Mais c’est aussi par l’activité commerciale et industrielle que la bourgeoisie française, en 1789, était puissante. Sous la Régence, Louis XV et Louis XVI, le commerce intérieur s’était prodigieusement étendu. Il nous est impossible d’en évaluer le chiffre. Mais sa croissance rapide est certaine. L’éclat et la richesse « des boutiques », dans toutes les villes grandes ou moyennes, frappe d’admiration les visiteurs.

Ce n’est pas sans nécessité et pour un vain luxe que la royauté, depuis un demi-siècle, avait développé un magnifique réseau de routes de 10,000 lieues, avec une largeur de 42 pieds. Ce réseau répondait aux nécessités du trafic et des charrois. L’agriculture protestait en vain contre la largeur démesurée des routes qui diminuaient la surface cultivable.

Dans le conflit naissant de l’intérêt agrarien et de l’intérêt mercantile, c’est le commerce, par la force même de son développement, qui avait le dernier mot. Dans un beau mémoire rédigé par le médecin Guillotin, futur Constituant, les corps de marchands de Paris demandent au Roi, dans la période qui a précédé les États-Généraux, une large représentation du commerce. Guillotin oppose très vigoureusement l’insignifiance, ou tout au moins la médiocrité du commerce en 1614 lors de la tenue des derniers États-Généraux, à sa merveilleuse activité en 1789.

C’est ce mouvement des affaires qui a rendu nécessaire la création de la Caisse d’escompte en 1776. Elle était la propriété d’une société en commandite : elle s’ouvrit avec un fonds de 15 millions divisé en 5,000 actions libérées ; elle devait escompter à 4 pour cent les lettres de change et billets de commerce à 2 et 3 mois d’échéances, et faire le commerce des matières d’or. Elle émettait des billets de circulation analogues aux billets actuels de la Banque de France. Pour qu’une pareille organisation, avec tous les risques qu’elle comportait, se soit superposée au commerce préexistant des changeurs et banquiers et pour qu’elle ait résisté aux perpétuels emprunts forcés du Trésor royal, il faut qu’elle ait répondu à un grand besoin du commerce. Un organe central d’escompte et de crédit était devenu nécessaire pour les vastes opérations de la bourgeoisie commerçante.

La Caisse d’escompte avait rapidement grandi et en 1789 son capital s’élevait à 100 millions divisés en 25,000 actions de 4,000 livres. C’est à propos des valeurs de la Caisse d’escompte comme de celles de la Banque Saint-Charles que Mirabeau dénonça avec violence les spéculations de l’abbé d’Espagnac : mais l’abbé n’en fut nullement discrédité : il entra au club des Jacobins et il prit même la parole pour faire l’éloge funèbre de Mirabeau. Toutes ces batailles livrées autour de la Caisse d’escompte en attestent l’importance.

On comprendrait mal le développement commercial et industriel du xviiie siècle si on attribuait aux corporations le rôle tout à fait important qu’on leur attribue d’ordinaire. Il est certain qu’elles constituaient une entrave à la liberté de l’industrie et du commerce. Pour devenir maître, c’est-à-dire patron, il fallait subir un examen dirigé par la corporation des maîtres déjà établis ; il fallait payer une somme parfois assez élevée et qui empêchait les compagnons pauvres de s’élever à la maîtrise. De plus, l’industrie et le commerce de chaque corporation étaient soigneusement déterminés : telle corporation ne pouvait vendre que tels produits. Telle, catégorie d’artisans ne pouvait fabriquer que telle catégorie d’objets. Ainsi l’activité économique était sans cesse gênée ; et de plus une sorte d’aristocratie de métiers étroite, jalouse et à peu près héréditaire se constituait.

En fait il n’y avait guère plus que les fils ou les gendres des maîtres établis qui pussent prétendre à la maîtrise. Évidemment cet esprit de réglementation et d’exclusion était peu favorable à un grand mouvement d’affaires, et le génie d’entreprises du capitalisme ne pouvait s’accommoder de ce système étriqué et suranné. Pourtant, il ne faut pas croire que dans l’intérieur même des corporations, l’initiative fût entièrement supprimée : malgré les règlements, l’esprit d’invention et de combinaison était toujours en éveil.

Mais surtout il faut se garder de penser que le régime corporatif ait jamais fonctionné avec ensemble et rigueur. Comme l’ont très bien montré M. Hauser dans son livre sur les ouvriers au xvie siècle et M. Martin Saint-Léon dans son livre sur les corporations, le régime corporatif n’a jamais enveloppé toute la vie économique de la nation. D’abord il y avait en France des provinces où il existait à peine.

Nulle part ou presque nulle part les artisans des campagnes et des villages ne s’étaient laissés englober par les règlements corporatifs devenus aux mains de la royauté un moyen d’extorsion fiscale. Enfin et surtout les grandes entreprises, où l’essor du capitalisme commençait à se déployer, échappaient à cette contrainte. Le grand commerce, le négoce proprement dit, était trop vaste et fluide pour se laisser ainsi emprisonner. Depuis le xvie siècle, le grand commerce s’accompagnait ordinairement d’opérations de banque. Le grand négociant était en même temps banquier. Par ses opérations étendues à l’Europe et aux colonies, il était amené à un perpétuel échange, à une perpétuelle négociation de traites.

Comment, dans un semblable négoce, marquer des limites, tracer des catégories ? Comment prescrire à un banquier de ne recouvrer que telle catégorie de traites ayant pour origine la livraison de telles marchandises ? Tout naturellement, le grand commerce avait la souplesse et la variété de la Banque elle-même. D’ailleurs, à mesure que se multipliaient les échanges, à mesure qu’affluaient dans nos ports les produits des colonies et des pays lointains, le rôle des grands intermédiaires, des grands courtiers, se développait.

Pour prendre un exemple donne à l’article des sociétés de commerce dans l’admirable Dictionnaire du commerce de Savary des Bruslons, deux négociants s’associent temporairement pour acheter à frais communs et revendre à risques et à bénéfices communs du sucre ou du blé ou du tabac importés à Nantes. Ils achèteront, à l’arrivée du navire, telle ou telle marchandise : ils la revendront, suivant le cours des marchés, à Paris ou sur une autre place : il est impossible d’enfermer d’avance dans un règlement quelconque des opérations de cette nature. Le capitalisme commercial flottant et vaste débordait à l’infini le régime étroit des corporations.

Ainsi les deux extrémités de la vie économique échappaient au régime corporatif. À un bout, les artisans ruraux étaient protégés par leur isolement même contre la communauté de métier obligatoire. À l’autre bout, le grand commerce, par la multiplicité de ses formes et la subtilité de ses opérations, s’était créé une autre sphère, tout un monde nouveau de mouvement, d’audace et de liberté. C’est seulement dans la région moyenne de l’activité économique, dans la sphère de la petite industrie urbaine et du petit et moyen commerce que le régime corporatif fonctionnait sérieusement, et avec plus d’élasticité encore que la lettre des règlements ne semble le comporter. D’ailleurs, même en cette région moyenne, paisible et réglée, l’esprit entreprenant du capitalisme pénétrait : Savary des Bruslons écrit dans la première moitié du xviiie siècle :
« Le premier principe du commerce est la concurrence.

« Il n’est aucune exception à cette règle, pas même dans les communautés où il se présente de grandes entreprises. Dans ces circonstances, les petites fortunes se réunissent pour former un capital considérable ». Les marchands ou les maîtres de métiers inscrits dans une corporation déterminée s’associaient, à l’occasion, et en dehors de leurs opérations accoutumées, pour des entreprises plus vastes ; et rien ne démontre que l’objet de ces entreprises ne différait que par l’étendue de leur négoce familier ou de leur fabrication ordinaire.

Ainsi le souple régime des sociétés, au sens moderne du mot, pénétrait dans la vie même des corporations pour la diversifier et l’étendre. Ce régime sur lequel il est statué déjà dans le Code de commerce de 1675 est très varié dès le xviie siècle. Il comprend quatre types principaux de sociétés commerciales : et il en est déjà deux, la société en commandite et la société anonyme, qui ouvrent les voies au capitalisme. « La société en commandite, dit le Dictionnaire de Savary, est très utile à l’État et au public, d’autant que toutes sortes de personne, même les nobles et gens de robe, peuvent la contracter pour faire valoir leur argent à l’avantage du public et que ceux qui n’ont pas de fonds pour entreprendre un négoce rencontrent dans celles-ci les moyens de s’établir dans le monde et faire valoir leur industrie. »

Comme on voit, la commandite abaisse si bien toutes les barrières que même des personnes entièrement étrangères au commerce et à l’industrie peuvent, par ces procédés, participer à la vie économique. C’est l’antipode du système corporatif. Savary ajoute : « La société anonyme est celle qui se fait sans aucun nom mais dont tous les associés travaillent chacun en leur particulier sans que le public soit informé de leur société ; et ils se rendent ensuite compte les uns aux autres des profits et des pertes qu’ils ont faits dans leur négociation ». Combinez la société anonyme avec la société par actions, et vous aurez la société anonyme par actions, le grand instrument du capitalisme moderne.

Or, la société anonyme par actions appelant n’importe qui à la participation de l’entreprise, est la négation absolue du système corporatif qui ne permet qu’à des personnes déterminées, sous des conditions déterminées, une activité déterminée. Au xviiie siècle de puissantes sociétés par actions commençaient à se fonder. Dans les années mêmes qui précédèrent la Révolution, la grande Compagnie des Eaux de Paris provoqua des mouvements de spéculation très vifs autour de ses actions. Elle s’était chargée de conduire l’eau de la Seine dans les 25,000 maisons de Paris et ses actions étaient très répandues. Très certainement, des marchands des corporations en avaient acquis : il serait très surprenant par exemple que les très riches membres de la corporation des drapiers fussent restés étrangers à tout ce mouvement des capitaux.

Ainsi, dans le dernier quart du xviiie siècle le régime économique est extrêmement complexe. Les corporations, un moment abolies par le fameux édit de Turgot de 1775. ont été rétablies, et quoiqu’elles se remettent mal du coup qui leur a été porté, elles se défendent encore avec une âpreté extraordinaire. Et, en face de ce système corporatif se meuvent les formes subtiles et variées du capitalisme moderne. Bien mieux, la subtilité et l’activité capitalistes pénètrent à l’intérieur même des corporations et en préparent la dissolution prochaine.

Il y avait dès lors une expansion et aussi une organisation capitalistes : les cadres où la bourgeoisie de Louis-Philippe installera sa puissance sont préparés dès le xviiie siècle. La bourgeoisie n’est pas seulement une force d’épargne et de sagesse : elle est une force conquérante et audacieuse qui a révolutionné en partie le système de la production et des échanges avant de révolutionner le système politique. M. Taine n’a même pas soupçonné les problèmes essentiels : il n’a même pas discerné le courant profond de la vie économique et il ne s’est pas demandé un instant comment, avec le système restrictif des corporations, la bourgeoisie avait pu grandir en richesse et en audace. Il a préféré attribuer la Révolution française à la grammaire de Vaugelas qui, en appauvrissant le vocabulaire français, a condamné notre pays aux idées abstraites et aux utopies.

L’Angleterre du xviiie siècle nous montre avec éclat que le régime corporatif peut assez longtemps coexister dans un pays avec les formes les plus hardies du capitalisme moderne. Je lis encore dans ce Dictionnaire du commerce de Savary dont lord Chesterfield recommandait si instamment l’étude à son fils : « En Angleterre les privilèges des communautés (des corporations) forment une partie de la liberté politique. Ces corporations s’appellent mistery, nom qui convient assez à leur esprit. Partout il s’y est introduit des abus. »

En effet les communautés ont des vues particulières qui sont presque toujours opposées au bien général et aux vues des législateurs. La première et la plus dangereuse est celle qui oppose des barrières à l’industrie en multipliant les frais et les formalités de réception. Jean de Witt a écrit : « Le gain assuré des métiers ou des marchands les rend insolents et paresseux pendant qu’ils excluent des gens fort habiles. » Mais ce qui est à retenir, c’est que malgré les abus des corporations ou plutôt malgré le système corporatif lui-même, la Hollande du xviie siècle et l’Angleterre du xviiie étaient parvenues à un développement économique prodigieux. La Hollande était l’entrepositaire et la banquière de l’univers.

Quant à l’Angleterre du xviiie siècle, elle a conquis un empire colonial immense, poussé en tous sens son commerce et son industrie, inauguré la grande industrie et le machinisme. Dès la première moitié du xviiie siècle la quantité de charbon employé dans les usines anglaises était si grande que déjà le ciel de Londres était noir de fumée.

Les sociétés humaines et en particulier les sociétés modernes sont si complexes que dans de longues périodes de transition coexistent et fonctionnent à la fois, malgré leur contrariété essentielle, les organes économiques du passé et ceux de l’avenir.

Rien n’est plus opposé que le système corporatif et le système capitaliste : l’un limite la concurrence ; l’autre la déchaîne à l’infini. L’un soumet la production à des types convenus et imposés : l’autre cherche constamment des types nouveaux.

Et pourtant ces deux systèmes contradictoires ont, dans la France et l’Angleterre du xviiie siècle, concouru à la vie économique.

Il se peut de même que nous entrions dans une période de transition où des institutions à tendance collectiviste et communiste coexisteront, dans notre société, avec les restes encore puissants de l’organisme capitaliste. En tous cas, ces explications étaient nécessaires pour saisir la vie économique déjà compliquée du xviiie siècle français.

Les affaires de la France avec le dehors et avec ses colonies avaient beaucoup grandi depuis la mort de Louis XIV ; il y eut en particulier sous la Régence et sous le cardinal Fleury une belle poussée. Lord Chesterfield écrit à son fils en 1750 : « Les règlements du commerce et de l’industrie en France sont excellents, comme il paraît malheureusement pour nous par le grand accroissement de l’un et de l’autre dans ces trente dernières années. Car sans parler de leur commerce étendu dans les Indes occidentales et orientales, ils nous ont enlevé presque tout le commerce du Levant et maintenant ils fournissent tous les marchés étrangers avec leur sucre, à la ruine presque complète de nos colonies de sucre, comme la Jamaïque et la Barbade ».

Si l’on consulte les tableaux d’importation et d’exportation dressés par Arnaut en 1792 on constate que notre commerce extérieur avec la plupart des pays du monde avait quadruplé depuis le traité d’Utrecht en 1715. Chaptal nous a laissé un tableau détaillé de nos importations et exportations en 1787 ; les importations ont été cette année-là de 310 millions de livres sans compter les produits des colonies, et l’exportation totale s’élève la même année à 524 millions de livres dont 311 millions en produits du sol et 213 millions en produits d’industrie. Nous avions un commerce suivi avec l’Espagne, le Portugal, le Piémont, Gênes, le Milanais, la Toscane, Rome, Venise, la Russie, la Suède, le Danemark, l’Autriche, la Prusse, la Saxe, Hambourg, qui pour ses 800 raffineries nous achetait près de 40 millions de sucre brut par année. Et depuis la guerre de l’indépendance américaine la France espérait établir de sérieux échanges avec les États-Unis : Clavière avait écrit tout un livre assez médiocre
Entrée principale du théâtre de Bordeaux, inauguré le 7 avril 1780
(d’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).
du reste, sur le sujet ; mais les animosités nationales ne prévalurent pas contre les habitudes économiques, et c’est avec l’Angleterre que les États-Unis émancipés entretinrent le commerce le plus étendu.

Avec nos seules colonies d’Amérique les échanges se sont élevés en 1789, à 296 millions. La métropole a exporté aux îles 78 millions de farine, viandes salées, vins et étoffes. Et les colonies ont importé en France 218 millions de sucre, café, cacao, bois des îles, indigo, cotons et cuirs. Mais, selon le relevé fait par M. Léon Deschamps, d’après Goulard, la France, sur ces 218 millions de denrées, n’en a consommé que 71 millions. Le reste a été exporté, après avoir été apprêté ; et ainsi les colonies alimentaient largement l’industrie de la France et son commerce international.

C’est en France qu’étaient raffinés les sucres, dans les raffineries d’Orléans, de Dieppe, de Bordeaux, de Bercy-Paris, de Nantes et de Marseille. Les cotons de Cayenne, de Saint-Domingue et des autres Antilles étaient utilisés avec ceux de l’Inde et du Levant, par les filatures de toile, de coton et de bonneteries qui s’étaient multipliées surtout en Normandie, et les cuirs ouvrés en France venaient pour une large part de Saint-Domingue. On entrevoit les intérêts extrêmement puissants et complexes que créait ce vaste mouvement d’affaires.

C’étaient des familles françaises qui possédaient aux colonies les domaines et les usines. Rien qu’à Saint-Domingue, où 27.000 blancs commandaient à 405.000 esclaves, il y avait 792 sucreries, 705 cotonneries, 2.810 caféteries, 3.097 indigoteries. Et très souvent, comme nous l’apprennent Malouet qui avait administré la Guyane, et le marquis de Bouillé qui pendant la guerre de l’indépendance américaine avait commandé la division navale des Antilles, les planteurs, les petits manufacturiers et usiniers, n’avaient pu s’établir qu’au moyen d’avances fournies par de riches capitalistes : ceux-là étaient en réalité les propriétaires des colonies, et il s’était constitué rapidement au cours du xviiie siècle, une puissante aristocratie capitaliste coloniale. Dès les premiers jours de la Révolution, dès le 20 août 1789, ces capitalistes coloniaux fondent pour la défense de leurs intérêts, « la société correspondante des colons français » et cette société qui se réunit à l’hôtel Massiac place de la Victoire, compte d’emblée 435 membres. Par les Lameth, qui possédaient de vastes domaines à Saint-Domingue et par leur ami Barnave, elle exerça une grande influence sur la Constituante elle-même.

Tout ce vaste système colonial reposait sur l’esclavage et sur la traite des nègres. Dans la seule année 1788, 29.506 nègres ont été expédiés des côtes d’Afrique à destination de Saint-Domingue ; on les troquait contre des denrées diverses provenant de France, et ce triste négoce contribuait, il faut bien le dire, à l’essor de la bourgeoisie marchande et de la navigation. Tout le mouvement d’affaires avait largement développé la navigation : et les grands ports de France, Bordeaux, Marseille, Nantes avaient une merveilleuse activité. À Bordeaux, l’abondante production viticole fournissait aux navigateurs et constructeurs de navires une marchandise qui se prêtait à des échanges universels. Mais le vin n’avait pas suffi. Des distilleries s’étaient fondées et les négociants bordelais exportaient l’eau-de-vie sur presque tous les marchés du monde, mais surtout aux colonies. Depuis deux siècles, bien d’autres industries avaient surgi. Le sucre brut de Saint-Domingue était raffiné en partie à Bordeaux. Seize raffineries installées dans les faubourgs, à Saint-Michel et à Sainte-Croix, sous la direction d’industriels hardis comme Mayrac, Lambert, Ravesier, Jouance, consommaient en moyenne par année, aux environs de 1740, cinquante cargaisons de sucre brut, d’environ 200 tonneaux chacune. Elles brûlaient 3.600 tonnes de charbon par an. Des faïenceries, des verreries avaient été fondées au xviiie siècle. L’activité industrielle de Bordeaux avait un caractère cosmopolite comme son commerce.

Des pavillons de toute nation se rencontraient dans le port et des hommes de toute nation trafiquaient, produisaient dans la grande cité accueillante et active. On eût dit qu’elle était le creuset où tous les hommes hardis venaient essayer leur pensée.

En 1711, un négociant de Dunkerque, Nicolas Tavern, vient tenter d’établir à Bordeaux le commerce des eaux-de-vie de grains et d’en faire ainsi l’entrepôt de la production du Nord.

C’est un Flamand, David d’Hyerquens, qui, en 1633, obtient des magistrats municipaux bordelais l’autorisation de créer une raffinerie.

C’est un autre Flamand, Jean Vermeiren, qui, le 16 mai 1645, prête serment devant les jurats comme raffineur de sucre.

C’est un Allemand, Balthazar Fonberg, gentilhomme verrier de Würsbourg, qui, en 1726, demande le privilège d’établir à Bordeaux, sous le titre de « Manufacture Royale », une verrerie à vitres et à bouteilles.

C’est l’armateur Rater, d’Amsterdam, qui devient bourgeois bordelais, noble de France et directeur du Commerce. C’est le banquier allemand de Bethman qui s’installe à Bordeaux en 1740 et qui y devient l’arbitre du crédit. Ce sont encore les allemands Schröder et Schyler qui fondent une des plus grands maisons de vins.

C’est aussi la brillante colonie irlandaise, le verrier Mitchell, les négociants William Johnston, Thomas Barton, Denis Mac-Carthy, le courtier Abraham Lauton, qui surtout de 1730 à 1740, afflue à Bordeaux et peuple le riche quartier des Chartrons.

Tous ces détails, que j’emprunte à la savante histoire de Bordeaux écrite par Camille Jullian et publiée par la municipalité bordelaise, attestent la variété et l’intensité de la vie de Bordeaux dans les deux derniers siècles de la monarchie. Pour suffire à sa puissance croissante d’exportation, des producteurs accouraient le Hollande, d’Allemagne, de Portugal, de Vénétie, d’Irlande ; il en venait aussi des Cévennes, des régions manufacturières du Languedoc, et il se formait ainsi une haute bourgeoisie de grande allure, ayant des ouvertures sur le monde entier.

Ce n’était pas la vie remuante et multicolore de Marseille, où tous les peuples de la Méditerranée se mêlaient sur les quais : Levantins, Grecs, Syriens, Corses, Égyptiens, Marocains. À Bordeaux, c’était surtout la bourgeoisie qui était formée d’éléments cosmopolites, mais elle répandait sur la cité, tous les jours embellie, un large éclat.

C’est surtout l’industrie des constructeurs de navires qui est florissante et qui multiplie les richesses. Elle ne prend tout son essor que sous Louis XV et dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Colbert avait bien essayé, dès 1670, d’exciter les négociants bordelais aux constructions navales, mais le mouvement ne se dessina que très lentement.

On lit encore dans un mémoire de 1730 déposé aux archives de la Gironde :

« On construit peu à Bordeaux : la rareté du bois dans cette province et sa cherté engagent les négociants à faire acheter des vaisseaux tout fabriqués dans les ports de France, et surtout en Angleterre et en Hollande, où ils les ont à meilleur marché que s’ils les font construire dans ce port. »

Mais, à partir de 1730, le commerce avec les colonies est si actif que Bordeaux se met largement à construire et fait venir des bois du Nord, de Liège, de Dantzig, de Memet, de Suède.

« En 1754, nous dit M. Jullian, il fut lancé 14 navires construits par Jean Fénélon et Fénélon fils, Bernard Tauzin, Jacques Tauzin, Jacques et Pierre Poitevin, J. Roy, Raymond Tranchard, Pierre Meynard, Ysard et Gélineau fils. Le Colibri avait 70 tonneaux pour Isaac Couturier ; presque tous les autres navires étaient de 200 à 300 tonneaux, sauf un de 600 pour la Compagnie royale d’Espagne. Les armateurs étaient : Philippe Neyrac, Tennet, Bertin, Féger, Lafosse, Guilhou, Doumerc et Rozier, Jaury, Aquard fils, Houalle, Ménoire. Le tonnage total s’élevait à 3 640 tonneaux. »

Je cite tous ces noms de constructeurs et armateurs, car c’est le véritable dénombrement des forces bourgeoises qui feront la Révolution. Il faut que l’on voie jusque dans le détail des noms la croissance de cette bourgeoisie audacieuse et brillante, révolutionnaire et modérée, au nom de laquelle parlera Vergniaud.

En 1756, 16 navires sont construits par Meynard, Roy, Fénélon, Julien, Bideau, Picard, Yzard, Lestonna, Ricaut père, Poitevin, Barthélémy, Foucaut. Ils représentent un total de 3 722 tonneaux et sont livrés aux armateurs Damis, Lafon frères, Langoiran, Gouffreau, Simon Jauge, Decasse frères, Jacques Boyer, Serres et Bizet, Peyronnet, Beylac, Roussens, Fatin, Charretier et Freyche, Laval, et le mouvement se continue ainsi d’année en année, faisant surgir de nouveaux noms d’armateurs et de constructeurs, de nouvelles richesses, de nouvelles puissances et ambitions bourgeoises, et, à mesure que nous approchons de la Révolution, le mouvement s’accélère.

Dans les quinze années de paix qui suivent le traité de 1763, l’activité économique s’exalte malgré la perte de la Louisiane et du Canada, tristement cédés aux Anglais. En 1763, il est lancé à Bordeaux 22 navires jaugeant ensemble 5 250 tonneaux, et de nouveaux noms de constructeurs, Pierre Bichon, P. Bouluquet, E. Detcheverry, apparaissent. Nouveaux noms aussi d’armateurs : Foussat, Mathieu aîné, Draveman, Féger, Guilhou, Dubergier, Borie, Tenet et Duflour. Quelle force et quelle sève, et comme on sent que ces hardis bourgeois, qui suscitent et dirigent de grandes affaires dans le monde entier, voudront bientôt conduire eux-mêmes les affaires générales du pays ! Comme on sent qu’ils se lasseront bientôt de la tutelle insolente des nobles oisifs, du parasitisme d’un clergé stérile, du gaspillage de la cour et de l’arbitraire des bureaux ! Mais comme on devine aussi que, s’ils sont prêts à faire une révolution bourgeoise, même démocratique et républicaine, ils voudront une République où puisse s’épanouir le luxe de la vie comme le luxe de la pensée !

Le long des larges avenues ouvertes par les intendants royaux, ils bâtissent de splendides demeures, et ils se figureront aussi la Révolution comme une large et triomphale avenue où les ouvriers pourront passer librement et la tête haute, mais où pourra passer aussi sans embarras et sans scandale l’élégant équipage du riche bourgeois républicain. Ils répugnent d’avance au sombre jacobinisme un peu étroit et vaguement spartiate des petits bourgeois et des artisans de Paris.

De 1763 à 1778, il est lancé 245 navires d’un tonnage total de 74 485 tonneaux, ce qui représente une moyenne annuelle de 16 navires et de 4 900 tonneaux, et, parmi les nouveaux constructeurs qui surgissent à cette époque, Jullian cite, en 1766, Guibert et J. Labitte ; en 1768, Joseph Latus ; en 1772, Gibert ; en 1773, Antoine Courau ; en 1778, Thiac et Sage. C’est une poussée continue, un flot qui monte, et, sous Louis XVI, c’est comme une haute vague.

En 1778, la France, unie aux États-Unis, entreprend la guerre contre les Anglais : les hostilités suspendent un instant le travail de construction, mais il ne tarde pas à se relever et à atteindre un niveau inconnu :

En 1778, il est lancé :
7 navires jaugeant 1.875 tonneaux
En 1779,       —
24     —      5.485     —
En 1780,       —
17     —      4.760     —
En 1781,       —
34     —      16.800    —
En 1784,       —
33     —      16.130    —

Cette grande activité faisait surgir à Bordeaux de colossales fortunes.

Au xviie siècle, sous Louis XIV, le commerce bordelais était en grande partie aux mains de marchands étrangers, surtout de marchands flamands, qui, une fois fortune faite, rentraient dans leur pays, et l’or de Bordeaux se perdait au loin ; mais au xviiie siècle, c’est Bordeaux même qui est le centre de la fortune comme il est le centre des affaires : l’or ne s’échappe plus. Les grandes maisons de commerce prennent des proportions surprenantes, et on voit des hommes comme Bonnafé l’Heureux, qui, arrivé simple commis en 1740, possède, en 1791, une flotte de 30 navires et une fortune de 16 millions de livres.

Cette bourgeoisie éblouissante ne se heurtait pas à un prolétariat hostile. Nombreux étaient les ouvriers : ouvriers des constructions navales, des verreries, des faïenceries, des distilleries, des raffineries, des corderies, des clouteries, des tonnelleries. En 1789, on compte 500 ouvriers rien que dans les raffineries.

Mais c’était surtout dans les vastes combinaisons du négoce que les Bordelais avaient trouvé leur fortune, et ils n’avaient pas eu besoin de soumettre les ouvriers à une exploitation particulièrement dure. Sans doute même, sans que j’aie pu me procurer à cet effet des documents précis, la grande et soudaine activité des chantiers dans la deuxième partie du xviiie siècle avait-elle permis aux ouvriers d’élever leurs exigences et leurs salaires ; ils étaient employés, d’ailleurs, à des travaux difficiles qui exigeaient des connaissances techniques et une grande habileté. Partout les ouvriers des faïenceries, des verreries, ont un salaire supérieur à celui des autres corporations. Il est donc probable que la classe ouvrière bordelaise (si toutefois ce mot de classe n’est pas ici très prématuré) voyait sans colère et sans envie la magnifique croissance de la bourgeoisie marchande, qui embellissait la cité.

D’ailleurs, malgré le caractère oligarchique de son corps municipal qui se recrutait lui-même parmi les notables et principaux bourgeois, il ne semble pas que la gestion des intérêts de Bordeaux ait été trop égoïste ou trop maladroite. Pendant qu’à Lyon par exemple la dette s’élevait à 32 millions, à Bordeaux au moment de la Révolution elle n’était que de 4 millions. Le budget municipal qui était de 1900 mille francs était alimenté, jusqu’à concurrence de 900 000 francs par la ferme de l’octroi, et c’était une charge très lourde pour la population ouvrière : mais aussi plus de six cent mille livres étaient demandées aux trois sous par livre prélevés sur toute marchandise entrant au port de Bordeaux ; et cet impôt ne pesait pas sur la population. Ainsi entre la haute bourgeoisie bordelaise et le prolétariat, il n’y avait pas de conflit aigu : et la bourgeoisie de Bordeaux aura toute sa liberté d’esprit pour combattre l’ancien régime. Elle pourra frapper les prêtres, les nobles, le roi, sans avoir à se préoccuper sérieusement, à Bordeaux même, d’un mouvement prolétarien : Bordeaux restera fidèle aux Girondins jusqu’au 31 mai.

A Marseille, pendant le dix-septième et le dix-huitième siècle, même progression des affaires et de la richesse qu’à Bordeaux. Depuis que Louis XIV, en 1660, y était entré par la brèche et que les consuls avaient dû remettre à Mazarin comme trophée de victoire, leurs chaperons rouges à liséré blanc, la ville avait perdu ses franchises communales : et en fait, par l’intermédiaire d’un petit groupe de nobles et de notables bourgeois, banquiers ou marchands, elle était administrée par le Roi. Mais jusque dans cette centralisation d’ancien régime, elle gardait comme une puissance continue de vibration et d’agitation, une extraordinaire faculté d’enthousiasme et de colère. Pourtant, pendant les deux derniers siècles de l’ancien régime, c’est surtout dans les entreprises hardies du négoce, de la banque, de l’industrie, que Marseille dépense sa merveilleuse fougue.

Elle est en rapport d’affaires avec tout ce monde méditerranéen et oriental, traversé encore d’autant de corsaires que de marchands, et plus d’une fois son négoce ressemble à une bataille.

Une sorte d’imprévu guerrier mêlé à l’imprévu des affaires tient en éveil et en émoi les imaginations et les cœurs. Mais au travers des accidents et des aventures se développe un mouvement d’échanges continu et croissant. Les importations et exportations les plus considérables se faisaient à Smyrne, à Constantinople, à Salonique, à Alexandrie d’Égypte, à Alep. Des citoyens de Marseille comme Peyssonnel adressaient à leur ville les mémoires les plus minutieux sur le commerce du Levant, sur Constantinople, la Syrie, la Bulgarie, la Valachie. Entre Marseille et Tunis, Alger, le Maroc, les rapports étaient incessants.

Mais c’est surtout à partir de la paix d’Utrecht que Marseille, en un mouvement rapide, s’empare du commerce du Levant, et l’arrache aux Anglais. Ce sont les draps qui sont le fond des expéditions de Marseille dans le Levant, ou tout au moins, c’est un des principaux articles. Or dans le livre de Peyssonnel sur quelques branches du commerce et de la navigation, je relève que les pièces de drap envoyées dans le Levant s’élèvent de 10.700 en 1708 à 59.000 en 1750. La vente a quintuplé, refoulant les draps d’Angleterre, et on comprend très bien qu’à cette date de 1750, lord Chesterfield, dans le passage que nous avons déjà cité, signale à son fils les progrès économiques de la France dans le Levant. C’est par Marseille qu’ils s’accomplissaient.

Pour pouvoir exporter de grandes quantités d’étoffe, les négociants de Marseille avaient encouragé au début et même commandité les manufactures du Languedoc. Ils avaient aidé notamment les héritiers du sieur Varenne, qui avait fondé auprès de Carcassonne une des premières fabriques de drap.

De la Provence au Languedoc les communications étaient constantes ; et le lieu des intérêts était très étroit. Marseille tirait du Levant des laines excellentes, et les laines converties en drap par les manufactures languedociennes étaient réexpédiées dans le Levant. Cette vaste solidarité des intérêts de la bourgeoisie et cet enchevêtrement des rapports économiques expliquent, en bien des cas, l’ensemble et la soudaineté des mouvements de la France, dans la période révolutionnaire.

Mais le négoce de Marseille avait suscité dans son propre sein des industries puissantes. Peu à peu, elle s’était mise à produire la plupart des objets que produisaient les peuples avec qui elle commerçait : elle condensait pour ainsi dire en sa propre vie toute la vie de la Méditerranée et de l’Orient. Le député Meynier, dans son rapport au Comité de Commerce de la Constituante a très bien marqué cette vie universelle de Marseille qui était comme un miroir ardent de l’activité du monde.

« Les habitants des quatre parties du monde, dit-il, y viennent trafiquer ; le pavillon de toutes les nations flotte dans son port et elle est le grenier de toutes nos provinces méridionales et de toute la Méditerranée. Indépendamment du commerce maritime, Marseille a des manufactures importantes. Elle a enlevé à Gênes la fabrication du savon qui est un objet en 19 à 20 millions ; elle a ôté à Livourne la mise en œuvre du corail ; les peaux qu’on y met en couleur et les maroquins qu’on y fabrique sont supérieurs à ceux de Barbarie, elle est parvenue à établir dans son sein des teintures et des manufactures de bonnets et d’étoffes qui ne se fabriquaient que dans le Levant et elle a vendu aux Orientaux eux-mêmes les produits d’une industrie dont elle a su les dépouiller. Toutes les années elle met en mer 1500 bâtiments. Sa navigation est la base des classes de la Méditerranée ; elle occupe plus de 80.000 ouvriers et ses échanges s’élèvent annuellement à la somme de 300 millions. »

Ce qui caractérise bien la puissance de Marseille au dix-huitième siècle et l’étendue de son génie, c’est qu’elle ne se laisse pas exclure par les ports de l’Océan, du commerce avec l’Amérique. Un règlement royal au commencement du siècle avait voulu l’enfermer dans le commerce de la Méditerranée et du Levant ; elle prouva sans peine qu’elle était devenue nécessaire à l’Amérique et par des lettres-patentes de 1719 elle fut décidément autorisée à porter son pavillon marchand dans l’Atlantique comme dans la Méditerranée.

Depuis lors elle ne cessa d’expédier aux colonies, en particulier à Saint-Domingue, de riches cargaisons. Elle leur envoyait notamment les vins de Provence qui y firent une sérieuse concurrence aux vins du Bordelais, surtout lorsqu’en 1780 Bergaste, négociant suisse établi à Marseille, eut inauguré l’usage des grands chaix où les vins recevaient diverses préparations qui leur permettaient les longs voyages. En ouvrant ainsi des débouchés lointains aux vins de la région, Marseille commandait la Provence comme par le vaste commerce des draps elle commandait le Languedoc. Sa puissance économique qui portait sur Constantinople et sur Saint-Domingue était aussi équilibrée qu’étendue. Sur les 300 millions d’échange dont parle dans son rapport le député Meynier, 150 millions représentent le mouvement des importations et des exportations : 150 millions représentent la production industrielle de Marseille même. Cette activité diverse et ample suscitait une bourgeoisie riche et fière.

Le port de Nantes, calfatage d’un navire (Vue du xviiie siècle)

Dans le commerce, les Remuzat, les Bruny, les Maurelet, les Navel, les Cathelin, les Fabrou, les Magy, les Latil, les Guiliermy, les Luc Martin, les Chavignot, les Gravier, les David, les Borrély, dans l’industrie et notamment dans la raffinerie, Bègue, veuve Bon et fils, Bressan et fils, Comte, Féraud, Fremenditi, Garric père et fils, Giraud, Jouve et Sibon, Michel, Pons et Cie, Reinier, Rougier, Sangry, bien d’autres encore bâtissaient de hautes fortunes et ouvraient à leur classe le chemin du pouvoir. L’armateur George Roux atteignait à une puissance quasi royale. Pour se venger de prises faites par les Anglais, il armait une flotte contre la flotte anglaise. C’est lui qui vers le milieu du dix-huitième siècle avait donné à notre colonie de la Martinique un magnifique essor : il y avait envoyé des milliers d’hommes et de femmes ; il y avait accumulé des espèces espagnoles pour fournir à la colonie l’instrument monétaire dont elle avait besoin. Et, lui-même, pour exporter ses propres produits, il avait créé au village de Brue, en Provence, un puissant ensemble de manufactures. C’était une individualité aussi haute que celle de Jacques Cœur, mais, tandis que Jacques-Cœur était encore isolé, les hommes comme Bonnafé, comme George Roux s’appuyaient sur toute une grande classe bourgeoise. Bien mieux, au dix-huitième siècle, à la veille de la Révolution, ils s’appuyaient sur les ouvriers eux-mêmes : ce que nous appelons la question ouvrière n’était pas née. Il n’y avait pas plus d’agitation prolétarienne à Marseille qu’à Bordeaux. Certes, en 1789, dans les 38 fabriques de savon où brûlaient 170 chaudières et où travaillaient mille ouvriers ; dans les 40 fabriques de chapeaux, dans les 12 raffineries de sucre, dans les 10 fabriques de faïence, dans les 12 fabriques d’indiennes peintes, dans les 20 fabriques de bas de soie, dans les 12 fabriques à voiles, dans les manufactures d’étoffes d’or et d’argent, de tapisseries, dans les 20 fabriques de liqueur ; les 10 fabriques d’amidon ; dans les 8 verreries, dans les 10 tanneries, dans les fabriques de maroquins, d’eaux-de-vie, de chandelles, de corail ouvré, de gants, de bougies, de bonnets de laine, de vitriol, de soufre en canons, dans toutes les manufactures et ateliers si variés, les ouvriers de Marseille aspiraient à l’indépendance et au bien-être. Quand la crise révolutionnaire, exaspérée par le péril et par la guerre, aboutira à des mesures extrêmes et que la bourgeoisie prendra peur, les ouvriers marseillais lui arracheront la direction du mouvement. Mais à la veille de la Révolution, et jusqu’à la fin de 1792 ce n’est pas contre la bourgeoisie, même la plus riche, que les ouvriers marseillais sont animés ; c’est contre l’arbitraire des ministres ; c’est contre l’insolence des nobles de Provence et le despotisme des prêtres ; c’est aussi contre cette aristocratie municipale, composée de nobles ou de bourgeois anoblis, qui gaspille les ressources de la Commune et charge le peuple de lourds impôts sur la farine, sur la viande et sur le vin. Et comme la classe bourgeoise réclame la liberté politique, l’humiliation des privilégiés, et une gestion mieux contrôlée des ressources publiques, l’ardeur révolutionnaire des ouvriers marseillais se confond avec l’ambition révolutionnaire de la bourgeoisie marseillaise. Au fond, malgré la prodigieuse distance qui sépare les hauts bourgeois vingt fois millionnaires de l’ouvrier du port ou de la harengère, le Tiers-État n’est pas encore coupé en deux. Ouvriers et bourgeois sont deux éléments encore solidaires du monde nouveau en lutte contre le régime ancien.

La vaste cuve bouillonnante ne rejette que les éléments d’ancien régime : toutes les forces populaires et bourgeoises sont animées d’une même fermentation. Quel mouvement irrésistible dans une ville comme Marseille, quand le pauvre ouvrier des savonneries et l’armateur prodigieusement riche qui s’était fait construire par Puget un splendide hôtel, avaient les mêmes affections et les mêmes haines !

Quand l’officier municipal Lieutaud, dans les premiers mois de la Révolution, fut nommé chef de la garde nationale, il était, nous dit l’historien Fabre « l’idole des riches et du peuple ». Et par ce seul rapprochement de mots, dont il ne semble pas avoir senti toute la force, l’historien marseillais éclaire jusqu’au fond la Révolution bourgeoise. C’est la bourgeoisie assistée de la force et de l’enthousiasme populaire, qui marche à la conquête du pouvoir. On vit bien, à Marseille et en Provence cette unanimité ardente du tiers-état, bourgeois et ouvriers, riches et pauvres, dans les jours orageux et radieux qui précédèrent la Révolution, quand Mirabeau, aux États de Provence, entra en lutte contre la noblesse qui l’excluait. Les bouquetières embrassaient le tribun et les banquiers l’acclamaient. Lui-même, quand dans son discours magnifique aux États de Provence, il opposait à la stérilité privilégiée des nobles la force et le droit des producteurs, il entendait par ce mot aussi bien les grands chefs de négoce et d’industrie que les simples salariés.

C’est dans ce discours que Mirabeau a donné la plus puissante et la plus éblouissante formule de ce que nous appelons aujourd’hui la grève générale. « Prenez garde, disait-il aux privilégiés, à tous les gentilshommes et hobereaux qui voulaient tenir en tutelle la classe productive. Prenez garde : ne dédaignez pas ce peuple qui produit tout, ce peuple qui pour être formidable n’aurait qu’à être immobile. » Oui, c’est bien la grève générale, mais non pas seulement des salariés, non pas seulement des prolétaires : c’est la grève générale des bourgeois comme des ouvriers ; c’est l’arrêt de la production bourgeoise non par le refus de travail des ouvriers, mais par la décision révolutionnaire de la bourgeoisie elle-même. Voilà la formidable menace de Mirabeau : c’est l’unité du monde du travail qu’il oppose à la minorité improductive, mais comme on sent bien, en même temps, dans cette rapide parole, que c’est la croissance économique de la bourgeoisie qui prépare la Révolution ! C’est la force de production du tiers-état que Mirabeau invoque comme le grand titre révolutionnaire.

Quand il fut élu, un cortège splendide de trois cents voitures l’accompagna de Marseille à Aix, et ces riches voitures de la haute bourgeoisie marseillaise étaient drapées de guirlandes de fleurs que le peuple avait tressées. Le peuple ouvrier de Marseille, en son généreux instinct révolutionnaire ne se trompait pas. Certes, nul alors ne pouvait prévoir l’avenir pourtant prochain. Nul ne prévoyait l’irréductible antagonisme du prolétariat et du capital dans la société bourgeoise triomphante. Mais il fallait que la société bourgeoise se substituât à l’ordre monarchique et féodal pour que le prolétariat pût grandir à son tour. Pauvres ouvriers enthousiastes de 1789, bien des déceptions vous attendent, et bien des souffrances : mais malgré tout, et en fin de compte, ce n’est pas vous qui êtes les dupes. Femmes de Marseille, ne regrettez pas les fleurs dont vous orniez, en l’honneur de Mirabeau les splendides équipages bourgeois, car ces équipages, un moment, ont porté la Révolution.

Et, heureusement pour la Révolution, elle n’a pas arrêté, pendant les premières années, la force de production et d’échange. S’il y avait eu une crise commerciale et industrielle immédiate, si le chômage et la ruine s’étaient produits avant que l’œuvre révolutionnaire fût fondée, peut-être la contre-Révolution, exploitant l’universelle souffrance, aurait-elle ressaisi le pays. Mais, tout au contraire, l’essor économique dont la Révolution est née, s’est continué pendant les trois premières années de la Révolution, les années décisives. À Marseille notamment, il y a eu encore progrès et les tableaux de douane publiés par Julliany montrent qu’en 1792 les échanges atteignaient un chiffre supérieur à celui des années précédentes. Marseille continuait à se répandre sur le monde, tout en travaillant à l’œuvre révolutionnaire, et cette double action de la grande cité est symbolisée d’une manière charmante par le capitaine marchand de la Ciotat qui allant faire le commerce des pelleteries sur la côte Nord-Ouest de l’Amérique découvrit, au mois de juin 1791, au nord-ouest des Marquises de Mendore un archipel qu’il nomma îles de la Révolution.

Nous voici maintenant au cœur de l’Ouest. À Nantes comme à Bordeaux et à Marseille la bourgeoisie marchande et industrielle a atteint au xviiie siècle un si haut degré de puissance économique qu’elle est prête pour le gouvernement politique. Le docteur Guépin, dans sa belle histoire de Nantes, animée d’une pensée si républicaine et presque socialiste, a tracé un rapide et vivant tableau de l’activité de Nantes au commencement du xviiie siècle.

« Le principal commerce se faisait avec les îles de l’Amérique où l’on expédiait annuellement 50 navires de 80 à 300 tonneaux, savoir : 25 à 30 à la Martinique, 8 ou 10 à la Guadeloupe, 1 ou 2 à Cayenne, 1 ou 2 à la Tortue, 8 ou 16 à Saint-Domingue. Les cargaisons pour le voyage étaient du bœuf salé d’Irlande en tonneaux de 200 livres, des toiles pour le ménage, pour emballage et pour l’habillement des nègres, des moulins à sucre, des chaudières, etc. Quelques navires passaient à Madère où ils prenaient des vins : d’autres partaient avec un chargement de sel pour aller au Cap-Vert à la pêche des tortues, qu’ils revendaient dans les colonies pour la nourriture des nègres. Les retours se faisaient en denrées coloniales dont une grande partie était reprise à Nantes par des navires hollandais pour le Nord de l’Europe, excepté les sucres bruts qu’il était défendu d’exporter.

Le commerce de Terre-Neuve et du Grand-Banc occupait 30 navires faisant chacun deux voyages, ils partaient avec du sel et leurs provisions. Quelques retours se faisaient par l’Espagne et le Portugal qui les débarrassaient d’une partie de leurs cargaisons pour prendre les denrées du pays. Outre les navires nantais, 60 bâtiments de La Rochelle et d’Oléron apportaient dans notre port le produit de leur pêche : toute cette morue remontait la Loire pour se débiter à Paris, dans le Lyonnais et dans l’Auvergne. »

De bonne heure la bourgeoisie commerciale de Nantes était arrivée à une sorte d’organisation de classe. Dès 1648 elle avait bâti une Bourse du Commerce. Dès 1670 elle s’était donnée sous le nom de Chambre de Direction une Chambre de Commerce composée de six membres dont cinq choisis parmi les commerçants de Nantes et un résidant à Paris. Dès 1646, les bourgeois nantais avaient fondé une vaste Société de Commerce et de Navigation, avec un nombre d’actionnaires illimité, et en 1672, ils prenaient de nombreuses actions dans la Compagnie des Indes, créée par Colbert. Sous la Régence, ils s’intéressèrent aux opérations de Law et ils surent s’y conduire avec adresse, puisque, dès le lendemain de la chute du système, ils appliquent à la reconstruction et à l’embellissement de Nantes les vastes capitaux disponibles. Enfin, dans la deuxième moitié du xviiie siècle, il se produit à Nantes et dans toute la Bretagne une belle poussée d’activité commerciale et industrielle. C’est en 1758 que M. Louis Langevin établit à Nantes la première manufacture d’indiennes ; la fabrication de l’eau-de-vie et de la bière, commencée au xviie siècle se développe ; l’odieux trafic des nègres donne à la bourgeoisie nantaise fière et active, mais rude et âpre, des bénéfices croissants.

Une Société s’était constituée pour approvisionner de nègres nos colonies ; elle n’eut pas les fonds suffisants et les commerçants nantais se substituèrent à elle et firent le trafic en son nom en lui payant 15 et 20 pour 100 de dédommagement. Tant ce commerce détestable était lucratif ! Quelle triste ironie dans l’histoire humaine ! Les fortunes créées à Bordeaux, à Nantes par le commerce des esclaves ont donné à la bourgeoisie cet orgueil qui a besoin de la liberté et contribué à l’émancipation générale. En 1666. il fut expédié à la côte de Guinée 108 navires pouvant prendre à bord 37.430 esclaves du prix de 1000 livres et même au delà, ce qui représentait, en marchandise humaine une valeur de plus de 37 millions.

L’industrie s’anime : la fabrique de M. Langevin, à peine créée depuis sept ans produit 5.000 pièces ; la fabrique de cordages de MM. Brée et Bodichon s’étend, elle comprenait deux corderies, dix-sept magasins et occupait 1200 ouvriers et ouvrières. Les négociants armateurs, au début du règne de Louis XVI étaient au nombre de deux cents, puissante cohorte qui a de continuels conflits d’amour-propre et d’autorité avec l’arrogante noblesse bretonne. Ces négociants créditaient ou commanditaient les colons de Saint-Domingue. Aux approches de la Révolution ils étaient à découvert, pour l’ensemble des Antilles, de 50 millions et on devine avec quelle âpreté la bourgeoisie nantaise défendra le régime colonial fondé sur l’esclavage pour sauver les colons débiteurs d’un désastre qui eût entraîné sa propre ruine. Je note dans une des premières séances du club des Jacobins une députation des armateurs nantais venant protester contre toute réforme du système colonial. Mais cet égoïsme esclavagiste n’empêchait nullement la bourgeoisie nantaise, consciente de sa force croissante, de réclamer en France des garanties de liberté et de s’insurger avec l’orgueil de la fortune et la fierté du grand esprit d’entreprise contre les privilèges des hobereaux bretons. De nombreux ouvriers étaient groupés autour d’elle, prêts à entrer, sous sa direction, dans la lutte révolutionnaire contre l’insolence nobiliaire et l’arbitraire royal.

Les clouteries occupaient 400 ouvriers ; 2.400 métiers à toile battaient dans la région, dont 500 à Nantes même. La fabrication du coton dans ce pays et les premiers métiers mécaniques commençaient à apparaître. Dans les fabriques de toiles peintes travaillaient 4.500 ouvriers. Tout ce prolétariat était entraîné dans le mouvement économique et politique de la bourgeoisie, et comme emporté dans son sillage. Comme les bourgeois du Dauphiné, ce sont les bourgeois de Nantes et de Bretagne qui, avant même la convocation des États-Généraux et l’ouverture officielle de la Révolution engagent les hostilités contre l’ancien régime et ils paient bravement de leurs personnes. Le 1er novembre 1788, il était procédé à Nantes à l’élection des députés du Tiers-État qui devaient se rendre à Rennes aux États de Bretagne. C’est le bureau municipal qui était chargé de l’élection. La bourgeoisie nantaise voulut affirmer son droit. Elle ne voulait plus que les États de Bretagne fussent une parade aristocratique où le Tiers-État ne figurait que pour voter des subsides.

Elle demande au bureau municipal : 1o que le Tiers-État ait un député, avec voix délibératives par dix mille habitants ; que ce député ne puisse être ni noble, ni anobli, ni délégué, sénéchal, procureur fiscal ou fermier du seigneur ; 2o que l’élection de ces députés soit à deux degrés ; 3o que les députés du Tiers-État soient égaux en nombre à ceux des deux autres ordres, dans toutes les délibérations et que les voix soient comptées par tête ; 4o que les corvées personnelles soient abolies et l’impôt également réparti sur toutes les possessions. Mais le bureau municipal résistait, plusieurs notables étaient opposés au mouvement. Pour tout emporter, la bourgeoisie nantaise va fait appel au peuple ; les ouvriers, sortis des manufactures et des ateliers, enveloppèrent la salle où le bureau municipal délibérait, et des milliers de prolétaires, réunis pour faire peur aux récalcitrants, décidèrent la première victoire révolutionnaire.

Une délégation fut envoyée auprès du Roi pour obtenir de lui qu’il imposât aux États de Bretagne ce règlement nouveau. Le Roi renvoya la question aux États de Bretagne eux-mêmes, mais promit d’intervenir si les ordres privilégiés résistaient. La noblesse et le clergé ayant refusé leur assentiment aux demandes du Tiers, le Roi ajourna les États. Mais les nobles bretons prétendirent siéger tout comme s’ils étaient toute la souveraineté, et le conflit entre la noblesse et la bourgeoisie de Rennes s’exaspéra. Rennes était le centre d’études de la Bretagne, c’est là que les fils de la bourgeoisie venaient se préparer à la médecine et au barreau, et ils supportaient avec une impatience grandissante les dédains et les privilèges des nobles. Des rixes éclatèrent dans les rues : deux étudiants furent tués. Aussitôt, un député de Rennes accourt à Nantes : les bourgeois Nantais se réunissent à la Bourse du Commerce, qui était alors tout naturellement un foyer de Révolution bourgeoise comme demain peut-être les Bourses du Travail seront un foyer de Révolution ouvrière et c’est devant une Assemblée très nombreuse que le délégué de Rennes fit appel au concours de Nantes. Ce délégué se faisait appeler : Omnes omnibus (Tous pour tous). Était-ce un ressouvenir du jeune graveur breton François Omnès qui, pour des actes héroïques de sauvetage accomplis à Paris, avais reçu une médaille sur laquelle la devise : Omnes Omnibus était gravée ? Était-ce prudence et voulait-il surtout dérober au pouvoir son vrai nom ? Cédait-il à une sorte de besoin mystique ? Les Révolutions naissantes, même quand elles doivent aboutir au triomphe d’une classe se réclament de l’intérêt universel et de l’universelle solidarité. Le jeune orateur inconnu termina sa harangue, applaudie avec enthousiasme, par un véhément appel : « Citoyens, la patrie est en danger, marchons pour la défendre ! » Aussitôt une protestation est rédigée où éclate déjà toute la flamme de la Révolution : « Frémissant d’horreur à la nouvelle de l’assassinat commis à Rennes, à l’instigation de plusieurs membres de la noblesse ; convoqués par le cri général de la vengeance et de l’indignation ; reconnaissant que les dispositions pour affranchir l’ordre du Tiers de l’esclavage où il gémit depuis tant de siècles, ne trouvent d’obstacle que dans cet ordre dont l’égoïsme forcené ne voit dans la misère et les larmes des malheureux qu’un tribut odieux qu’ils voudraient étendre jusque sur les races futures ;

« D’après le sentiment de nos propres forces et voulant rompre le dernier anneau qui nous lie, jugeant d’après la barbarie des moyens qu’emploient nos ennemis pour éterniser notre oppression, que nous avons tout à craindre de l’aristocratie qu’ils voudraient ériger en principes constitutionnels, nous nous en affranchissons dès ce jour. »

« L’insurrection de la liberté et de l’égalité intéressant tout vrai citoyen du Tiers, tous doivent la favoriser par une inébranlable et indivisible adhésion ; mais principalement les jeunes gens, classe heureuse à qui le ciel accorda de naître assez tard pour pouvoir espérer de jouir des fruits de la philosophie du xviiie siècle.

« Jurons tous, au nom de l’humanité et de la liberté, d’élever un rempart contre nos ennemis, d’opposer à leur rage sanguinaire le calme et la persévérance des paisibles vertus ; élevons un tombeau aux deux martyrs de la liberté, et pleurons sur leurs cendres jusqu’à ce qu’elles soient apaisées par le sang de leurs bourreaux.

« Avons arrêté, nous, soussignés, jeunes gens de toutes les professions, de partir en nombre suffisant pour en imposer aux vils exécuteurs des aristocrates ; regarderons comme infâmes et déshonorés à jamais ceux qui auraient la bassesse de postuler ou même d’accepter les places des absents.

« Protestons d’avance contre tous arrêts qui pourraient nous déclarer séditieux, lorsque nous n’avons que des intentions pures et inaltérables. Jurons tous, au nom de l’honneur et de la patrie, qu’au cas qu’un tribunal injuste parvînt à s’emparer de quelques-uns de nous et qu’il osât un de ces actes que la politique appelle de rigueur, qui ne sont en effet que des actes de despotisme, sans observer les formes et les délais prescrits par les lois, jurons de faire ce que la nature, le courage et le désespoir inspirent pour sa propre conservation. »

Belle et généreuse exaltation ! Noble appel de la jeunesse à la philosophie du xviiie siècle. On devine les passions et les rêves qui fermentaient au cœur de la jeunesse bourgeoise dans les années qui précédèrent la Révolution ; plus concentrés et plus violents peut-être en Bretagne qu’en toute autre province. Pour que la puissance économique d’une classe montante devienne enfin puissance politique, il faut qu’elle se traduise en pensée, qu’elle aboutisse à une conception générale du monde, de la société et de la vie. L’ambition bourgeoise des commerçants et industriels nantais prenait, dans les écoles de Rennes, une forme plus haute, un accent révolutionnaire et humain. Mais sans la croissance, sans la maturité économique de la bourgeoisie de Nantes, les juvéniles ardeurs des étudiants de Rennes se seraient vite dissipées en fumeuses paroles. C’est parce qu’elle était devenue, à Nantes, une grande force de production de négoce et de propriété, que la bourgeoisie bretonne pouvait être à Rennes une grande force d’enthousiasme et de pensée. Nantes était le laboratoire de richesse et de puissance d’où les jeunes étudiants exaltés des écoles de Rennes tiraient la substance même de leurs rêves. Au reste, dans le discours du jeune délégué de la jeunesse rennaise et dans la décision finale qu’il propose, il y a une parole profonde : « D’après le sentiment de nos propres forces ». C’est bien, en effet, ce sentiment de la force économique accrue qui donne à la bourgeoisie son élan révolutionnaire.

Vue prise à Nantes au xviiie siècle (d’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)


En trois de nos grands ports, à Nantes, Marseille et Bordeaux, nous avons vu grandir la puissance de la bourgeoisie marchande. Dans tout le pays grandissait en même temps la puissance de la bourgeoisie industrielle et partout cette croissance était telle que la bourgeoisie était condamnée à entrer en lutte avec les vieux pouvoirs sociaux.

Il m’est impossible, si important que soit cet objet, d’entrer dans le détail du mouvement industriel de la deuxième moitié du xviiie siècle. Mais ici encore il faut réagir contre un préjugé qui défigure l’histoire. À lire la plupart des écrivains, il semble, qu’avant la Révolution l’industrie était si étroitement ligotée par le régime corporatif, que tout mouvement un peu vif lui était interdit. Or, de même que le commerce de gros était affranchi des entraves corporatives, de même que par des combinaisons multiples et en particulier par les sociétés en commandite et les sociétés par actions le commerce avait desserré ses liens, de même l’industrie avait, avant la Révolution et avant même l’édit de Turgot, brisé ou assoupli en bien des points le régime corporatif. Non seulement il y avait à Paris des quartiers où l’industrie était entièrement libre : non seulement dans toute la France les industriels échappaient faute d’une surveillance suffisante à la rigueur des règlements ; non seulement par exemple, Roland de la Platière constate que les fabricants de bas de Nîmes fabriquaient en grand des produits plus grossiers que les règlements ne le permettaient et se procuraient ainsi, par le bon marché, une clientèle considérable, mais l’administration royale en autorisant la création de grandes manufactures, et en leur assurant, pour une certaine période, un privilège de fabrication, les mettait en dehors de la tutelle corporative et suscitait ainsi l’essor du capitalisme industriel. Je sais bien que les privilèges même, les monopoles de fabrication assurés dans telle ou telle région, à tel ou tel manufacturier étaient une gêne et une atteinte à la liberté du travail, mais il ne faut pas en exagérer les effets pratiques. En fait ces privilèges, ces monopoles étaient circonscrits le plus souvent dans l’espace comme dans la durée. On pourrait prouver par des exemples sans nombre qu’il était très rare que ce privilège durât plus de vingt ans et s’étendit à toute une province. À une distance assez faible, les concurrents pouvaient s’établir, avec une autorisation royale, et en tout cas, l’industrie devenait libre et ouverte à tous au bout d’un temps assez court. Dans ces conditions, les privilèges royaux ne pouvaient mettre obstacle à la multiplication des manufactures et à la croissance de la bourgeoisie industrielle. En fait, il suffit de lire le tableau tracé par Roland de la Platière, dans l’encyclopédie Panckouke de l’activité de quelques grandes industries, il suffit aussi de relever les indications contenues à cet égard dans les Cahiers des États généraux pour constater que la production industrielle était tous les jours plus intense. Il me semble qu’on pourrait très exactement et sans esprit de système, caractériser ainsi l’état de l’industrie française à la veille de la Révolution. Elle était assez développée pour donner à la bourgeoisie une force décisive. Elle n’était encore ni assez puissante, ni assez concentrée pour grouper en quelques foyers un vaste prolétariat aggloméré, et pour lui était assez active pour donner à la bourgeoisie dirigeante et entreprenante une force et une conscience révolutionnaires. Elle ne l’était pas assez pour communiquer au prolétariat une vertu révolutionnaire distincte du mouvement bourgeois.

Il n’y avait presque pas de province qui fut dépourvue d’industrie. Dans le Languedoc, dans les vallées des Cévennes, se multipliaient, de Lodève à Castres, les manufactures de draps. Dans la Normandie, les fabriques d’étoffes, lainages et cotonnades, dans la Picardie, dans la Champagne, les bonneteries et les fabriques de draps ; tout le long de la vallée de la Loire et dans la moyenne vallée du Rhône, à Tours, à Roanne, à Lyon, les fabriques de soieries ; dans les Ardennes, dans la Somme, les métallurgies, les fonderies, ces terribles usines d’où Babœuf désespéré appellera « l’armée infernale » ; dans l’Est, en Alsace-Lorraine, le travail des métaux ; dans l’Artois, les mines de charbon qui commencent à Anzin surtout à devenir de grandes entreprises.

Il y avait déjà de grandes manufactures qui annonçaient la grande concentration industrielle de notre siècle ; les inventions mécaniques se multipliaient et de puissants capitaux commençaient à être engagés dans l’outillage. Voici comment Mirabeau, dans le dernier discours important prononcé par lui à la tribune de l’Assemblée, le 21 mars 1791, parlait des dépenses des entreprises minières : « Un exemple fera mieux connaître les dépenses énormes qu’exige la recherche des mines. Je citerai la Compagnie d’Anzin, près de Valenciennes. Elle obtint une concession, non pour exploiter une mine, mais pour la découvrir, lorsqu’aucun indice ne l’annonçait. Ce fut après vingt-deux ans de travaux qu’elle toucha la mine. Le premier filon était à trois cents pieds et n’était susceptible d’aucun produit. Pour y arriver, il avait fallu franchir un torrent intérieur qui couvrait tout l’espace dans l’étendue de plusieurs lieues. On touchait la mine avec une sonde et il fallait, non pas épuiser cette masse d’eau, ce qui était impossible, mais la traverser. Une machine immense fut construite, c’était un puits doublé de bois ; on s’en servit pour contenir les eaux et traverser l’étang. Ce boisage fut prolongé jusqu’à neuf cents pieds de profondeur. Il fallut bientôt d’autres puits du même genre et une foule d’autres machines. Chaque puits en bois, dans les mines d’Anzin de quatre cent soixante toises à plomb (car la mine a douze cents pieds de profondeur) coûte 400,000 livres. Il y en a vingt-cinq à Anzin et douze aux mines de Fresnes et de Vieux-Condé. Cet objet seul a coûté 15 millions. Il y a douze pompes à feu de 100,000 livres chacune. Les galeries et les autres machines ont coûté 8 millions ; on y emploie six cents chevaux, on y occupe quatre mille ouvriers. Les dépenses en indemnités accordées selon les règles que l’on suivait alors, en impositions et en pensions aux ouvriers malades, aux veuves, aux enfants des ouvriers vont à plus de 100,000 livres chaque année. » Et Mirabeau constate que grâce à ce puissant outillage, la mine d’Anzin fait une concurrence victorieuse aux mines de Mons. « On sait, dit-il, avec quelle jalousie les mineurs de Mons ont toujours vu l’exploitation de cette mine. Ils fournissaient, avant qu’elle fût découverte, jusqu’à trois millions de mesures de charbon à 5 livres dix sous la mesure, du poids de 250 livres ; et la Compagnie d’Anzin qui donne aujourd’hui le même poids à 25 sous, fournit à la consommation de cinq provinces. » Voilà évidemment un premier type de la grande industrie capitaliste ; même à Sedan, à Abbeville il y avait de vastes manufactures. La manufacture de Van Rolais, à Abbeville, occupait plus de douze cents ouvriers et ouvrières soumis à un véritable encasernement industriel. Ouvriers et ouvrières étaient logés dans la fabrique : les quatre portes monumentales en étaient gardées par des concierges à la livrée du Roi, l’eau-de-vie en était rigoureusement écartée et une sévère discipline maintenait dans une obéissance muette tous ces prolétaires. Parfois, le corps de ville d’Abbeville prenait leur défense, et rappelait notamment au grand patron que les amendes infligées par lui ne devaient pas tomber dans la Caisse patronale, mais aller à la Caisse de secours des ouvriers.

Dans l’Est, l’industrie métallurgique grandissait si vite et les « usines à feu », comme on disait, consommaient une si grande quantité de bois que la région s’alarmait et demandait une limitation de l’industrie. Ce sont surtout les deux ordres privilégiés, préoccupés de maintenir la valeur prédominante du domaine foncier contre l’envahissement de la puissance industrielle, qui signalent le péril couru par les forêts. Le clergé de Sarreguemines, dans ses Cahiers, dit « que la cherté excessive du bois vient des usines à feu qui sont trop multipliées : il convient de prescrire la mesure de la consommation du bois qui peut être tolérée ». La noblesse du même baillage demande aussi « la réduction des usines à feu pour être remises à leur état primitif, d’après la première concession, vu l’augmentation du prix du bois qui devient très rare. » Les Cahiers de Bouzonville en Lorraine disent encore : « Le pays est couvert d’usines, forges, verreries, qui non seulement consomment énormément, mais encore administrent si mal les cantons de forêts qui leur sont attribués, qu’ils sont convertis en friche. Aussi la cherté du bois augmente au point que si sa Majesté ne défend pas l’exportation des bois de chauffage au moins et n’ordonne pas la réduction des usines, l’habitant de la campagne sera dans peu réduit à l’impossibilité physique de pourvoir à son chauffage ainsi qu’à la cuisson tant de ses aliments que de ceux de ses bestiaux. »

Ces doléances sont très intéressantes. Elles nous montrent déjà aux prises l’intérêt agrarien et l’intérêt industriel ou capitaliste. Elles nous permettent de prévoir le prochain développement des mines de charbon appelées à suppléer à l’insuffisance des forêts dont la puissance de végétation est dépassée par la puissance de consommation de l’industrie moderne. Et
(d’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).


enfin elles attestent, dans la seconde moitié du xviiie siècle et dans la période même qui précède la Révolution, une croissance de l’industrie si brusque qu’elle aboutit au déboisement de régions entières dévorées par les usines à feu. C’est comme une magnifique flambée de puissance bourgeoise qui, à travers la vieille forêt féodale, éclaire et projette au loin ses reflets de pourpre. Fournaise de richesse et de travail : fournaise aussi de Révolution.

Il y avait un progrès incessant du mécanisme de la technique industrielle. Dès le milieu du siècle les théoriciens comme les praticiens de l’industrie lui attribuaient pour but de substituer le plus possible la machine à la main d’œuvre. Dans son grand ouvrage, Savary des Brulons écrit : « L’économie du travail des hommes consiste à le suppléer par celui des machines et des animaux : c’est multiplier la population, bien loin de la diminuer. » Et il ajoute avec ce grand souci de conquérir le marché extérieur qui animait la vaillante et confiante bourgeoisie du XVIIIe siècle : « Si le commerce extérieur, c’est-à-dire la navigation, les colonies et les besoins des autres peuples peuvent occuper encore plus de citoyens qu’il ne s’en trouve, il est nécessaire d’économiser leur travail pour remplir de soi-même tous ces objets. »

Bel optimisme ! Ni Savary des Brulons, ni ses contemporains, ne paraissent entrevoir les crises terribles de chômage que dans la société capitaliste plus développée déchaînera souvent le machinisme. Il n’avait pas encore assez de puissance pour être aussi redoutable parfois que bienfaisant. La population dressée au travail industriel n’était pas encore surabondante, et d’ailleurs la France se répandant sur le monde de Smyrne à Saint-Domingue et de l’Inde au Canada, s’imaginait que les débouchés iraient sans cesse pour elle s’agrandissait. Les mains devaient manquer au travail et non le travail aux mains. Et le siècle s’intéressait passionnément aux inventions mécaniques : le génie de Vaucanson est une partie nécessaire de l’Encyclopédie du XVIIIe siècle. Mais il faut se garder de croire qu’à la veille de la Révolution un machinisme puissant fut déjà réalisé. Il y avait effort universel, tâtonnement, espoir ; il y avait encore peu de résultats. Même en Angleterre le grand machinisme naissait à peine. C’est seulement en 1774 que Jay, plagié par Arkwright invente le métier à filer mécanique, la spinning-jenny. Son invention, il est vrai, se répand vite en Angleterre : mais elle ne pouvait produire qu’une sorte de déséquilibre industriel si elle n’eût été complétée par le métier à tisser mécanique. À quoi bon filer très rapidement les fils de coton, si on ne pouvait les tisser ensuite que sur le rythme lent des anciens métiers ? Or, c’est seulement en 1785 que le révérend Cartwright invente la machine à tisser le coton, et ce sera seulement en 1806 qu’une première fabrique s’élèvera à Manchester où les métiers à tisser seront mus à la vapeur.

Mais ces machines anglaises étaient encore, avant la Révolution, peu connues et peu employées en France. Il semble que c’est en 1773 que la machine à filer le coton, la spinning-jenny modèle Jay, est introduite pour la première fois dans une de nos manufactures, à Amiens. Cet exemple ne fut point suivi : En 1780, Price, inventeur anglais établi à Rouen, avait inventé une machine filant indistinctement le lin, le coton et la laine : elle y eut un médiocre succès. Aussi, lorsque Lassalle, préoccupé de ramener les grands mouvements politiques à des causes économiques, s’écriait dans son fameux « programmes des ouvriers » : « La machine à filer d’Arkwright a été le premier événement de la Révolution française », c’était une boutade inexacte. C’est bien la puissance économique, marchande et industrielle, de la bourgeoisie française qui a été le grand ressort de la Révolution, mais l’industrie n’était pas encore entrée bien avant dans la période du grand machinisme.

Nous ne sommes encore, en 1789, que dans la période préparatoire au machinisme. Et, sans doute, si le machinisme eût été dès lors très développé, si la machine d’Arkwright et les autres machines de même ordre avaient joué dans la France du XVIIIe siècle, et dans sa production le rôle décisif que semble indiquer Lassale, et si par conséquent le régime de la grande industrie intensifiée et concentrée eût dominé en 1789, la Révolution bourgeoise aurait été beaucoup plus profondément imprégnée de force prolétarienne et de pensée socialiste. Si le mot de Lassalle était vrai, 1789 eût ressemblé à 1848. Mais il n’y avait encore que des ébauches, des essais. Pour la filature, c’est encore la roue qui faisait presque toute la besogne. Même les moulins décrits par Savary des Brulons et qui faisaient mouvoir 48 fuseaux au lieu de six n’étaient pas d’un emploi universel ou même dominant. À plus forte raison la spinning-jenny n’était pas encore souveraine.

Pourtant les machines nouvelles commençaient assez à pénétrer pour jeter l’indécision et l’émoi dans la bourgeoisie industrielle. En Normandie surtout, le trouble des esprits était grand. Le traité de commerce conclu en 1785 entre la France et l’Angleterre avait ébranlé les intérêts. Il avait presque établi le libre-échange. Il instituait, dans son art. 1er, « la liberté réciproque et en toutes manières absolue de navigation et de commerce pour toutes sortes de marchandises dans tous les royaumes, états, provinces et terres de l’obéissance de leurs Majestés en Europe. » Il spécifiait le régime de la nation la plus favorisée pour les marchandises non énoncées au traité, il fixait les droits au poids ou à la valeur et les abaissait à 12 pour 100 au maximum. Du coup les manufactures d’étoffes de Normandie et du Languedoc furent ou se crurent menacées par le commerce des usines anglaises mieux outillées. De toutes parts s’élevèrent des réclamations contre le traité : mais aussi beaucoup de manufactures se demandèrent : Ne convient-il pas d’introduire en France sans délai les machines anglaises ? Mais les moins riches et les moins audacieux des fabricants virent là un péril nouveau : « Ruinés déjà par les Anglais, n’allons-nous pas l’être encore et à fond, par les concurrents français munis de métiers mécaniques ? » De là, dans la bourgeoisie industrielle de Normandie surtout, une sorte, d’inquiétude générale et d’indécision comme dans les grandes crises où la vie se renouvelle. Les Cahiers du Tiers État normand en portent la trace. La corporation des drapiers de Caen dit ceci : « Commes les mécaniques préjudicieront considérablement le pauvre peuple, qu’elles réduisent la filature à rien, on demande leur suppression. Cette suppression est d’autant plus juste que la filature de ces instruments est très vicieuse et que les étoffes qui en sont fabriquées sont toutes creuses et de très mauvaise qualité. » Ce que valent ces prétextes et cette sollicitude « pour le pauvre peuple », nous n’avons pas à le rechercher : Il suffit de noter la protestation, comme indice du trouble des esprits.

Le Tiers État de Rouen est moins négatif et sa pensée est plus large : « Que le Roi sera supplié de ne conclure aucun traité avec les puissances étrangères sans que le projet en ait été communiqué aux Chambres de Commerce du royaume et qu’elles aient eu le temps de faire à sa Majesté leurs remontrances et observations. Qu’il soit pourvu sur la demande des États Généraux, par tous les moyens qui sont au pouvoir de l’administration, aux désavantages actuels du traité de commerce fait avec l’Angleterre… et qu’en traitant l’objet du traité de commerce, les États Généraux prennent en considération s’il est nécessaire d’autoriser ou de défendre l’usage des machines anglaises dans le royaume. » Cet appel aux États généraux pour résoudre la question du machinisme indique bien le désarroi des esprits. Mais ce trouble même, cette inquiétude des grands problèmes nouveaux, bien loin d’affaiblir le mouvement révolutionnaire de la bourgeoisie, le fortifient. Non seulement elle a, dès lors de si grands intérêts qu’elle ne peut plus en abandonner la gestion à la seule puissance royale. Non seulement elle est obligée, sous peine des plus cruelles surprises, de réclamer le contrôle des traités de commerce où toute sa fortune, toute son activité sont engagées. Mais même les transformations industrielles prochaines qu’elle pressent, même cette apparition du machinisme dont elle entrevoit obscurément les vastes conséquences, tout lui fait une loi de prendre la direction des événements. Le navire où elle a accumulé toutes ses richesses va affronter la haute mer : il faut qu’elle saisisse le gouvernail.

Mais si déjà dans les mines d’Anzin et de Fresnes, dans quelques manufactures des drap d’Abbeville, d’Elbœuf ou de Sedan, dans quelques grandes corderies des ports, dans les plus vastes filatures et les plus grands tissages de Normandie, dans les foyers les plus actifs de l’Est, le type, de la grande industrie capitaliste commence à apparaître, il s’en faut de beaucoup que l’ensemble de la production industrielle de la France ait atteint, en 1789, ce

degré de concentration et cette intensité. Le plus souvent, pour la filature comme pour le tissage, le travail est dispersé à domicile. Le rouet tourne, le métier bat dans la pauvre maison de l’artisan ou du paysan et l’industrie
Femmes travaillant sur le carreau de la mine
(D’après une estampe du xviiie siècle. — Recueil de l’Académie royale des Sciences).
est encore mêlée à la vie agricole. Voici le tableau que Roland de la Platière trace de l’industrie en Picardie et il était vrai, en ses principaux traits, de la plupart des provinces : « En Picardie, on produit des étoiles de laine, des velours, des toiles, des bonneteries. Des vingt cinq mille métiers battant dans le département, il n’en est guère que six mille cinq cents dans l’enceinte des villes ; celle d’Amiens en renferme environ cinq mille ; celle d’Abbeville, mille. Une partie des métiers des villes et presque tous ceux de la campagne sont mis bas dans le temps de la moisson ; la coupe des foins, celle des bois, les semailles et autres travaux ruraux les font aussi chômer beaucoup dans les villages : et tout compris, on peut les considérer comme ne travaillant guère que huit mois de l’année. C’est, sans doute, pour le dire en passant, de toutes les manufactures la plus heureusement et la plus fructueusement établie, que celle qui laisse les bras qui s’en occupent à l’agriculture lorsqu’elle l’exige. Cet accord, outre la santé qui en résulte, double l’aisance par les secours mutuels et réciproques que se prêtent l’une et l’autre. La population est toujours grande où il y a à vivre et il y a toujours à vivre où il y a à gagner. En général on peut compter depuis l’état de la matière au sortir des mains du cultivateur jusqu’au moment d’user d’une étoffe dix personnes occupées par métier. »

« De ce nombre nous supposons deux ouvriers faits, deux femmes ou filles faites, uniquement occupés de cet objet ; les autres sont des enfants, des vieillards ou des femmes tellement distraites par les soins du ménage que leur travail ne peut être considéré que comme celui des enfants ; il en est beaucoup dans ce dernier cas. Dans les villes, le taux commun des journées d’hommes est de vingt sols ; celui des femmes de dix, et celui des enfants de cinq. Dans les campagnes, ce taux est dans le premier cas de 17 à 18 sols ; dans le second, de huit à neuf et dans le troisième, de trois, quatre à cinq : et nous estimons que les deux cent cinquante mille personnes employées aux fabriques dans le département et qui, de ce travail, en font vivre deux cent cinquante mille autres ou leur donnent l’aisance, chacune gagne par an :

Les cinquante mille ouvriers à 140 l……  7.000.000 livres.
Les cinquante mille ouvrières……  3.500.000 »
Les cent mille enfants……  6.000.000 »
Total de la main d’œuvre…… 16.500.000 »
Profit des entrepreneurs et marchands……  2.500.000 »     »     »

Nous n’avons pas à discuter ici les conceptions économiques et industrielles de Roland. Tant bien que mal il essaie de concilier sa passion pour Jean-Jacques, prêchant le retour à la nature, et sa passion pour le développement de l’industrie.

Il parle volontiers, quand il se met à philosopher, de l’industrie « féconde et perverse », et on retrouve aisément le même état d’esprit chez beaucoup de ses contemporains, notamment chez le banquier genevois Clavecin. Nous ne rechercherons pas si cette combinaison du travail industriel mal payé et du travail agricole est un bien haut idéal social. À quoi bon juger des formes de production que le mouvement économique a emportées. Mais il y a dans les idées de Roland une contradiction singulière. Il recommande dans toute son œuvre l’emploi des machines perfectionnées : il en fait même exécuter quelques-unes sous ses yeux, d’après les plans qu’il se procure à grand prix : et il ne paraît pas soupçonner que le développement du machinisme réduira presque à rien cette industrie disséminée et semi-agricole dont il célèbre idylliquement les bienfaits.

L’industrie de la dentelle sur les côtes normandes et dans les massifs de l’Auvergne a ce même caractère familial. « Dans les manufactures de Dieppe, nous dit Roland, les ouvrières médiocres ne gagnent pas plus de 7 à 8 sols par jour ; les bonnes, 10 à 11 et même 15 : mais celles dont le gain va jusqu’à ce taux sont en petit nombre. Les marchands de Dieppe ne sont point fabricants ; ils ne fournissent point la matière aux ouvriers : ils la leur vendent et paient les dentelles à leur valeur : cette manufacture occupe environ quatre mille personnes, femmes, filles et enfants. Le travail de la dentelle est presque l’unique occupation des femmes de marins et de pêcheurs, dans les intervalles que leur laissent libres les travaux préparatoires de la pêche. » — « Au Puy les ouvrières en fil gagnent 5 à 6 sols par jour ; celles en soie 10 à 12 sols. Les fabriques du Puy peuvent occuper six mille ouvrières environ, mais avec les alentours dix-huit à vingt mille. »

Enfin, il y avait une catégorie de tout petits producteurs indépendants qui ne recevaient point d’un grand entrepreneur la matière à ouvrer et qui vendaient leur produits à des intermédiaires. « En Picardie, pour la bonneterie en laine, comme en Champagne, pour celle en coton, beaucoup de petits fabricants sont dans l’usage de vendre leurs bas et leurs toiles à des marchands qui souvent sont d’une autre province et qui parcourent les campagnes. »

Voilà donc, avec des nuances variées, le second grand type d’industrie à la veille de la Révolution. À côté des grandes manufactures où le travail est déjà, concentré, où de nombreux métiers battent dans la même enceinte, et où des centaines d’ouvriers sont agglomérés, il y a ce qu’on peut appeler l’industrie disséminée ; et celle-ci, à en juger par la proportion des métiers qui battent à la campagne, est à la fin du xviiie siècle le type dominant.

Industrie disséminée ne veut pas dire industrie libre. Tous ces tisserands de Picardie, de Champagne ou du Languedoc qui tissent les satins, les toiles, les draps, ne travaillent pas pour leur compte : la plupart d’entre eux sont des salariés, des ouvriers. Ils n’ont ni assez d’avances pour acheter leur matière première, ni surtout assez de relations commerciales pour vendre eux-mêmes leurs produits. Le développement des exportations en Europe, en Amérique et aux colonies a singulièrement servi la classe des entrepreneurs marchands aux dépens des tout petits fabricants autonomes.

Ceux-ci étaient incapables de produire pour de vastes et lointains marchés. Donc les riches bourgeois fournissaient au tisserand la matière à tisser et celui-ci, quand il avait achevé son travail entre les quatre murs de sa pauvre maison de village, quand il avait poussé des jours et des jours sa navette, arrêté seulement par quelques besognes rurales, rapportait au grand entrepreneur la pièce fabriquée.

Dans ce type d’industrie à caractère domestique il est clair que la femme tient une grande place : et l’enfant aussi. Nous l’avons vu d’ailleurs par les chiffres que donne Roland. Dans la Picardie sur dix personnes employées à chaque métier il n’y a que deux hommes faits, un cinquième. Nos propagandistes socialistes et nos théoriciens répètent souvent que le capitalisme du xixe siècle a industrialisé la femme et l’enfant. C’est vrai, mais il ne faut pas qu’il y ait de malentendu. La grande industrie concentrée et le machinisme ont arraché la femme et l’enfant à la maison de famille, à la vie domestique. Ils ont détourné la femme des soins du ménage. Ils en ont fait brutalement une ouvrière, c’est-à-dire un ouvrier moins payé. Mais il faut se garder de croire que dans la période industrielle qui a précédé le grand machinisme et le régime des grands ateliers, la femme et l’enfant ne contribuaient pas à la production.

Il paraît probable qu’ils y contribuaient plus largement encore qu’aujourd’hui, mais c’était dans des conditions toutes différentes. Pourtant, à mesure que s’accélérait le mouvement industriel, il est très vraisemblable que la femme, même à la maison, commençait à se spécialiser dans le travail industriel. Ainsi, en Picardie, après le traité de paix conclu avec l’Angleterre, en 1763, il y eut une soudaine poussée de production. Les métiers se multiplièrent : et les laines du pays ne suffirent plus. Il fallut en acheter en Hollande et en Angleterre. Il y eut donc assurément, même à domicile, une période de travail intensif, et on dut détourner le moins possible pour les soins du ménage telle ouvrière habile qui gagnait « jusqu’à 15 sols ». Ainsi il y avait, même dans les pauvres demeures des artisans de campagne, des femmes, des filles, qui devenaient presque exclusivement « des ouvrières ». Il sera plus facile ensuite à la bourgeoisie capitaliste de les détacher de la vie familiale et de les appeler dans les vastes usines où elles serviront les machines perfectionnées. C’est par ces lentes et obscures transitions que se préparent les révolutions économiques.

Au reste, dès le xviiie siècle les femmes étaient largement employées même dans les grandes manufactures : les femmes et les enfants forment les deux tiers du personnel de la grande fabrique de Van Rolais, Dans l’admirable ouvrage où l’Académie Royale des science a, au xviiie siècle, décrit les diverses industries et les divers métiers, je signale la curieuse gravure relative aux mines.

Ce sont des femmes qui trient le charbon.

Il semble qu’au moins les travaux extérieurs de la mine leur étaient réservés. Dès cette époque les théoriciens de l’industrie signalent avec insistance à la bourgeoisie industrielle l’intérêt qu’elle aura à occuper le plus possible les femmes : plus de docilité et moins de salaire. Roland se plaint que dans certaines manufactures de la région lyonnaise les femmes soient écartées par quelques règlements de métier, et il s’écrie ingénument, avec un singulier mélange de sentimentalité philanthropique et de calcul mercantile : « Laissons le sexe faible et malheureux chercher sa subsistance dans des travaux qui, avec d’autres mœurs, sous une meilleure police devraient lui être assignés. Naturellement plus portée à la vie sédentaire, plus patient, plus assidu au travail, plus propre aux détails intérieurs, plus timide, se contentant de moins, toujours sans parti, sans cabale, le sexe aura plus de propreté, plus de délicatesse dans les objets de luxe dont il s’occupera : et, quels qu’ils soient, il les établira à plus bas prix. Ce qui, en fait de commerce, sera toujours le point capital. » Et encore : « Que peut-il résulter de cette interdiction du travail des femmes ? L’anarchie, ou plutôt les partis, les complots, les surtaxes, les travaux négligés ou mal faits, la débauche, les menaces de quitter un maître, les départs par bandes, et cela dans les temps des plus fortes demandes, quand les goûts changent et qu’il s’ensuit quelque variation dans le travail ; il en résulte que les métiers faits à grands frais restent sans être montés. »

Remarquez que Roland est un démocrate, et même un ami du peuple. Très sincèrement, comme Madame Roland nous le dit dans ses mémoires, il gémissait sur les souffrances et l’accablement « du peuple immense des manufactures ». À Lyon, il sera, à la municipalité, le représentant, le défenseur de la population ouvrière non seulement contre les hommes d’ancien régime, mais contre la bourgeoisie modérée.

Il travaillera énergiquement à la suppression de ces terribles octrois lyonnais qui grevaient si fort la consommation des ouvriers. Mais la classe bourgeoise et industrielle, à la veille de la Révolution, est si pénétrée de la grandeur de son rôle qu’elle subordonne tout, sans hésitation et sans trouble, aux lois de la production et de l’échange telles qu’elle les comprend. J’ajoute en passant et avant d’aborder directement ce grave sujet qu’il faut que le prolétariat ouvrier, à la veille de 1789, n’ait eu qu’une conscience de classe presque nulle, pour qu’un démocrate, chef du mouvement révolutionnaire lyonnais, ait pu formuler, sans scandale et sans embarras, cette théorie brutale : Payer le moins possible et se faire obéir le plus possible.

À Lyon, cependant, il semble que dès la Révolution même il y ait eu commencement de conflit social entre les fabricants et les ouvriers. La production était immense. Le livre de M. Maurice Wahl sur les premières années de la Révolution à Lyon donne à cet égard les chiffres essentiels. « En 1685, sous Louis XIV, 18,000 métiers sont en activité. Là, comme ailleurs la Révocation jeta un désarroi profond ; mais la manufacture de Lyon se relève au xviiie siècle, grâce aux découvertes et aux améliorations ingénieuses qui renouvellent l’outillage en perfectionnant la fabrication, grâce aussi au progrès du luxe et à l’extension des modes françaises qui lui donne des clients dans toute l’Europe. Ottavio Mey invente le lustrage des soies, Vaucanson transforme les machines à tisser, Philippe de la Salle introduit dans le tissage des façonnés les dessins de fleurs et de fruits. En 1788, à la veille même de la Révolution, la « Grande fabrique » lyonnaise comprend les tirés, les velours de soie, les façonnés, les pleins, les gazes et les crêpes ; son matériel est de 14,177 métiers, son personnel de 58,500 ouvriers, ouvrières, aides et apprentis, les trois septièmes de la population. »

« Rien que pour les gazes et crêpes, il y a 2,700 métiers, conduits chacun par deux hommes et 10 maisons importantes faisant chacune de 600 à 800,000 francs d’affaires. Sur 10,000 à 12,000 balles de soie produites en France ou importées du Levant, de l’Italie et de l’Extrême-Orient, Lyon en absorbe régulièrement 8,000 à 9,000. La moitié des soieries lyonnaises s’écoule à Paris, le reste se partage à peu près également entre la province et l’étranger. À côté de la soierie proprement dite, 25 à 30 maisons, occupant 2,700 métiers et atteignant ensemble à un chiffre d’affaires de 20 millions, font la passementerie, le galon, le point d’Espagne, la dentelle d’or, le ruban ; 20 maisons dont les transactions montent à 10 millions ont pour spécialité le tirage d’or ; la broderie seule emploie 6,000 personnes. Près des industries de luxe, d’autres ont grandi dans le cours du xviiie siècle. La chapellerie, qui depuis la guerre d’Indépendance et le traité de commerce avec les États-Unis a des clients jusqu’en Amérique, fait travailler en ville 8,000 ouvriers et ouvrières, sans compter les ateliers des environs, à Mornand, Saint-Symphorien, Saint-Andéol. Il n’y a pas moins de 50 maisons de corroirie avec un maximum de 8 à 10 millions par an. L’imprimerie et la librairie lyonnaises, dont la réputation date de la Renaissance, font pour 2 millions d’affaires à l’étranger. »

Lyon n’est pas seulement une ville de production, c’est une ville d’entrepôt, et toutes les transactions donnent lieu à de vastes opérations de banque. Les grands négociants, munis « de lettres de banquiers » assurent le règlement des comptes entre la région lyonnaise et le monde entier. De puissantes fortunes se sont élevées, et plusieurs en une génération. Le premier des Tolozan, Antoine était un paysan dauphinois, arrivé à Lyon avec 24 sous en poche. Avant de mourir, il avait fait construire deux magnifiques hôtels.

Très riches sont les Régny, les Finquerlin, les Fulchiron, les Vauberet, les Rocoffort, les Degrais, les Passavant, les Lagier, les Muguet, les Van Risamburq.

En 1789, quand l’Assemblée nationale eut fixé à un quart du revenu net la contribution patriotique, Louis Tolozan de Montfort s’inscrit pour 20,000 livres, Antoine Régny pour 15,000, trois membres de la famille Finguerlin pour 30,000, Étienne Delessert pour 36,000, Paul-Benjamin Delessert pour 16,000.

De la lettre des maîtres marchands au directeur général des finances et du mémoire relatif aux opérations électorales, il résulte que les 400 maîtres marchands de la Grande Fabrique réunissent en propriétés mobilières ou foncières plus de 60 millions. Une ville d’une aussi puissante activité industrielle et marchande devait rejeter tout naturellement les privilèges surannés et les charges de l’ancien régime. Comment admettre des privilèges de la noblesse dans cette cité active et orgueilleuse qui créait tant de richesses et commandait à tant d’intérêts ? Comment souffrir qu’arbitrairement et sans l’assentiment de la nation et des intéressés, la monarchie prélève sur la ville de Lyon de lourds impôts pour assurer des pensions splendides à des courtisans comme Villeroy ? Comment admettre que cette classe productive et industrielle soit exclue de toute direction des affaires publiques ? Évidemment, Lyon, par son extraordinaire puissance bourgeoise, était orientée dans le sens de la Révolution, et les ouvriers des fabriques, désiraient, comme la bourgeoisie, qu’une aristocratie stérile tombât et qu’un système d’impôt plus intelligent à la fois et plus humain remplaçât cet octroi si pesant qui s’élevait à 2,500,000 livres, qui renchérissait le vin, la viande, le pain même et qui, en aggravant le prix de la vie ouvrière, nuisait aux manufactures comme aux ouvriers. Aussi c’est avec une passion ardente et grave que Lyon entrera dans le mouvement révolutionnaire.

Mais à raison même de son extrême développement industriel et de la structure complexe de son industrie, l’état de Lyon est trouble et instable, et on ne comprendra jamais son rôle énigmatique et étrange pendant la Révolution si on n’approfondit pas sa condition économique. D’abord, il y a eu à Lyon, plus je crois qu’en toute autre ville, pénétration de l’ancien régime et du nouveau régime bourgeois. La haute bourgeoisie, quand elle avait rempli les fonctions municipales, quand elle avait passé à l’échevinage ou au Consulat, était anoblie : elle formait ainsi une sorte de patriciat bourgeois encadré dans le privilège nobiliaire. Et inversement, la noblesse, elle-même, recrutée ainsi en partie dans la grande bourgeoisie industrielle et marchande, séduite d’ailleurs et fascinée par l’incomparable éclat du mouvement industriel, avait l’esprit assez hardi et ouvert aux conceptions modernes. Il faut lire avec beaucoup de soin les cahiers de la noblesse de la sénéchaussée de Lyon et ceux du Tiers-État pour discerner quelque différence. Non seulement l’ordre de la noblesse demande des États généraux périodiques et dont les décisions seules auraient force de loi. Non seulement il demande la pleine liberté individuelle, la liberté indéfinie de la presse sur toutes les matières qui auront rapport à l’administration, à la politique, aux sciences et aux arts, l’égalité de tous les citoyens devant l’impôt, la suppression de la servitude personnelle et de tous les droits féodaux qui touchent à la personne, et l’étude d’un système de rachat pour tous les droits seigneuriaux. Non seulement il demande une réforme profonde et humaine de la justice criminelle et exprime le vœu « que l’instruction ne soit plus confiée à un seul juge, que les accusés aient des conseils pour la confrontation et les actes subséquents, que nulle condamnation à mort ou à peine corporelle ne puisse être prononcée qu’à la pluralité des trois quarts des voix ; que l’usage de la sellette et de toute autre torture soit abolie, et que le supplice de trancher la tête soit commun à tous les condamnés, de quelque ordre qu’ils soient. » Mais il formule un programme économique très substantiel et très précis qui atteste chez les nobles de la région lyonnaise une véritable compétence industrielle et commerciale et une grande liberté d’esprit.

« Nos députés, aux États généraux s’occuperont, relativement au commerce, de tout ce qui peut assurer à celui de la France, l’égalité, la liberté, la facilité, la sûreté, la dignité.

« En conséquence, ils demanderont, sur l’égalité, l’examen approfondi des traités de commerce avec les nations étrangères et l’exécution entière de celui des Pyrénées entre la France et l’Espagne ; sur la liberté, l’examen du privilège exclusif de la Compagnie des Indes. Statuer qu’il ne sera jamais accordé de privilèges que pour les véritables inventions, reconnues telles par les administrations des provinces, et seulement pour un terme au-dessous de dix années… ; la suppression des jurandes, à l’exception de celles qui concernent la sûreté publique, telles que la communauté des apothicaires, des serruriers, des orfèvres et des laveurs d’or… Sur la facilité, ils solliciteront un tarif général et précis de tous les droits d’entrée et de sortie du royaume. Ils requerront le prompt établissement de courriers pour le transport des lettres partout où les Chambres de commerce en demanderont, et notamment de Lyon à Bordeaux. Sur la sûreté, il serait arrêté qu’aucun ordre ministériel ne pourra plus à l’avenir, contrarier, modifier ou suspendre l’exécution des lois qui seront établies pour le commerce ; qu’il sera permis aux administrations des provinces et aux chambres et compagnies de commerce de faire entendre leurs réclamations par mémoire et députer lorsqu’ils croiront les intérêts du commerce compromis. »

« Que le Code du Commerce sera vu, réformé et arrêté par une Commission composée de jurisconsultes et de négociants, et qu’entre autres principales lois de ce Code, il s’en trouvera d’expresses contre les lettres de surséance et de répit, qui ne pourront être accordées que sur la demande des trois quarts des créanciers comptés par les sommes et contre les faillites qui seront toujours jugées à la poursuite des procureurs du Roi des justices consulaires, et, en cas de fraudes, sévèrement punies aux frais du domaine ; et enfin contre quiconque accepterait l’hérédité d’un failli en déclarant son donataire ou héritier exclu de toutes charges et fonctions publiques s’il n’abandonne la succession aux créanciers du failli. »

« Sur la dignité du commerce, ils s’occuperont de tous les moyens possibles de détruire les stériles et détestables spéculations de l’agiotage. » Et ce n’est pas seulement pour l’ensemble du commerce de la France que les nobles de la sénéchaussée de Lyon formulent des idées aussi précises.


Maison de change à Lyon
(Estampe du xviiie siècle.) — Bibliothèque Nationale.


Ils entrent, aussi exactement que l’aurait pu faire une chambre du commerce, dans le détail des intérêts lyonnais. Ils demandent que la partie des dettes de la ville de Lyon, qui a été contractée pour le service du Roi, soit déclarée dette d’État et que l’octroi puisse, conséquemment, être diminué. « Sur ce qui regarde l’intérêt de la ville de Lyon, nous désirons :

1o Qu’il y soit établi une espèce de port franc, qui permettra aux négociants d’y faire arriver toute espèce de marchandises venant des îles du Levant, en les laissant en entrepôt dans les magasins publics destinés à cet effet, et où elles pourront rester l’espace d’une année, pendant ou après laquelle le propriétaire sera libre de les faire sortir du royaume en exemption des droits, ou de les faire circuler dans l’intérieur du royaume, en payant, en ce dernier cas, les droits d’entrée, Nous pensons que cet établissement procurerait un commerce immense à la ville de Lyon aux dépens seulement de la Prusse et de la Hollande, qu’il faciliterait l’abondance des matières premières pour établir des filatures de coton dans nos campagnes, même des raffineries de sucre, et qu’il serait en même temps un débouché utile et sûr pour les ports de mer et favoriserait les approvisionnements dans le royaume.

2o Nous croyons utile au commerce en général de conserver seulement dans la ville de Lyon une douane de vérification pour les marchandises venant de l’étranger et une demande de sortie pour les marchandises que Lyon expédie à l’étranger.

Nous chargeons aussi nos députés de demander que les privilèges exclusifs, pour l’extraction des charbons de terre si nécessaires aux manufactures et à la consommation de la ville de Lyon, soient retirés, et l’exploitation rendue aux propriétaires, lesquels seraient tenus de la faire selon les principes de l’art et sous l’inspection des ingénieurs des mines qui seront subordonnés aux administrations des provinces.

« Nous désirons qu’il soit établi dans les environs de Lyon et aux frais de la province, des moulins à organiser les soies, à l’instar de ceux de la Saône et d’Aubenas ; qu’il soit fondé à Lyon une chaire de chimie, dont l’objet particulier soit de perfectionner l’art de la teinture. »

Je le répète : ce sont les nobles « possédant fiefs » de la sénéchaussée de Lyon qui ont rédigé et signé ce programme si vaste et si minutieux. Il y avait parmi eux de grands bourgeois anoblis par les hautes charges municipales, et dans la liste de « MM. les commissaires de la noblesse » qui ont signé le cahier de l’ordre, sont rapprochés les nobles et les bourgeois anoblis : « Le marquis de Mont-d’Or, de Boissy, Chirat, Lacroix de Laval, Beuf de Caris, Jourdan, de Jussieu de Montluel, Imber-Colomès, Palerme de Savy, Loras, Rambaud, Nolhac, le marquis de Regnauld de la Tourette, et Deschamps ». Imber-Colomès, notamment, appartient à l’aristocratie bourgeoise de Lyon. C’est un grand négociant plein d’ambition et d’intrigue, premier échevin de la ville quand s’ouvre la Révolution. À coup sûr, ces hauts bourgeois ont contribué à donner à la noblesse où ils s’incorporaient la notion et le sens des grands intérêts du commerce. Il n’en est pas moins remarquable de voir tous les comtes, barons et marquis du Lyonnais s’associer aussi directement à des revendications économiques aussi précises, et entrer aussi profondément dans les intérêts industriels et marchands de Lyon. Ce qui est frappant surtout, c’est comme ils s’emploient, dans les cahiers mêmes de la noblesse, à organiser la représentation spéciale des intérêts commerciaux. Nulle part, dans la vaste collection des cahiers des États, on ne trouvera une participation aussi décidée de la noblesse à la vie économique.

A Marseille, il est vrai, les nobles consacrent un long paragraphe de leur cahier aux intérêts commerciaux de la cité, mais si on compare ces recommandations très générales et très incertaines aux conclusions si expresses et si solides des nobles lyonnais, on verra que la noblesse de Provence n’était point liée, comme celle de Lyon, au mouvement économique de la cité.

Ailleurs, le contraste est bien plus marqué encore. Tandis qu’à Bordeaux, par exemple, le Tiers État, avec une précision et un soin admirables, entre dans le détail des questions de tout ordre : commerce, port, douane, navigation, colonies, code commercial, qui peuvent intéresser Bordeaux, la noblesse de Guyenne ne consacre aux intérêts économiques qu’un paragraphe de quelques lignes à peine, tout à fait vague et tout à fait vide. En Bretagne, c’est pire, et le divorce est complet. Le clergé et la noblesse ont refusé de prendre part à l’élection pour les États-Généraux, et ils laissent au Tiers État de Lorient, de Nantes, des autres cités bretonnes le soin de formuler les revendications économiques de la région. S’il y avait eu, comme à Lyon, contact et pénétration de la vieille aristocrate et de la haute bourgeoisie commerciale, cette rupture eut été probablement impossible. Et à Lyon, on dirait que le Tiers État veut s’annexer définitivement et officiellement les activités de la noblesse. Il demande qu’elle puisse commercer sans déroger. Il est infiniment probable qu’elle participait déjà, par des combinaisons variées, à la vie économique de la région. Mais le Tiers État l’invite à une sorte de collaboration publique et déclarée.

Ainsi l’intensité extrême de la vie industrielle et commerciale à Lyon semble créer même entre les ordres antagonistes une solidarité spéciale. Il y a à Lyon une sorte de patriotisme économique, un particularisme vigoureux qui, dans l’enceinte de la cité, rapproche les forces d’ancien régime un peu modernisées et les éléments aristocratiques du nouveau régime bourgeois. De là, dès l’abord, ce vif mouvement de la noblesse qui est comme emportée dans le grand tourbillon des intérêts lyonnais, dans la grande et splendide activité de la haute classe bourgeoise. Mais de là aussi, quand les luttes prolongées et les orages de la Révolution auront menacé la primauté industrielle de Lyon, la possibilité d’une vaste réaction conservatrice, d’une contre-révolution semi-monarchique et semi-bourgeoise qui opposera à la Convention le groupement des plus hautes forces sociales et tout l’orgueil de la cité.

Mais cette même intensité, cette même ardeur de la vie industrielle et marchande qui avait rapproché et presque fondu des éléments de noblesse et des éléments de haute bourgeoisie, dissociait, au contraire, les grands fabricants et les ouvriers. Lyon était, je crois, en 1789, la plus moderne des villes de France, la plus puissamment bourgeoise. Les influences féodales étaient presque nulles : visiblement, c’est sur la production industrielle et marchande seule que reposait toute la cité. Paris n’avait pas ce caractère vigoureux et net. Le voisinage et le séjour fréquent de la cour, la multitude des courtisans ou des clients de la monarchie, la diversité presque infinie des conditions, l’énorme va-et-vient des hommes et des choses, créaient une confusion vaste où la force productrice du Paris bourgeois et ouvrier ne se dégageait pas aussi nettement, aussi brutalement qu’à Lyon. Ici le lien de toute fortune au travail industriel ou au négoce est direct, visible. L’hôtel splendide est l’épanouissement de la fabrique obscure, le côté lumineux du sombre travail obstiné. De plus, toute la vie de Lyon portant sur l’industrie et sur certaines formes d’industries, les moindres vicissitudes économiques, la mode qui varie, un débouché qui se resserre, les oscillations de prix de la matière première et du produit fabriqué, tout retentit d’un coup direct et parfois violent au cœur étroit et profond de la cité. De là, entre les divers intérêts en présence de perpétuels froissements. Les travailleurs lyonnais ne peuvent pas comme ceux de Paris s’évader aux heures de crise, se sauver par la diversité possible des métiers. Ici, c’est dans l’enceinte d’une ou deux grandes industries que sont resserrées les existences et concentrées les passions.

De là l’inquiétude sourde, les heurts et les conflits. Mercier, dans son tableau de Paris, dit qu’à Paris les grèves et les séditions ouvrières sont inconnues, grâce à la douceur des maîtres, et qu’on n’y peut noter, pendant tout le xviiie siècle, des soulèvements comparables à ceux de Tours, de Roanne et de Lyon. L’explication est superficielle. Les maîtres lyonnais n’étaient pas naturellement plus durs que les maîtres parisiens, mais tandis qu’à Paris les passions, les forces, les conflits s’éparpillaient en un champ d’action presque indéterminé, à Lyon, c’était dans une sorte de champ clos que se rencontraient et se heurtaient les intérêts.

Rudes furent souvent les chocs, dans chacune des deux ou trois grandes industries lyonnaises. Dès le début du xvie siècle avait éclaté à Lyon, parmi les compagnons imprimeurs, une vaste grève comparable aux grèves les plus puissantes de notre siècle. M. Hauser, dans son livre sur les Ouvriers du temps passé, en a tracé le dramatique tableau. Au 1er mai 1539, les compagnons imprimeurs ont, comme dit l’ordonnance royale qui les condamne, « tous ensemble laissé leur besogne. » Ils se plaignent que leurs salaires soient insuffisants, surtout que la nourriture qui leur est donnée chez les maîtres soit mauvaise. Ils se plaignent aussi que des habitudes nouvelles de discipline mécanique et stricte leur soient imposées et que les portes de l’atelier ne soient pas toujours ouvertes pour qu’ils puissent prendre le travail quand il leur plaît, selon la coutume du passé. Les typographes ayant donc proclamé le trie, c’est-à-dire la grève, s’organisent militairement, en compagnies d’ateliers, pour intimider les maîtres et empêcher la reprise partielle du travail. Les maîtres, les patrons allèguent pour se défendre (c’est le thème d’aujourd’hui) que la grève n’est voulue et organisée que par une minorité violente : les autres « voudraient faire leur devoir et besogner », mais ils n’osent pas de peur d’être mis à l’index par la confrérie (c’est le syndicat des compagnons). La lutte se prolongea pendant trois mois, et un arrêt du sénéchal, qui repousse presque toutes les prétentions des ouvriers y met fin, du moins pour un temps.

Il retire aux ouvriers typographes le droit de coalition. Il décide que les « compagnons ne peuvent quitter leur tâche, individuellement ou collectivement, sous peine de payer au maître et la forme qu’ils avaient fait perdre et la valeur des journées de chômage. » Mais les ouvriers vaincus s’organisent de nouveau pour la résistance. Ils s’assemblent encore et délibèrent en commun, et les maîtres imprimeurs, pour les dompter, sont obligés de faire sans cesse appel aux décisions de l’autorité municipale, de l’oligarchie consulaire, qui intervient toujours au profit du capital ; ils sont aussi obligés de solliciter des édits royaux. L’édit du 28 décembre 1541 donne tort une fois de plus aux ouvriers. Il leur reproche « de s’être bandés ensemble pour contraindre les maîtres imprimeurs de leur fournir plus gros gages et nourriture plus opulente que par la coutume ancienne ils n’ont jamais eue. »

Armes de Lyon.


Il consacre le droit de renvoi à peu près illimité. Il a fixé la durée de la journée de travail de 5 heures du matin à 8 heures du soir. En fait, les maîtres imprimeurs, investis d’une autorité absolue, prolongèrent bien au delà de treize heures, jusqu’à seize heures de travail effectif, la journée de leurs ouvriers. En vain les ouvriers font-ils appel devant le roi lui-même de l’édit et des décisions prises. Le Parlement de Paris, prenant en main la défense de la bourgeoisie, intervient à son tour en faveur des maîtres imprimeurs, et un édit royal de 1544 accable encore les ouvriers. Mais ceux-ci, avec une force de résistance extraordinaire, se coalisent, tiennent des assemblées, font « bande commune », et tentent de s’opposer à l’enregistrement de l’édit.

Leur requête collective est d’un bel accent de protestation et de douleur. Elle contient bien des revendications « réactionnaires », car elle demande la limitation étroite du nombre des apprentis, et elle insiste pour que les ouvriers, au lieu d’aller prendre leurs repas hors de la maison du maître, continuent à être nourris par lui et chez lui. Les ouvriers auraient entravé ainsi et le développement de l’industrie et leur propre émancipation.

Mais en revanche, quelle force, quelle véhémence et quelle sincérité dans la plainte des compagnons contre le régime d’exploitation sans frein et de travail mal payé auquel ils sont soumis ! C’est une des premières protestations où commence à vibrer l’esprit de classe. « Si l’on a jamais, disent-ils, remarqué en aucuns états et métiers les maîtres et supérieurs tâcher, par infinis moyens, de subjuguer, assujettir et traiter avec toute rigueur et servitude les compagnons et domestiques de leur vocation, cela a été pratiqué de tout temps et à présent en l’art d’imprimerie. En laquelle les libraires et imprimeurs (et notamment de la ville de Lyon) ont toujours recherché toutes voies obliques et dressé tous leurs engins, pour opprimer et vilement asservir les compagnons. »

Et pourtant ce sont les travailleurs qui ont acquis aux maîtres « et leur acquièrent journellement de grandes et honorables richesses, au prix de leur sueur et industrie merveilleuse, et même plus souvent de leur sang ». Car si les compagnons « peuvent suffire aux fatigues extrêmes de leur état si violent, ils n’en rapportent en leur vieillesse, chargés de femmes et d’enfants, pour tout loyer et récompense, que pauvreté, goutte et autres maladies causées par les travaux incroyables qu’ils ont été contraints d’endurer… Chacun a pu voir par toute la France et ailleurs plusieurs libraires et maîtres imprimeurs parvenir à de grandes richesses et facultés ; aussi l’on ne voit que trop d’exemples de pauvres compagnons imprimeurs réduits après une longue servitude en une nécessité calamiteuse et indigne, après avoir consommé leur âge, jeunesse et industrie au dit état. Aux compagnons, il ne reste qu’une vie pénible et comme fièvre continue ; les libraires, avec un grand repos de corps et d’esprit, doublent et triplent quelquefois leur argent au bout de l’année. Les compagnons de Paris se plaignent justement d’être sujets à rendre pour tout le jour 2,630 feuilles. À plus forte raison, ceux de Lyon ont matière de se douloir et désespérer, étant astreints à rendre chaque jour 3,350 feuilles, ce qui surpasse toute créance. Ainsi, les typographes lyonnais sont forcés d’être debout depuis deux heures après minuit jusqu’à environ 8 ou 9 heures du soir, tant l’hiver que l’été. » En leur pensée encore incertaine, tour à tour révoltée et humble, « les pauvres compagnons » font abandon du droit de grève ; ils demandent seulement qu’aux maîtres aussi soit retiré le droit de coalition. « Il est bien et saintement défendu de ne faire monopoles : mais cela se doit non seulement adresser aux compagnons, mais aussi aux libraires et maîtres, qui ont toujours conjuré, comme monopoleurs, la ruine desdits compagnons ». Enfin ils demandent que les maîtres soient désarmés comme les compagnons, que les salaires ne soient plus fixés « au gré et jugement des libraires et maîtres imprimeurs, qui seraient juges en leur cause », mais par une commission arbitrale « un nombre égal et pareil des maîtres et compagnons plus anciens, qui savent et connaissent le labeur, auquel s’ajouteront quelques notables bourgeois ou marchands nommés par les deux parties ».

Et pour attester l’éveil de leur dignité morale, les ouvriers lyonnais demandent en terminant leur requête « que les fautes soient punies par des amendes et non par peine corporelle et ignominieuse ; car ce serait violer indignement la liberté naturelle des hommes… Et comme personnes libres s’emploient volontairement à un état si excellent et noble et de telle importance pour les sciences et les lettres, et non comme esclaves ou galériens et forçats ».

J’ai tenu à citer cette sorte de manifeste des ouvriers lyonnais, bien qu’il remonte au xvie siècle et précède de beaucoup la Révolution. Car si dès cette époque, dès les commencements du capitalisme, les travailleurs de Lyon élevaient une protestation aussi haute, il est certain que la revendication ouvrière a dû se continuer, secrète et profonde, dans le prolétariat lyonnais. On comprendrait mal l’âme compliquée et obscurément ardente de la grande cité à la veille de la Révolution, si on ne se rappelait pas que déjà depuis près de deux siècles, les ouvriers, en leur vie repliée et dolente, portaient comme un principe de révolte. Aussi bien, et cette fois chez les tisseurs et ouvriers en soieries, le xviiie siècle avait vu aussi éclater de grandes grèves. Ou plutôt le conflit entre la haute bourgeoisie de la grande fabrique et les maîtres ouvriers est à peu près permanent, tantôt sourd, tantôt aigu.

Les 6,000 maîtres-ouvriers qui, aidés de leurs femmes, de leurs compagnons, de leurs apprentis travaillent à façon pour les 400 marchands de la grande fabrique sont en lutte contre ceux-ci. « Ils réclament une justice professionnelle impartiale, un délai suffisant pour produire leurs réclamations, une représentation égale à celle des marchands dans le bureau de la fabrique, le droit de nommer leurs jurés-gardes. Longtemps ils ont lutté pour le maintien de l’ancienne organisation qui leur permettait de vendre directement les étoffes qu’ils fabriquaient, mais depuis que la classe intermédiaire des ouvriers marchands a disparu sous les prohibitions, le débat porte seulement sur les tarifs. » (Voir Maurice Wahl.)

Les ouvriers allèguent que la cherté de la vie est croissante, et ils réclament un relèvement des salaires, des prix de façon. Ils constatent que la loi de l’offre et de la demande qui seule, dès lors, déterminait les salaires, est l’écrasement des faibles. Ils disent très nettement, dans le « Mémoire des électeurs fabricants de soie », « qu’entre des hommes égaux en moyens et en pouvoirs qui, par cette raison, ne peuvent être soumis à la discrétion des uns ni des autres, la liberté ne peut que leur être avantageuse ; mais à l’égard des ouvriers en soie, destitués de tous moyens, dont la subsistance journalière dépend tout entière de leur travail journalier, cette liberté les livre totalement à la merci du fabricant qui peut, sans se nuire, suspendre sa fabrication, et par là réduire l’ouvrier au salaire qu’il lui plaît de fixer, bien instruit que celui-ci, forcé par la loi supérieure du besoin, sera bientôt obligé de se soumettre à celle qu’il veut lui imposer ».

À plusieurs reprises, les maîtres-ouvriers et ouvrières essayèrent par de vastes coalitions de faire échec à ce pouvoir abusif des grands marchands. Malgré l’intervention violente de l’oligarchie consulaire et bourgeoise, qui prohibait les associations de compagnons, « les Sans-Gêne, les Bons-Enfants, les Dévorants, » et qui interdisait tout rassemblement ouvrier, il y eut un grand mouvement en 1744, dans toute la région du Lyonnais et du Forez. D’Argenson note, dans ses Mémoires, qu’à cette date 40,000 ouvriers avaient cessé le travail dans les manufactures de Saint-Étienne.

À Lyon, même soulèvement : désespérés, menacés de répressions brutales et sanglantes, les ouvriers tentaient de fuir vers la Suisse ou vers l’Italie. Mais des cordons de troupes les cernaient : l’émigration ouvrière était refoulée par la force, et les pauvres ouvriers étaient ramenés par les soldats à la manufacture ou au métier comme des forçats fugitifs ramenés au bagne. L’aristocratie marchande ne se défend pas seulement par la force brutale, par des règlements despotiques et que sanctionne l’autorité royale, elle exproprie les maîtres-ouvriers de leurs faibles droits. Il leur est interdit de travailler pour d’autres que les maîtres marchands : et ils sont à peu près exclus du bureau de la fabrique, sorte de conseil des prudhommes » qui jugeait des différends professionnels.

Avant la grève, les maîtres-ouvriers avaient dans ce bureau 4 délégués sur 8. Après la grève, ils n’en ont plus que 2. Ils sont livrés sans défense à l’arbitraire de la grande fabrique. Cette sorte de coup d’État capitaliste consommé avec la complicité du pouvoir royal surexcita les ouvriers de Lyon. Ils se soulevèrent contre le consulat, s’emparèrent de la ville. Pendant plusieurs jours ils en furent les maîtres et, de maison patronale en maison patronale, obligèrent les marchands à signer un règlement nouveau, et à donner de l’argent pour les ouvriers malades.

Étrange dictature ouvrière qui surgit soudain en pleine servitude d’ancien régime, comme pour annoncer les grands drames sociaux qui succéderont à la Révolution elle-même ! Fantastique éclair qui, des hauteurs orageuses de la Croix-Rousse, va illuminer au loin, par delà la Révolution bourgeoise, l’âpre et vaste terrain de lutte où se déploieront pour une Révolution nouvelle les sombres masses du travail ! Mais éclair fugitif et furtif, bientôt éteint ! Vacillante lueur de colère et de rêve qui ne pouvait guider encore le prolétariat naissant, disséminé dans la nuit ! La conscience ouvrière n’était pas encore un foyer autonome de pensée et de vie : il ne s’échappait d’elle que des étincelles de passion : elles tourbillonnaient un moment dans le vent d’orage, au-dessus de la cité, puis elles retombaient comme une triste cendre mêlée à la poussière stérile des chemins.

Vue du pont Morand
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Les soldats du roi eurent bientôt raison de l’émeute ; les règlements de dictature ouvrière furent brisés ; deux ouvriers furent pendus, les autres furent accablés de lourdes amendes ; et dans les hautes maisons de la Croix-Rousse, où montaient les brouillards du Rhône, les pauvres lampes des tisseurs se rallumèrent, étoilant la nuit triste de leur cercle fumeux. En 1786, reprise de la lutte. C’est l’émeute « des deux sous ». Les ouvriers demandaient un relèvement du prix des façons, 2 sous par aune pour les étoffes unies, 3 ou 4 sous pour les autres étoffes.

Ils rédigèrent un mémoire très documenté : « Tableau dressé en 1786 du produit de la main d’œuvre des maîtres-ouvriers fabricants en étoffes de soie, pour le montant être ci-après mis en parallèle avec le tableau des dépenses journalières qui forment leurs charges annuelles. » Ils démontraient dans ce mémoire « que l’ouvrier en soie ne pouvait vivre du salaire qu’il obtenait par un travail forcé de dix-huit heures par jour… » Et ils ajoutaient ces fortes paroles, d’une extraordinaire amertume et qui attestent déjà des réflexions profondes sur l’état mécanique où est réduit le travailleur. « Quand on ne considérerait les ouvriers en soie que comme des instruments mécaniques nécessaires à la fabrication des étoffes, ou qu’abstraction faite de leur qualité d’hommes qui doit intéresser à leur sort, on eût l’inhumanité de ne vouloir les traiter que comme des animaux domestiques, que l’on n’entretient et ne conserve que pour les bénéfices que leur travail procure, toujours faudrait-il leur accorder la subsistance qu’on est forcé de fournir à ceux-ci, si on ne voulait pas s’exposer à se voir bientôt frustré du fruit de leur travail. » Poignant appel, où les travailleurs lyonnais invoquent pour leur protection ce qu’on appellera plus tard la loi d’airain. C’est d’un métal plus dur que leur condition était faite. Presque tous les ouvriers en soie se mirent en grève, et la grève s’étendant aux ouvriers des autres industries, ne tarda pas à devenir générale. Les chapeliers demandent qu’à raison du prix croissant des loyers et des vivres, leur journée soit portée de 32 à 40 sous pour douze heures de travail.

De même, les compagnons et ouvriers maçons, que les entrepreneurs payaient irrégulièrement, tous les trois ou quatre mois, et sans daigner leur faire un compte, réclament le paiement régulier et moins espacé de leurs salaires. Ainsi, le 7 août 1786, à la pointe du jour et sur un mot d’ordre qui coordonnait le mouvement, tous les ouvriers tisseurs en soie, chapeliers, maçons, manœuvres, quittent en masse les ateliers, les manufactures, les chantiers. Ils ne renouvellent pas la manœuvre hardie de 1744 ; ils ne s’emparent pas de la ville. Imitant, au contraire, les plébéiens de Rome, ils se retirent aux Charpennes, et signifient qu’ils ne rentreront à Lyon que lorsque satisfaction leur sera donnée.

Le consulat, sous le coup de la peur, accorde l’augmentation de salaires, mais il donne l’ordre que le travail soit repris, et interdit tout rassemblement de plus de quatre personnes. La troupe fait feu sur le peuple : plusieurs ouvriers sont tués. Deux ouvriers chapeliers, Nerin et Savage, et un ouvrier italien, Diabano, coupables d’avoir voulu passer le pont Morand sans payer le droit de péage, ce même pont Morand ensanglanté sous Louis-Philippe par les répressions bourgeoises, sont pendus. Un bataillon de Royal-Marine et un bataillon d’artillerie, où Bonaparte servait comme lieutenant, s’emparent de Lyon et écrasent la révolte ouvrière.

Les ouvriers fugitifs sont ramenés de force par les soldats à l’atelier ; les accroissements de salaire accordés par le consulat sont révoqués, le maître-ouvrier Denis Mounet est arrêté comme instigateur et organisateur du mouvement. On l’accuse d’avoir rédigé les mémoires et les manifestes et d’avoir prêché la grève. On l’accuse d’avoir écrit « que si la voie de la représentation ne suffisait pas pour obtenir un tarif, il fallait d’un esprit ferme et d’un accord sincère, chacun à part soi, faire monter le prix des façons. » Il est détenu plusieurs mois et sauvé par un arrêt d’amnistie qui intervient en septembre.

Je ne crois pas qu’aucune autre ville de France au xviiie siècle offre une agitation sociale aussi véhémente. Il fallait évidemment pour ces premiers mouvements ouvriers, la vaste agglomération lyonnaise. À vrai dire, le mouvement n’était pas purement prolétaire. Les révoltés étaient de tout petits fabricants, travaillant, il est vrai, pour le compte de la grande fabrique et terriblement exploités par elle, mais possédant leur métier et ayant encore au-dessous d’eux les compagnons et les apprentis. C’est ce qu’on peut appeler, d’un terme singulier, mais exact, un prolétariat de fabricants. Et sans doute, ce qui explique cette combativité particulière des travailleurs lyonnais, c’est probablement que tout en étant des prolétaires par la misère, par la dépendance et la précarité de la vie, ils ont en même temps la fierté d’être, eux aussi, « des maîtres ». Ils possédaient leur petit outillage ; ils travaillaient à domicile, mais ils étaient facilement en communication avec tous les autres maîtres-ouvriers. Il y avait donc en eux tout ensemble la passion concentrée de la production solitaire et la force de l’agglomération.

Aussi la classe des maîtres-ouvriers lyonnais est, par l’esprit de résistance et d’organisation ou même par la netteté de certaines formules sociales en avance sur la classe ouvrière du xviiie siècle, et ce serait se méprendre que de croire que la bourgeoisie de l’époque révolutionnaire portait partout, comme à Lyon, le fardeau de la question ouvrière. Au reste, à Lyon même, ces maîtres-ouvriers, si souvent en révolte contre la grande fabrique, se sentent pourtant en quelque mesure solidaires d’elle. Ils veulent lui arracher des concessions, mais ils ne voudraient pas toucher à une puissance de rayonnement industriel dont, en un sens, ils profitent eux-mêmes.

Ils ne portent pas dans leur esprit un type nouveau d’organisation sociale qui leur permette de concilier leur intérêt propre avec la grande activité industrielle. D’ailleurs, ils s’offenseraient et s’effrayeraient sans doute si l’ébranlement révolutionnaire s’étendait aux compagnons et aux apprentis qu’ils ont sous leur discipline. Ainsi, par bien des côtés, ces révoltés sont des conservateurs, quand ils ne sont pas des réactionnaires en regrettant l’ancien régime de petite production et de vente directe qui est inconciliable avec la grande exportation sur le marché du monde.

En tout cas, s’ils sont un élément souffrant et souvent réfractaire du système lyonnais, ils ne forment pas une classe capable de s’opposer à la bourgeoisie. Ils n’ont pas un idéal social déterminé, et tandis qu’en face de l’ancien régime monarchique et féodal, la bourgeoisie, dès lors puissante et consciente, peut dresser son système social et politique, les petits fabricants lyonnais réduits à pousser leur cri de misère et de révolte sont incapables de formuler pour leur propre compte une Révolution ouvrière opposée à la Révolution bourgeoise, ou même distincte de celle-ci. Ainsi s’explique un des phénomènes les plus singuliers et les plus suggestifs que nous offre l’histoire de ce temps. Voilà une ville où depuis deux siècles tressaillent les souffrances ouvrières, où l’antagonisme de la grande fabrique et des petits artisans a été à la fois, si on peut dire, chronique et aigu, et quand commence le grand ébranlement révolutionnaire, quand tout le pays est appelé à parler, à faire la loi, les ouvriers, les petits artisans ne savent que témoigner contre la grande fabrique, contre le capital, une mauvaise humeur impuissante : mais ils ne proposent rien et ne peuvent rien,

Dans les assemblées primaires où étaient nommés les électeurs chargés de choisir les députés aux États-Généraux, le vote, dans les villes, avait lieu par corporation, Or, à Lyon, tandis que pour les autres corporations, comme celles des cordonniers, des tailleurs, des chapeliers, des faiseurs de bas, le vote eut lieu sans difficulté aucune, des conflits assez violents s’élevèrent, au contraire, dans celle des passementiers et surtout dans celle des maîtres marchands et ouvriers fabricants de soie.

Qu’on le remarque bien : les corporations où aucune division ne se produisit sont celles où l’ouvrier était vraiment prolétaire : les ouvriers tailleurs, les ouvriers cordonniers, les ouvriers chapeliers, les ouvriers tisseurs de bas étaient, pour la plupart, de simples salariés, n’ayant d’autre propriété que leurs bras. Ces ouvriers ne se rendirent-ils pas aux réunions électorales ? En furent-ils exclus par le cens électoral qui pourtant, à Lyon, ne s’élevait qu’à 3 livres d’imposition par an ? ou bien, dans l’humble sentiment de leur dépendance, se contentèrent-ils d’opiner comme les maîtres ? En tout cas, ce qui démontre bien qu’il n’y avait pas à cette époque de mouvement vraiment prolétarien, c’est que, dans la ville la plus agitée, à Lyon, c’est dans les corporations où le travail est le plus prolétarisé, qu’il n’y a presque pas de débat, et les orages n’éclatent que dans les corporations de la passementerie et de la soierie, où de petits producteurs, détenteurs et propriétaires de leur métier, sont en lutte contre la grande fabrique. Aux assemblées électorales, celle-ci fut assez malmenée.

Dans les réunions de la passementerie, les grands producteurs ou marchands firent défaut, de peur d’être brutalisés ou débordés. Le prévôt des marchands constate dans son rapport, que l’assemblée des passementiers, qui compta plus de 400 membres, aurait été plus nombreuse encore « si les personnes paisibles et jouissant d’un état honnête n’eussent préféré le parti de s’abstenir de paraître à celui d’être exposées à des désagréments », et M. Maurice Wahl relève dans le même rapport, que sur les cinq délégués choisis par les passementiers, il s’en trouva trois que l’aristocratie bourgeoise du consulat avait exclus en 1782 des fonctions de maîtres-gardes, et qu’elle avait désignés en 1783 comme des factieux. Les syndics demandèrent l’annulation.

Barnave


« Le même jour, 26 février 1789, avait lieu à la cathédrale de Saint-Jean, la première réunion de la grande fabrique, comprenant « les maîtres marchands fabricants en étoffes d’or, d’argent et de soie, ou maîtres ouvriers fabricants aux dites étoffes ou autres faisant partie de ladite communauté, ayant domicile et faisant le service du guet et garde. Sur environ 400 marchands et 6,000 ouvriers ayant qualité pour assister à l’assemblée, 2,651 étaient présents. Le lendemain le nombre des assistants étaient de 3,300. Les maîtres ouvriers, très malmenés dans les dernières années, voulurent prendre une sorte de revanche. Dans les deux séances des 26 et 27, plusieurs orateurs proposèrent de n’élire ni maîtres marchands ni syndics ou jurés-gardes, tant anciens qu’en exercice. Selon le récit des syndics des maîtres marchands, « lorsque quelques voix s’élevaient en faveur de ceux-ci, elles étaient aussitôt étouffées par les clameurs des maîtres ouvriers, qui forçaient les votants à se rétracter ».

En fait, l’assemblée ne choisit que des maîtres ouvriers, et parmi les 34 élus se trouvaient les militants, ceux qui depuis plusieurs années menaient la lutte contre la grande fabrique et contre l’aristocratie municipale du consulat protectrice du capital. Plusieurs des élus avaient été compris dans les poursuites de 1786, et au premier rang, l’intrépide Denis Mounet, emprisonné en ce moment même comme auteur « de libelles et écrits séditieux ». C’était bien la lutte économique qui se prolongeait sur le terrain politique. La grande fabrique fut effrayée et scandalisée de ce mouvement : au cours même des opérations électorales beaucoup de marchands s’étaient retirés.

Les syndics refusèrent de signer le procès-verbal des opérations, et ils adressèrent à Necker une protestation. « Les maîtres ouvriers, disaient-ils, ont nommé 34 électeurs, les dessinateurs réunis comme artistes au commerce libre ont nommé 2 électeurs par 100 individus : D’où il suit que les maîtres ouvriers, salariés par les maîtres marchands, les dessinateurs qui en reçoivent des appointements, ont leurs représentants, et que les maîtres marchands qui donnent le premier mouvement non seulement au corps de la fabrique, mais à tout le commerce de la seconde ville du royaume, 400 citoyens réunissant en propriétés foncières et mobilières plus de 60 millions n’ont pas de représentants… » Le coup est dur pour la haute bourgeoisie industrielle et marchande de Lyon : au moment même où elle songe à affirmer, contre l’ancien régime décrépit, sa primauté de classe, et où elle va gagner la partie, il semble que les petits artisans veulent prendre sa place à la table du jeu.

La bourgeoisie banquière vient au secours de la haute bourgeoisie marchande et proteste avec elle. « Nous ajouterons, disent-ils, que l’intérêt du commerce exige que la classe des maîtres marchands fabricants ait des représentants en état de rédiger les cahiers de doléances, que cette classe des marchands fabricants est la source qui vivifie le commerce de banques, commission et marchands de soie qui compose la majeure partie du commerce en gros de cette ville. » Et pour revendiquer des représentants bien à elle, la grande fabrique va jusqu’à affirmer que dans l’industrie il y a deux classes, celle des salariés et celle des dirigeants.

Au nom de la grande fabrique, le prévôt des marchands observe expressément « que les maîtres ouvriers sont bornés à fabriquer à tant par aune les matières que leur fournissent les maîtres marchands, que la main-d’œuvre seule est le partage des ouvriers, mais que l’industrie est celui des marchands. Ce sont ceux-ci qui inventent toutes nos belles étoffes et qui, correspondant avec tout l’univers, en font refluer les richesses dans notre ville ». Ainsi, dans cette lutte entre les maîtres ouvriers et la grande fabrique, il y a comme un rudiment, comme un germe confus de la grande lutte prochaine des capitalistes et des prolétaires, et c’est la grande fabrique elle-même qui, pour mieux se distinguer des maîtres ouvriers, les catégorise dans le salariat, dans le prolétariat. C’est la haute bourgeoisie qui, par l’effet de son orgueil, se fait le héraut, la première annonciatrice du futur conflit social.

Mais comme ce mouvement ouvrier ou pseudo-ouvrier est encore impuissant et vain ! Les élections ne furent pas annulées, et ce sont les délégués des maîtres ouvriers qui contribuèrent à la rédaction des cahiers du Tiers-État. Or, et cela est décisif, il n’y a pas dans tous les cahiers un seul mot, un seul trait, où l’on puisse reconnaître la pensée propre des artisans, des maîtres ouvriers. Ce n’est pas qu’ils aient été opprimés par des majorités hostiles si leur pensée eût toujours percé en quelques points.

Mais c’est qu’en dehors de la conception générale bourgeoise, eux-mêmes n’avaient rien à dire. Que pouvaient-ils demander ? Une organisation nouvelle du travail ? Aucun d’eux n’en avait même la plus faible idée. La substitution de la propriété commune à la propriété oligarchique des grands fabricants ou à la propriété morcelée et disséminée des maîtres ouvriers ? Les très rares communistes utopiques du xviiie siècle n’avaient songé qu’à un communisme agraire, et l’industrie leur apparaissait à eux-mêmes comme le champ de l’initiative personnelle et de la propriété individuelle. D’ailleurs les maîtres ouvriers tenaient passionnément à leur autonomie relative et à leur propriété, si dépendante qu’elle fût. Il a fallu près d’un siècle et la croissance des grandes usines mécaniques pour apprendre aux maîtres ouvriers de Lyon, de Roanne et de Saint-Étienne que l’évolution sociale les condamnait inévitablement à devenir des prolétaires : c’est à peine si aujourd’hui même ils commencent à entrevoir l’ordre communiste. Comment l’eussent-ils pu il y a un siècle ?

A défaut de ces grandes transformations sociales, pouvaient-ils demander du moins, avec clarté et fermeté, une législation protectrice limitant leur journée de travail, fixant pour eux un minimum de salaire, leur assurant une absolue liberté de coalition qui leur permette de résister à la grande fabrique sans être frappés comme Denis Mounet ? Ils pouvaient bien à cet égard former des vœux, ils pouvaient bien, par une sorte d’accord local sanctionné par les autorités municipales, tenter d’obtenir une réglementation du travail plus favorable. Mais comment proposer une loi aux États-Généraux ? Comment élargir en problème général un problème qui était encore purement local ? Surtout, comment remuer ces questions, comment ouvrir les ateliers à ces souffles orageux sans susciter la revendication des vrais prolétaires, des pauvres compagnons asservis et exploités ? A ceux-là, les maîtres ouvriers n’auraient voulu accorder ni le droit de coalition ni la limitation légale de la journée de travail ni le minimum de salaires. Aussi les griefs des maîtres ouvriers s’échappaient en plaintes passionnées et en révoltes instinctives sans se fixer en formules réformatrices.

Seule la bourgeoisie était prête à faire la loi, et le néant des revendications des artisans dans le cahier des États-Généraux atteste que même à Lyon la bourgeoisie seule était prête pour une grande action révolutionnaire, mère d’une nouvelle légalité. Comme à Nantes, comme à Bordeaux, comme à Marseille, à Lyon aussi, malgré l’agitation de la petite fabrique, c’est la puissance bourgeoise qui est vraiment dirigeante : c’est bien une Révolution bourgeoise qui se prépare.

Dans le Dauphiné, la situation est plus nette encore : et on y peut faire une application précise de la conception marxiste qui dérive les mouvements politiques des mouvements économiques. Michelet qui a si souvent de merveilleuses et profondes intuitions et qui démêle, en effet, les causes économiques cachées des grands faits historiques, ici n’a pas vu clairement et s’est contenté d’à peu près. « Le Dauphiné, dit-il ne ressemblait guère à la France. Il avait certains bonheurs qui le mettaient fort à part. Le premier, c’est que sa vieille noblesse (l’écarlate des gentilshommes) avait eu le bon esprit de s’exterminer dans les guerres ; nulle ne prodigua tant son sang. À Montlhéry, sur cent gentilshommes tués, cinquante étaient des Dauphinois. Et cela ne se refit pas. Les anoblis pesait très peu. Un monde de petits nobliaux labourant l’épée au côté, nombre d’honorables bourgeois qui se croyaient bien plus que nobles, composaient un niveau commun rapproché de l’égalité. Le paysan, vaillant et fier, s’estimant, portait la tête haute. » Et il ajoute que les communautés rurales des hautes montagnes, administrées comme de petites républiques, donnaient, de leurs sommets glacés, des exemples de liberté. Tout cela est vague et en partie faux. Si dès 1771, la bourgeoisie de Grenoble entrait en lutte avec la noblesse, si dès 1788 le Dauphiné se soulevait contre l’arbitraire des décisions royales, qui avaient frappé d’exil le Parlement, si le mouvement de liberté fut dès lors assez vif pour réconcilier un moment et soulever à la fois les trois ordres, si nobles, prêtres, bourgeois de Grenoble, à la date du 14 juin 1788, convoquèrent révolutionnairement, sans l’autorisation ministérielle, les États du Dauphiné, si dans ces États le doublement du Tiers fut pratiqué et si le Tiers-État eut à lui seul autant de représentants que la noblesse et le clergé réunis, si, dans les États dauphinois, le vote eut lieu par tête et non par ordre, et si, par dessus les limites de la province, ils saluèrent l’unité nationale et appelèrent à la liberté commune la grande France régénérée, ce n’est point parce que quelques communautés de village, éparpillées sur de froides cimes, pratiquaient une sorte de liberté primitive et rudimentaire, ou parce que la haute noblesse avait été particulièrement décimée par des guerres anciennes.

Il restera assez de nobles Dauphinois pour protester devant les États-Généraux contre le mode d’élection des députés de la province. Non, la vraie raison, la raison décisive de ce grand mouvement dauphinois, et que Michelet n’a point vue, c’est que la bourgeoisie industrielle est plus puissante et plus active en Dauphiné qu’en aucune autre région. Sur ce point, le témoignage de Roland, qui écrivait en 1785, c’est-à-dire avant que les événements révolutionnaires du Dauphiné aient pu préoccuper son jugement est formel. Il constate expressément que pour l’activité de la production, pour la variété et la densité du travail industriel, le Dauphiné est la première province de France : les fabriques de toile, les fabriques de bas, les fabriques de chapeaux, les usines métallurgiques y étaient comme accumulées.

Château et bourg de Vizille
(d’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).


Et par une curieuse rencontre, c’est un député du Dauphiné, Barnave, élevé au spectacle de cette activité industrielle, qui a formulé le plus nettement les causes sociales et, on pourrait dire, la théorie économique de la Révolution française. Marx semble avoir ignoré ces textes qui sont comme une application anticipée de ses doctrines à la Révolution bourgeoise. Lorsque l’Assemblée Constituante, en se séparant, eut déclaré que ses membres ne seraient pas rééligibles, Barnave, très peiné de cette interruption de sa vie publique, retourna à son pays d’origine, et là, comme il avait coutume de le faire dès l’adolescence, il se consola en écrivant.

Il composa une Introduction à la Révolution française, qui fut publiée seulement en 1845, par M. Bérenger de la Drôme, d’après les manuscrits que la sœur de Barnave avait eus en mains. C’est, je crois, le principal titre de pensée du facile orateur.

Il faut en citer des fragments assez étendus, car cette œuvre nous montre à quel point la bourgeoisie révolutionnaire, dont Taine dénonce si sottement l’idéalisme abstrait, avait conscience du mouvement économique qui déterminait sa victoire. « On voudrait vainement se faire une juste idée de la grande révolution qui vient d’agiter la France en la considérant d’une manière isolée, en la détachant de l’histoire des empires qui nous environnent et des siècles qui nous ont précédés. Pour en juger la nature, et pour en assigner les véritables causes, il est nécessaire de porter ses regards plus loin, il faut apercevoir la place que nous occupons dans un système plus étendu : c’est en contemplant le mouvement général qui depuis la féodalité jusqu’à nos jours conduit les gouvernements européens à changer successivement de forme, qu’on apercevra clairement le point où nous sommes arrivés, et les causes générales qui nous y ont conduits.

« Sans doute que les révolutions des gouvernements, comme tous ceux des phénomènes de la nature qui dépendent des passions et de la volonté de l’homme, ne sauraient être soumises à ces lois fixes et calculées qui s’appliquent aux mouvements de la matière inanimée ; cependant, parmi cette multitude de causes dont l’influence combinée produit les événements politiques, il en est qui sont tellement liées à la nature des choses, dont l’action constante et régulière domine avec tant de supériorité sur l’influence des causes accidentelles que, dans un certain espace de temps, elles parviennent presque nécessairement à produire leur effet. Ce sont elles, presque toujours, qui changent la face des nations, tous les petits événements sont enveloppés dans leurs résultats généraux ; elles préparent les grandes époques de l’histoire, tandis que les causes secondaires auxquelles on les attribue presque toujours ne font que les déterminer… »

Et Barnave, d’après ces principes, nous trace à grands traits l’histoire des sociétés humaines. C’est vraiment un premier croquis du matérialisme économique de Marx. « Dans la première période de la société, l’homme vivant de la chasse connaît à peine la propriété : son arc, ses flèches, le gibier qu’il a tué, les peaux qui servent à le couvrir, sont à peu près tout son bien. La terre entière est commune à tous. Alors les institutions politiques, s’il en existe quelque commencement, ne peuvent avoir la propriété pour base ; la démocratie n’y est autre chose que l’indépendance et l’égalité naturelle ; la nécessité d’un chef dans les combats y donne les premiers éléments de la monarchie ; le crédit du savoir, toujours d’autant plus grand que la masse des hommes est plus ignorante, y donne naissance à la première aristocratie, celle des vieillards, des prêtres, des devins, des médecins, origine des brames, des druides, des augures ; en un mot, de toute aristocratie fondée sur la science, qui partout a précédé celle des armes et celle de la richesse, et qui, dès l’origine de la société, acquiert toujours un grand pouvoir par quelques services réels soutenus d’un grand accessoire de tromperie.

« Lorsque l’accroissement de la population fait sentir à l’homme le besoin d’une subsistance moins précaire et plus abondante, il sacrifie pour exister une portion de son indépendance, il se plie à des soins plus assidus ; il apprivoise des animaux, élève des troupeaux et devient peuple pasteur. Alors la propriété commence à influer sur les institutions ; l’homme attaché au soin des troupeaux n’a plus toute l’indépendance du chasseur ; le pauvre et le riche cessent d’être égaux, et la démocratie naturelle n’existe déjà plus. La nécessité de protéger et de défendre les propriétés oblige de donner plus d’énergie à toute autorité militaire et civile : ceux qui en disposent attirent les richesses par le pouvoir, comme par les richesses ils agrandissent le pouvoir et le fixent dans leurs mains ; enfin, dans cet âge des sociétés, il peut exister des conditions où le pouvoir aristocratique ou monarchique acquiert une extension illimitée : des exemples pris dans plusieurs régions asiatiques le prouvent…

« Enfin les besoins de la population s’accroissant toujours, l’homme est obligé de chercher sa nourriture dans le sein de la terre ; il cesse d’être errant, il devient cultivateur. Sacrifiant le reste de son indépendance, il se lie pour ainsi dire à la terre et contracte la nécessité d’un travail habituel. Alors la terre se divise entre les individus, la propriété n’enveloppe plus seulement les troupeaux qui couvrent le sol, mais le sol lui-même ; rien n’est commun bientôt les champs, les forêts, les fleuves même, deviennent propriété ; et ce droit, acquérant chaque jour plus d’étendue, influe toujours plus puissamment sur la distribution du pouvoir.

« Il semblerait que l’extrême simplicité d’un peuple purement agricole devrait s’accorder avec la démocratie, cependant un raisonnement plus approfondi et surtout l’expérience prouve que le moment où un parvenu à la culture des terres et où il ne possède pas encore cette industrie manufacturière et commerciale qui lui succède, est de tous les périodes du régime social celui où le pouvoir aristocratique acquiert le plus d’intensité.C’est à cette époque qu’il domine et qu’il subjugue presque toujours les influences démocratique et monarchique.

« Rarement, et jamais peut-être il n’est arrivé que la première distribution des terres se soit faite avec une certaine égalité. Si le partage a eu lieu sur une terre vierge et possédée par le simple droit d’occupation, le peuple ayant toujours quelques institutions politiques, quelques pouvoirs établis au moment où arrive ce troisième période de la société, la distribution des terres se fera en raison des rangs, du pouvoir et de la quantité de troupeaux dont chacun jouit ; que ferait le pauvre et le faible d’un vaste champ qu’il ne pourrait défricher ? Il se réduira de lui-même au nécessaire, tandis qu’un chef occupera toute l’étendue qu’il peut couvrir par ses troupeaux et cultiver par ses serviteurs et ses esclaves, car c’est une circonstance humiliante de l’histoire des sociétés que la propriété des hommes a presque toujours précédé celle des terres, comme l’usage de la guerre, qui fait les esclaves, a précédé le degré de population qui fait un besoin de la culture et du travail.

« Si la possession de la terre est le fruit de la conquête, l’inégalité de la distribution sera plus grande encore, suivant les usages qui règnent à cette époque. La conquête presque toujours dépouille les vaincus de la plus grande partie de leurs biens et souvent les réduit à l’esclavage ; parmi les vainqueurs, elle n’enrichit guère que les chefs, à peine le soldat trouve-t-il dans son lot à nourrir, pendant quelque temps, son orgueilleuse oisiveté.

« Ainsi, dès le premier moment où un peuple cultive la terre, il la possède ordinairement par portions très inégales. Mais quand il existerait d’abord quelque égalité, pour peu que par la marche nécessaire des choses elle s’altérât, l’inégalité des portions deviendrait bientôt excessive. C’est un principe certain que là où il n’existe pas d’autre revenu que celui des terres, les grandes propriétés doivent peu à peu engloutir les petites ; comme là où il existe un revenu de commerce et d’industrie, le travail des pauvres parvient peu à peu à attirer à lui une portion des terres des riches.

« S’il n’existe d’autre produit que celui des terres, celui qui n’en possède qu’une petite portion sera souvent réduit ou par sa négligence ou par l’incertitude des saisons à manquer du nécessaire ; alors il emprunte du riche, qui, lui prêtant chaque année une portion de son épargne, parvient bientôt à s’approprier son champ. Plus il l’a appauvri, plus il le tient sous sa dépendance ; il lui présente alors, comme une faveur, la proposition de le nourrir en lui faisant cultiver ses propres terres et de l’admettre parmi ses serviteurs ; si même la loi l’y autorise, il achètera jusqu’à sa liberté.

« Le cultivateur sacrifie ainsi toute l’indépendance que la nature lui a donnée ; le sol l’enchaîne parce qu’il le fait vivre.

« Pauvre, disséminé dans les campagnes, assujetti par ses besoins, il l’est encore par la nature de ses travaux qui le sépare, de ses semblables et l’isole. C’est le rassemblement des hommes dans les villes qui donne aux faibles le moyen de résister par le nombre à l’influence du puissant et c’est le progrès des arts qui rend ces rassemblements nombreux et constants.

« Enfin dans cet âge de la Société, le pauvre n’est pas moins asservi par son ignorance ; il a perdu cette sagacité naturelle, cette hardiesse d’imagination qui caractérisent l’homme errant dans les bois, ces usages et ces maximes de sagesse qui sont le fruit de la vie contemplative des peuples pasteurs. Il n’a point encore acquis les lumières et la hardiesse de pensée que la richesse et le progrès des arts fait pénétrer dans toutes les classes de la société ; habituellement seul, absorbé par un travail continuel et uniforme, il offre l’exemple du dernier degré d’abaissement auquel la nature puisse tomber, toutes les superstitions ont alors le droit de l’asservir.

« Dans cet état de choses, et comme il n’existe point de commerce, les parties ne sont point unies entre elles par leurs besoins et leurs communications réciproques ; et comme il n’existe presqu’aucun moyen de lever des tributs dans un pays où il n’y a aucune accumulation de capitaux, la puissance du centre ne peut entretenir une force assez considérable pour maintenir l’unité et l’obéissance ; la force reste dans les parties du territoire où les richesses se recueillent et se consomment, et le règne de l’aristocratie dure autant que le peuple agricole continue à ignorer ou à négliger les arts, et que la propriété des terres continue d’être la seule richesse.

« Comme la marche naturelle des sociétés est de croître sans cesse en population et en industrie jusqu’à ce qu’elles soient parvenues au dernier degré de la civilisation, l’établissement des manufactures et du commerce doit nécessairement succéder à la culture. »

Ici Barnave constate que les institutions politiques façonnées par l’aristocratie terrienne, peuvent contrarier et retarder l’avènement de la période manufacturière et marchande. Mais « à la longue, les institutions politiques adoptent, si l’on peut s’exprimer ainsi, le génie de la localité » c’est-à-dire qu’elles s’adaptent nécessairement aux conditions économiques nouvelles d’une région déterminée, et Barnave formule avec une force admirable la conclusion de cette sorte de déduction historique : « Dès que les arts et le commerce parviennent à pénétrer dans le peuple et créent un nouveau moyen de richesse au secours de la classe laborieuse, il se prépare une révolution dans les lois politiques ; une nouvelle distribution de la richesse produit une nouvelle distribution du pouvoir. De même que la possession des terres a élevé l’aristocratie, la propriété industrielle élève le pouvoir du peuple ; il acquiert la liberté, il se multiplie, il commence à influer sur les affaires. »

« De là, une deuxième espèce de démocratie : la première avait l’indépendance, celle-ci a la force ; la première résultait du néant des pouvoirs pour opprimer les hommes, celle-ci d’un pouvoir qui lui est propre ; la première est celle des peuples barbares, celle-ci des peuples policés. »

« Dans les petits états, la force de ce nouveau pouvoir populaire sera telle qu’il y deviendra quelquefois maître du gouvernement, et une nouvelle aristocratie, une sorte d’aristocratie bourgeoise et marchande, s’élèvera par ce nouveau genre de richesse. »

Dans les grands états, toutes les parties se lient par une communication réciproque : il se forme une classe nombreuse de citoyens qui, avec les grandes richesses de l’industrie a le plus puissant intérêt au maintien de l’ordre intérieur, et qui, par le moyen de l’impôt, donne à la puissance publique la force nécessaire pour faire exécuter les lois générales. Une somme considérable d’impôts qui sans cesse se porte des extrémités au centre et du centre aux extrémités, une armée réglée, une grande capitale, une multitude d’établissements publics deviennent autant de liens qui donnent à une grande nation cette unité, cette cohésion intime qui la font subsister. »

On devine sans peine l’application de ces principes si nets à la Révolution française. La croissance de la richesse industrielle et mobilière, de la bourgeoisie industrielle et marchande, a peu à peu diminué la puissance de l’aristocratie fondée sur la propriété de la terre. À cette aristocratie terrienne, à ce système féodal morcelé et immobile elle a substitué, par les liens du commerce, de l’échange et de l’impôt, la force unitaire et centralisée des monarchies modernes : et par la croissance d’une classe nouvelle plus industrieuse et plus populaire, la démocratie bourgeoise s’est substituée à l’oligarchie des nobles. Selon le degré de force déployé en chaque pays de l’Europe par la propriété industrielle et mobilière, la révolution économique a été plus ou moins profonde. Et comme le développement technique de l’industrie a été plus rapide et plus vigoureux en France qu’en Allemagne, comme d’autre part les révolutions anglaises du dix-septième siècle, déjà en partie bourgeoises, ont éclaté avant le grand essor industriel du dix-huitième siècle et qu’en France au contraire le mouvement ajourné jusqu’à la fin du dix-huitième siècle a participé de la force industrielle accrue de la bourgeoisie, c’est en France que la Révolution politique, fruit plein et mûr de la révolution économique en sa plus vigoureuse saison, s’est rapprochée le plus de l’entière démocratie.

De même que Barnave dans son esquisse générale de l’évolution sociale devancé l’œuvre magistrale de Marx, (en s’arrêtant bien entendu au stade bourgeois et sans entrevoir le stade prolétarien), de même dans l’interprétation économique des différences de la Révolution française plus tardive et plus démocratique à la Révolution anglaise plus précoce et plus mélangée d’aristocratie, il a devancé expressément le lumineux commentaire que Saint-Simon a donné, dans son Catéchisme industriel, du mouvement anglais et du mouvement français. Il faut que je cite encore une page où Barnave résume fortement sa pensée, car il est important pour le prolétariat qui cherche encore sa route dans un jour douteux, de constater à quel degré de clarté était parvenue, quand éclatèrent les événements décisifs, la conscience révolutionnaire de la bourgeoisie. « Dans les gouvernements d’Europe, la base de l’aristocratie est la propriété de la terre, la base de la monarchie est la force publique, la base de la démocratie, la richesse mobilière.

« Les révolutions de ces trois agents politiques ont été celles des gouvernements. »

« Pendant la plus grande énergie du régime féodal, il n’y eut de propriété que celle des terres ; l’aristocratie équestre et sacerdotale domina tout, le peuple fut réduit à l’esclavage, et les princes ne conservèrent aucun pouvoir. »

« La renaissance des arts a ramené la propriété industrielle et mobilière qui est le fruit du travail, comme la propriété des terres est, originairement, le produit de la conquête ou de l’occupation.

« Le principe démocratique, alors presque étouffé, n’a cessé depuis de prendre des forces et de tendre à son développement. À mesure que les arts, l’industrie et le commerce enrichissent la classe laborieuse du peuple, appauvrissent les grands propriétaires de terres, et rapprochent les classes par la fortune, les progrès de l’instruction les rapprochent par les sciences, et rappellent, après un long oubli, les idées primitives de l’égalité.

« On peut diviser en trois branches la grande révolution que l’influence du progrès des arts a opérée dans les institutions européennes.

« 1o Les communes, acquérant des richesses par le travail, ont acheté d’abord leur liberté et ensuite une portion des terres, et l’aristocratie a perdu successivement son empire et ses richesses ; ainsi le régime féodal s’est écroulé sous le rapport civil.

« 2o La même cause, appuyée par le progrès de l’industrie qui l’accompagne toujours, a affranchi l’Europe entière de la puissance temporelle du pape et en a enlevé la moitié à sa suprématie spirituelle.

« 3o La même cause, c’est-à-dire le progrès de la propriété mobilière, qui est en Europe l’élément de la démocratie et le ciment de l’unité des États, a modifié successivement tous les gouvernements politiques. Suivant qu’elle a été plus ou moins favorisée par la situation géographique des lieux, elle a établi des gouvernements divers ; là où le peuple s’est trouvé très fort dans un petit état, il a établi des républiques ; là où, dans une grande région, il n’a eu que la force de soutenir, par l’impôt, le pouvoir monarchique contre l’aristocratie, ennemi commun du prince et du peuple, il a graduellement établi des monarchies absolues ; là où il a pu pousser plus loin ses progrès, après avoir servi longtemps d’accessoire au trône contre les grands, il a fait explosion et, prenant sa place dans le gouvernement, il a établi la monarchie limitée ; là seulement où il n’a pu que faiblement pénétrer, les formes aristocratiques et fédératives du gouvernement féodal ont pu se maintenir et ont même acquis, par le temps, une forme plus solide et plus régulière.

« C’est cette progression commune à tous les gouvernements européens qui a préparé en France une Révolution démocratique, et l’a fait éclater à la fin du xviiie siècle… ». Ainsi, selon Barnave qui traduit évidemment la pensée de toute la bourgeoisie du Dauphiné, la Révolution n’est ni un fait accidentel, ni un fait local. Elle est comme préparée par le mouvement qui vient du fond des siècles, par l’immense évolution sociale qui, peu à peu, a donné force directrice à la propriété et qui a, par conséquent, subordonné les formes du pouvoir politique aux formes changeantes de la propriété elle-même. Maintenant, la propriété industrielle et mobilière, c’est-à-dire la propriété bourgeoise est en pleine force : l’avènement de la démocratie bourgeoise est donc inévitable et la Révolution est une nécessité historique. Liée au mouvement de la propriété industrielle, la Révolution est vaste comme ce mouvement. Selon Barnave, il n’y a pas, à proprement parler, une Révolution française : il y a une Révolution européenne qui a en France son sommet.

La bourgeoisie révolutionnaire a donc un sens admirablement réaliste et pénétrant de sa force, du mouvement économique et historique qu’elle représente. Il ne s’agit pas là de la vague hypothèse d’un contrat primitif d’égalité qui aurait été rompu ou obscurci dans la suite des temps, et que rétablirait, en son intégrité, une révolution idéale.

Dans les sociétés primitives, où les rapports économiques des hommes errants étaient très faibles, très lâches, c’est la force du bras qui domine, la force du glaive. Puis, à mesure que la population est plus dense et plus fixe, ce sont les rapports économiques des hommes entre eux qui déterminent la forme des sociétés et des institutions. C’est la force de la propriété qui est dominante, et, à la longue, souveraine, et la propriété entraîne dans ses évolutions lentes, marquées de crises révolutionnaires, tout le système humain.

Il ne s’agit pas non plus d’un idyllique appel aux vertus champêtres, à l’innocence et à l’égalité prétendue de la vie rurale. La propriété foncière est mère d’inégalité et de brutalité. Quand son action est sans contrepoids, elle produit le système féodal qui isole et asservit les hommes, qui morcelle les Sociétés et abêtit les paysans. Et bien loin que la propriété foncière puisse être inspiratrice d’égalité ; bien, loin qu’elle puisse propager parmi les hommes la douceur de vivre et l’innocence des mœurs, c’est du dehors seulement et sous l’action de la propriété industrielle qu’elle se transforme et s’humanise. Il a fallu que des artisans, des hommes d’industrie et de négoce, enfermés dans les communes urbaines, arrivent à la richesse et achètent de la terre pour que le lourd monopole féodal cessât de peser sur le sol et sur les hommes, et la propriété foncière ne pourra entrer dans le mouvement démocratique que si elle est comme assouplie et pénétrée d’égalité par la propriété industrielle elle-même.

La bourgeoisie du Dauphiné, dont Barnave a merveilleusement dégagé et interprété la pensée, a proclamé nettement l’antagonisme de la classe industrielle et de la classe foncière : cet antagonisme est si profond, il est si bien l’irréductible conflit de la Révolution elle-même que, même aujourd’hui, même quand la croissance du prolétariat socialiste oblige le capitalisme industriel et la grande propriété foncière à se coaliser pour la résistance, des crises imprévues mettent aux prises la classe foncière et la classe industrielle,

Réunion des nouvellistes au Palais-Royal
(d’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).


et c’est du côté de la classe industrielle qu’est encore, malgré bien des déformations et des défaillances, l’esprit de la Révolution : c’est la grande propriété foncière qui prolonge la contre-Révolution. Cet antagonisme persistant des deux grandes fractions possédantes, que Marx, dans son manifeste communiste de 1849, signalait à la tactique vigilante du prolétariat, Barnave l’a défini en 1792 et il en a fait le fond même de la Révolution.

Et, certes, il faut que le sens des intérêts économiques et de la force historique de la propriété ait été bien aigu dans la région Dauphinoise pour que Barnave, Réformé et fils de Réformé, ait donné une interprétation toute économique et, en quelque sorte, matérialiste de la Réforme elle-même. Selon lui (j’ai souligné ce passage décisif) c’est le progrès de la propriété industrielle et mobilière qui a affranchi l’Europe entière de la puissance temporelle du pape, et en a enlevé la moitié à sa suprématie spirituelle. Ainsi, si les nations modernes, même catholiques, ont secoué le joug temporel du pape, c’est parce qu’il s’était formé une bourgeoisie riche et active qui avait besoin de liberté, qui avait donné aux rois le point d’appui nécessaire pour résister à l’oppression ultramontaine et qui, en outre, par le lien multiple des échanges, avait donné à la nation cette vivante unité, condition même de l’indépendance. Bien mieux, la Révolution religieuse, qui avait arraché au dogme catholique la moitié de l’Europe, n’était, pour ainsi dire, que la traduction spirituelle d’une révolution économique : la bourgeoisie avait introduit la liberté dans l’interprétation des textes immuables, comme elle avait introduit le mouvement dans les sociétés jusque-là immobiles.

Qu’on songe qu’une interprétation aussi réaliste, aussi brutalement bourgeoise de la Réforme se produisait dans ce rude Dauphiné, où le courage des Réformés s’était exalté jusqu’au martyre ; tout près de ces montagnes de l’Ardèche et du pays d’Alais, où une prodigieuse fièvre mystique, coupée de prophétiques visions, avait soulevé les foules ; et on comprendra la force nouvelle de la conscience bourgeoise, qui ramenait explicitement à une crise de propriété cette crise des âmes et qui soumettait à la discipline souveraine des lois de la production les grands phénomènes, troublants et confus, de la conscience religieuse.

Évidemment, la bourgeoisie était en pleine possession de sa pensée et, en appuyant sur cette interprétation de l’histoire la Révolution nouvelle, elle s’appropriait à la fois tout le passé européen, depuis le mouvement des communes et tout le présent ; elle croyait aussi s’approprier tout l’avenir, qu’elle se figurait comme une évolution tranquille et indéfinie de la propriété industrielle.

Est-ce à dire que ce réalisme historique et économique de la bourgeoisie industrielle excluait tout idéalisme, toute grande et généreuse passion ? Bien au contraire, l’enthousiasme humain qui, à la veille de 1789, passionnait la bourgeoisie, était d’autant plus énergique et ardent qu’il s’exerçait dans le sens même du mouvement universel, et qu’il lui apparaissait comme la consommation de l’histoire. Il était beau d’appeler au plein rayonnement de la vie politique et du pouvoir les obscurs producteurs qui, dès le temps des Communes, avaient si péniblement lutté et trafiqué sous les brutalités et sous les dédains. Il était beau, en assurant le règne de la propriété industrielle et mobilière, faite de travail et, semblait-il, d’égalité, de rendre aux hommes la mobilité et la liberté primitives, mais dans des conditions toutes nouvelles de sécurité, de lumière intellectuelle et de concorde. Il était beau, au souffle errant et tiède qui s’échappait des usines, de dissoudre la dure glèbe féodale où la vie du paysan était captive.

Il était beau d’arracher à leur existence étroite et abêtie ces travailleurs, serfs de la terre, qui, selon la belle remarque de Barnave, n’avaient plus la merveilleuse sagacité des sens et de l’instinct du sauvage errant, ni les graves émotions de l’humanité pastorale devant la liberté simple et la lenteur changeante des horizons, et qui n’avaient pas encore le mouvement de pensée et les curiosités nobles du producteur affranchi des villes. Il était beau, en développant la liberté et la force de cette propriété industrielle et mobilière qui lie toutes les parties du territoire, de cimenter à jamais, selon le mot même de Barnave, l’unité de la nation : ainsi la bourgeoisie révolutionnaire, dans le prolongement direct de son intérêt propre, de sa force industrielle et de son mouvement social, entrevoyait l’humanité plus vivante et plus libre, la nation plus une et plus forte. Sublimes émotions qui mêlent, pour ainsi dire, toutes les fibres du cœur et qui ne permettent pas de discerner le juste égoïsme des classes montantes et le dévouement à l’humanité !

Mais quel que soit ce trouble généreux des cœurs, il est clair que la bourgeoisie révolutionnaire ne parvient pas, si je puis dire, à dépasser son propre horizon. Barnave a beau s’élever à une philosophie générale de l’histoire et développer l’évolution de la propriété à travers les siècles : il ne se demande pas un instant si au delà de la propriété industrielle et mobilière bourgeoise d’autres formes économiques ne se peuvent pressentir. Il oppose la propriété industrielle, fruit du travail, à la propriété foncière et féodale, née de la violence, et il ne se demande pas un instant si la possession du capital n’est pas un nouveau privilège qui permet de pressurer le travail. Quand le riche bourgeois Périer, dans le château de Vizille devenu une grande usine, a fait dresser une table de quatre cents couverts pour la bourgeoisie révolutionnaire du Dauphiné, Barnave n’a pas senti un instant que la domination bourgeoise se substituait à la domination féodale, mais qu’il y aurait encore soumission des hommes à une classe souveraine. Dans tout son livre, qui a plus de 200 pages, il n’y a pas un mot sur la condition des ouvriers, pas une vue d’avenir sur l’évolution du salariat. Évidemment, pour cette bourgeoisie industrielle dont Barnave, malgré sa culture supérieure, ne fait que réfléchir la pensée, le problème du prolétariat ne se pose même pas. C’est en toute innocence de pensée que les révolutionnaires du Dauphiné n’admirent à participer aux élections que les citoyens qui payaient 6 livres d’imposition directe et exigèrent, pour l’éligibilité, la qualité de propriétaire. Ainsi, dans le Dauphiné, comme partout alors en France, c’est bien une Révolution bourgeoise qui se prépare. Le mouvement politique y est d’autant plus vif que la force économique de la bourgeoisie y est plus grande et plus dense : et dans cette région industrielle, la pensée bourgeoise arrive à un tel degré de netteté que, par son jeune interprète, la bourgeoisie dauphinoise prélude à l’interprétation marxiste de l’histoire par l’interprétation économique de la Révolution. Une classe est bien forte, quand elle a à ce point conscience de sa force, et la croissance de la bourgeoisie française est telle, dans les régions industrielles, comme dans les centres marchands, que même si Paris, ou trop mêlé ou trop frivole, avait mal saisi ou mal secondé le mouvement, il est infiniment probable que, malgré tout, la Révolution eût éclaté et triomphé.

Mais Paris aussi était prêt à devenir la capitale de la Révolution bourgeoise, le centre du grand mouvement. On peut même dire que c’est la Révolution qui a manifesté et consacré l’unité définitive de Paris et de la France. Très souvent, dans sa longue et tragique histoire, Paris n’avait pu être qu’un élément, une expression partielle et confuse de la vie nationale. Tantôt il avait devancé le mouvement général de la France, tantôt il l’avait contrarié et embarrassé : rarement il y avait eu une concordance entière entre la vie de Paris et toute la vie française. Au quatorzième siècle, quand éclate avec Étienne Marcel l’admirable mouvement de la Commune bourgeoise parisienne, quand Paris organise et dresse en bataille toutes ses corporations pour sauver la France de l’Anglais et imposer à la royauté un contrôle permanent, Paris, par une sublime, mais téméraire anticipation, se porte en avant de plusieurs siècles d’histoire. Si la fameuse ordonnance de 1357, rédigée par les délégués parisiens aux États-Généraux, avait été applicable, si les autres communes de France avaient eu la maturité bourgeoise de celle de Paris, et si toutes réunies avaient eu sur l’ensemble de la nation, sur les nobles et les paysans, les prises que supposait cette sorte d’organisation constitutionnelle et parlementaire, la Révolution de 1789 aurait été accomplie au quatorzième siècle. Mais Paris s’était trompé. Paris avait pris pour le battement régulier et profond de la vie nationale la fiévreuse précipitation de son cœur. La preuve, c’est qu’Étienne Marcel lui-même, se sentant isolé, se livra dès le début au mauvais prince de Navarre. La preuve encore, c’est que Paris ne s’unit qu’avec méfiance et en désespoir de cause aux Jacques, aux paysans soulevés à la fois contre le noble et contre l’Anglais et qui seuls pouvaient sauver la Commune bourgeoise.

Puis, pendant tous les troubles de la minorité et de la folie de Charles VI, pendant les luttes sanglantes des Bourguignons et des Armagnacs, Paris n’est pour la France ni une clarté, ni une force ; il n’arrive pas à démêler l’intérêt national ; il est simplement le champ de bataille où se heurtent les factions, où les hommes du Nord et des Flandres, sous la bannière du duc de Bourgogne sont aux prises avec les hommes du Midi et de Gascogne conduits par les d’Armagnac. Il se borne à fournir aux partis rivaux l’appoint de ses forces bourgeoises et populaires, au hasard des passions les plus grossières ou des intérêts les plus mesquins. Il est, dans cette nuit si longue et si triste, comme une torche incertaine, secouée à tous les vents. Il n’est pas la grande lumière d’unité et de salut commun. Le salut, la parole décisive viendront de la France rurale, avec Jeanne d’Arc, douce héritière du brutal mouvement des Jacques.

Plus tard, au seizième siècle, quand la Réforme religieuse fait fermenter tous les éléments de la vie française, quand le conflit de la royauté moderne, des princes, des petits nobles, de l’Église, de la bourgeoisie, s’exaspère jusqu’à menacer l’unité nationale et l’indépendance même de la patrie, quand les Guise, appuyés sur les moines et sur la démagogie cléricale de la Ligue veulent abolir à la fois l’autorité du roi et la liberté naissante de la pensée, et décidément appellent l’Espagne, quand les protestants martyrisés demandent du secours à l’Allemagne et à l’Angleterre, Paris manque à son grand devoir national.

Il aurait dû défendre à la fois l’unité de la France garantie alors par le pouvoir royal et la liberté de la conscience religieuse qui se fût peu à peu comme transmuée en liberté politique. Au contraire il se livre aux prêtres et aux moines, il écrase et brûle la bourgeoisie protestante, il oblige le protestantisme à se réfugier dans les manoirs des petits nobles et à contracter une forme féodale et archaïque qui répugnait à son principe, et il élève au dessus du Roi, de la nation et de la conscience, l’Église brutale et traîtresse, alliée de l’étranger. Il faudra enfin qu’avec le Béarnais la royauté moderne, nationale et tolérante fasse le siège de Paris cléricalisé et espagnolisé. Il faudra, chose inouïe, une défaite de Paris pour assurer la victoire de la France.

D’où vient cette sorte d’aberration ? D’où vient cette aliénation de Paris, infidèle au libre génie de la France et à l’indépendance de la patrie ? Ce triste phénomène ne se peut expliquer que par l’incohérence, la contradiction presque insoluble des conditions économiques dans le Paris du seizième siècle. La bourgeoisie industrielle et marchande avait grandi : elle avait assez de force économique pour être en même temps une force morale ; et elle appliquait aux choses religieuses, la gravité, le besoin d’ordre, de clarté, de sincérité, que lui avait donné la pratique honnête et indépendante des affaires. Mais l’Église, avec laquelle une partie de la bourgeoisie entrait ainsi en lutte, disposait dans Paris même, d’une force économique écrasante. Elle y possédait des couvents, des hôpitaux, des abbayes sans nombre et elle nourrissait une énorme clientèle de mendiants ou de pauvres ou même d’ouvriers attachés à son service ou accidentellement sans travail. Elle pouvait ainsi, au tocsin de ses cloches exaspérées, mobiliser des foules brutales et serviles au faubourg Saint-Marceau, au faubourg Saint-Victor.

La Ligue est une tentative désespérée de l’Église pour appliquer le système de la clientèle cléricale du moyen âge au gouvernement politique d’une grande cité moderne ; et elle disposait à Paris d’une propriété foncière assez importante pour avoir un moment tenu cette gageure contre la bourgeoisie et contre le roi. Évidemment, ce ne pouvait être qu’une crise. Ou bien l’Église arrêterait le mouvement économique de Paris, paralyserait son commerce et son industrie, et maintiendrait ses artisans dans une dépendance équivoque, demi-ouvriers, demi-mendiants, et c’était fait de Paris, et c’était fait de la France : ou bien la croissance économique de la bourgeoisie devait éliminer peu à peu ou subordonner à la propriété industrielle et marchande la puissance foncière de l’Église et assurer la domination politique bourgeoise, et c’est en effet le chemin qu’a pris l’histoire.

Mais dans cette période incertaine du seizième siècle, quand la force économique de l’Église pouvait encore tenir en échec la force de la propriété bourgeoise, quand l’Église pouvait recruter des milliers d’assommeurs dans ces fameux faubourgs où plus tard la Révolution recrutera ses piques et les plus purs de ses combattants, Paris, se débattant sous les prises du passé et grisé de fanatisme ne pouvait conduire et sauver la France : c’est la France au contraire qui le sauva : avec Henri IV, Richelieu, Mazarin, la bourgeoisie put développer en liberté ses affaires. Sans adhérer précisément à la Réforme, la pensée française se dégagea de l’étreinte sauvage des moines. Paris ne devint pas, comme certaines grandes villes d’Allemagne ou de Hollande une ville protestante, mais son catholicisme ne fut plus celui de la Ligue.

Ainsi Descartes, avec quelques précautions et sans trop de danger, put inaugurer, dès le premier tiers du xviie siècle, ce magnifique mouvement de pensée libre, de philosophie rationnelle et de science méthodique qui se continuera jusqu’à Monge, Laplace et Berthollet, grands génies mêlés à la Révolution. Descartes se croyait seul. « Je me promène, disait-il, dans les plus grandes cités comme dans une solitude, et les hommes que je rencontre ne sont pour moi que les arbres d’une forêt. »

En réalité, il était couvert et protégea son insu, jusqu’en ses méditations les plus hardies, par la force de liberté intellectuelle que développait la bourgeoisie grandissante, en France comme en Hollande, à Paris comme à Amsterdam. De même, à un niveau inférieur de hardiesse et de pensée, le Jansénisme représentera pendant un siècle et demi, du grand Arnaud aux députés de la Constituante, Camus et Grégoire, un compromis entre l’unité catholique et l’individualisme bourgeois, entre l’inflexibilité du dogme et la probité de la conscience. Le Jansénisme, pendant près de deux siècles, a eu un très grand crédit auprès de la bourgeoisie française, et, particulièrement, de la bourgeoisie parisienne.

Il représente, dans l’ordre religieux, une période de transition et de transaction qui correspond exactement à l’état, politique et social de la classe bourgeoise sous l’ancien régime. De même que celle-ci pendant le xviie et le xviiie siècle avait le sentiment de sa force croissante, mais n’osait pas encore engager une lutte ouverte et systématique contre l’ancien régime et la monarchie, de même le Jansénisme, fier, grondeur et soumis, n’osait pas attaquer l’Église et le dogme jusqu’en leur racine. Il pratiquait une sorte de libre-pensée ; mais sans en avouer le principe. Par une lente et grave initiation involontaire, il préparait l’ensemble de la classe bourgeoise aux hardiesses décisives de pensée, qui n’éclatèrent enfin qu’aux jours les plus terribles de la Révolution : sans lui, les clartés éblouissantes de la philosophie du xviiie siècle, et le voltairianisme même, si rapide et si aisé, n’auraient été que flammes légères courant à la surface de la société : la force de résistance du jansénisme atteste la croissance continue d’une bourgeoisie mesurée et forte, qu’une crise extraordinaire jettera enfin dans la philosophie.

Pendant que Paris mûrissait ainsi, sous l’enveloppe d’une bourgeoisie un peu âpre, les forces sociales de la pensée libre, il se préparait aussi profondément à son rôle de capitale révolutionnaire. À cet égard, la sotte équipée de la Fronde, où la bourgeoisie et le parlement furent dupes un instant de l’intrigue des princes, servit Paris. En le brouillant avec le roi, en éveillant les défiances éternelles de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI, elle mit Paris un peu en marge de la vie monarchique.

La royauté résidait et triomphait à Versailles : et Paris, très royaliste aussi, n’était pas comme perdu dans le rayonnement immédiat de la monarchie : il prenait ainsi, peu à peu, la conscience obscure d’une vie nationale distincte du pouvoir royal. Quand Vauban, en une formule admirable, appelle Paris « le vrai cœur du royaume, la mère commune des Français et l’abrégé de la France », il en donne déjà, si je puis dire, une définition plus française que monarchique.

Aux heures glorieuses et aux heures sombres, un ardent patriotisme éclatait à Paris, plus haut que le loyalisme monarchique. Boileau, dans une de ses lettres, parle de l’empressement du peuple de Paris autour des généraux victorieux : Ce n’étaient point les délégués de la puissance royale que le « menu peuple » acclamait : c’étaient les héros de la gloire nationale. Et, en 1714, à l’heure tragique où les impériaux menaçaient le cœur même du pays, Louis XIV s’écria : « Je connais mes Parisiens ; j’irai à eux, je leur parlerai du péril de la France, et ils me donneront deux cent mille hommes. » Grand et noble acte de foi de la royauté acculée et vieillissante en Paris toujours vivant ! Mais troublant appel de la royauté à la patrie, comme à une force déjà supérieure !

Puis, pendant tout le xviiie siècle, Paris a une vie de spéculation, de richesse, de pensée, d’esprit, si ardente à la fois et si éblouissante qu’on pourrait presque raconter son histoire en négligeant celle des rois : mais dans cette ardente vie, Paris ne s’isolait pas de la nation : il ne se séparait pas de la France. La pensée de ses philosophes, de ses écrivains, de ses économistes, excitait au loin, en chaque grande ville manufacturière et marchande, la pensée d’une bourgeoisie enthousiaste et studieuse. Même des liens nouveaux de Paris à la terre se nouaient. Dans l’entresol où délibéraient Quesnay et ses disciples, la régénération de la vie rurale et de la production agricole étaient passionnément étudiées. Les économistes avaient compris que l’agriculture devait être fécondée par la libre circulation des produits et par une large application des capitaux à la terre. Par là leur conception terrienne se rattachait à la grande théorie bourgeoise du libre travail et du libre mouvement ; et, malgré une apparente hostilité contre l’industrie, elle faisait corps avec le capitalisme moderne. Ainsi Paris, que son tourbillon de pensée, de luxe et de finance semblait séparer des campagnes, devenait, au contraire, comme la capitale des grandes plaines à blé : il jetait au loin, dans les sillons, l’ardente semence d’une richesse agricole nouvelle. Et que lui manquera-t-il pour ne faire qu’un avec la France ? la Révolution.

Or, la bourgeoisie parisienne, comme celle de Bordeaux, de Nantes, de Marseille, de Lyon, du Dauphiné, et de toute la France, s’acheminait irrésistiblement, par sa croissance économique, à des destinées révolutionnaires. J’ai déjà parlé du grand peuple des rentiers presque tout entier concentré à Paris et qui mettra au service de la Révolution, contre la royauté banqueroutière, tant de force et d’âpreté. Mais dans l’industrie aussi et dans le commerce l’essor était grand.

Mirabeau, dans une des premières séances de la Constituante, disait : « Paris n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais une ville de commerce. » Cette parole surprend un peu et on ne la comprendrait pas si l’on ignorait que Mirabeau, à ce moment, réfutait les délégués de Saint-Domingue qui demandaient, pour leur île, une représentation très étendue aux États Généraux à raison de son commerce. « A ce compte, disait Mirabeau, et avec cette mesure, Paris n’aurait que très peu de représentants. » Il comparait, évidemment, le commerce de Paris à celui de Saint-Domingue et il voulait dire que Paris n’avait pas, comme Saint-Domingue, le commerce par grandes masses.

L’île produisait et exportait en quantités énormes du sucre, du cacao, etc. Paris n’avait rien qui ressemblât à une production et à une exportation par masses de produits. Sa production était extrêmement variée et morcelée : elle portait sur un nombre de produits très considérable ; et la puissance d’exportation de la grande ville était certainement très inférieure à sa puissance de consommation. Sa population, depuis deux siècles, avait grandi très vite, jusqu’à atteindre, aux environs de 1789, un chiffre de plus de sept cent mille âmes. Ainsi, Paris offrait un débouché à Paris. C’était une grande ville de dépense, au moins autant que de production : et elle ne pouvait ainsi alimenter de larges courants commerciaux se développant à travers le monde.

Le Cocher de place (sous Louis XVI).
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).


Trop éloignée de la mer, elle ne pouvait être comme Londres ou Amsterdam un vaste entrepôt des produits de l’univers. Elle avait, cependant, quelques industries puissantes, notamment la tannerie concentrée au faubourg Saint-Marcel, sur la rivière de Bièvre. En 1789 des entrepreneurs, pour étendre l’approvisionnement d’eau de Paris, voulaient utiliser les cours de la Bièvre : tout le quartier Saint-Marcel protesta, et cette protestation, que je relève aux cahiers de Paris extra-muros donne une idée saisissante de la puissance industrielle de ce faubourg. « Quel était le but de tous les règlements de Colbert ? C’était d’écarter les mégissiers, les tanneurs, les teinturiers et autres du centre de la ville de Paris et de leur donner, en même temps, un asile fixe et commode dans un faubourg où, jouissant des privilèges de bourgeois de Paris, ils pussent faire fleurir des branches de commerce dont on sentait toute l’importance. Pour cela il fallait trouver un local. Ce fut le faubourg Saint-Marcel qui fut choisi, et la propriété de la rivière de Bièvre, qui leur fut concédée par le gouvernement, avec autorisation la plus ample et la plus étendue pour conserver non seulement les eaux, mais encore pour recueillir toutes celles y affluentes. Les tanneurs, teinturiers et mégissiers, ensuite formés en corps d’intéressés avec trois syndics, pris dans chacune des communautés, ont joui, pendant des siècles, de toute la protection du gouvernement… Des dépenses énormes, toujours à la charge des intéressés, ont été la suite de cette autorisation : que n’ont pas coûté les sources qui affluent à la rivière de Bièvre, pour être recueillies et pour en obtenir le cours qu’elle a aujourd’hui ! Que ne coûtent pas annuellement les frais de gardes qui y sont établis, de curages qu’il faut répéter chaque année, pour que le cours de cette rivière ne soit pas obstrué par le limon, que ses eaux savonneuses et marécageuses déposent dans le fond de son lit !

« Toutes ces dépenses ne se comparent pas encore avec les établissements qui existent au faubourg Saint-Marcel. Toutes les maisons y sont construites pour les différents commerces. Sans la rivière, tous ces édifices deviennent des corps décharnés et stériles pour leurs propriétaires et pour l’État. Trente mille hommes y habitent et y vivent, parce qu’ils y travaillent, y consomment, y payent et font valoir les droits du Roi. L’industrie s’y perpétue et s’y régénère sans cesse. »

Évidemment, pour ce peuple de rudes travailleurs, vivant dans l’odeur forte des peaux ou essuyant à leur tablier multicolore leurs mains bariolées de teinture, la frêle et coûteuse aristocratie devait être objet de dédain ou de colère. Il y avait, dans l’industrie de la tannerie et de la teinture peu de grands patrons, puisqu’aujourd’hui encore, malgré la concentration capitaliste, le moyen et le petit patronat se sont maintenus au bord de la Bièvre et que la tannerie surtout est encore une industrie peu concentrée. Ces maîtres travaillaient donc le plus souvent avec leurs ouvriers et, tous ensemble, s’élevaient avec la fierté et la rudesse du travail opprimé ou exploité contre le système nobiliaire et monarchique. Surtout la pesante fiscalité royale, alourdie précisément du privilège qui exonérait les nobles, exaspérait tous les producteurs de l’industrie du cuir. Depuis 1760 elle portait, avec une impatience croissante, le droit de marque sur les cuirs.

Dupont de Nemours, dans les cahiers qu’il a rédigés pour son bailliage a résumé avec force les griefs de toute l’industrie du cuir contre la fiscalité de l’ancien régime. « Ce droit est injuste en lui-même car il est établi sur le pied de 15 pour cent de la valeur totale de la marchandise ou de plus de 50 pour cent de profit que l’on peut faire sur elle. Il entraîne toutes les mêmes visites et les mêmes vexations que les droits d’aides. Il entraîne des vexations plus atroces encore, attendu que non seulement les employés sont les maîtres d’imputer et de supposer la fraude mais qu’ils le sont même d’imputer et de supposer sans cesse un des crimes les plus déshonorants, le crime de faux ! Et quand il leur plaît de se livrer à une accusation si cruelle, il est impossible au plus honnête des hommes de leur prouver qu’ils ont tort : il n’a, pour conserver son honneur, d’autre ressource que d’acheter le silence comme pourrait le faire un coupable. »

« En effet, le cuir est de toutes les matières possibles la plus susceptible de se raccourcir par la sécheresse, de se rallonger par l’humidité, de se déformer entièrement par les révolutions successives de l’une et de l’autre ; de telle sorte que l’on peut mettre en fait qu’il n’y a pas une seule marque fidèle qui, au bout de quelques mois, ne puisse être arguée de faux avec beaucoup de vraisemblance, et pas une marque fausse faite avec quelque soin qui présente aucun caractère par lequel on puisse la distinguer de la véritable. »

« Cette incertitude a été reconnue dans les préambules même de plusieurs lois portées sur cette matière : et cependant ces lois ont prononcé des peines, même celle des galères pour les hommes, du fouet pour leurs femmes et pour leurs filles, comme si dans le cas même de fraude ces innocentes créatures pouvaient résister à la volonté de leur père ou de leur mari ; comme s’il n’était pas possible qu’elles ignorassent ce qui se passe dans les ateliers ; comme si le sachant, elles pourraient le dénoncer sans trahir toutes les vertus de leur sexe ! Quelle législation que celle qui voudrait en faire dans leurs foyers domestiques les espions ou les victimes du fisc ; et quelles âmes ont pu dicter de pareilles lois !… »

« Le droit de marque des cuirs restreint la fabrication et le commerce dans une proportion effrayante. Les registres mêmes des régisseurs, les calculs qu’ils présentent pour tâcher d’établir que le droit qu’ils avaient à percevoir n’est pas aussi funeste que le prétendent les fabricants, constatent que le travail des tanneries du royaume est diminué de moitié depuis vingt-neuf ans qu’elles sont soumises à l’imposition et aux procès inséparables du droit de marque. »

Qu’on prenne garde que Dupont de Nemours est bien loin d’être un déclamateur, que les cahiers rédigés par lui sont au contraire admirables d’exactitude et de précision : et on mesurera toute l’imprudence de la monarchie. Elle accumule aux portes de Paris, trente mille ouvriers et petits patrons : puis, pour se procurer des ressources qu’elle n’osait demander à l’égoïsme des privilégiés fainéants, elle accable les producteurs : et après avoir marqué leurs cuirs pour l’impôt, elle va, à la moindre fraude ou apparence de fraude, jusqu’à les marquer eux-mêmes du fer des galères, jusqu’à fouetter leurs femmes et leurs filles. Il ne faut point s’étonner si aux heures décisives de la Révolution, de formidables légions hérissées de piques sortent de ces maisons sombres où tant d’ouvriers et de petits patrons avaient si longtemps nourri les mêmes haines. Sans doute dans ces grands soulèvements sociaux les griefs d’ordre général, les griefs de classe l’emportent sur les griefs particuliers ou tout au moins les absorbent : il ne serait pas étrange cependant que parmi les révolutionnaires du faubourg Saint-Marcel qui au 10 août marchèrent contre les Tuileries, plus d’un eût à venger les meurtrissures du fouet imprimées à sa femme ou à sa fille.

A cette classe industrielle faite de petits patrons et de prolétaires s’ajoutait, au faubourg Saint-Marcel ce qu’on pourrait appeler, dans le langage d’aujourd’hui, un pittoresque « prolétariat en haillons ». « Le faubourg Saint-Marceau, dit Mercier, a été de tout temps le refuge des ouvriers de toutes les classes, confondues avec le chiffonnier, le vidangeur, l’écureur de puits, le débardeur, le tondeur de chiens, le marchand de tisanes, le symphoniste ambulant, la marchande de châtaignes, le mendiant. » Ce ne sont pas sans doute ces métiers d’aventure et de fantaisie dont le faubourg était amusé et bariolé, qui ont ajouté beaucoup à la force de la Révolution. Elle était dans cette bourgeoisie laborieuse et rude qui vivait côte à côte avec les ouvriers et qui avec eux, sortira des noires maisons comme la lave d’un volcan sombre, lave mêlée de roches un peu diverses qu’amalgame un même feu.

Au faubourg Saint-Antoine aussi, il y avait une grande force de production, Mercier dit en une phrase laconique et un peu énigmatique de son tableau de Paris : « Je ne sais comment ce faubourg subsiste ; on y vend des meubles d’un bout à l’autre, et la portion pauvre qui l’habite n’a point de meubles. » Il est bien clair que les pauvres maisons d’ouvriers ne retenaient pas un seul des riches meubles que le faubourg fabriquait pour la bourgeoisie et pour la Cour : mais si Mercier n’a pas cédé simplement à la tentation d’une antithèse un peu facile, s’il a voulu dire que la population ouvrière du faubourg Saint-Antoine était particulièrement pauvre, cette assertion paraît bien risquée. D’abord Mercier lui-même se plaint ailleurs des hauts prix exigés par tous les ouvriers qui travaillent ou à la construction ou à la décoration des maisons : et on comprend mal comment les artisans en meuble et en tapisserie du faubourg Saint-Antoine auraient été seuls disgraciés. En second lieu, dans le terrible hiver de 1788-1789, c’est le quartier des Cordeliers et de Saint-Germain-des-Prés qui souffrit le plus de la misère, il n’est pas fait mention particulière du faubourg Saint-Antoine. Nous savons en outre que depuis vingt-cinq ans une fièvre inouïe de construction s’était emparée de Paris : les classes riches rivalisaient de luxe dans l’aménagement de leurs hôtels neufs : comment le quartier qui fournissait les meubles, les tentures n’eût-il pas bénéficié de cette prodigieuse activité ?

L’affaire Réveillon
(d’après une estampe du Musée Carnavalet).


Comment les ouvriers auxquels on demandait un travail artistique et rapide n’auraient-ils pas aisément obtenu une rémunération au moins égale à celle des autres corps de métier ? Enfin comment s’expliquer l’unanimité révolutionnaire du faubourg Saint-Antoine, si une misère plus que déprimante avait livré les artisans et ouvriers aux suggestions des privilégiés qui affectaient dès les premiers jours de prendre la défense du pauvre peuple affamé ? Il est donc infiniment probable que le faubourg Saint-Antoine avait autant de bien-être qu’en comportait l’ancien régime : ce n’est pas du fond de la misère qu’est montée la Révolution : et la popularité facile dont jouira le grand brasseur Santerre, atteste bien qu’ouvriers, artisans, chefs d’industrie étaient animés de la même passion, du même mouvement, et que la bourgeoisie industrielle, là comme ailleurs, était dirigeante.

Seule, l’émeute populaire contre le très riche marchand de papiers peints du faubourg Saint-Antoine Réveillon, semble indiquer un commencement d’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. Mais cet incident est resté une énigme très obscure et probablement indéchiffrable. Réveillon était un des bourgeois de 1789 qui s’étaient le plus fortement prononcés pour les droits du Tiers-État, pour la convocation des États généraux, pour le doublement du Tiers : et il était dans son district un des électeurs les plus influents.

C’est juste au moment où les électeurs parisiens tardivement convoqués, procédaient en hâte au choix de leurs députés que le soulèvement éclate. Le 27 août, le bruit se répand que Réveillon, dans l’assemblée des électeurs a demandé que les salaires ne soient que de 15 sous. Au prix où était le pain, c’était pour les ouvriers la mort par la famine. Avait-il réellement tenu ce propos imprudent et odieux, et la caisse de secours qu’il avait fondée pour ses ouvriers n’était-elle qu’une ruse de fausse philanthropie cachant une exploitation abominable ? Il semble plus probable d’après les récits du temps que le sens de son malencontreux propos était tout autre. Il avait demandé que le prix du blé fût abaissé de telle sorte que l’ouvrier pût vivre avec 15 sous par jour. Il obéissait à la préoccupation de la plupart des industriels du dix-huitième siècle : ils étudiaient la question du blé au point de vue de la répercussion du prix du pain sur les salaires. Mais il était aisé de donner à cette phrase un autre tour, et la commotion fut très vive dans Paris. Toute une troupe menaçante et armée de pierres se porta sous les fenêtres de la maison de Réveillon, brûla Réveillon en effigie, puis pilla la maison même et défila sur la place de Grève en poussant des cris de mort.

Le lendemain, dans la rue Saint-Antoine, les soldats convoqués seulement après 24 heures, firent feu sur le peuple et couchèrent plusieurs victimes sur le pavé de la rue. Quel était au juste le mobile et le sens de ce mouvement ? Michelet, arguant de la longue inaction des soldats pendant tout un jour conjecture que si la Cour n’a pas fomenté le mouvement, du moins elle l’a laissé se développer complaisamment afin d’effrayer Paris et la France, au moment même où les États généraux allaient se réunir, et de tenir plus aisément en mains les députés. Il y a eu tant de duplicité et de rouerie dans la conduite royale qu’on ne peut s’interdire absolument cette hypothèse. Camille Desmoulins déclare sans hésiter, que les violences des 27 et 28 avril furent l’œuvre de brigands, suscités pour compromettre la cause du peuple. D’autres accusèrent un prêtre équivoque, l’abbé Roy, qui vivait d’expédients, et qui avait été dénoncé pour faux par Réveillon, d’avoir machiné par vengeance cet attentat. Peut-être aussi les haines qu’excitait dans le Tiers État même, chez les artisans et les petits producteurs, la grande manufacture de Réveillon, écrasant tous ses rivaux de sa concurrence triomphante a-t-elle concouru au mouvement. Cependant, quand on lit l’interrogatoire des blessés qui furent couchés deux par deux dans les lits de l’Hôtel Dieu, on constate que la plupart n’étaient point en effet des ouvriers de Réveillon, et qu’ils n’appartenaient même pas au faubourg.

C’étaient des ouvriers de toutes les corporations « qui passaient. » Plusieurs des hommes ainsi arrêtés furent jugés hâtivement et pendus. Devant ces lits d’hôpital où nous rencontrons pour la première fois des prolétaires abattus sous des balles d’ancien régime pour avoir assailli un riche bourgeois, champion de la Révolution, devant ces potences où furent hissés de pauvres ouvriers frappés par la justice expirante du Roi, désavoués et flétris comme des brigands par la nouvelle classe révolutionnaire, nous nous arrêtons avec un grand trouble d’esprit et une grande anxiété de cœur. Nous voudrions être juste envers eux et leur pauvre visage convulsé ne nous livre pas son secret. Furent-ils de vulgaires pillards, brûlant pour voler ? Furent-ils de louches agents de la réaction monarchique ? Furent-ils les serviteurs inconscients d’une première intrigue de Contre-Révolution ? Ou bien dans l’universelle fermentation de la Révolution naissante, cédèrent-ils à la rancune de la faim et accoururent-ils de tous les points de la capitale, sans autre signal que leur commune misère ? Sont-ils, avant même que le grand drame révolutionnaire soit ouvert, un étrange prologue prolétarien ? faut-il voir en eux une basse clientèle d’ancien régime, ou une avant-garde du mouvement populaire des 5 et 6 octobre ? Problème d’autant plus insoluble qu’aucun des deux grands partis qui allaient se heurter ne semble l’avoir approfondi, la Cour par peur d’y trouver la main de sa police, la bourgeoisie révolutionnaire par peur de découvrir sous le terrain déjà miné de la Révolution bourgeoise d’obscures et profondes galeries de misère. En tout cas, j’observe que ce drame ambigu ne laissa point d’échos. Le peuple, plus tard, se vengera des massacres du Champ de Mars : Je ne trouve nulle part une allusion aux fusillades du faubourg Saint-Antoine et à la pendaison des assaillants… On dirait que ces potences, plantées pourtant sur les confins immédiats de la Révolution, sont en dehors du champ de l’histoire. Même le faubourg Saint-Antoine semble avoir oublié vite ce lugubre épisode. Aucune ombre ne tombe de ces gibets sur les splendides journées révolutionnaires de Juillet, et telle est la force historique de la Révolution bourgeoise, telle est, à cette date, sa légitimité superbe que bourgeois et prolétaires montent ensemble à l’assaut de la Bastille, sans que le sang ouvrier versé pour le bourgeois Réveillon soit entre eux un signe de discorde ou même un souvenir importun. Tant il est vrai que l’humanité ne retient que les colères et les haines qui la peuvent aider dans sa marche !

Mais en dehors de ces deux grands quartiers industriels la bourgeoisie parisienne a une activité diverse et multiple. L’alimentation donne lieu à un commerce immense : il entre dans Paris tous les ans quinze cent mille muids de blé, quatre cent-cinquante mille muids de vin, cent mille bœufs, quatre cent vingt mille moutons, trente mille veaux, cent quarante mille porcs. Les caves des marchands de vin occupent en sous-sol les trois quarts de Paris.

De vastes sociétés financières jouissant de privilèges plus ou moins étendus s’organisent pour l’approvisionnement de la Capitale : l’art de préparer les comestibles se raffina, et nos soldats retrouvèrent dans les magasins de Moscou les produits expédiés par les marchands parisiens. La boulangerie fait dans la dernière moitié du siècle des progrès extraordinaires. Une école de boulangerie gratuite et où enseignent des savants remarquables est fondée pour substituer à la routine les procédés scientifiques. « Le pain, dit Mercier, se fait mieux à Paris que partout ailleurs, parce que d’abord quelques boulangers ont su raisonner avec leur art. Ensuite les chimistes ont su nous, instruire à amalgamer le blé, et suivre cet art depuis la préparation des levains jusqu’à la cuisson ; et grâce à ces professeurs, le pain qu’on mange dans les hôpitaux est meilleur que celui qui est servi sur la table la plus opulente de la Suisse. » L’industrie du vêtement et de la chaussure se raffine aussi. « En 1758, j’ai payé trois livres quinze sous la même paire de souliers que je paye aujourd’hui en 1788 six livres dix sous. Le cuir est moins bon, mais la chaussure est plus élégante : le cordonnier qui sert le noble et le riche bourgeois, porte un habit noir, une perruque bien poudrée ; sa veste est de soie, il a l’air d’un greffier. » Mais c’est surtout dans l’industrie du bâtiment qu’il y a une activité merveilleuse et des progrès surprenants. Voici d’abord à ce sujet quelques indications et un tableau sommaire de Mercier, en 1785. « La maçonnerie a reconstruit un tiers de la capitale depuis vingt-cinq années. On a spéculé sur les terrains. On a appelé des régiments de Limousins. Le parvenu veut avoir des appartements spacieux, et le marchand prétend se loger comme le prince. Le milieu de la ville a subi les métamorphoses de l’infatigable marteau du tailleur de pierre ; les Quinze Vingt ont disparu, et leur terrain porte une enfilade d’édifices neufs et réguliers ; les Invalides qui semblaient devoir reposer au milieu de la campagne sont environnés de maisons nouvelles ; la vieille Monnaie a fait place à deux rues ; la Chaussée d’Antin est un quartier nouveau et considérable. Plus de porte Saint-Antoine. La Bastille seule a l’air de tenir bon, de vouloir épouvanter sans cesse nos regards de sa hideuse figure. Les grues qui font monter en l’air des pierres énormes environnent Sainte-Geneviève et la paroisse de la Madeleine.

Dans les plaines voisines de Montrouge on voit tourner ces roues qui ont vingt-cinq à trente pieds de diamètre. Malgré cette multitude de bâtiments nouveaux les loyers n’ont pas baissé de prix. »

Les Boulevards à Paris en 1758
(d’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Et, Mercier constate les rapides fortunes des grands entrepreneurs. « Les maçons ont dû faire fortune, aussi sont-ils tout à fait à leur aise après quelques années de travaux. Aucun métier n’a été plus lucratif que le leur ; mais le pauvre Limousin qui plonge ses bras dans la chaux, semblable au soldat, reste au bout de dix années toujours pauvre, tandis que le maçon qui voit la truelle mais qui ne la touche pas, visite en équipage les phalanges éparses de son régiment plâtrier et ressemble à un colonel qui passe une revue. »

Financiers, bourgeois enrichis, capitalistes triomphants « champignons de la fortune » voulaient faire vite et pour répondre à leur impatience l’art du bâtiment inventait des procédés rapides. « La salle de l’Opéra a été construite en 75 jours ; le pavillon de Bagatelle en six semaines ; Saint-Cloud a changé de face en peu de mois. — On vient d’imaginer tout récemment une nouvelle construction qui économise les charpentes en grosses poutres ; jusqu’alors on donnait aux charpentes une pesanteur inutile et qui écrasait les bâtiments. »

Et qu’on n’imagine point que le tableau de Mercier est l’œuvre à demi fantaisiste d’un moraliste qui note avec une curiosité malicieuse les progrès du luxe. On peut lui reprocher au contraire de n’avoir pas donné une sensation assez forte de la prodigieuse transformation qui s’accomplissait à Paris dans la deuxième moitié du xviiie siècle. J’emprunte à M. Monin (État de Paris en 1789) un résumé des travaux de voirie : et encore ce résumé est très incomplet. Quand on lit la description des quartiers de Paris publiée par Jaillot au début du règne de Louis XVI, on est étonné de l’énorme travail de construction urbaine commencé depuis la Régence : et il va s’accélérant sous Louis XVI. « On sait, dit M. Monin, que depuis deux siècles environ, Paris s’est surtout développé sur la rive droite. Cela tient à l’éloignement relatif des hauteurs… Mais longtemps le grand égoût (ancien ruisseau de Ménilmontant) avait fait reculer les habitations. C’est seulement après que Michel-Étienne Turgot, prévôt des marchands l’eut recouvert de voûtes maçonnées et en eut assuré le curage régulier par l’établissement d’un réservoir supérieur (1740) que commencèrent à se transformer les terrains de la Grange-Batelière, des Porcherons, de Ville l’Évêque et du Roule. Les anciens marais devinrent des jardins d’agrément, par le moyen de terres rapportées. La Chaussée d’Antin se peupla ; après les rues de Provence et d’Artois (aujourd’hui rue Laffitte), furent ouvertes la rue Neuve des Mathurins (1778), la rue Neuve des Capucines (aujourd’hui rue Joubert, 1780), la rue Saint-Nicolas (1784). Signalons encore sur la rive droite, à l’ouest, la rue d’Artois (1775), la rue du Colisée (1779), la rue Matignon (1787) d’abord nommée rue Millet, du nom du premier particulier qui y fit construire ; au centre et au nord, la rue de Chabanais, en vertu des lettres patentes obtenues par le marquis de Chabanais (1773), la rue de Louvois, en vertu de lettres patentes accordées au marquis de Louvois (1784), la rue de Tracy (1793) ; les rues de Hauteville, de l’Echiquier, d’Enghien, sur les terrains des Filles-Dieu (1784) ; la rue Martel, la rue Buffault (1777) ; la rue Richer, élargissement de la rue de l’Egoût (1782 et 1784) ; les rues Montholon, Papillon, Riboutté (1786). La vente au domaine royal et au domaine de la Ville des terrains qui dépendaient de l’hôtel Choiseuil permit, et d’établir la Comédie italienne et de tracer les rues Neuves Saint-Marc, de la Terrasse, Tournade, d’Ambroise. Au nord-est, après la rue de Lancry (1777), les rues de Breteuil, de Boynes, et de Crosne furent prises sur le terrain de l’hôtel de Boynes (1787) : le duc d’Angoulême, grand prieur de France, obtint de percer de nouvelles rues dans les terrains des Marais du Temple, entre autres celle d’Angoulême. Enfin à l’est de la Bastille, les abbesses, prieuses et religieuses de l’abbaye royale de Saint-Antoine-des-Champs, obtenaient d’ouvrir sur leurs terres de nouvelles rues, d’établir un marché et des fontaines (1777-1789). »

Qu’on me pardonne cette énumération bien insuffisante d’ailleurs. Mais il n’est pas de signe plus décisif de la merveilleuse activité économique de Paris dans la période qui a précédé la Révolution que cette multiplication des rues, cette soudaine croissance de quartiers neufs. Le faux réaliste Taine qui s’est attardé à noter des gentillesses de salon sous l’ancien régime n’a même pas pris garde à cet énorme remuement de pierres qui attestait un énorme remuement des intérêts. Or, tout ce mouvement de rénovation urbaine était conduit depuis deux siècles, et de plus en plus, par la bourgeoisie parisienne. C’est elle qui en avait à la fois la direction, l’exécution et le profit. C’est elle qui par ses prévôts des marchands, ses échevins, ses architectes, ses entrepreneurs, avait conçu les plans simples et larges qui s’accomplissaient. Elle avait été secondée par les Rois qui avaient le sens de la grandeur et de l’uniformité, et Louis XVI, en 1783. annonça tout un ensemble de mesures destinées à « donner aux voies une largeur proportionnée aux besoins et à en redresser les sinuosités ». La monarchie qui avait donné à Versailles une si claire et si majestueuse ordonnance ne pouvait s’accommoder, quand elle touchait à Paris, de la complication, de l’enchevêtrement et du désordre que le moyen âge y avait laissés ; et le goût de la bourgeoisie orgueilleuse et active qui voulait assurer la circulation facile des marchandises et des hommes et étaler à la lumière des larges rues les façades de ses hôtels neufs concordait à merveille avec la grandeur du goût royal. Au contraire, nobles et moines, liés par les souvenirs du passé, intéressés à garder, à l’ombre de leurs puissantes demeures, l’humble clientèle des pauvres maisons, résistaient aux transformations nécessaires : ils sentaient confusément que ces percées hardies de rues neuves, de lumière et de mouvement, menaçaient leurs antiques privilèges.

Qu’on ne se laisse point tromper par la longue liste des nobles qui obtiennent lettres patentes pour l’ouverture de nouvelles rues et la construction de nouveaux quartiers. C’était, pour la plupart d’entre eux, une forme décente de l’expropriation. Quand ils étaient à bout, quand ils ne pouvaient plus entretenir leurs vastes hôtels, ils en sacrifiaient une partie : ils vendaient les terrains à un prix élevé, et ils attendaient de toutes ces opérations une plus-value qui leur permît de vendre bien leur immeuble. Ou encore ils étaient gagnés eux aussi par une fièvre de nouveauté, et s’ennuyant de leurs solennelles demeures ils voulaient goûter au luxe délicat dont les financiers donnaient l’exemple. Mais toujours c’est la bourgeoisie de Paris qui donnait l’impulsion. C’est à elle par conséquent que revient l’honneur du grand plan de travaux qui pendant le xviie et le xviiie siècle créa vraiment le Paris moderne. Son principal effort fut de libérer le cours de la Seine en faisant disparaître les très nombreuses petites îles qui l’obstruaient et en substituant des quais larges et hauts, portés sur des arcades, à l’éboulement de masures qui dégringolaient jusque dans le fleuve. En outre, elle multipliait les ponts, séchait les marais qui couvraient une partie du quartier Montmartre et du quartier des Halles et dilatait ainsi Paris vers l’ouest.

Comme elle concevait les grands travaux, c’est elle qui les exécutait. C’est elle qui fournissait les architectes, les ingénieurs, les entrepreneurs, les capitalistes : et les nobles qui obtenaient d’abord la concession des travaux n’étaient ici encore que des parasites dont la bourgeoisie de l’équerre et du compas avait hâte de secouer l’onéreuse tutelle. Je note dans Jaillot que, dans la première moitié du xviie siècle c’est le grand entrepreneur Marie qui est chargé, en exécution d’un contrat conclu par la Ville avec les chanoines de Notre-Dame, d’assurer le terre-plain et de le revêtir de maçonnerie. C’est ce même grand entrepreneur qui bâtit le pont Marie. Plus tard, c’est à un autre grand entrepreneur bourgeois que le marquis de La Feuillade cède à forfait la construction de la place des Victoires pour laquelle il avait obtenu privilège du Roi ; il serait intéressant de dresser la liste des architectes et entrepreneurs du xviiie siècle : ils étaient une des principales forces de la bourgeoisie capitaliste parisienne, et ils étaient certainement préparés à servir la Révolution : d’abord parce qu’en simplifiant la propriété elle débarrassait leur activité des innombrables entraves que leur imposait la survivance du droit féodal ; ensuite parce que, mieux que d’autres, ils avaient pu constater la diminution, la décadence sociale de la noblesse et au contraire la croissance économique de la classe bourgeoise, maîtresse de l’avenir.

Et en effet, c’est bien la bourgeoisie qui conquérait Paris, et on peut dire qu’à la veille de la Révolution elle le possédait presque entièrement.

Sans doute un grand nombre d’anciens et beaux hôtels et quelques-uns des hôtels modernes appartenaient à la noblesse. Déjà pourtant plusieurs même de ces hôtels aristocratiques avaient été acquis par des financiers ou par des parlementaires (voir le répertoire du comte d’Aucour : les anciens hôtels de Paris).

Depuis deux siècles, c’étaient surtout « les commis du roi », les secrétaires d’État de la monarchie, les Colbert, les Louvois, les Philippeaux de la Vrillière qui avaient construit de belles demeures. Mais ces détails relevés déjà dans les histoires et pour lesquels je renvoie à l’œuvre si importante de Jaillot, ne sont rien à côté de cette grande question absolument négligée jusqu’ici : par qui était possédé l’ensemble de la propriété urbaine parisienne ? à quelle classe sociale appartenaient les 25.000 maisons de la grande ville de sept cent mille âmes ? Je ne parle pas bien entendu de la propriété ecclésiastique des abbayes et communautés religieuses qui en tant de points obstruaient Paris. Je parle des maisons « laïques ». Étaient-elles possédées par le clergé, par la noblesse ou par le Tiers État et dans quelles proportions ? Voici la réponse : et peut-être nous sera-t-il permis de dire qu’elle constitue une sorte de découverte historique qui peut suggérer aux chercheurs des investigations de même ordre. On sait que l’architecte Verniquet a dressé de 1785 à 1789 un plan de Paris vraiment magistral. C’est le premier plan scientifique et trigonométriquement exécuté de la grande ville.

Verniquet avait sous sa direction soixante ingénieurs qui travaillaient au cloître des Cordeliers. Bien souvent, étant gênés le jour pour leurs travaux de mesure par l’active circulation des rues, ils opéraient la nuit à la clarté des flambeaux. Son œuvre est admirable. Nous avons à Carnavalet une partie des minutes de ce plan, heureusement sauvées de l’incendie : chaque maison de Paris y est exactement dessinée, et le nom du propriétaire est inscrit sur chacune. Cette indication m’a donné l’idée de quelques recherches où j’ai été aidé par M. Marcel Rouff. D’abord j’ai constaté que, sauf pour les hôtels célèbres (trois ou quatre cents) les noms de ces propriétaires étaient tous des noms de bourgeois. Puis en comparant rue par rue pour un assez grand nombre de rues, les noms des propriétaires donnés par le plan Verniquet avec les noms des habitants donnés par des annuaires de l’époque, par des sortes de petits Bottin des années 1785, 1786, 87, 88 et 89, j’ai relevé le curieux résultat suivant : Presque jamais il n’y a coïncidence entre la liste des propriétaires et la liste des habitants d’une même rue : presque jamais on ne retrouve le nom du propriétaire parmi les noms des habitants.

Ainsi il est démontré que, dès avant la Révolution, les maisons de Paris n’étaient point, pour leurs propriétaires, des domiciles : elles étaient des objets de rente, des placements. Et comme tous les noms des propriétaires sont des noms bourgeois, même dans les rues où habitent des nobles, il est démontré que la bourgeoisie percevait les loyers de tous les immeubles parisiens et que, sauf quelques centaines de grandes familles, la noblesse elle-même était locataire de la bourgeoisie. Quelle formidable puissance économique et comme la bourgeoisie était arrivée à la pleine maturité sociale ! La propriété urbaine était devenue si importante pour la bourgeoisie rentière qu’une vaste compagnie d’assurance contre l’incendie s’était constituée par actions. Mercier note dans son tableau de Paris, que presque toutes les maisons portaient l’inscription : M A C L (maison assurée contre l’incendie). Comme il rapporte à ce sujet la médiocre plaisanterie révolutionnaire : (Marie-Antoinette cocufie Louis) on pourrait le soupçonner d’avoir exagéré le nombre des assurances pour élargir la plaisanterie ; mais je note dans Jaillot, que dès 1750 l’hôtel de Gesvres fut acquis par la Compagnie d’assurances qui y tenait ses assemblées, et qui en avait orné la façade d’un écusson aux armes royales ; évidemment les affaires de la Compagnie avaient dû s’étendre avec l’énorme mouvement de construction urbaine du règne de Louis XVI. Ainsi le type tout à fait moderne de la propriété parisienne est constaté dès le dix-huitième siècle ; la propriété urbaine est propriété bourgeoise et les grandes compagnies d’assurance commencent à occuper de vastes immeubles.

A coup sûr la bourgeoisie parisienne pour qui les immeubles urbains étaient une si belle source de profit et à qui la croissance continue de la population promettait de larges loyers, désirait renouveler Paris et exproprier surtout les couvents irréguliers et encombrants qui avec leurs jardins, leurs chapelles, leurs annexes, leurs enclos, nouaient la ville comme les gros nœuds qui arrêtent la croissance d’un arbre. À plus d’un spéculateur hardi, la Révolution, avec l’expropriation des biens d’église, a apparu certainement comme une fructueuse opération de voirie. Le mouvement était si fort que le pieux Louis XVI lui-même, en 1780, livra aux entrepreneurs, l’enclos des Quinze-Vingts construit pour les aveugles et les pauvres par saint Louis. C’est la fameuse affaire (presque aussi fameuse que celle de Collier) où fut mêlé le Cardinal de Rohan.

L’enclos des Quinze Vingts, où était accumulée une population étrange de cinq ou six mille mendiants autorisés et en quelque sorte patentés, masquait une partie du Louvre, obstruait la rue Saint-Honoré, les abords du Palais-Royal et le débouché de la rue Richelieu. C’était comme une bosse de Quasimodo, une gibbosité du moyen âge pesant sur l’épine dorsale de la grande ville moderne. Il y eut comme une extirpation violente et bienfaisante, mais le Cardinal de Rohan fut fortement soupçonné d’avoir favorisé une soumission frauduleuse et d’avoir livré l’enclos, pour la somme insuffisante de six millions à des entrepreneurs qui lui avaient donné des pots de vin. D’ailleurs l’opération était bonne pour le Roi dont elle dégageait le Louvre, pour la famille d’Orléans dont elle dégageait le Palais-Royal, surtout pour la bourgeoisie parisienne à qui elle livrait, au cœur même de la ville, de larges espaces pour des constructions neuves.

Il est possible que cette opération hardie ait contribué à la faveur avec laquelle le cardinal de Rohan fut accueilli à l’Assemblée Constituante ; elle apparaissait comme le prélude des opérations plus vastes qui pouvaient être tentées sur les biens du clergé.

En même temps qu’elle agrandissait ainsi sa propriété urbaine et sa rente immobilière, la bourgeoisie parisienne laïcisait, à son profit, les services de la cité. Dès 1664, elle laïcise la Halle aux Blés, en enlevant à l’évêque de Paris ce qu’on appelait la tierce semaine, c’est-à-dire le prélèvement des droits de Halle une semaine sur trois. L’Église est évincée du service d’approvisionnement. Elle est évincée aussi de l’administration des hôpitaux. Par exemple, l’Hôtel-Dieu, en 1789, était sous la surveillance temporelle d’un Conseil ainsi composé : l’archevêque de Paris, le premier président du Parlement, le premier président de la Chambre des Comptes, le premier président de la Cour des Aides, le procureur général du Parlement, le lieutenant général de police et le prévôt des marchands.

Il y avait en outre dix administrateurs laïques, un receveur charitable également laïque, des officiers (un greffier, un notaire, un procureur au Parlement, un procureur au Châtelet). De même pour Saint-Louis, pour les Incurables, la Santé, Notre-Dame de la Pitié, la Salpêtrière, Bicêtre, les Enfants Rouges, l’élément laïque et bourgeois prédominait et de beaucoup dans l’administration (voir Monin). La bourgeoisie parisienne avait mené de front la conquête administrative et la conquête économique de la cité, et elle avait en 1789 une force d’élan irrésistible.

Pour soutenir ce mouvement ascendant, il ne lui avait certainement pas suffi de la puissance que lui donnaient ses rentes sur l’Hôtel de Ville et créances sur le roi ou ses opérations proprement financières et capitalistes. Mirabeau, dont j’ai déjà cité la phrase tranchante sur l’incapacité commerciale de Paris prononcée dès le premier jour de la Constituante, revient à la charge dans son célèbre mémoire du 15 octobre 1789, à Monsieur, comte de Provence et frère du roi. « Paris engloutit depuis longtemps tous les impôts du royaume. Paris est le siège du régime fiscal abhorré des provinces ; Paris a créé la dette ; Paris, par son funeste agiotage a perdu le crédit public et compromis l’honneur de la nation. Paris ne demande que des opérations financières ; les provinces ne considèrent que l’agriculture et le commerce. »

Le plan politique de Mirabeau explique cette véhémente diatribe. Mais elle est doublement injuste. D’abord cette activité capitaliste et financière où Mirabeau ne voyait qu’une sorte d’échauffement maladif était la condition même du vaste essor industriel qui devait suivre : Paris ne faisait que devancer en ce point la France toute entière, et cette centralisation préalable des ressources était le ressort nécessaire du mouvement général. Comment auraient pu être organisées les entreprises de tout ordre du xixe siècle si le Paris du xviiie n’avait pas déjà créé au centre le merveilleux instrument de finance, de crédit ? Mais Mirabeau était injuste encore envers Paris en réduisant son activité à ces entreprises de finance. Un patient et multiple travail de négoce et d’industrie était le fond de la vie parisienne, et sans ce support résistant, tout l’édifice d’agiotage, et même de rente, se serait écroulé vite comme une maison de papier.

Ce qui est vrai, c’est que dans le mélange et la complication de la vie de Paris, les forces proprement industrielles et commerciales, quoique constituées en corporations solides, n’apparaissaient point comme les éléments essentiels de la cité aussi distinctement qu’à Lyon, Nantes, ou Bordeaux. C’est une des raisons pour lesquelles le régime électoral pour les députés aux États-Généraux ne fut point le même à Paris que dans les autres villes. Non seulement dans l’article 29 du règlement qui applique la fameuse lettre royale de convocation du 24 janvier, il est dit que la ville de Paris députera seule directement aux États-Généraux, sans passer par l’intermédiaire du bailliage et de la prévôté, mais le mode de votation est tout différent. Les articles 26 et 27 du règlement font, dans les grandes villes, deux grandes catégories d’électeurs. Il y a d’abord ceux qui appartiennent aux corporations d’arts et métiers ou aux corporations d’arts libéraux, comme celles des négociants et armateurs ; et en général « tous les autres citoyens réunis par l’exercice des mêmes fonctions et formant des assemblées ou des corps autorisés » ; il y a ensuite, selon les termes de l’article 27 « les habitants composant le tiers état, qui ne se trouveront compris dans aucun corps, communauté ou corporation » ; ceux-là s’assemblent tous et votent tous à l’hôtel-de-ville.

Ainsi, dans toutes les autres villes, la vie corporative fournit si je puis dire, le moule électoral. Au contraire, à Paris, la division électorale est purement géographique : la capitale est divisée en soixante districts, correspondant à soixante quartiers : et dans les assemblées de quartier, tous les membres du Tiers-État, quelle que soit la corporation à laquelle ils appartiennent, ou s’ils n’appartiennent à aucune corporation, sont confondus. Voici d’ailleurs le texte du règlement du 15 avril, en son article 12, relatif à cet objet : « L’assemblée du Tiers-État de la ville de Paris se tiendra le mardi 21 avril ; elle sera divisée en soixante arrondissements ou quartiers. Les habitants composant le Tiers-État, nés français ou naturalisés, âgés de vingt-cinq ans, et domiciliés, auront droit d’assister à l’assemblée déterminée par le quartier dans lequel ils résident actuellement, en remplissant les conditions suivantes, et nul ne pourra s’y faire représenter par procureur.

Article 15. Pour être admis dans l’assemblée de son quartier, il faudra pouvoir justifier d’un titre d’office, de grades dans une faculté, d’une commission ou emploi, de lettres de maîtrise, ou enfin de sa quittance ou nantissement de capitation montant au moins à la somme de six livres en principal. »

Ainsi à Paris, c’est toute la bourgeoisie mêlée, capitalistes, financiers, rentiers, savants, magistrats, industriels, marchands, artisans aisés, qui est convoquée en chaque quartier. Évidemment, c’est surtout l’immensité de la ville qui a suggéré ou imposé cette disposition. Il était malaisé de réunir en un même point tous les membres d’une même corporation disséminés dans la vaste cité. Il eut été plus difficile encore de concentrer à l’Hôtel de Ville, en une seule assemblée électorale tous les habitants de Paris, rentiers, financiers, professeurs, écrivains, artistes, qui n’appartenaient pas à une corporation.

Le Maçon et la Blanchisseuse (sous Louis XVI).
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).


Mais c’est la complexité de la vie parisienne plus encore que l’immensité de Paris qui s’opposait à cette distribution corporative. Après tout, sans avoir l’énormité de Paris, Lyon et Marseille étaient de grandes villes, et nous avons vu notamment pour Lyon, que les élections avaient pu se faire par corporation : c’est que la presque totalité des habitants se répartissait en un petit nombre de vastes corporations.

La diversité, la mobilité, l’enchevêtrement de la vie de Paris ne permettaient guère cette répartition professionnelle, et c’est peut-être ce qui dérobait à des yeux d’ailleurs prévenus comme ceux de Mirabeau l’activité industrielle et marchande de la grande ville. En tout cas, cette division par quartier, qui ne démembrait pas la bourgeoisie parisienne, mais qui, au contraire, réunissait en une même assemblée, en chaque arrondissement, toutes les forces bourgeoises, légistes, médecins, fabricants, négociants, savants et philosophes, a donné d’emblée au Tiers-État parisien une force de premier ordre. C’est de ce règlement royal du 15 avril 1789 que procèdent les districts et toute la vie révolutionnaire de la Commune parisienne. Mais ce règlement même était rendu nécessaire par l’ampleur de la ville démesurément accrue depuis un siècle et par la véhémence du tourbillon social qui mêlait tous les atomes humains.

En tout cas, maîtresse des titres de rente, et de la plupart des actions des compagnies de banques, d’assurances, de transport, d’approvisionnement, propriétaire de la plupart des immeubles, enrichie par les offices de finance et de judicature, puissante par des industries diverses, tantôt concentrées en des quartiers distincts, comme la tannerie à Saint-Marcel et le meuble à Saint-Antoine, tantôt disséminées et enchevêtrées, comme les industries du vêtement ou de l’alimentation, la bourgeoisie parisienne était, à la veille de 1789, la force souveraine de propriété, de production et de consommation : la puissance des nobles et des prêtres, pareille aux vieilles abbayes ou aux vieilles demeures aristocratiques, n’était plus à Paris qu’un îlot croulant que la vague éblouissante et haute va recouvrir.

C’est par cette grande puissance de richesse qui lui donnait une grande puissance de consommation, même pour les objets de luxe, que la bourgeoisie de Paris groupait autour d’elle les prolétaires. C’est par là que, dans la première période de la Révolution, jusqu’au 10 août et même au delà, elle a pu en somme les maintenir dans son orbite. Si les nobles avaient détenu à Paris le plus gros de la fortune, ils auraient pu, par l’émigration ou même par le resserrement systématique de leurs dépenses, déterminer un chômage inouï et prolongé auquel nulle société ne résiste. Ou bien la Révolution se serait enfoncée dans cet abîme, et le peuple affamé, désespéré, aurait redemandé les maîtres d’hier qui, du moins, en achetant les produits des manufactures et les chefs-d’œuvre des ateliers, le faisaient vivre. Ou bien une violente révolution ouvrière aurait, comme une vague furieuse dépassant une vague irritée, recouvert la Révolution bourgeoise. C’est cette crise économique terrible qu’espéraient les émigrés et la Cour.

Fersen, le Suédois mélancolique et réfléchi, le correspondant et le conseiller de Marie-Antoinette de 1790 à 1792, bien qu’il blâmât l’émigration exprime lui-même cet espoir. À plusieurs reprises, il écrit : « Ce sera pour l’hiver prochain ». Le dommage causé à Paris par le départ des nobles n’était certes point négligeable, mais pour que le coup fût décisif et produisit un effet contre-révolutionnaire, il aurait fallu à la riche noblesse une puissance économique qu’elle n’avait plus relativement à l’ensemble des forces sociales. La bourgeoisie toute seule avait dès lors une suffisante puissance d’achat pour maintenir, pendant le passage dangereux, l’équilibre du système. La grève des acheteurs organisée par la contre-révolution pouvait blesser et irriter Paris, mais elle ne pouvait l’abattre et ne servait dès lors qu’à le pousser plus avant dans la voie révolutionnaire.

En contribuant par leur départ, comme l’indique Necker, à la sortie du numéraire, les émigrés ne firent que hâter le régime des assignats et l’expropriation générale des biens ecclésiastiques. En privant de leur clientèle accoutumée une partie des artisans de Paris, ils les excitèrent jusqu’à la fureur mais comme ces lacunes de travail, soudainement creusées, n’étaient point suffisantes à entraîner une vaste ruine et un éboulement du système économique de Paris, les émigrés ne réussirent ici encore qu’à accélérer le mouvement de la Révolution.

Mercier constate, dans son tableau de Paris en 1797 que les motions les plus furieuses furent faites dans les sections par les ouvriers cordonniers tapissiers et autres que l’émigration des nobles avait privés d’une partie au moins de leur travail. Et que désiraient-ils ? Qu’une guerre d’extermination leur fût faite ; que tous les biens laissés par eux en France fussent confisqués par la nation et remis dans le mouvement pour ranimer les affaires. En attendant ils servaient le riche bourgeois ; et comment même les arts les plus factices, ceux même que Rousseau condamnait le plus auraient-ils sombré par la seule abstention des nobles, quand pendant tout le dix-huitième siècle c’est la riche bourgeoisie qui avait, si je peux dire, mené le train ? Il semble même que la surexcitation révolutionnaire, la confiance et l’élan de la bourgeoisie victorieuse, l’affermissement de la dette publique et le mouvement d’affaires auquel donna lieu la vente commencée des biens du clergé aient au moins dans les trois premières années de la Révolution, excité la production et les échanges.

On peut très logiquement conclure de ce qui se passait à Lyon pour l’industrie de la soierie, qui est l’industrie de luxe par excellence, à tous les arts de luxe de Paris. Or le voyageur allemand Reichardt, musicien de talent observateur pénétrant et exact, constate à Lyon, en mars 1792, c’est-à-dire huit mois après la secousse de Varennes, et quand les premiers grondements de la guerre prochaine commençaient à inquiéter l’horizon, une vie de société extrêmement brillante et active. La haute bourgeoisie lyonnaise multiplie les bals, les soupers, où les femmes rivalisent de luxe avec leurs capotes de dentelle, leurs claires toilettes roses et bleues. Comment la haute bourgeoisie eût-elle pu déployer cette hardiesse, cette élégance et cette joie si elle avait été menacée par le déclin de son industrie magnifique, et si elle avait senti monter vers elle la colère d’un peuple sans travail et sans pain ?

J’ai déjà noté aussi, d’après les tableaux dressés par Julianny, l’accroissement du chiffre d’affaires de Marseille de 1789 à 1792, et je relève dans Barnave une très importante constatation générale qui s’applique évidemment à Paris comme aux autres villes du royaume. Il écrit en 1792 : « Lorsque l’Assemblée Constituante s’est séparée, la nation n’avait point encore sensiblement perdu en hommes et en richesses… Un grand nombre d’individus avaient souffert dans leur fortune, mais la masse générale des richesses n’avait point déchu. Le commerce maritime pouvait avoir essuyé quelques pertes, mais l’agriculture n’avait cessé de fleurir et les manufactures avaient acquis un degré d’activité supérieur à tout ce qui avait existé dans d’autres temps. »

Enfin, pour Paris même, Mirabeau d’abord, Fersen ensuite, écrivent à plusieurs reprises de 89 à 92, « qu’on a de la peine à retenir les ouvriers dans les ateliers ». La fièvre révolutionnaire les jetait dans la rue ou dans les clubs. Mais qui ne comprend pas que s’ils avaient été épuisés par de longs et fréquents chômages, ils n’auraient pas ainsi supporté avec impatience les rares journées de travail sauveur ? Il semble bien que les fâcheuses conséquences du terrible hiver de 1788-1789 ne se sont pas étendues au delà de l’année 1789. J’en donnerai plusieurs preuves. Mais si dès maintenant je fais entrevoir, en une sorte de clarté anticipée, que la défection ou le soulèvement de la noblesse ne parvinrent pas à infliger à la Révolution une crise économique profonde, c’est parce qu’il n’est point de preuve plus décisive de la puissance économique de la bourgeoisie. Elle était assez forte, même au point le plus agité et le plus surchargé, pour porter seule tout le système de la production et des échanges ; elle peut consommer au défaut des nobles, et malgré l’émigration des plus grandes fortunes nobiliaires et princières, elle peut soutenir au-dessus de l’abîme la Révolution, en soutenant la nation même. C’est un pont aux arches profondes et solides qu’elle jette par-dessus le gouffre.

Ainsi, le prolétariat parisien, muni par la bourgeoisie parisienne d’un suffisant travail et de suffisantes ressources ne sera point condamné à retourner à l’ancien régime comme une clientèle affamée ; il pourra marcher, intrépidement dans les voies de la Révolution bourgeoise.

Mais lui-même n’avait-il point comme prolétariat une conscience déclasse déjà éveillée ? A la question posée ainsi, sous une forme toute moderne, il n’est pas possible de répondre ; la conscience du prolétariat est encore ambiguë et indéterminée comme le prolétariat lui-même. Tout d’abord, dans quelle mesure la conception sociale des ouvriers différait-elle, en 1789, de la conception bourgeoise ? M. André Lichtenberger, dans deux livres intéressants, Le Socialisme au dix-huitième siècle ; Le Socialisme et la Révolution française a réuni un grand nombre de textes où la pensée socialiste semble s’affirmer ; M. Lichtenberger n’a tiré que des conclusions très prudentes et très sages. Il reconnaît très justement que dans la plupart des écrivains et des philosophes du dix-huitième siècle « la pensée socialiste  » a un tour purement spéculatif et moral et qu’elle n’est point un appel à des forces nouvelles, aux intérêts et aux passions du peuple ouvrier. Quant aux brochures qui inondèrent littéralement Paris dans les six mois qui précédèrent la réunion des États généraux, sur cinq mille qu’a dépouillées M. Lichtenberger, il en est à peine vingt qui protestent contre les souffrances et la dépendance des salariés, des manouvriers, et qui touchent au problème de la propriété ; elles n’eurent d’ailleurs qu’un très faible retentissement.

Mais M. Lichtenberger lui-même, en isolant ces textes, en a involontairement exagéré la valeur et parfois même déformé le sens. Qu’importe par exemple que les prolétaires de Paris aient pu lire dans une page de Linguet, en sa théorie des lois civiles publiée en 1767 : « Les manouvriers gémissent sous les haillons dégoûtants qui sont la livrée de l’indigence. Ils n’ont jamais part à l’abondance dont leur travail est la source. La richesse semble leur faire grâce quand elle veut bien agréer les présents qu’ils lui font. Elle leur prodigue les mépris les plus outrageants. Ce sont les domestiques qui ont vraiment remplacé les serfs parmi nous ; c’est sans contredit une très nombreuse et la plus nombreuse portion de chaque nation.

« Il s’agit d’examiner quel est le gain effectif que lui a procuré la suppression de l’esclavage. Je le dis avec autant de douleur que de franchise : tout ce qu’ils ont gagné, c’est d’être à chaque instant tourmentés par la crainte de mourir de faim, malheur dont étaient au moins exempts leurs prédécesseurs dans ce dernier rang de l’humanité. » Et qu’importe encore qu’il ait varié ce thème en paroles ardentes ? « Le travailleur est libre, dites-vous ; eh ! voilà son malheur : il ne tient à personne, mais aussi personne ne tient à lui… Les journaliers naissent, croissent et s’élèvent pour le service de l’opulence, sans lui causer les moindres frais, comme le gibier qu’elle ramasse sur terres.

« C’est une triste ironie de dire que les ouvriers sont libres et n’ont pas de maîtres. Ils en ont un, et le plus terrible, le plus impérieux des maîtres. Le pauvre n’est point libre, et il sert en tous pays. Ils ne sont pas aux ordres d’un homme en particulier, mais à ceux de tous en général.

Oui, à quoi pouvaient servir au prolétaire ces paroles de feu, puisque Linguet n’avait d’autre but que de rabattre l’orgueil de la philosophie et de la société moderne, et de glorifier l’antique rétame féodal  ? Il s’écriait : « Que les esclaves d’Amérique ne gémissent point de leur sort, et qu’ils craignent un affranchissement qui les plongerait dans un plus triste état. » De quel secours cette véhémente démagogie féodale pouvait-elle être au peuple ouvrier ? Elle le ramenait, sous prétexte de sécurité, sous les voûtes basses du donjon féodal ou aux cachots de l’esclave antique.

De même, quelle lumière pouvaient trouver dans Mably, les prolétaires parisiens, ouvriers des manufactures et des ateliers ? Il disait bien que le seul moyen de contenir dans de justes limites la puissance législative « c’est d’établir la communauté de biens et l’égalité des conditions, parce qu’il n’y a que ce seul arrangement qui puisse détruire les intérêts particuliers qui triompheront toujours de l’intérêt général ». Il constatait bien avec force l’esclavage des salariés : « La liberté dont chaque Européen croit jouir n’est autre chose que le pouvoir de rompre sa chaîne pour se donner à un nouveau maître. Le besoin y fait des esclaves et ils sont d’autant plus malheureux qu’aucune loi ne pourvoit à leur subsistance ».

Mais bien loin d’inviter les prolétaires des grandes villes à profiter de leur nombre même et de leur rassemblement pour organiser la propriété commune, il rêvait un impossible retour à l’état purement agricole, et l’anéantissement de l’industrie. Il considérait l’activité urbaine comme immorale et monstrueuse, et la classe ouvrière industrielle participait, à ses yeux, des vices et de la bassesse de l’industrie elle-même. « Les ouvriers des manufactures sont vils ». Rêveries réactionnaires ! Car en affaiblissant l’activité des villes et le ressort de l’industrie, on aurait préparé non le communisme agraire, mais une renaissance féodale.

M. Lichtenberger ne marque pas assez ce qu’il y a de rétrograde dans ce socialisme prétendu ; et quelle prise pouvait-il avoir sur ces ouvriers de Paris qui étaient accourus de tous les points de la France vers la grande ville ardente, et qui y avaient trouvé malgré tout l’exaltation de la vie ? D’instinct les ouvriers des manufactures étaient beaucoup plus avec la bourgeoisie révolutionnaire qui suscitait et élargissait le travail industriel qu’avec les prétendus réformateurs qui dans un intérêt de moralité et de simplicité, voulaient ramener au pâturage commun, trempé de matinale rosée, le troupeau paisible des hommes.

De même encore pour Necker : les citations que fait M. Lichtenberger pourraient, faute de suffisantes réserves d’interprétation, faire illusion. Oui, il dénonce comme la principale cause de misère « le pouvoir qu’ont les propriétaires de ne donner en échange d’un travail qui leur est agréable, que le plus petit salaire possible, c’est-à-dire celui qui représente le plus strict nécessaire ». Oui, il constate que « presque toutes les institutions civiles ont été faites par les propriétaires. On dirait qu’un petit nombre d’hommes, après s’être partagé la terre, ont fait des lois d’union et de garantie contre la multitude. On n’a presque rien fait encore pour la classe la plus nombreuse des citoyens. Que nous importent vos lois de propriété ! pourraient-ils dire, nous ne possédons rien ; vos lois de justice ! nous n’avons rien à défendre ; vos lois de liberté ! si nous ne travaillons pas demain, nous mourrons ! »

Oui, il semble que les prolétaires vont recueillir ces paroles et les tourner contre la bourgeoisie. Mais quoi ! il ne s’agit pour Necker que d’une polémique contre les propriétaires fonciers. Là où l’on avait cru voir quelque lueur de socialisme, il n’y a que la lutte du capitalisme industriel, commercial et financier contre la puissance agrarienne. Au fond, à travers toutes ces déclarations pseudo-révolutionnaires, ce que veut obtenir Necker, c’est que les propriétaires fonciers ne puissent plus librement exporter leur blé. Et pourquoi Necker, en emprisonnant le blé en France, veut-il en abaisser le prix ? Est-ce pour assurer en effet à toute la classe pauvre, une subsistance plus aisée et plus de bien-être ? C’est surtout, Necker ne le dissimule pas, pour que les industriels et manufacturiers français n’aient pas leurs frais de main-d’œuvre surchargés du haut prix des blés.

Il faut avoir le blé à bon marché pour avoir à bon marché les ouvriers des manufactures. C’est ce que dit à l’article Blé le dictionnaire de Savary ; c’est le fond de l’œuvre de Necker, et tout cet étalage sentimental, toute cette révolte apparente n’a d’autre but que de permettre aux industriels français de lutter sur les marchés étrangers contre les produits concurrents, et d’attirer en France beaucoup de numéraire. Il n’y a là qu’une grande opération d’industrie et de banque enveloppée d’humanité.

Au dix-huitième siècle, l’agriculture était libre-échangiste, dans l’espoir de vendre ses grains plus cher, si elle pouvait les porter à la fois sur les marchés du dehors et sur ceux du dedans. L’industrie au contraire et la Banque, en prohibant la sortie des blés voulaient abaisser le coût de la main-d’œuvre ouvrière, et nous avons vu le philanthrope Réveillon faire imprudemment écho à cette pensée. Plus tard, au temps des luttes de M. Méline et de M. Léon Say, l’agriculture sera protectionniste, pour vendre son blé plus cher ; et l’industrie sera libre-échangiste pour l’acheter meilleur marché. Les deux adversaires auront changé de position, mais ce sera la même lutte ; et il serait aussi puéril d’attribuer une valeur socialiste aux propos pesants de Necker contre les propriétaires fonciers, qu’aux boutades de M. Méline contre la finance, ou de M. Léon Say contre le monopole terrien. M. Léon Say ayant dit un jour à M. Méline : « Le protectionnisme, c’est le socialisme des riches » ; M. Méline piqué répondit : « Le libre-échange, c’est l’anarchisme des millionnaires. » Cela amusait la galerie socialiste.

Mais ce n’est pas ce qui mettait en mouvement la classe prolétarienne. De même dans la controverse entre Necker et l’abbé Baudeau, Necker ayant dit aux physiocrates : « Votre liberté économique, c’est la tyrannie du propriétaire » l’abbé Baudeau pouvait répondre et répondit en effet en substance : « Votre attaque à la propriété, c’est le communisme des banquiers. » Où était en tout cela l’aiguillon pour les prolétaires ?

Il est bien vrai que dès le xviiie siècle, un communisme moderne et militant, qui ne veut point abolir la civilisation et qui fait appel au peuple, commence à percer. Je ne parle pas du testament du curé Meslier, si populaire et si profond qu’en soit l’accent communiste : car Voltaire, qui en publia les parties dirigées contre l’Église se garda bien d’en publier les parties dirigées contre la propriété. Mais le Code de la nature de Morelly, esquisse avec force un communisme vivant et hardi qui ne serait pas un triste retour à la pauvreté primitive, et qui mettrait au service, de tous les ressources de l’humanité.

Mais Babeuf lui-même, dans une lettre datée de 1787, deux ans avant la Révolution demande s’il ne serait point possible, dans l’état actuel des connaissances humaines d’assurer à tous les hommes la jouissance commune de la terre et même des produits de l’industrie : ce sont les premières lueurs du communisme moderne et industriel ; ce n’est plus le communisme purement agraire, primitif et réactionnaire, et on pressent que celui-ci pourra avoir des prises sur le prolétariat des usines, sur le peuple des mines, des hauts-fourneaux, des grandes cités éblouissantes et misérables.

Un des premiers objets de cette histoire sera certainement de rechercher comment à l’arrière-saison ardente encore et désespérée de la Révolution bourgeoise le babouvisme a pu éclore. Mais en 1789, à l’origine même du mouvement, les germes communistes sont imperceptibles et mystérieux : le peuple de Paris les ignore. Et les rares brochures qui gémissent sur le sort des manouvriers, qui comparent le pauvre peuple au mulet portant bourgeoisie et noblesse n’ont que peu d’éclat et presque point d’effet ; car elles ne tracent au prolétariat aucune politique nette, aucun chemin.

En vain le chevalier de Moret écrivait-il en 1789, dans une phrase d’ailleurs ambiguë : « On a tort de considérer le Tiers-État comme une seule classe : il se compose de deux classes dont les intérêts sont différents et même opposés. » Car en 1789, au moment où le Tiers-État avait besoin de toutes ses forces, populaires et bourgeoises pour abattre l’ancien régime, cette décomposition en deux classes hostiles pouvait être une hardiesse ultra-révolutionnaire. Elle pouvait être aussi une manœuvre de contre-Révolution.

Comment d’ailleurs les prolétaires auraient-ils traduit en acte cette dualité de classe ? Allaient-ils attaquer la bourgeoisie au nom du droit ouvrier à l’heure même où elle attaquait l’ancien régime ? Ils auraient maintenu l’ancien régime et travaillé contre eux-mêmes : car la classe ouvrière ne peut grandir que par la démocratie, et le communisme, unité suprême de la production et de la vie, suppose la disparition du morcellement féodal, du bariolage des coutumes et des castes.

Donc, même s’ils avaient eu une conscience claire de classe, même s’ils avaient formé un Tiers-État ouvrier se distinguant nettement du Tiers-État bourgeois, les prolétaires auraient, dans leur propre intérêt, marché avec la bourgeoisie révolutionnaire.

A plus forte raison leur conscience de classe encore incertaine et comme subordonnée devait-elle subir l’entraînement de la Révolution bourgeoise.

Mais du moins les ouvriers s’appliquaient-ils, dès 1789, à pousser dans un sens populaire le mouvement de la bourgeoisie ? On ne peut noter aucun effort précis et systématique. Je ne vois pas par exemple que les prolétaires de Paris aient tenté rien de sérieux pour obtenir le droit de vote.


Discours prononcé par l’abbé Fauchet le 5 août 1789
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


La disposition du règlement qui exigeait une imposition directe de six livres au principal, excluait des assemblées électorales à peu près tous les salariés : ils ne firent pas de réunions ; ils ne rédigèrent pas de pétitions pour protester contre cette exclusion. Il est vrai que dans la nouveauté déconcertante du mouvement révolutionnaire, beaucoup même des Parisiens qui avaient le droit de vote négligèrent de voter : le suffrage universel aurait donné environ 120.000 électeurs. Le règlement en écartait les deux tiers, et sur les 40.000 ayants droit, 11.000 seulement, un quart, prirent part au vote.

Il n’est pas étrange que ceux qui étaient exclus n’aient pas formé un mouvement très vif. Il faut cependant noter, comme un symptôme grave de l’insuffisante préparation de la classe ouvrière, la passivité avec laquelle elle subit un règlement électoral qui la frappait d’impuissance. Évidemment, elle eût protesté un peu plus, si elle n’avait considéré que les électeurs bourgeois feraient en somme à peu près la même œuvre.

J’ai entendu citer parfois, comme une manifestation prolétarienne la protestation formulée en mai au nom « des 180.000 ouvriers et artisans. » Quand on la lit de près, on s’aperçoit que c’est, très exactement, une protestation bourgeoise, ou mieux, une protestation patronale.

Les élus de la ville de Paris étaient des légistes, des savants, des médecins : les industriels évincés se plaignirent, et ils prétendirent que les ouvriers et artisans n’étaient point représentés, puisque leurs représentants naturels, les chefs d’industrie, n’étaient point députés aux États-Généraux.

Bien loin que ce document, souvent invoqué à la légère comme un acte prolétarien, révèle un sentiment de classe chez les ouvriers, il atteste au contraire le sans-façon avec lequel la bourgeoisie absorbait l’intérêt ouvrier dans son intérêt propre, et se considérait comme la tutrice d’un prolétariat mineur.

S’il y avait eu à Paris, à la veille de la convocation des États-Généraux, une opinion publique ouvrière, elle aurait agi sur les électeurs parisiens. Quoique absents des assemblées électorales, les prolétaires y auraient fait parvenir leurs revendications. Or, il n’y a rien dans les cahiers du Tiers-État de Paris qui rappelle l’existence d’un prolétariat. C’est à peine si un article demande « que les journaliers et les pères de dix enfants soient exempts de l’impôt direct ».

Mais bien loin que cette mesure ait un caractère social, bien loin qu’elle soit destinée à développer la classe ouvrière, elle a pour effet de l’exclure définitivement du droit électoral, même si le cens était extrêmement abaissé. C’est une sorte d’aumône publique à la classe indigente et subalterne.

Au demeurant, pas un mot dans les cahiers sur l’extension du droit de vote aux pauvres, aux ouvriers, aux manouvriers, et même sur la suppression de l’octroi il n’y a rien. Évidemment l’heure du prolétariat n’a pas encore sonné aux clochers du Paris révolutionnaire.

S’il y avait eu dans la conscience populaire le moindre commencement de socialisme, il se serait marqué dans la conception des ateliers publics. C’était une idée très répandue sous l’ancien régime, c’est une idée très répandue aussi dans les cahiers des États-Généraux que pour épargner aux campagnes surtout, la charge et le danger de la mendicité et du vagabondage, il fallait établir dans chaque communauté de petits ateliers de charité destinés à occuper et à fixer les ouvriers et ouvrières valides.

Et en fait, l’ancien régime et la Révolution recourent largement à ce moyen d’assistance, soit en ouvrant des chantiers pour des travaux de terrassements, soit même en instituant des filatures et tissages de coton, de laine et de soie. On en trouvera de nombreux et curieux exemples au tome II du grand recueil de Tuetey sur l’Assistance publique à Paris pendant la Révolution, sous le titre spécial : Ateliers de charité et de filature.

Nulle part, cette institution ne dépasse le niveau philanthropique. Nulle part elle n’est comprise à la mode de Louis Blanc comme un moyen d’émancipation progressive des salariés. Dans les fameux cahiers du Bailli de de Nemours, où il a touché si minutieusement à tous les problèmes, Dupont de Nemours spécifie bien que toujours, dans les ateliers de charité, le salaire devra être inférieur au salaire des entreprises privées afin de ne point détourner de celles-ci la main-d’œuvre et de ne point encourager la paresse.

C’est donc une simple forme de l’Assistance et de l’aumône. Aussi bien comme le montrent les rapports recueillis dans le livre de Tuetey, les enfants pauvres recueillis par les hospices et les maisons religieuses sont-ils envoyés en hâte aux ateliers de charité : c’est une décharge pour les maisons de bienfaisance et c’est en même temps une acclimatation de l’enfance au travail industriel, un recrutement de la main-d’œuvre pour la production capitaliste agrandie.

Et chose décisive ! même l’abbé Fauchet, même le terrible et tonnant abbé qui fondera en 1790 le Cercle social et le journal la Bouche de fer et qui sera accusé par Camille Desmoulins de prêcher la loi agraire, même ce populaire tribun évangélique qui attirait au pied de sa chaire les foules ouvrières de Paris ne concevait lui aussi ces ateliers que comme une administration charitable.

Il avait deux grandes solutions au problème social : la limitation des fortunes territoriales, la multiplication des asiles publics. Mais M. Lichtenberger, malgré ses réserves, n’a vraiment pas assez dit combien tout cela est pauvre et même vide de socialisme.

En ce qui concerne particulièrement les ateliers publics, M. Lichtenberger a le tort de ne pas rappeler que l’abbé Fauchet aussi, tout comme Dupont de Nemours, demande expressément que le salaire y soit inférieur au salaire moyen de l’industrie privée et mesuré au strict nécessaire.

Voici son système exact, d’après un chapitre de son livre sur la Religion nationale, publié en 1789, aux premiers jours des États-Généraux. « Les lois doivent prendre soin des pauvres non pas au point de leur procurer à tous quelque aisance et quelque participation aux douceurs de la vie ; c’est l’office de la bonté particulière, et de la générosité personnelle de chaque citoyen, en état de se procurer à lui-même ce mérite et ce bonheur ; mais de manière que personne, dans l’étendue de l’Empire, ne manque du nécessaire et des secours conservateurs de l’existence : voilà l’office indispensable de la législation. »

« Point de vagabonds, point de mendiants dans la France entière : et pour cela des ateliers de charité partout, en sorte que chaque homme qui a des bras puisse trouver de l’ouvrage pour gagner son pain. »

« Il faut un petit atelier dans chaque paroisse, aux frais de la paroisse, un moyen dans chaque district aux frais du district, un très grand dans chaque province, aux frais de la province : Ces frais là seront très peu de chose, parce que les travailleurs feront de l’ouvrage qui tournera au profit de la Caisse de l’atelier.

La rétribution dans les Ateliers de Charité, doit être moindre que celle qui est accordée par les particuliers aux ouvriers qu’ils emploient. Si elle était égale, tous se porteraient aux ateliers publics, et il y aurait abus et impossibilité. Il faut qu’un homme, une femme, un enfant un peu fort gagnent, outre leur nourriture, huit, six, quatre sols pour leur entretien ; si l’on peut leur fournir les aliments en nature, cela vaudra mieux ; sur la multitude il y aura profit ; sinon on peut estimer le total de la nourriture nécessaire d’un homme à la valeur de quatre livres de pain, celle d’une femme à la valeur de trois livres, et celle d’un enfant à la valeur de deux livres. »

« Quand la livre de pain vaut trois sols, la journée d’un homme est donc indispensablement estimable à vingt sols ; douze pour les aliments et huit pour son nécessaire, qui comprend le logement, les habits, le chauffage et tout le reste de ses besoins ; voilà l’étroit nécessaire ; la journée d’une femme quinze sols ; celle d’un enfant qui peut travaille, dix sols. »

Cela est décisif, et le prétendu socialiste Fauchet a exactement la même conception que l’économiste Dupont de Nemours. Quand on se rappelle que le salaire des ouvriers parisiens d’après de très nombreux témoignages, variait à cette époque de trente à quarante sous, on s’aperçoit que les ateliers de charité de l’abbé Fauchet ne devaient guère payer, au moins à Paris, que demi-salaire. Je l’avoue : j’éprouve quelque irritation lorsqu’en détachant quelques phrases on essaie de donner, si peu que ce soit, un tour socialiste à ces règlements de police philanthropique. Je répète au contraire que la preuve décisive que ni les ouvriers, ni leurs orateurs les plus populaires n’ont en eux, à ce moment, la moindre lueur de socialisme, c’est que ni les uns, ni les autres n’ait essayé de glisser une pensée socialiste, un rêve d’affranchissement dans ce système des ateliers publics.

D’ailleurs, le cahier du Tiers État de Paris a sur ce point le mérite de la franchise. « On avisera aux moyens de détruire la mendicité dans les campagnes et le régime inhumain des dépôts fera place à des établissements plus utiles. »

C’est clair : il s’agit simplement d’une sauvegarde contre la mendicité et d’une meilleure utilisation des forces vagabondes du système social. La hardiesse du prédicateur tumultueux, qui fera peur aux révolutionnaires, ne se hausse pas au-dessus de ce piètre idéal et rien ne marque mieux l’humilité générale de la pensée prolétarienne. Il n’y a pas là la plus mince ébauche de ce qu’on appellera plus tard « l’organisation du travail », et les meneurs populaires les plus véhéments n’ont même pas soupçonné qu’une issue pouvait s’ouvrir un jour par où les salariés s’évaderaient du salariat.

Du moins la question des subsistances offrait-elle aux prolétaires un point d’appui particulier ? Et en demandant du pain à la Révolution bourgeoise, les foules ouvrières affamées vont-elles se dresser comme une force antagoniste en face de la bourgeoisie ? Pas le moins du monde. Si paradoxal que cela puisse paraître aux esprits inattentifs, la question des subsistances est trop vitale, trop poignante pour être proprement une question sociale : elle est si élémentaire, si impérieuse qu’il n’y a pas un gouvernement, qu’elle qu’en soit la forme, pas une classe dominante quel qu’en soit l’égoïsme qui ne soient obligés de pourvoir à la nourriture des hommes.

La monarchie déjà, particulièrement sous Louis XVI, y employait beaucoup d’efforts et beaucoup d’argent. En tout cas, il n’y avait rien dans la conception et les intérêts de la bourgeoisie révolutionnaire qui l’empêchât de pourvoir avec vigueur à l’approvisionnement des cités et à l’alimentation du peuple.

Elle pouvait combattre violemment les accapareurs, les monopoleurs : elle pouvait réquisitionner les blés chez le cultivateur et le fermier : en vertu même de la conception juridique bourgeoise si nettement formulée par Lindet, le grand commissaire aux vivres de la Convention, si la nation avait le droit, moyennant une juste indemnité, d’exproprier les citoyens de leurs propriétés dans l’intérêt public, à plus forte raison avait-elle le droit de les contraindre, moyennant un juste prix, à céder les produits de ces propriétés.

Si on ajoute que la bourgeoisie révolutionnaire, au moment où elle libérait la terre de la dîme et des droits féodaux et où elle livrait aux laboureurs et fermiers une partie du vaste domaine ecclésiastique, se croyait surabondamment autorisée à exiger en retour la livraison régulière du blé sur le marché et même à en taxer le prix, on comprendra sans peine que la question des subsistances n’ait pu susciter dans le peuple un mouvement vraiment prolétarien.

Au contraire, le peuple a toujours eu une tendance marquée à imputer toutes les difficultés d’approvisionnement, la rareté ou la cherté des vivres, aux manœuvres des ennemis de la Révolution cherchant à la prendre par la famine. La question du pain a donc été comme un ferment dans la Révolution bourgeoise ; elle n’a pu servir de support à un mouvement vraiment socialiste et ouvrier.

On cherche d’ailleurs en vain à quels centres de groupement le prolétariat parisien aurait pu se rattacher en 1789. Je n’ai pas trouvé traces à cette date, de l’action des sociétés de compagnonnage. Il semble qu’elles auraient dû au moins se réunir pour se défendre, pour adopter une tactique en vue des événements révolutionnaires. La bourgeoisie industrielle et parlementaire avait, souvent, au cours des siècles, traqué les compagnons.

Nous avons vu les persécutions dirigées contre eux à Saint-Étienne et dans la région lyonnaise. Et des coups récents auraient dû les mettre en garde. En 1765, le Parlement de Bretagne avait rendu contre les compagnons de Nantes une ordonnance sévère. En 1778, à la date du 12 novembre, le Parlement de Paris avait fait défense aux artisans, compagnons et gens de métier de s’assembler.

Il avait fait défense également aux taverniers, limonadiers de recevoir plus de quatre garçons à la fois. Défense aussi de favoriser « les pratiques des prétendus devoirs des compagnons ». C’était la persécution du compagnonnage.

Et les compagnons devaient se demander, sans doute, ce que leur réservait l’ordre nouveau. Ils ne devaient pas ignorer que dès lors en bien des régions industrielles la bourgeoisie révolutionnaire prenait contre eux l’offensive. Je relève, par exemple, dans les cahiers du Tiers État de Montpellier qui traduit évidemment sur ce point la pensée de tous les usiniers du Languedoc, une demande formelle d’interdiction des Gavots et des Dévorants, des deux grandes sections du Compagnonnage. Ils demandent en outre que les ouvriers, cherchant du travail, ne puissent s’adresser qu’aux corporations de maîtres.

Mais quel contraste entre la classe bourgeoise et les ouvriers ! A Paris même, les corporations bourgeoises, les corporations des maîtres artisans et des marchands, quelque suranné que soit leur privilège, luttent énergiquement pour le défendre. Les Six-Corps multiplient les pétitions pour obtenir une représentation directe aux États-Généraux.

Ainsi, même dans la partie caduque et condamnée de son organisation économique, la bourgeoisie parisienne affirme sa vitalité. Au contraire dans aucun document de l’époque je ne trouve la moindre action commune et saisissable des Compagnons. Si les ouvriers avaient eu dès lors comme un premier éveil de la conscience de classe, ils auraient cherché, devant le redoutable inconnu des événements, à se grouper, à apaiser les vieux antagonismes meurtriers de compagnonnage à compagnonnage. C’étaient leurs luttes insensées et sanglantes, c’étaient leurs rivalités souvent féroces qui les livraient à la fois à la toute-puissance des maîtres « du patronat » et aux coups des juges.

Les maîtres pour tenir en tutelle les compagnons de la Liberté n’avaient qu’à les menacer d’embaucher à leur place les compagnons du Devoir et réciproquement. Et c’étaient les batailles des compagnons bretons et parisiens qui avaient donné au Parlement de Bretagne et au Parlement de Paris prétexte à intervenir.

Tout récemment encore, en 1788, les compagnons forgerons et taillandiers avaient ensanglanté de leur querelle les rues de Nantes, juste à l’heure où la bourgeoisie bretonne, d’un bout à l’autre de la province, se coalisait, se soulevait d’un magnifique élan unanime contre la puissance des nobles.

C’est seulement en 1845 qu’Agricol Perdiguier s’appliquera à réconcilier les compagnonnages ennemis, et sa tentative fit presque scandale chez les compagnons. Rien d’analogue ne fut essayé en 1789, et les seuls groupements qui auraient pu coordonner l’action ouvrière étaient eux-mêmes à l’état de discorde et de conflit.

Aussi bien, au-dessus de ses corporations, la classe bourgeoise avait bien des centres de ralliement. Elle était d’abord unie par la conscience commune de ses grands intérêts économiques, et ses Bourses du commerce, ses hommes de loi lui servaient de lien.

L’exemple de Guillotin déposant chez les notaires de Paris une pétition en faveur du Tiers-État parisien et invitant les citoyens à aller la signer, est caractéristique : c’est évidemment la bourgeoisie seule qui avait aisément accès chez les notaires.

Ainsi nous ne trouvons dans la classe ouvrière parvenue à la veille de la Révolution, ni une conscience de classe distincte, ni même un rudiment d’organisation. Est-ce à dire que les ouvriers de Paris ne sont pas dès lors une force considérable ? Ils sont, en effet, une grande force, mais seulement dans le sens de la Révolution bourgeoise, mêlés à elle, confondus en elle et lui donnant par leur impétuosité toute sa logique et tout son élan. Je ne parle pas des « prolétaires en haillons », des vagabonds et des mendiants.

À voir les chiffres artificiellement rapprochés par Taine, on dirait qu’ils ont submergé la capitale et que seuls ils en disposent.

La vérité est, comme nous le verrons qu’on ne retrouve leur action dans aucune des journées révolutionnaires ; et que cette flottante écume de misère n’a été pour rien dans la tempête.

Mais depuis un quart de siècle l’esprit d’indépendance et de réflexion faisait de grands progrès parmi les ouvriers de Paris. Mercier constate leur esprit frondeur. Évidemment, ils lisaient ; ils écoutaient : et les doctrines nouvelles sur les droits de l’homme et du citoyen suscitaient leurs espérances.

Ils n’avaient pas encore la hardiesse et la force d’en déduire des conclusions nettes pour la classe ouvrière : mais ils avaient bien le pressentiment que dans cet universel mouvement et ébranlement des choses, toutes les hiérarchies, y compris la hiérarchie industrielle, seraient, sans doute, moins pesantes ; la croissance du mouvement économique donnait d’ailleurs de la hardiesse aux ouvriers ; ils se sentaient tous les jours plus nécessaires. Le Parlement avait interdit récemment aux maîtres cordonniers de se débaucher réciproquement leurs ouvriers : c’est l’indice d’une situation favorable de la main-d’œuvre. Le Parlement de même en 1777 avait interdit aux ouvriers des maréchaux-ferrants de se coaliser ; en plusieurs métiers il y avait donc un frémissement ouvrier. Il est probable que ce sentiment nouveau de la force ouvrière serait resté très confus et très faible si la Cour n’avait pas intrigué contre la Révolution naissante, et si l’Assemblée nationale, menacée par les soldats, n’avait pas été sauvée, selon l’expression de Mirabeau : « par la force physique des ouvriers ». Mais, encore une fois, c’est au service de la Révolution bourgeoise et en combattant pour elle que les ouvriers prendront conscience de leur force.

Mirabeau.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Ainsi, à Paris, comme partout, c’est bien la bourgeoisie qui est la directrice et l’initiatrice du mouvement. Contrairement à la formule du chevalier de Moret, le Tiers-État, en 1789, malgré la diversité secrète de ses éléments, ne forme encore qu’une classe : la température de la Révolution en s’élevant dissociera ces éléments : mais à l’origine c’est bien une classe une, c’est bien un Tiers-État un, c’est bien une force cohérente de bourgeois, de paysans et d’ouvriers qui réclame des garanties constitutionnelles et qui entre dans l’action. C’est de là, c’est de cette unité que vient la confiance de la bourgeoisie elle-même.

Dans le fameux manifeste de Sieyès : qu’est-ce que le Tiers-État ? qui donna à la pensée révolutionnaire sa formule la plus décisive, c’est bien le tout de la nation travailleuse que Sieyès oppose à l’infime minorité des privilégiés et des parasites : « Qu’est le Tiers-État ? Rien. Que devrait-il être ? Tout. Que veut-il être ? Quelque chose. » Et pourquoi le Tiers-État devrait-il être tout ? Pourquoi en droit est-il Tout ? Pourquoi est-il la nation elle-même ? Parce que la nation se compose de tous les producteurs : Les oisifs, les stériles sont en dehors de la nation : ils en consomment, ils en dévorent les produits ; mais l’étranger ne le peut-il faire ? Seuls ceux qui produisent sont vraiment incorporés à la nation.
Bailly.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Et non seulement dans l’ordre numérique le Tiers-État représente les quatre-vingt-dix-huit centièmes de la nation, vingt-cinq millions de producteurs contre deux cent mille privilégiés ; mais, au fond et dans le calcul réel des forces et des droits, il est la nation elle-même, celle-ci étant le système des forces productives.

Jamais congé plus hautain ne fut signifié par une classe nouvelle aux privilégiés du passé : jamais conception plus hardie de la vie nationale ne fut formulée : et si aujourd’hui le prolétariat voulait faire application de ce « nationalisme » révolutionnaire à la partie oisive et privilégiée de la bourgeoisie, les prolétaires diraient : « Seuls nous sommes la nation ». Mais, pour qu’en 1789 Sieyès pût écraser sous ce calcul intrépide ce qu’il appelle « la stérilité privilégiée », pour qu’il pût additionner bourgeois, paysans, ouvriers dans ce formidable total du Tiers-État, il fallait que bourgeois, paysans et ouvriers fussent des unités de travail homogènes. Si le paysan, si l’ouvrier avaient protesté, s’ils avaient dit au rentier ou même au chef ou directeur d’industrie : « De quel droit te comptes-tu parmi les forces de travail au même titre que nous ? », tout le prodigieux calcul révolutionnaire de Sieyès perdait sa vertu. Mais en face des privilégiés d’ancien régime, la bourgeoisie même rentière, même capitaliste représentait l’effort, l’action, le travail, et ainsi dans cette grande et formidable unité de la classe productrice, Sieyès pouvait envelopper tous les éléments du Tiers-État : la Révolution était faite.



  1. Note Wikisource : La reproduction qui figure dans l’ouvrage est remplacée par une copie moderne de l’original en couleurs. Bibliothèque nationale - Gallica.