Histoire socialiste/La Constituante/Constitution civile du clergé

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Jules Rouff (p. 521-548).

CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ

Mais l’Assemblée nationale ne pouvait pas se borner à saisir et à répartir le domaine de l’Église. Il fallait qu’elle réglât l’ensemble des rapports de la société nouvelle créée par la Révolution et de l’Église, et nous allons assister à la tragique rencontre du christianisme et de la Révolution. La Constituante ne pouvait se désintéresser de l’organisation ecclésiastique.

D’abord, le pouvoir temporel d’ancien régime, le roi, intervenait dans la marche du pouvoir spirituel. Le pape instituait les évêques, mais c’est le roi qui les nommait. La Révolution substituait pour une large part le pouvoir de la nation au pouvoir du roi. Elle devait donc décider ce qu’elle ferait de cette part du pouvoir royal. En second lieu, un très grand nombre de religieux, liés au cloître par des vœux perpétuels que sanctionnait la loi civile, s’adressaient à l’Assemblée, en lui demandant de faire tomber leurs chaînes. Enfin, en saisissant le domaine de l’Église, la Constituante, pour donner un prétexte juridique à cette magnifique expropriation révolutionnaire, avait pris l’engagement de pourvoir au service du culte et à l’entretien des ministres. La Constituante était donc engagée à fond dans la question ecclésiastique.

Pas un instant, elle ne songea à résoudre le problème par la séparation de l’Église et de l’État. Pas un instant elle ne songea à déclarer que la religion était un intérêt d’ordre privé, et que l’État devait aux diverses opinions religieuses la liberté, mais qu’il ne leur devait que la liberté. Elle fut à la fois assez timide pour ne pas rompre les liens de l’Église et de l’État et assez hardie pour donner à l’Église une constitution civile adaptée au régime nouveau et marquée de l’esprit révolutionnaire.

En ce qui touche les ordres religieux, elle ne se borna pas à abolir les effets civils attachés par la loi d’ancien régime aux vœux perpétuels. Elle ne se borna pas à abolir « la mort civile » des religieux, et à leur restituer le droit de posséder individuellement, de tester, de succéder. Elle considéra qu’en eux-mêmes et indépendamment des effets légaux qui y étaient attachés, les vœux perpétuels étaient une atteinte à la liberté de l’homme, et elle prononça l’interdiction des congrégations qui sollicitaient ou acceptaient de pareils vœux. C’est le décret du 13 février 1790 :

« Article premier. La loi constitutionnelle du royaume ne reconnaîtra plus les vœux monastiques solennels de personnes de l’un ni de l’autre sexe ; déclarons en conséquence que les ordres et congrégations régulières dans lesquels on fait de pareils vœux, sont et demeurent supprimés en France, sans qu’il puisse en être établis de semblables à l’avenir.

« Article 2. Tous les individus de l’un ou de l’autre sexe existant dans les monastères et maisons religieuses pourront en sortir en faisant leur déclaration devant la municipalité du lieu, et il sera pourvu incessamment à leur sort par une pension convenable. Il sera indiqué des maisons où seront tenus de se retirer les religieux qui ne voudront pas profiter de la disposition des présentes.

« Déclarons, au surplus, qu’il ne sera rien changé quant à présent, à l’égard des maisons chargées de l’éducation publique et des maisons de charité, et ce jusqu’à ce qu’il ait été pris un parti sur ces objets.

« Article 3. Les religieuses pourront rester dans les maisons où elles sont aujourd’hui, les exceptant expressément de l’article qui oblige les religieux de réunir plusieurs maisons dans une seule. »

L’historien qui, dans l’Histoire générale de MM. Lavisse et Rambaud, a écrit le chapitre sur l’Église et la Révolution, a singulièrement atténué et même dénaturé le sens de ce décret :

« Le décret, dit-il, ne dissout pas les ordres religieux ; les couvents sont ouverts, ils ne sont pas fermés. La loi ne reconnaît plus comme corporations légales les congrégations où l’on prononce des vœux solennels, mais elle ne les regarde pas non plus comme illicites ; elle se borne à refuser la sanction civile aux anciennes incapacités qui frappaient les religieux. C’est ainsi que le décret fut interprété à l’époque et cette interprétation résulte jusqu’à l’évidence des nombreux décrets qui suivirent et qui déterminaient la façon dont les religieux qui optaient pour la vie commune devaient être installés et groupés dans les monastères. Sans doute le décret du 13 février n’était pas inspiré par une pensée de bienveillance pour les ordres religieux, mais il serait injuste de le présenter comme une mesure anticléricale. »

L’écrivain qui, dans tout le chapitre, témoigne tant de partialité pour l’Église et qui considère comme un acte de spoliation la sécularisation des biens du clergé a ici une préoccupation visible. Il ne veut pas que la dissolution des congrégations religieuses soit l’œuvre de la première période de la Révolution ; il aime mieux pouvoir dire que c’est seulement au plus fort de la tourmente révolutionnaire et aux approches de la Terreur que les couvents ont été fermés.

La décision de la Constituante prise ainsi dans une période calme serait un précédent trop redoutable. Et voilà pourquoi l’historien équivoque. Oui, il est vrai que la Constituante eut des ménagements très grands. Et M. Thiers, dans son Histoire de la Révolution, a à ce sujet un mot délicieux, une saillie de jeunesse révolutionnaire, que sans doute plus tard il regretta à demi :

« Comme les biens des religieux étaient supprimés, elle y suppléait par des pensions. Poussant même la prévoyance plus loin encore, elle établissait une différence entre les ordres riches et les ordres mendiants et proportionnait le traitement des uns et des autres à leur ancien état. Elle fit de même pour les pensions, et lorsque le janséniste Camus voulant revenir à la simplicité évangélique, proposa de réduire toutes les pensions à un même taux infiniment modique, l’Assemblée, sur l’avis de Mirabeau, les réduisit proportionnement à leur valeur actuelle, convenablement à l’ancien état des pensionnaires. On ne pouvait donc pousser plus loin le ménagement des habitudes, et c’est en cela que consiste le véritable respect de la propriété. »

Oui, l’Assemblée ne voulut pas jeter de force hors des couvents les religieux ou les religieuses qui y voulaient rester, mais elle alla bien au delà de ce que dit l’historien. Si elle avait voulu seulement ôter leur caractère légal aux corporations religieuses, elle n’eût pas prononcé l’interdiction des congrégations qui recevraient des vœux perpétuels, elle n’aurait pas saisi le bien des communautés.

Si des associations avaient recueilli des hommes faisant vœu de servitude, l’Assemblée n’aurait pas jugé suffisant de ne plus consacrer par la loi ce vœu inhumain, elle aurait dissous l’association qui acceptait que des hommes se dévouent à l’esclavage. C’est ainsi que la Constituante traita les congrégations religieuses, et lorsque plus tard, quelques jours après le 10 août, la Législative rendra le décret suivant : « A dater du 1er octobre prochain, toutes les maisons encore actuellement occupées par des religieuses ou par des religieux seront évacuées par lesdits religieux et religieuses, et seront mises en vente à la diligence des corps administratifs », c’est bien l’extinction de la vie monacale qui est prononcée, mais c’est l’application énergique du principe posé par les Constituants.

En ce qui touche l’organisation générale de l’Église, la Constituante intervint pour faire entrer l’Église dans les cadres administratifs tracés par la Révolution. Les archevêchés et évêchés avaient, sous l’ancien régime, l’étendue la plus variable. La Constituante fit de chaque département un diocèse : « Chaque département, dit l’article 1er, formera un seul diocèse qui aura la même étendue et les mêmes limites que le département. » Il y eut ainsi 83 évêchés dont la Constituante fixa elle-même les chefs-lieux. Elle divisa en outre le royaume en dix arrondissements métropolitains, plusieurs évêchés étaient naturellement rattachés à une même métropole.

Les évêques diocésains étaient placés sous l’autorité de l’évêque métropolitain et c’étaient là les seules autorités ecclésiastiques reconnues par la loi. Toute dépendance envers des sièges ecclésiastiques établis au dehors était formellement abolie. L’article 5 disait : « Il est défendu à toute église ou paroisse de France, et à tout citoyen français, de reconnaître en aucun cas et sous quelque prétexte que ce soit, l’autorité d’un évêque ordinaire ou métropolitain dont le siège serait établi sous la domination d’une puissance étrangère ni celle de ses délégués résidant en France ou ailleurs, le tout sans préjudice de l’unité de la foi et de la communion qui sera entretenue avec le chef visible de l’Église universelle. »

L’article 6 précisait les rapports des évêques diocésains et des évêques métropolitains : « Lorsque l’évêque diocésain aura prononcé dans son synode sur des matières de sa compétence, il y aura lieu au recours au métropolitain, lequel prononcera dans le synode métropolitain. »

Mais il ne suffisait pas de remanier les circonscriptions de diocèse ; les paroisses aussi étaient bizarrement découpées, avec des étendues beaucoup trop inégales et, par suite, les traitements ou émoluments auraient été beaucoup trop inégaux. La Constituante ayant assumé la charge financière du culte et de l’entretien des ministres devait veiller à une répartition plus égale des paroisses qui permît l’application d’un tarif de traitement uniforme. C’est en ce sens que l’article 7 stipulait qu’il serait procédé incessamment et sur l’avis de l’évêque et de l’administration des districts, à une nouvelle formation et circonscription de toutes les paroisses.

Mais comment seraient désignés les évêques métropolitains ou diocésains, les curés des paroisses ? Ici l’Assemblée Constituante n’impose pas seulement à l’Église ses cadres administratifs : elle lui impose le principe même de la Révolution, la souveraineté nationale s’exerçant par l’élection. Le titre II de la Constitution civile, relatif à la nomination aux offices ecclésiastiques a pour article 1er : « À compter du jour de la publication du présent décret, on ne connaîtra qu’une seule manière de pourvoir aux évêchés et aux cures, la forme de l’élection.

Article 2. « Toutes les élections se feront par la voie du scrutin et à la pluralité absolue des suffrages. ».

Et pour l’élection des officiers ecclésiastiques, la Constituante utilise les cadres et les rouages administratifs déjà créés par elle. « L’élection des évêques se fera dans la forme prescrite et par le corps électoral indiqué dans le décret du 22 décembre 1789 pour la nomination des membres de l’Assemblée du département ».

Ainsi ce sont des électeurs choisis en chaque canton par les assemblées primaires de citoyens actifs, et réunis ensuite au chef-lieu du département, qui nommeront l’évêque, comme le procureur syndic, comme tous les membres de l’Assemblée administrative départementale.

Bien mieux, il n’y aura pas convocation spéciale, à cet effet, des assemblées primaires ; c’est le corps électoral déjà constitué et qui aura déjà pourvu au choix des administrateurs départementaux qui procédera de droit, au choix de l’évêque. « Sur la première nouvelle que le procureur général syndic du département recevra de la vacance du siège épiscopal, par mort, démission ou autrement, il en donnera avis aux procureurs syndics des districts, à l’effet par eux de convoquer les électeurs qui auront procédé à la dernière nomination des membres de l’Assemblée administrative, et en même temps il indiquera le jour où devra se faire l’élection de l’évêque, lequel sera au plus tard, le troisième dimanche après la lettre d’avis qu’il écrira. »

Mais quand on est entré dans cette voie, quand c’est la nation qui procède par la voie électorale au choix des officiers du culte, il est impossible qu’il ne se produise pas une certaine confusion des formes administratives et des cérémonies religieuses. Ainsi, il est stipulé que « l’élection de l’évêque ne pourra se faire ou être commencée qu’un jour de Dimanche, dans l’église principale du chef-lieu du département, à l’issue de la messe paroissiale à laquelle seront tenus d’assister tous les électeurs. »

Y avait-il, en cet article étrange à nos yeux, déformation cléricale du principe de la souveraineté ? ou y avait-il laïcisation de la messe elle-même devenue, si je puis dire, un simple rouage administratif et électoral ? Seule la suite des événements aurait débrouillé le sans ambigu de ces dispositions complexes, si la constitution civile du clergé avait longuement vécu. Mais à quelle condition pouvait-on être élu évêque ? « Pour être éligible à un évêché il sera nécessaire d’avoir rempli, au moins pendant quinze ans, les fonctions du ministère ecclésiastique dans le diocèse en qualité de curé, de desservant ou de vicaire, ou comme vicaire supérieur ou comme vicaire directeur du séminaire. »

Et comme pour marquer la fin de l’élection du même caractère double, semi-ecclésiastique, semi-laïque, qui en a marqué le commencement, « la proclamation de l’élu, dit l’article 14, se fera par le Président de l’assemblée électorale dans l’église où l’élection aura été faite, en présence du peuple et du clergé et avant de commencer la messe solennelle qui sera célébrée à cet effet ». On ne sait plus au juste qui est à l’autel, si c’est le nouvel évêque ou le Président de l’assemblée électorale.

Mais l’évêque est-il ainsi définitivement institué ? le curé ainsi nommé évêque a-t-il dès maintenant, et par la seule vertu de l’élection, caractère d’évêque ? Dans la forme, non ; mais au fond, oui. D’abord, la Constituante écarte, par un article tranchant, toute intervention de la papauté : « Le nouvel évêque ne pourra s’adresser au pape pour en obtenir aucune confirmation, mais il lui écrira comme au chef visible de l’Église universelle en témoignage de l’unité de foi et de communion qu’il doit entretenir avec lui. »

C’est évidemment un des articles les plus hardis de la constitution civile, un de ceux où triomphe le plus l’esprit gallican et janséniste. En fait, si on y veut bien réfléchir, il était impossible avec le système de l’élection de faire la moindre part à l’autorité papale ; car comment résoudre le conflit de la souveraineté populaire choisissant un évêque et de la papauté refusant de l’instituer ? Ce n’est plus la lutte du sacerdoce et de l’Empire ; mais c’est la lutte de la papauté et du nouvel Empire, je veux dire la démocratie.

Il est bien vrai qu’aujourd’hui, sous le régime du Concordat, l’institution pontificale est nécessaire aux évêques désignés par le pouvoir civil. Mais ce n’est pas le suffrage populaire qui désigne directement les évêques : c’est le pouvoir exécutif, et quoiqu’il émane indirectement de la souveraineté nationale (au moins dans l’institution républicaine) il peut négocier avec le pape s’il y a désaccord, et les conflits ne risquent pas d’être aigus et insolubles comme dans la contradiction directe et déclarée du suffrage du peuple et de la volonté papale.

Au contraire, instituer le suffrage populaire pour l’élection des évêques, c’est forcément dessaisir le pape de tout droit d’investiture.

Mais à défaut du pape, quelqu’un donnera-t-il à l’évêque ainsi élu par les citoyens actifs, la consécration canonique ? c’est l’évêque métropolitain qui semble investi du droit de consacrer les évêques diocésains. « Au plus tard, dans le mois qui suivra son élection, celui qui aura été élu à un évêché se présentera en personne à son évêque métropolitain, et s’il est élu pour le siège de la métropole, au plus ancien évêque de l’arrondissement, avec le procès-verbal d’élection, et il le suppliera de lui accorder la consécration canonique. »

« Le métropolitain ou l’ancien évêque aura la faculté d’examiner l’élu en présence de son conseil, sur sa doctrine et ses mœurs ; s’il le juge capable, il lui donnera l’institution canonique ; s’il croit devoir la lui refuser, les causes du refus seront données par écrit, signées du métropolitain et de son conseil, saut aux parties intéressées à se pouvoir par voie d’appel comme d’abus. »

« L’évêque à qui la confirmation sera demandée ne pourra exiger de l’élu aucun serment, sinon qu’il fait profession de la religion catholique, apostolique et romaine. »

« La consécration de l’évêque ne pourra se faire que dans son église cathédrale, par son métropolitain ou, à son défaut, par le plus ancien évêque de l’arrondissement de la métropole, assisté des évêques des deux diocèses les plus voisins, au jour du Dimanche, pendant la messe paroissiale, en présence du peuple et du clergé. »

« Avant que la cérémonie de la consécration commence, l’élu prêtera en présence des officiers municipaux, du peuple et du clergé, le serment solennel de veiller avec soin sur les fidèles du diocèse qui lui est confié, d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout son pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et sanctionnée par le roi. »

Comme on voit, c’est encore en présence « du peuple » et dans des cérémonies réglées par les autorités civiles que l’évêque métropolitain consacre l’évêque diocésain. Mais si l’évêque métropolitain refuse de consacrer le nouvel élu, qui réglera le conflit ?

La Constituante ne tarda pas à voir la gravité du danger que la souveraineté de l’évêque métropolitain pouvait faire courir à la constitution civile du clergé : car il aurait dépendu de lui, en refusant toute consécration aux élus, d’arrêter le recrutement des officiers ecclésiastiques et de paralyser l’action du suffrage populaire.

Or, d’abord les évêques métropolitains qui allaient exercer cette autorité redoutable étaient légués à la Révolution par l’ancien régime. L’Assemblée avait bien décidé de pourvoir, par l’élection, aux sièges vacants. Mais elle maintenait en fonction les évêques déjà institués en leur demandant seulement de prêter le serment de fidélité à la loi et à la Constitution. Ne pouvaient-ils, malgré ce serment hypocritement prêté, arrêter, par une opposition malveillante, par un refus systématique de confirmation, le fonctionnement du système nouveau ?

Même quand ils seraient tous sortis de l’élection populaire, l’esprit d’Église pouvait enfin l’emporter en eux sur l’esprit de la Révolution et rien n’assurait qu’ils ne fissent pas obstacle à la Constitution même dont ils seraient émanés. Aussi, cinq mois à peine après la promulgation du décret sur la constitution civile du clergé, l’Assemblée le compléta le 14 novembre 1790 en précisant les dispositions légales qui briseraient la résistance arbitraire des évêques métropolitains.

Elle organisa toute une procédure de confirmation épiscopale qui aboutit enfin au tribunal de cassation, et par lui, c’est la société civile, devenue à elle-même son pape, qui va disposer, en fait, du pouvoir de confirmation. « Si le métropolitain ou, à son défaut, le plus ancien évêque de l’arrondissement, refuse de lui accorder la confirmation canonique, l’élu se représentera à lui assisté de deux notaires ; il le requerra de lui accorder la confirmation canonique et se fera donner acte de la réponse et de son refus de répondre. — Si le métropolitain ou le plus ancien évêque de l’arrondissement persiste dans son premier refus, l’élu se présentera en personne, ou par son fondé de procuration, et successivement chez tous les évêques de l’arrondissement, chacun suivant l’ordre de leur ancienneté, toujours assisté de deux notaires ; il leur exhibera le procès-verbal ou les procès-verbaux des refus qu’il aura essuyés, et il les suppliera de lui accorder la confirmation canonique. — Au cas qu’il ne se trouve dans l’arrondissement aucun évêque qui veuille accorder à l’élu la confirmation canonique, il y aura lieu à l’appel comme d’abus. — L’appel comme d’abus sera porté au tribunal de cassation. — L’élu sera tenu d’interjeter son appel comme d’abus, au plus tard, dans le délai d’un mois, à compter de la date du procès-verbal qui constatera le refus des évêques de l’arrondissement, et de le faire juger dans le mois suivant, à peine de déchéance. — Il ne sera intimé sur l’appel comme d’abus d’autre partie que le commissaire du roi près le tribunal de cassation et cependant l’évêque métropolitain dont le refus aura donné lieu à l’appel comme d’abus, aura la faculté d’intervenir sur l’appel pour justifier son refus, mais sans que son intervention puisse en aucun cas retarder le jugement de l’appel, ni qu’il puisse former opposition au jugement qui serait intervenu, sous prétexte qu’il n’y aurait pas été partie. — Si le tribunal de cassation déclare qu’il n’y a pas abus dans le refus il condamnera l’appelant en une amende de 150 livres et ordonnera que son jugement sera, à la requête du commissaire du roi, signifié au procureur général syndic du département, pour convoquer incessamment l’assemblée électorale à l’effet de procéder à une nouvelle élection de l’évêque. — Si le tribunal déclare qu’il y a abus dans le refus, il enverra l’élu en possession du temporel et nommera l’évêque auquel il sera tenu de se présenter pour le supplier de lui accorder la confirmation canonique. — Lorsque, sur le refus du métropolitain et des autres évêques de l’arrondissement, l’élu aura été obligé de se retirer devers un évêque d’un autre arrondissement, pour avoir la confirmation canonique, la consécration pourra se faire par l’évêque qui la lui a accordée. »


Massacre des patriotes de Montauban
D’après une estampe du Musée Carnavalet.


Je ne relève pas en ce moment ce qu’il y a d’audacieusement « bourgeois » dans l’organisation de cette procédure. Il y avait déjà toute une procédure ecclésiastique, mais qui s’exerçait par des formes d’Église et qui aboutissait à des tribunaux d’Église : ici l’intervention des notaires, le recours au même tribunal de cassation qui décide des conflits en matière civile, tout a une saveur laïque ; c’est le triomphe des légistes soumettant enfin à une procédure à eux l’investiture même des évêques, c’est-à-dire le recrutement de l’Église.

Mais ce qu’il faut surtout noter au point où nous sommes, c’est la souveraineté absolue de la société civile qui dispose en somme du pouvoir d’investiture. Si l’évêque métropolitain refuse la confirmation canonique, si tous les évêques de l’arrondissement, c’est-à-dire de la région commandée par une métropole s’entendent pour refuser cette confirmation, ils n’ont pas le dernier mot ; c’est un tribunal de cassation essentiellement laïque et formé de magistrats élus par chacun des départements qui décide si le refus est abusif ou non.

Au cas où il y a abus ce n’est pas le tribunal de cassation qui investit lui-même et confirme l’élu : mais comme il peut choisir n’importe lequel des 83 évêques pour lui adresser l’élu, comme il est sûr qu’au moins un évêque confirmera et que le tribunal de cassation peut toujours désigner celui dont les intentions favorables lui seront connues, c’est toujours le tribunal de cassation et par lui, le suffrage populaire dont il a fait prévaloir la décision, qui a le dernier mot.

Ainsi, non seulement l’opposition extérieure du pape n’est pas à craindre, puisqu’il n’est même pas consulté, mais l’opposition des évêques est illusoire puisqu’elle peut être réduite par un tribunal civil : et ce sont bien les électeurs du département, quels qu’ils soient, quelle que soit leur foi religieuse ou leur absence de foi, qu’ils soient catholiques, protestants, juifs ou incroyants et voltairiens, qui nomment souverainement l’évêque. En un sens, c’est un acte de laïcité plus hardi que la séparation de l’Église et de l’État, car, par la séparation de l’Église et de l’État, on ne laïcise que l’État ; la constitution civile du clergé laïcisait, à certains égards, l’Église elle-même, puisque c’est de l’autorité purement civile et laïque des citoyens s’exerçant pour la nomination des évêques au nom du même droit et en la même forme que pour la nomination d’un procureur syndic, que procédaient tous les officiers ecclésiastiques.

Il suffit, ou à peu près, de transposer du département ou district les dispositions relatives aux évêques pour avoir celles relatives aux curés. — « L’élection des curés, dit l’article 25, se fera dans la forme prescrite et par les électeurs indiqués dans le décret du 22 décembre 1789 pour la nomination des membres de l’assemblée administrative du district. — L’assemblée des électeurs pour la nomination des curés se formera tous les ans à l’époque de la formation des assemblées de district, quand même il n’y aurait une seule cure vacante dans le district, à l’effet de quoi les municipalités seront tenues de donner avis au procureur syndic du district de toutes les vacances de cures qui arriveront dans leur arrondissement par mort, démission ou autrement. »

« En convoquant l’assemblée des électeurs, le procureur syndic enverra à chaque municipalité la liste de toutes les cures auxquelles il faudra nommer. — L’élection des curés se fera par scrutins séparés pour chaque cure vacante.

« Chaque électeur, avant de mettre son bulletin dans le vase du scrutin, fera serment de ne nommer que celui qu’il aura choisi en son âme et conscience comme le plus digne, sans y avoir été déterminé par des promesses ou menaces. Ce serment sera prêté pour l’élection des évêques comme pour celle des curés.

« L’élection des curés ne pourra se faire ou être commencée qu’un jour de dimanche, dans la principale église du chef-lieu du district, à l’issue de la messe paroissiale à laquelle tous les électeurs seront tenus d’assister. — La proclamation des élus sera faite par le président du corps électoral dans l’église principale, avant la messe solennelle qui sera célébrée à cet effet, et en présence du peuple et du clergé.

« Pour être éligible à une cure il sera nécessaire d’avoir rempli les fonctions de vicaire dans une paroisse ou dans un hôpital et autre maison de charité du diocèse au moins pendant cinq ans. — Celui qui aura été proclamé élu à une cure se présentera en personne à l’évêque avec le procès-verbal de son élection et proclamation à l’effet d’obtenir de lui l’institution canonique. »

« L’évêque aura la faculté d’examiner l’élu en présence de son conseil sur sa doctrine et ses mœurs ; s’il le juge capable, il lui donnera l’institution canonique ; s’il croit devoir la lui refuser, les causes de ce refus seront données, par écrit, signées de l’évêque et de son conseil, sauf aux parties le recours à la puissance civile. — En examinant l’élu qui lui demandera l’institution canonique, l’évêque ne pourra exiger de lui d’autre serment, sinon qu’il fait profession de la religion catholique, apostolique et romaine. — Les curés, élus et institués, prêteront le même serment que les évêques dans leur église un jour de dimanche, avant la messe paroissiale, en présence des officiers municipaux du lieu, du peuple et du clergé : jusque-là, ils ne pourront faire aucune fonction curiale. »

Ainsi c’est le suffrage des citoyens actifs qui fait les curés comme il fait les évêques. Et contre l’évêque qui refuserait à l’élu la confirmation canonique, le curé a recours devant la puissance civile comme l’évêque diocésain contre l’évêque métropolitain. C’est donc bien d’une source exclusivement laïque que vont procéder désormais toutes les autorités ecclésiastiques : seuls, les vicaires seront choisis par les curés, dans des conditions déterminées.

Il faut observer cependant que la Constituante n’a pas osé aller, pour l’élection des officiers ecclésiastiques, jusqu’au suffrage populaire direct, tel qu’il fonctionnait pour les municipalités. Pour les évêques, dont la juridiction s’étendait à tout un département, cela est naturel, mais pourquoi adopter le système électoral du district pour l’élection des curés ? La plupart des paroisses nouvelles devaient être ou confondues avec le territoire de la commune ou des sections de ce territoire.

C’est donc au scrutin municipal, c’est-à-dire à l’élection directe par tous les citoyens actifs rassemblés qu’il semblait logique de recourir. L’Assemblée constituante n’osa pas : elle pensa sans doute que le corps électoral choisi par les assemblées primaires procéderait avec plus de gravité. Il y eut même un instant où le rapporteur Martineau parut consentir à ce que l’élection des évêques fût faite par les curés et par les membres du corps administratif de département. Une intervention vigoureuse de Robespierre fit maintenir les conclusions premières du rapport, c’est-à-dire l’élection par le peuple.

Il faut observer en outre que, pour les conditions d’éligibilité pour les évêques et les curés, la Constituante se montra respectueuse de la tradition catholique. Elle ne donna pas au peuple le droit de nommer tout d’abord évêque qui il voulait.

Pour être nommé évêque, c’est-à-dire pour recevoir le droit de faire de nouveaux prêtres, il fallait déjà être curé, c’est-à-dire avoir été ordonné prêtre par des évêques institués selon l’ancien mode. Malgré la fiction extraordinaire de Talleyrand, malgré les illusions extraordinaires des jansénistes qui considéraient la nation française de la fin du xviiie siècle comme l’Assemblée des fidèles, comme l’Église, dépositaire de l’esprit et de la volonté de Dieu, la Constituante n’osa pas faire jaillir directement du sol révolutionnaire des sources nouvelles de sacerdoce et par là la Constitution civile du clergé se distingua essentiellement de la Réforme du xvie siècle.

Bien des détails de la Constitution civile du clergé nous semblent bizarres et bien des historiens ont dit qu’elle a échoué misérablement. C’est inexact : d’abord elle a duré sous sa forme propre jusqu’au 21 février 1795, c’est-à-dire pendant quatre années, et elle fut, au moins pendant trois ans, réellement pratiquée : les électeurs chargés de nommer curés et évêques prenaient leurs fonctions au sérieux, assistaient sans mauvaise grâce (même les plus libres penseurs) aux cérémonies religieuses qui faisaient partie de la procédure électorale, et bien loin de croire qu’ils se compromettaient ainsi avec l’Église, ils croyaient faire acte de bons révolutionnaires.

Mais surtout la Constitution civile s’est survécue à elle-même, abâtardie, il est vrai, et abaissée, dans le Concordat. Du Concordat à la Constitution civile il y a deux grandes différences : c’est d’abord que par le Concordat l’intervention du pape a été rétablie.

Tandis que la Révolution ne connaissait point de pape et affirmait tranquillement la souveraineté du suffrage populaire aussi bien pour la nomination des magistrats d’Église que pour celle des autres magistrats de la nation, le Concordat était le résultat d’une négociation avec le pape et il lui restituait le droit d’institution canonique suprême.

Et l’autre différence c’est que, dans le régime du Concordat, la désignation des évêques et des curés est faite par le pouvoir exécutif et non par le suffrage populaire.

Il y a donc de la Constitution civile au Concordat diminution révolutionnaire. La Constitution civile est beaucoup plus laïque, nationale et démocratique que le Concordat. Elle ne reconnaît aucune puissance étrangère, et, au fond, aucune puissance théocratique : c’est la nation qui, dans sa souveraineté absolue et sous la forme populaire de l’élection, nomme et institue les officiers d’Église.

Mais ce qui reste de la Constitution civile, dans le Concordat, c’est le droit, pour un pouvoir d’origine révolutionnaire et laïque, qui reçoit non de l’Église mais du peuple sa légitimité, de désigner les évêques et les prêtres. Ces assemblées d’électeurs où tous, même les protestants, même les Juifs, même les incroyants, concourent à la nomination de l’évêque et du prêtre dans la Constitution civile nous semblent un peu bizarres, mais n’en est-il point de même, en fait, sous le régime du Concordat, où des ministres des cultes, protestants, déistes ou athées désignent les évêques et les prêtres ? L’essentiel, c’est qu’un pouvoir, qui n’émane pas de l’Église et qui représente les droits de l’homme, c’est-à-dire une conception absolument opposée à celle de l’Église, intervient dans le fonctionnement et le recrutement de l’Église : c’est là ce qui survit de la Constitution civile dans le Concordat : et c’est là, malgré tout, un échec grave à la théocratie.

Ceux qui comme nous, souhaitent non seulement la laïcité complète de l’État, mais la disparition de l’Église même et du Christianisme, ceux qui attendent impatiemment le jour où la puissance publique sera libérée de tout contact avec l’Église et où les consciences individuelles seront libérées de tout contact avec le dogme, peuvent croire que la Constitution civile du clergé était un piètre résultat et une combinaison bâtarde ; elle est néanmoins, en son fond, et à sa date, une hardiesse révolutionnaire ; et elle ne fut point, comme on l’a dit, une tentative précaire. En fait, sous l’action des forces rétrogrades et cléricales elle subit, comme la plupart des institutions révolutionnaires, un terrible déchet ; mais il y avait en elle une part intangible de Révolution qui s’est perpétuée…

Mais pourquoi la Constituante n’a-t-elle pas proclamé d’emblée la séparation de l’Église et de l’État ? Pourquoi n’a-t-elle pas dit que la religion était d’ordre purement privé et que la nation ne devait ni persécuter, ni soutenir, ni salarier, ni réglementer aucun culte ? Pourquoi n’a-t-elle pas, suivant la fameuse formule positiviste, réalisé d’emblée la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel ? M. Robinet le reproche véhémentement à la Constituante, dans ses études très substantielles sur le mouvement religieux à Paris pendant la Révolution.

J’avoue qu’il y a dans l’interprétation et la critique positiviste des faits une sorte de parti pris maniaque qui m’irrite. Coupables sont les Constituants de n’avoir pas deviné et appliqué la thèse d’Auguste Comte.

Or, cette thèse sur les deux pouvoirs est historiquement fausse et socialement absurde. Il est faux qu’un commencement de séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel ait été réalisé au moyen âge, par la société chrétienne et féodale.

Sans doute il semble qu’il y eût l’Église d’un côté, portant seulement les « saints livres » dans ses mains, et les rois ou empereurs de l’autre côté, portant en main le sceptre et le glaive. On peut dire, en un jugement très superficiel et tout d’apparences, que l’Église inspirait les gouvernants et ne gouvernait pas : et c’est là pour Auguste Comte une première séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel.

Mais, en fait, l’Église était entrée à fond dans le mécanisme de la société et de la propriété féodale. En fait, c’étaient des hommes d’Église qui assistaient, comme ministres, et qui dirigeaient le souverain. En fait, l’Église intervenait sans cesse dans le gouvernement des choses temporelles : et qui donc peut marquer la limite du spirituel et du temporel ? Qui ne voit d’ailleurs qu’un pouvoir temporel, sans idée propre, sans conscience propre, sans philosophie autonome, serait livré entièrement au pouvoir spirituel et que cette prétendue séparation des deux pouvoirs aboutirait à l’absorption effroyable de l’humanité en une théocratie ?

Si, même au moyen âge, l’humanité ne fut pas toute engloutie par l’Église, ce n’est point parce que l’Église n’avait pas le gouvernement direct des intérêts temporels : c’est parce que les grands intérêts temporels des empereurs, des rois et des peuples savaient se créer un droit qui s’opposait à celui de l’Église.

Au fond, malgré leur apparente soumission au dogme, l’Empereur allemand, le roi Philippe le Bel et les nations naissantes avaient de la vie et de l’univers une autre conception que le pape. Et c’est par là qu’ils ont résisté. Il n’y a pas de pouvoir temporel qui dure s’il n’est pas en même temps un pouvoir spirituel, c’est-à-dire s’il n’a pas une suffisante force et un suffisant désir de vivre pour se formuler lui-même en droit et pour s’élever à l’idée.

La thèse de Marx qui montre dans les grandes conceptions juridiques ou religieuses un reflet lointain de l’ordre réel du monde est le contraire de celle de Comte, et elle est bien plus profonde et plus vraie.

En tout cas, bien loin que l’humanité doive tendre comme à un idéal à la séparation du spirituel et du temporel, c’est leur fusion au contraire qu’elle doit désirer.

Il faut que toute la vie de tous les hommes, jusque dans le détail des métiers, soit pénétrée, par un idéal de justice, de science et de beauté, et il faut que cet idéal au lieu d’être monopolisé et interprété par une caste spirituelle soit constamment renouvelé, vivifié par l’expérience de ceux qui vivent et agissent, par le mouvement de l’activité « temporelle ».

Mais en vérité, comment M. Robinet, comment les positivistes peuvent-ils, à propos de l’Église de la fin du xviiie siècle, parler du « pouvoir spirituel  » ? Elle ne représentait plus rien dans l’ordre de la pensée : elle était la négation de la science, le scandale de la raison, la monstrueuse survivance du dogme suranné.

Le pouvoir spirituel du xviiie siècle, c’était la science et la philosophie : c’était Newton, Buffon et Hume. C’était la Constituante elle-même, quand elle résumait dans la Déclaration des Droits de l’homme tout l’effort de la pensée libre. Que les positivistes, à la suite d’Auguste Comte, reprochent aux Constituants et à la Révolution d’avoir fait de la « métaphysique » en proclamant les Droits de l’homme, qu’ils reprochent à la Révolution d’avoir, d’avance, manqué d’égards au comtisme par ces hautaines affirmations qui furent le ressort des volontés ! à la bonne heure : et on sait assez le parti que peut tirer la réaction de ce dénigrement de la Révolution par de prétendus esprits libres.

Mais du moins, qu’ils ne gémissent pas à propos de la Constitution civile du clergé, sur l’indiscrète intervention de la Constituante dans la marche du « pouvoir spirituel ». L’Église était en fait, une puissance énorme, hostile par toutes ses traditions, tous ses principes, tous ses intérêts, à l’ordre nouveau de liberté et de raison que la Révolution voulait fonder.

La Constituante a essayé, tant bien que mal, et sans heurter trop violemment cette puissance redoutable et les préjugés qui la protégeaient, de la faire passer sous la discipline révolutionnaire. Dites qu’elle a mal calculé son effort, qu’elle a été trop timorée ou trop, hardie, qu’il valait mieux rompre d’emblée : cela se discute, mais de grâce épargnez-nous, à propos de cette Église sans idées, la théorie « du pouvoir spirituel ». Le jour où l’État rompra avec l’Église, le jour où la République fera cette séparation de l’Église et de l’État, que M. Robinet ne pardonne pas à la Constituante de n’avoir pas accomplie, ce ne sera pas pour opérer, selon le rite positiviste, la séparation du temporel et du spirituel : ce sera pour rejeter loin du pouvoir spirituel nouveau, je veux dire loin de la société libre et organisée selon la raison, ce qui reste des servitudes intellectuelles du passé.

Mais en fait, et à calculer les forces de l’année 1790, la Constituante pouvait-elle d’emblée prononcer la séparation de l’Église et de l’État ? La question à cette date, n’était même pas posée ; elle n’existait pas. Personne parmi les législateurs, personne parmi les publicistes, personne parmi les penseurs et philosophes ne suggérait à la Constituante l’idée de séparer l’Église et l’État.

M. Robinet, pour prouver que cette idée n’était point étrangère au xviiie siècle et que par suite la Constituante aurait pu la réaliser, est obligé de torturer le sens des textes d’une façon à peine croyable. Il prend pour une invitation à séparer « le spirituel du temporel » et plus précisément l’Église de l’État tous les appels à la tolérance qui ont retenti dans le xviiie siècle. Montesquieu fait dire à une juive, dans l’Esprit des Lois : Vous voulez que nous soyons chrétiens et vous ne voulez pas l’être… Le caractère de la vérité, c’est son triomphe sur les cœurs et les esprits, et non pas cette impuissance que vous avouez lorsque vous voulez la faire recevoir par des supplices. »

Turgot écrit :

« Le Roi doit dire aux protestants : « Je gémis et je dois gémir de vous voir séparés de l’unité, la persuasion où je suis que la vérité ne se trouve que dans le sens de l’Église catholique et la tendresse que j’ai pour vous ne me permettent pas de voir votre sort sans douleur. Mais quoique vous soyez dans l’erreur, je ne vous en parlerai pas moins comme aux enfants sages, soumis aux lois ; continuez d’être utiles à l’État dont vous êtes membres et vous trouverez en moi la même protection que mes autres sujets. Mon apostolat est de vous rendre tous heureux »…

« Il doit dire aux évêques : Personne ne respecte plus que moi votre voix ; je suis soumis à vos décisions ; je n’aurai d’autre foi que la vôtre ! mais jamais je ne me mêlerai des affaires de la religion. Si les lois de l’Église devenaient celles de l’État, je mettrais la main à l’encensoir ; et je n’ai aucun droit pour exiger de mes sujets qu’ils pensent comme moi. Employez vos exemples, vos exhortations pour les convertir ; mais ne comptez pas sur mon autorité… Je ne prêterai point des armes temporelles à l’autorité spirituelle ».

Là-dessus M. Robinet triomphe, et il écrit : « On ne pouvait dire plus clairement ni mieux faire saisir, il nous semble, la légitimité, le devoir, l’urgence qu’il y avait, dès ce moment, à séparer l’Église de l’État », et il accable la Constituante qui au lieu de suivre le prétendu conseil de Turgot a « asservi l’Église à l’État ». Je crois que jamais l’esprit de système le plus étroit n’a conduit à de plus étranges aberrations et à une plus évidente méprise sur le sens lumineux des textes. Tous les philosophes demandaient à l’État de n’être pas persécuteur ; tous lui demandent de ne pas imposer par la force la religion catholique. Aucun n’a exprimé ou même entrevu l’idée que l’État devait rompre tout lien avec l’Église. Cette idée surgira bientôt de l’expérience révolutionnaire, mais en 1789 et 1790, elle n’est pas née. Et non seulement, la philosophie du xviiie siècle ne contient, en dehors des principes de tolérance, aucun mot d’ordre immédiat, aucune formule pratique que puissent appliquer les Constituants. Mais elle ne leur trace même pas un plan général de conduite à l’égard du christianisme. Elle ne les incline pas à désirer et à préparer, même prudemment, la disparition de l’habitude chrétienne. Seul peut-être Diderot, avec sa foi expansive et familière dans la science, avec son panthéisme naturaliste où Dieu apparaît à la fois comme la fermentation des forces de la nature et comme le terme lointain de l’évolution des choses (Dieu se fait, disait Diderot : Deus est in fieri), seul le grand encyclopédiste communiquait peut-être aux esprits le désir d’en finir, à fond et pour tous les hommes, avec la religion chrétienne Montesquieu était d’une extrême prudence, aussi bien dans l’ordre religieux que dans l’ordre politique.


Confédération de  Lille
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Voltaire avait beau percer de moqueries terribles et éblouissantes les Églises, les mystères, les miracles, les dogmes, tout le christianisme ; il avait beau publier les fragments les plus âprement antichrétiens du testament de l’abbé Meslier, il n’écrivait et ne voulait écrire que pour une élite : il espérait obliger la religion à être tolérante ; mais de même qu’il s’effrayait à l’idée de voir l’instruction répandue dans le peuple, parmi les « laboureurs » il se serait effrayé sans doute à l’idée de « déchristianiser » la masse.

Émanciper les dirigeants, les classes cultivées ; oui, mais cela n’allait pas jusqu’à ébranler au fond même du peuple les racines de l’ancienne loi.

Rousseau était singulièrement ambigu. D’une part, dans le Contrat social il considère que le christianisme, parce qu’il propose aux hommes un objet, le salut surnaturel, qui est étranger aux relations de société, est antisocial. Et il proclame que le législateur a le droit de définir « et d’imposer une religion civile » c’est-à-dire des croyances en harmonie avec les besoins fondamentaux de la société civile. Cette religion civile doit se composer, suivant lui, de dogmes simples, comme l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, et tous ceux qui n’en feraient pas profession pourraient et devraient être bannis, non pas comme hérétiques ou impies, mais comme ennemis du pacte social dont ces dogmes simples seraient la garantie.

La conclusion pratique pour la Constituante, de cette partie de l’œuvre de Rousseau eût été une double persécution dirigée à la fois contre les chrétiens et contre les athées ; la déchristianisation systématique de la France au profit d’un déisme officiel et obligatoire.

Mais qu’on y prenne garde : les politiques pouvaient espérer que peu à peu la religion chrétienne, encadrée dans la Révolution, laisserait perdre ou s’émousser la particularité de ses dogmes et qu’elle ne retiendrait bientôt qu’une sorte de déisme nuancé de tendresse évangélique. Ainsi c’est le christianisme lui-même, lentement dépouillé de sa rigueur dogmatique par le frottement même de la Révolution, qui deviendrait sans secousse « la religion civile » rêvée par Rousseau.

Par là, la constitution civile du clergé qui laissait subsister la croyance catholique, mais qui la trempait en quelque sorte dans le suffrage populaire tout imprégné de Révolution, réalisait, au fond, la pensée même de Rousseau.

Et d’autre part, Rousseau lui-même, dans le Vicaire Savoyard, a proposé aux hommes je ne sais quelle combinaison de déisme rationaliste et de christianisme sentimental : « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, s’écrie le vicaire, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu ». et il essaie dans cette vague exaltation d’oublier ses doutes sur les mystères essentiels de la religion chrétienne.

Au fond, il n’y réussit pas et il est le type du prêtre qui admirant l’Évangile, se croit autorisé à continuer l’exercice du culte, sans être précisément orthodoxe. Le vicaire Savoyard communie et donne la communion sans croire à la transsubstantiation, mais il croit que l’exaltation religieuse de son âme le dispense de la foi précise.

Il y a là je ne sais quel exemple d’hypocrisie sentimentale qui a certainement agi sur plusieurs des hommes de la Révolution. Ils se sont dit que la Révolution elle-même pouvait et devait être ce vicaire Savoyard, qu’elle pouvait et devait, si je puis dire, monter à l’autel sans croire, mais avec le dessein de transformer peu à peu en vague croyance déiste la foi traditionnelle du peuple.

Ainsi la Constitution civile était tout à fait dans le sens du vicaire savoyard et bien loin que Rousseau poussât à une rupture violente et déclarée avec l’Église, il suggérait au contraire je ne sais quel arrangement sentimental et un peu faux qui permettait de concilier le respect ostensible et la pratique nationale de la religion avec un arrière-fond de rationalisme.

Ce n’est donc pas de la philosophie du siècle que pouvait venir aux Constituants la politique de la séparation ou la politique de la déchristianisation systématique et directe. Et l’assemblée, où les jansénistes et les légistes étaient beaucoup plus nombreux que les philosophes, était infiniment plus préoccupée d’arracher l’Église de France à la domination de Rome et d’appliquer à l’organisation religieuse elle-même le droit public de la Révolution, que de précipiter de parti pris la dissolution de la croyance chrétienne, ou de rompre tous les liens légaux de l’Église et de l’État.

D’ailleurs, l’immense majorité du peuple en 1789 et 1790, n’aurait pas souffert que l’État, rompant tout lien avec l’Église, proclamât que la religion était simplement une affaire privée. Il y a dans l’ordre religieux un abîme entre la classe ouvrière d’aujourd’hui dont une partie est délibérément incroyante, et le peuple de 1789. Ne pas reconnaître cette prodigieuse différence des esprits et juger sévèrement l’œuvre religieuse de la Constituante, c’est ignorer précisément le travail profond de la Révolution elle-même.

Le peuple de 1789 était habitué, par les siècles, à considérer qu’il n’y avait pas de vie publique possible sans monarchie et sans religion. Et il ne dépendait pas de la Constituante de défaire en une minute, l’œuvre séculaire de servitude et de passivité. Il faudra des secousses sans nombre, la fuite de Varennes, les trahisons répétées des chefs, l’invasion des hordes étrangères appelées et aidées par la Cour, pour déprendre le peuple, j’entends le peuple révolutionnaire, de la monarchie et du roi.

Il faudra des épreuves énormes, la lutte sournoise et violente du clergé contre la Révolution, sa complicité évidente avec les ennemis de la liberté et de la nation, ses crimes de Vendée, ses appels fanatiques à la guerre civile pour déprendre le peuple révolutionnaire du clergé d’abord, du christianisme même, ensuite. Et encore, l’arrachement ne fut-il que superficiel. Quiconque ne tient pas compte de cela est incapable de comprendre l’histoire, incapable aussi de juger à leur mesure ces grands révolutionnaires bourgeois qui arrivèrent en quatre années, et en passant par la Constitution civile, à un commencement de déchristianisation de cette France si automatiquement croyante depuis des siècles.

Qu’on se figure bien qu’en 1789 et 1790, pour presque tout le peuple de France, le catholicisme était si étroitement mêlé à la vie nationale et privée qu’il en semblait inséparable. Qu’on se figure bien que le roi, jugé par eux nécessaire, avait été sacré par l’Église ; que toute leur vie personnelle et domestique reposait sur une base catholique, que l’Église seule tenait les registres des naissances, des mariages, des décès, et que sauf les rares fêtes données à l’avènement des rois, il n’y avait d’autres fêtes, d’autres cérémonies que celles où l’Église déployait la magnificence du culte.

Qu’on se souvienne que la royauté persécutrice avait eu pour complices les passions religieuses du peuple, que le fanatisme populaire avait même au temps de la Ligue, entraîné le pouvoir royal ; et que depuis, c’est aux applaudissements de la multitude catholique que les protestants avaient été persécutés.

Qu’on se souvienne encore, que dans le mouvement révolutionnaire même, une partie du clergé, sans renoncer en rien à l’intolérance systématique de l’Église, avait pris parti pour le peuple contre les nobles et contre l’impôt ; et qu’ainsi, jusque dans son origine, jusque dans la rédaction des cahiers, la Révolution semblait mêlée d’un peu d’Église.

Qu’on note les innombrables mouvements du peuple se portant aux Églises pendant les premières années de la Révolution, pour associer la religion aux grands événements nationaux ; que l’on sache que le plus populaire des prédicateurs, l’abbé Fauchet, faisait publiquement profession d’intolérance, et demandait que les protestants fussent exclus des emplois publics et des assemblées législatives, sans que ce monstrueux fanatisme coûtât rien à sa popularité parmi les ouvriers des quartiers pauvres.

Qu’on prenne garde que, dès 1790, la contre-révolution commençait à provoquer dans les pays mêlés de catholiques et de protestants, des mouvements fanatiques et qu’à Montauban, comme dans le Gard, la vie des patriotes fut en péril.

Qu’on se souvienne enfin, qu’après la fuite de Varennes, pour bien montrer au peuple que rien de la vie nationale n’était perdu par le départ ou la suspension du roi, et qu’il n’y avait pour ainsi dire aucun vide où le destin de la patrie pût s’abîmer, l’Assemblée nationale dut prendre part toute entière à la procession de la Fête-Dieu, dans le quartier du roi et à la place habituellement occupée par lui ; on comprendra qu’il était un peu plus malaisé à la Constituante d’appliquer la séparation comtiste du spirituel et du temporel que ne l’imagine M. Robinet, que sa qualité de positiviste a voué naturellement à la chimère.

Ou bien cette séparation de l’Église et de l’État, se serait accomplie avec une déférence toute comtiste pour le pouvoir spirituel ; et l’Église absolument libre de son action, pouvant acquérir à son aise et prêcher à sa volonté, aurait profité de cet énorme pouvoir pour tourner contre la Révolution toutes les forces combinées de la servitude antique et de la liberté nouvelle ; et qui osera dire que la Révolution pouvait résister à cet assaut ?

Ou bien le peuple aurait interprété cette rupture officielle de l’État avec l’Église comme une déclaration de guerre à la religion elle-même, et dans l’état des esprits, avec les habitudes mentales de l’immense majorité des paysans et des ouvriers de l’époque, c’était une arme terrible aux mains des agents de la Contre-Révolution. Ils le savaient bien lorsqu’au mois de mai 1790 le bénédictin dom Gerle, pour arrêter la marche de l’Assemblée qui expropriait l’Église, préparait la constitution civile et créait les assignats, proposa tout à coup à la Constituante de déclarer la religion catholique « religion nationale ».

Ou bien l’Assemblée, par peur de blesser le sentiment catholique du pays, cédait, et du coup elle était comme rejetée hors de la philosophie et de la Révolution, acculée peut-être, par la force du principe une fois posé, à d’odieuses mesures d’intolérance.

Ou bien, si elle refusait, on la dénonçait comme une ennemie de la religion. Si terrible était le piège que l’Assemblée fut pendant deux séances comme incapable de trouver sa route. Et quand la force de la tradition catholique pesait à ce point sur l’esprit du peuple, on s’étonne et on s’indigne que la Révolution ne se soit pas heurtée d’emblée, jusqu’à en mourir, à l’immense préjugé chrétien du pays.

Il faut admirer au contraire qu’elle ait eu l’audace, qui était grande, de faire entrer l’Église dans les cadres administratifs de la Révolution et sous la loi commune du suffrage populaire où elle se confondait avec toutes les institutions civiles.

Comment d’ailleurs la Constituante aurait-elle pu séparer l’Église de l’État, et refuser toute subvention publique au culte au moment même où elle procédait à l’expropriation générale des biens d’Église ? Je n’entends point par là le moins du monde que le budget des cultes fut une dette de l’État envers l’Église expropriée.

Il n’y a pas de dette de l’État, de la Révolution envers l’Église. Mais je rappelle que pour faire accepter par la majorité du pays l’admirable mais audacieuse expropriation révolutionnaire qui fut le salut de la liberté, la Constituante crut nécessaire de proclamer en même temps qu’elle assumait les charges auxquelles les donateurs avaient voulu pourvoir. M. Robinet lui-même sent si bien qu’il était impossible à la Constituante, dans l’état des esprits, d’exproprier l’Église sans assurer le service du culte et l’existence des innombrables prêtres répandus dans les paroisses et qu’on ne pouvait affamer sans péril, que lui-même indique que sur le produit de la vente des biens nationaux, une somme aurait pu être réservée pour ménager la transition nécessaire.

Mais quoi ! n’était-ce pas la reconstitution de la propriété commune d’Église au moment même où la Révolution s’efforçait de l’abolir ? et n’était-il pas plus sage de faire passer l’Église par le régime du salariat ?

Ah ! je comprends très bien ce que les premiers ménagements forcés de la Révolution pour l’Église et le Christianisme ont de fâcheux et même de choquant. Puériles et rétrogrades sont les objections et les plaintes du comtisme gémissant que l’Église ait été « asservie à l’État » ; mais bien naturelles sont les impatiences des hauts esprits à la Quinet qui attendent de la Révolution qu’elle prononce contre la grande ennemie la parole décisive.

Tous nous avons hâte que la Révolution puisse dire : Il n’y a rien de commun entre le dogme et moi, et la seule révélation que j’accepte c’est la lumière de la science et de la raison. Nous avons hâte que l’esprit humain puisse affirmer sans réticence sa confiance superbe en lui-même, et son dégoût pour la vieille superstition comme pour les compromis qui la maintiennent.

Nous souffrons que l’esprit philosophique du xviiie siècle soit obligé, à la Constituante, de s’abriter derrière le Christianisme étroit des Jansénistes comme Grégoire et Camus, pour qu’une marque chrétienne authentique imprimée à la Constitution civile par ces hérétiques inconscients, couvre aux yeux du peuple la hardiesse de la combinaison nouvelle.

Il nous en coûte d’entendre Lameth, opposer seulement à dom Gerle que la Révolution aurait dû foudroyer du souvenir des crimes de la religion d’État, de doucereuses équivoques, ou des ironies subtiles que le peuple ne saisissait pas. « Nous avons voulu que les premiers fussent les derniers et que les derniers fussent les premiers ; n’est-ce pas nous qui avons réalisé l’Évangile ? » »

Et ce n’est pas sans une sorte de gêne qu’après avoir lu les lettres du donjon de Vincennes où Mirabeau fait nettement profession de matérialisme et d’athéisme nous entendons le grand tribun justifier la Constitution civile aux yeux des populations effrayées et scandalisées en une sorte d’homélie où tout sonne faux.

Il est vrai qu’à regarder au fond des choses, cette adresse était vraiment la négation du christianisme dont elle prétendait rassurer les fidèles : « Français, on dénonce de toutes parts la constitution civile du clergé décrétée par vos représentants, comme dénaturant l’organisation divine de l’Église chrétienne et ne pouvant subsister avec les principes consacrés par l’antiquité ecclésiastique. »

Ainsi nous n’aurions pu briser les chaînes de notre servitude sans secouer le joug de la foi ?… Non, la liberté est loin de vous prescrire un si impraticable sacrifice. Regardez cette Église de France, dont les fondements s’enlacent et se perdent dans ceux de l’empire lui-même ; voyez comme la liberté qui vient du ciel aussi bien que notre foi, semble montrer en elle la compagne de son éternité et de sa divinité. »

« Voyez comme ces deux filles de la raison souveraine s’unissent pour développer et remplir toute la perfectibilité de notre sublime nature et pour combler notre double besoin d’exister avec gloire et d’exister toujours. »

Triste et imprudent amalgame ! Lier à ce point la liberté et la religion, c’est compromettre la liberté qui ne périra pas, dans la compagnie du Christianisme qui doit mourir. Mais en même temps quelle dénaturation du christianisme lui-même ! Le voilà dérivé de la raison comme la Révolution elle-même ; et si la foi est descendue du ciel, c’est comme la liberté.

Les flammes descendues sur la tête des apôtres, les rayons du soleil de juillet, tout cela se mêle en une clarté équivoque où le vrai chrétien ne discernerait certainement plus l’origine surnaturelle de sa foi exclusive et dominatrice.

Mais Mirabeau souffre réellement de cette contrainte, et bientôt il s’échappe à dire que l’Église a tout à perdre si elle essaie de démontrer que la religion est inconciliable avec la Révolution ; car ce n’est ni la raison ni la Révolution qui périront.

C’était la foudre de la pensée libre, c’était le brillant éclair du xviiie siècle qui perçait enfin la fausse nuée biblique ; l’Assemblée trouva l’adresse de Mirabeau plus compromettante qu’utile. Camus s’écria : C’est intolérable ! et le grand orateur dut descendre de la tribune sans pouvoir achever la lecture de l’adresse destinée à calmer la frayeur superstitieuse du peuple et qui soudain éclatait comme une menace à la religion elle-même.

Mais l’obligation même où était l’Assemblée de se défendre, à peine la Constitution civile votée, et son impatience aux paroles menaçantes de Mirabeau dénotent bien la force de l’obstacle et l’étendue du péril. M. Thiers, en quelques phrases d’un scepticisme narquois, attribue aux Constituants libres penseurs et philosophes une désinvolture d’esprit et un détachement dédaigneux qui n’étaient point à ce moment dans l’ordre des choses.

« Ce projet, dit-il, qui fut nommé Constitution civile du clergé et qui fit calomnier l’Assemblée plus que tout ce qu’elle avait fait, était pourtant l’ouvrage des députés les plus pieux. C’étaient Camus et autres jansénistes qui voulant raffermir la religion dans l’État, cherchaient à la mettre en harmonie avec les lois nouvelles… Sans Camus et quelques autres, les membres de l’Assemblée, élevés à l’école des philosophes, auraient traité le christianisme comme toutes les autres religions admises dans l’État, et ne s’en seraient point occupés. Ils se prêtèrent à des sentiments que dans nos mœurs nouvelles il est d’usage de ne pas combattre même quand on ne les partage pas. »

La phrase est d’une ironie souveraine et charmante ; mais historiquement il n’est pas vrai que les constituants philosophes aient cédé à je ne sais quelle condescendance pour la piété candide et obstinée des jansénistes. Ils n’étaient pas fâchés que le zèle des Jansénistes chrétiens jetât un voile de piété sur leur entreprise. Mais ce qui les préoccupait le plus, c’était de régler sans trop de bruit et avec le moindre péril possible les difficiles rapports de l’Église et de la Révolution.

Ils n’abdiquaient pas : ils ne se désintéressaient pas. Ils espéraient que peu à peu l’institution catholique prise dans le cadre de la Révolution, serait pénétrée par l’influence dissolvante de la pensée révolutionnaire. Et lorsqu’ils affectaient de croire qu’il n’y avait pas contradiction entre les principes du christianisme et ceux de la Révolution, pratiquement ils ne trompaient pas le pays, car les nations comme les individus ont la faculté admirable de ne pas ressentir d’emblée la contradiction des principes opposés qu’elles portent parfois en elles.

Il leur faut plusieurs générations et l’épreuve d’événements multiples pour ressentir cette contradiction au point où elle devient intolérable : et grâce à cette puissance d’illogisme de la vie, l’humanité entre dans la sphère d’action d’un principe nouveau sans subir le déchirement immédiat et la douleur d’une répudiation totale et consciente du passé.

Ainsi les Constituants espéraient que la pure raison se dégagerait peu à peu de l’hétéroclite composé de christianisme et de révolution qui en 1789 formait le fond de la conscience nationale. L’essentiel pour eux, à cette heure, (et ils avaient raison) c’est que la marque révolutionnaire fut imprimée à l’organisation de l’Église, que celle-ci ne fut pas traitée comme une institution à part, mais soumise aux mêmes conditions de fonctionnement que toutes les institutions civiles.

Par là l’Église, en même temps qu’elle était expropriée de son domaine, était expropriée de sa primauté spirituelle. Elle était surtout expropriée de son mystère : car comment le peuple aurait-il révéré longtemps comme des interprètes d’une puissance surnaturelle, les hommes qu’il nommait lui-même, qu’il instituait lui-même par son suffrage tout comme un administrateur du département ?

La profondeur du ciel mystique se fermait. Entre le rationalisme vaguement évangélique de la plupart des autorités civiles et le christianisme administratif et vaguement populaire des nouveaux élus, une sorte d’équilibre et de niveau tendait à s’établir… Qu’on lise par exemple les discours prononcés le dimanche 6 février 1791 dans l’église paroissiale métropolitaine, par le Président de l’Assemblée électorale, Pastoret, proclamant curé de Saint-Sulpice le père Poiret, de l’Oratoire : et qu’on lise ensuite la réponse du nouveau curé : on remarquera dans les deux discours une sorte d’unisson qui tient à l’effacement simultané de la raison et de la foi.

« Peuple qui remplissez cette enceinte, dit Pastoret, vous dont l’attitude tranquille et le silence respectueux sont un hommage touchant rendu au culte et à la foi, souvenez-vous que la tolérance est la première des vertus religieuses, comme la première des vertus civiles. La tolérance n’est que la charité. Heureux jour celui où la piété et la philosophie se sont embrassées sous les auspices de l’Être qui, d’un regard, mesure l’univers :

« Aimez Dieu ! honorez la nation et le Roi, chérissez vos frères : tels sont les principes de l’Évangile. Ils attendaient la Constitution française et ils en étaient le monument prophétique ». Étrange conception qui fait de l’Évangile

Le Roi piochant au champ de mars.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


la pierre d’attente des droits de l’homme, une première révélation incomplète et que la Révolution dépasse ! C’est la négation même du christianisme qui se donne comme la source unique et éternelle de toute vérité.

Et le nouveau curé accepte cette sorte de partage entre l’Évangile et la raison. « C’est avec le code éternel de l’ordre, l’Évangile à la main, que je me propose de travailler à rendre heureuse la paroisse que vous me confiez. À l’ouverture de ce livre admirable j’y trouve écrit en lettres de lumière, lisibles et intelligibles à tout l’univers : « Mortels, apprenez du Sauveur des hommes à être doux et humbles de cœur. Vous êtes sur la terre en société avec Dieu et avec les hommes ; adorez votre Créateur et traitez-vous en frères ; aimez vous les uns les autres : et c’est ainsi que vous accomplirez la loi de Jésus Christ. Que les plus parfaits sourirent avec patience les imparfaits. Ne faites point à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit. C’est aussi le premier principe de l’équité naturelle, la loi générale, si évidente que nous n’avons pas besoin d’aller aux voix pour la faire accepter de tout le monde. Le cri unanime de la nature la publie partout.

Tel est, Messieurs, notre Évangile : nous ferons entendre la raison suprême comme la directrice de nos mœurs ; si vous l’écoutez attentivement, il n’y aura plus que de la sincérité dans le commerce de la parole, de la fidélité dans les promesses, de la bonne foi dans les conventions, de la modestie dans les sentiments, de la modération dans les procédés, une amitié cordiale et universelles pour tous les hommes avec qui nous avons à vivre en nous considérant tous comme les citoyens d’une même ville, comme les enfants d’un même père, comme les membres d’un même corps, dont la fin essentielle est de concourir tous ensemble à leur conservation réciproque. Quelle morale ! En fut-il jamais de plus sublime ? »

Ainsi le lien civil qui unit les citoyens d’une même cité a, pour le prédicateur, au moins la même force morale que le lien religieux qui unit « les enfants d’un même père ». Ainsi les fins surnaturelles et mystérieuses du salut individuel que le christianisme proposait aux hommes s’effacent pour ne laisser apparaître que la fin terrestre et sociale de la « conservation réciproque ».

Et c’est là, selon le prêtre, le plus sublime objet de la morale. On dira qu’il justifie l’Évangile par sa conformité avec l’esprit de la Révolution. C’est donc celle-ci qui devient la véritable mesure du vrai, le véritable Évangile. Il y a là évidemment un sourd travail d’adultération et de décomposition de l’esprit chrétien : en acceptant une intervention si éclatante de la puissance civile et populaire dans sa propre institution, le prêtre acceptait par là même une intervention secrète de la pensée laïque et du rationalisme jusque dans le dogme. Devant ce peuple révolutionnaire dont son autorité sacerdotale émanait, il cherchait naturellement, inconsciemment, les pensées qui le rapprochaient de lui et comme, au fond, ce peuple n’avait que des habitudes chrétiennes mais une pensée révolutionnaire et humaine, c’est à un compromis étrange que le prêtre aboutissait.

Je ne dis pas que cette mixture intellectuelle de christianisme et de rationalisme soit bien attrayante, et c’est un composé philosophique très médiocre et très instable. Mais le peuple avait été tenu dans l’ignorance et dans la dépendance chrétienne aussi bien par le dédain des philosophes que par l’esprit de domination de l’Église : et même en entrant en Révolution il ne pouvait accéder d’emblée à la pure philosophie de la science et de la raison. Cette première période révolutionnaire est donc nécessairement, dans l’ordre religieux, une période de compromis. L’essentiel encore une fois c’est que ce compromis, s’il obligeait la pensée libre à des formalités désagréables et à des attitudes déplaisantes, n’atteignait pas la force interne de la raison ; et au contraire, en diminuant l’esprit de passivité et de dépendance des foules il atteignait la force intime de l’Église ; les quatre millions de citoyens actifs qui hier saluaient l’évêque comme une double incarnation de Dieu et du Roi nomment maintenant cet évêque. L’Église a posture de candidat devant le suffrage populaire, c’est lui qui décide en dernier ressort, c’est lui qui est pape et en quelque mesure, par la communication de la puissance sacerdotale, c’est lui qui est Dieu.

Cette exaltation du peuple est l’abaissement de l’Église, et le dogme perd l’auréole de puissance qui en faisait une vérité. En tout cas, il sera plus facile au peuple, ayant traversé la Constitution civile, de regarder en face l’autel où, par lui, le prêtre est monté. Je suis convaincu que cette Constitution civile, si dédaignée par quelques esprits hautains est pour beaucoup dans la liberté intellectuelle du peuple d’aujourd’hui à l’égard des choses religieuses. Elle a été une première accommodation laïque de la religion qui a habitué le peuple aux pleines audaces de la pensée libre.

L’Église sentit la gravité du coup, car elle ne tarda pas, sous la direction du pape, à opposer à la Constitution civile une résistance acharnée. Elle prétendit que la nouvelle distribution des diocèses était absolument contraire au droit canonique. Elle prétendit que la Constituante n’avait pas le droit d’éviter le recours au chef de l’Église universelle. Nous n’avons point à discuter ces prétentions.

M. Robinet en sa qualité de positiviste donne raison au chef de l’Église. Mais l’Église en sa longue vie a accepté trop de constitutions différentes, elle s’est adaptée à trop de conditions politiques et sociales diverses pour qu’elle puisse opposer aux nouveautés révolutionnaires l’autorité d’une tradition constante. Et le problème se résume d’un mot. L’Église aspire à la domination, elle déclare donc contraire aux principes tout ce qui contrarie sa domination, mais comme elle ne s’obstine pas contre l’inévitable, et qu’elle aime mieux évoluer que disparaître, elle finit par se résigner à ce qu’elle n’a pu détruire et par rajuster ses principes à ce qui est.

Si la Révolution avait pleinement triomphé, si la liberté politique et le suffrage populaire n’avaient point sombré dans le despotisme impérial, si le principe électif avait continué à fonctionner partout, et si le triomphe de la Révolution et de la démocratie avaient donné à la France un vigoureux esprit national, la Constitution civile se serait imposée au clergé et au pape lui-même. Il n’aurait certes pas détaché de l’Église universelle la France de la Révolution et il se serait borné à maintenir le plus possible entre les évêques élus et le Saint-Siège « l’unité de la foi ». Ce n’est donc pas une question canonique qui est posée. C’est une question politique. Il s’agit de savoir si la Révolution aura la force de s’imposer dans toutes ses œuvres et dans la Constitution civile elle-même.

J’entends quelquefois des esprits « modérés » regretter que la Révolution française se soit créé à elle-même tant de difficultés redoutables en donnant au clergé une Constitution civile. Mais ils raisonnent en vérité comme s’il était possible à la Révolution d’ignorer l’existence d’une Église qui dominait et pétrissait la France depuis des siècles. Ils raisonnent comme s’il était possible à la Révolution en affectant cette ignorance, d’abolir le profond conflit du principe catholique et des principes révolutionnaires. Il n’était pas une question où la Révolution ne fût obligée de prendre parti et où elle ne rencontrait l’Église sur son chemin.

Pour ne parler que de la question des diocèses, fallait-il, au moment où la Constitution abolissait les anciennes provinces et uniformisait la France, qu’elle laissât subsister les anciens diocèses comme un souvenir de la vieille France se superposant aux lignes de la France nouvelle et entretenant une espérance universelle de réaction ? Au moment où la nation se saisissait du pouvoir du Roi, il fallait bien qu’elle décidât quel usage elle ferait de la partie de ce pouvoir qui concernait l’église, ou fallait-il laisser celle-ci indéfiniment maîtresse de tout, de son recrutement, de sa prédication, des écoles, des registres de l’état civil ?

Encore une fois la dramatique rencontre du christianisme et de la Révolution ne pouvait être reculée. Le seul devoir de la Constituante était de ménager cette rencontre de façon à froisser le moins possible les préjugés de la masse qui se fût tournée contre la Révolution et de façon aussi à donner au peuple à l’égard des choses religieuses des habitudes nouvelles de liberté. C’est à quoi la Constitution civile a pourvu autant qu’il était possible. En fait, la Révolution trouva des prêtres assermentés pour toutes les paroisses, des évêques assermentés pour tous les diocèses : elle put ainsi diviser l’Église contre elle-même : elle prévint un soulèvement unanime de fanatisme religieux où elle aurait sombré et elle se donna le temps d’être, pour l’essentiel de son œuvre, inattaquable et irrévocable. Mais il est visible que nous venons de toucher à une force terrible de résistance, au grand ressort de la contre-révolution et nous pressentons dès maintenant une suite de luttes tragiques et passionnées qui jetteront la Révolution hors de la politique modérée et moyenne de ses débuts.