La Curée (Barbier)

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Iambes et PoèmesPaul Masgana, libraire-éditeur (p. 13-20).
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La Curée

 

I


Oh ! Lorsqu’un lourd soleil chauffait les grandes dalles
          Des ponts et de nos quais déserts,
Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles
          Sifflait et pleuvait par les airs ;
Que dans Paris entier, comme la mer qui monte,
          Le peuple soulevé grondait,
Et qu’au lugubre accent des vieux canons de fonte
          La Marseillaise répondait,
Certe, on ne voyait pas, comme au jour où nous sommes,
          Tant d’uniformes à la fois :

C’était sous des haillons que battaient les cœurs d’hommes ;
          C’était alors de sales doigts
Qui chargeaient les mousquets et renvoyaient la foudre ;
          C’était la bouche aux vils jurons
Qui mâchait la cartouche, et qui, noire de poudre,
          Criait aux citoyens : Mourons !

II


Quant à tous ces beaux fils aux tricolores flammes,
          Au beau linge, au frac élégant,
Ces hommes en corsets, ces visages de femmes,
          Héros du boulevard de Gand,
Que faisaient-ils, tandis qu’à travers la mitraille,
          Et sous le sabre détesté,
La grande populace et la sainte canaille
          Se ruaient à l’immortalité ?
Tandis que tout Paris se jonchait de merveilles,
          Ces messieurs tremblaient dans leur peau,

Pâles, suant la peur, et la main aux oreilles,
          Accroupis derrière un rideau.


III


C’est que la liberté n’est pas une comtesse
          Du noble faubourg Saint-Germain,
Une femme qu’un cri fait tomber en faiblesse,
          Qui met du blanc et du carmin :
C’est une forte femme aux puissantes mamelles,
          À la voix rauque, aux durs appas,
Qui, du brun sur la peau, du feu dans les prunelles,
          Agile et marchant à grands pas,
Se plaît aux cris du peuple, aux sanglantes mêlées,
          Aux longs roulements des tambours,
À l’odeur de la poudre, aux lointaines volées
          Des cloches et des canons sourds ;
Qui ne prend ses amours que dans la populace,
          Qui ne prête son large flanc

Qu’à des gens forts comme elle, et qui veut qu’on l’embrasse
          Avec des bras rouges de sang.


IV


C’est la vierge fougueuse, enfant de la Bastille,
          Qui jadis, lorsqu’elle apparut
Avec son air hardi, ses allures de fille,
          Cinq ans mit tout le peuple en rût ;
Qui, plus tard, entonnant une marche guerrière,
          Lasse de ses premiers amants,
Jeta là son bonnet, et devint vivandière
          D’un capitaine de vingt ans :
C’est cette femme, enfin, qui, toujours belle et nue,
          Avec l’écharpe aux trois couleurs,
Dans nos murs mitraillés tout à coup reparue,
          Vient de sécher nos yeux en pleurs,
De remettre en trois jours une haute couronne
          Aux mains des français soulevés,

D’écraser une armée et de broyer un trône
          Avec quelques tas de pavés.


V


Mais, ô honte ! Paris, si beau dans sa colère,
          Paris, si plein de majesté
Dans ce jour de tempête où le vent populaire
          Déracina la royauté ;
Paris, si magnifique avec ses funérailles,
          Ses débris d’hommes, ses tombeaux,
Ses chemins dépavés et ses pans de murailles
          Troués comme de vieux drapeaux ;
Paris, cette cité de lauriers toute ceinte,
          Dont le monde entier est jaloux,
Que les peuples émus appellent tous la sainte,
          Et qu’ils ne nomment qu’à genoux,
Paris n’est maintenant qu’une sentine impure,
          Un égout sordide et boueux,

Où mille noirs courants de limon et d’ordure
          Viennent traîner leurs flots honteux ;
Un taudis regorgeant de faquins sans courage,
          D’effrontés coureurs de salons,
Qui vont de porte en porte, et d’étage en étage,
          Gueusant quelque bout de galons ;
Une halle cynique aux clameurs insolentes,
          Où chacun cherche à déchirer
Un misérable coin des guenilles sanglantes
          Du pouvoir qui vient d’expirer.


VI


Ainsi, quand dans sa bauge aride et solitaire
          Le sanglier, frappé de mort,
Est là, tout palpitant, étendu sur la terre,
          Et sous le soleil qui le mord ;
Lorsque, blanchi de bave et la langue tirée,
          Ne bougeant plus en ses liens,

Il meurt, et que la trompe a sonné la curée
          À toute la meute des chiens,
Toute la meute, alors, comme une vague immense
          Bondit ; alors chaque mâtin
Hurle en signe de joie, et prépare d’avance
          Ses larges crocs pour le festin ;
Et puis vient la cohue, et les abois féroces
          Roulent de vallons en vallons ;
Chiens courants et limiers, et dogues, et molosses,
          Tout se lance, et tout crie : allons !
Quand le sanglier tombe et roule sur l’arène,
          Allons ! Allons ! Les chiens sont rois !
Le cadavre est à nous ; payons-nous notre peine,
          Nos coups de dents et nos abois.
Allons ! Nous n’avons plus de valet qui nous fouaille
          Et qui se pende à notre cou :
Du sang chaud, de la chair, allons, faisons ripaille,
          Et gorgeons-nous tout notre soûl !
Et tous, comme ouvriers que l’on met à la tâche,
          Fouillent ces flancs à plein museau,

Et de l’ongle et des dents travaillent sans relâche,
          Car chacun en veut un morceau ;
Car il faut au chenil que chacun d’eux revienne
          Avec un os demi-rongé,
Et que, trouvant au seuil son orgueilleuse chienne,
          Jalouse et le poil allongé,
Il lui montre sa gueule encor rouge, et qui grogne,
          Son os dans les dents arrêté,
Et lui crie, en jetant son quartier de charogne :
          « Voici ma part de royauté ! »


Août 1830.