La Découverte de l’alcool et la distillation

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La découverte de l’alcool et la distillation
M. Berthelot

Revue des Deux Mondes tome 114, 1892


LA
DECOUVERTE DE L'ALCOOL
ET
LA DISTILLATION

L’alcool joue un rôle considérable dans nos civilisations modernes : c’est par centaines de millions que l’on compte le produit des impôts qui pèsent sur lui dans le budget des grands États européens ; c’est par milliards qu’il faudrait évaluer les gains tirés de cette fabrication, soit dans les villes, soit dans les campagnes. L’impôt sur les boissons, le privilège des bouilleurs de cru, le développement des distilleries agricoles, font l’objet des méditations des financiers et des législateurs. Alimens ou poisons, substances utiles à l’hygiène et à l’industrie ou funestes à la santé, les liquides alcooliques sont entre toutes les mains.

Mais si le vin, la bière, l’hydromel, sont usités depuis les temps préhistoriques, le principe actif qui leur est commun, celui qui produit l’excitation favorable et l’ivresse nuisible, celui que l’on concentre dans les liqueurs spiritueuses, l’alcool, n’est connu que depuis sept ou huit siècles : il a été ignoré de l’antiquité. Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de raconter ici comment la découverte en a été faite. L’histoire des tâtonnemens successifs des hommes dans la découverte des choses utiles, aussi bien que dans celle des vérités générales, est toujours digne de fixer notre attention. Rien ne doit nous être indifférent de ce qui touche au progrès, à la marche successive de l’esprit humain.


Sic unum quidquid paulatim protrahit ætas
In medium, ratioque in luminis eruit oras ;
Namque alid ex alio clarescere corde videmus
Artibus, ad summum donec venere cacumen.

(Lucrèce.)


I

Le nom de l’alcool, en tant que réservé aux produits de la distillation du vin, est moderne. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ce mot, d’origine arabe, signifiait un principe quelconque, atténué par pulvérisation extrême, ou par sublimation. Par exemple, il s’appliquait à la poudre de sulfure d’antimoine (koheul), employée pour noircir les cils, et à diverses autres substances, aussi bien qu’à l’esprit-de-vin.

Au XIIIe siècle, et même au XIVe siècle et plus tard, on ne trouve aucun auteur qui applique le mot d’alcool au produit de la distillation du vin.

Le mot d’esprit-de-vin ou esprit ardent, quoique plus ancien, n’était pas non plus connu au XIIIe siècle ; car on réservait à cette époque le nom d’esprit aux seuls agens volatils, tels que le mercure, le soufre, les sulfures d’arsenic, le sel ammoniac, capables d’agir sur les métaux pour en modifier la couleur.et les propriétés.

Quant à la dénomination eau-de-vie, ce mot a été donné pendant les XIIIe et XIVe siècles à l’élixir de longue vie ; c’est Arnaud de Villeneuve qui l’a prononcé, pour la première fois, pour désigner le produit de la distillation du vin. Encore l’a-t-il employé, non comme nom spécifique, mais afin de marquer l’assimilation qu’il en faisait avec le produit retiré du vin ; l’élixir de longue vie des anciens alchimistes n’avait rien de commun avec notre alcool. Cette confusion a occasionné plus d’une erreur chez les historiens de la science.

En réalité, c’est sous la dénomination d’eau ardente, c’est-à-dire inflammable, que notre alcool apparaît d’abord, et ce nom était également donné à l’essence de térébenthine. Tâchons de préciser, d’après les auteurs anciens et ceux du moyen âge, l’origine même de la découverte de l’alcool, en montrant les degrés successifs parcourus dans la connaissance de cette substance.

Que le vin pût fournir quelque chose d’inflammable, c’est ce que les anciens en effet avaient déjà observé. On lit dans Aristote (Météorologiques) : « Le vin ordinaire possède une certaine exhalaison ; c’est pourquoi il émet une flamme. » On lit de même dans Théophraste, le disciple immédiat d’Aristote : « Le vin versé sur le feu, comme pour des libations, jette un éclat, » c’est-à-dire produit une flamme brillante.

Pline renferme une phrase plus décisive encore ; il nous apprend que le vin de Falerne, produit par le champ Faustien, « est le seul vin qui puisse être allumé au contact d’une flamme : » solo vinorum flamma accenditur. Ce qui arrive en effet pour certains vins très riches en alcool.

Ce sont ces phénomènes vulgaires, ces observations accidentelles, faites dans le cours des sacrifices et des festins, qui ont servi de point de départ à la découverte. Mais il a fallu bien des intermédiaires. Tel est l’essai suivant, tour de physique amusante, imaginé sans doute par quelque prestidigitateur, et exposé dans un manuscrit latin de la bibliothèque royale de Munich.

« On peut faire brûler du vin dans un pot, comme il suit : mettez dans un pot du vin blanc ou rouge, le sommet du pot étant élevé et pourvu d’un couvercle percé au milieu. Quand le vin aura été échauffé, qu’il entrera en ébullition et que la vapeur sortira par le trou, approchez une lumière : aussitôt la vapeur prend feu et la flamme dure, tant que la vapeur sort. »

Cependant l’alcool ne fut pas isolé par les anciens.


II

Pour aller plus loin, il fallut une découverte nouvelle, d’une portée plus importante et plus générale, celle de la distillation, nécessaire pour séparer du vin son principe inflammable. Celle-ci traversa plusieurs étapes.

Son point de départ résulte aussi d’observations vulgaires. Lorsque l’eau est échauffée dans un vase, sa vapeur se condense sur les parois des objets environnans, et surtout sur le couvercle du vase ; c’est ce que chacun peut remarquer, dans l’économie domestique, sur le couvercle des soupières, des marmites, voire même des théières et cafetières. Aristote signale le fait dans ses Météorologiques : « La vapeur, dit-il, se condense sous forme d’eau, si on se donne la peine de la recueillir. » Il rappelle, dans un autre passage, une observation moins banale, quoique due sans doute aussi au hasard, mais qui a reçu de notre temps les applications les plus étendues. « L’expérience, ajoute-t-il, nous a appris que l’eau de mer, réduite en vapeur, devient potable ; et le produit vaporisé, une fois condensé, ne reproduit pas l’eau de mer… Le vin et tous les liquides, une fois vaporisés, deviennent eau. » Il semblait donc, d’après Aristote, que l’évaporation changeât la nature des liquides vaporisés et les ramenât tous à un état identique, celui de l’eau. Ce changement était conforme aux idées philosophiques de l’auteur, le vin, aussi bien que l’eau de mer, étant ainsi réduits à un même état, celui de l’eau, principe de la liquidité, c’est-à-dire regardée comme l’un des quatre élémens fondamentaux des choses par les philosophes anciens.

Cependant les remarques d’Aristote sur l’eau de mer ne tardèrent pas à devenir l’origine d’un procédé pratique, signalé par Alexandre d’Aphrodisie, l’un de ses premiers commentateurs, vers le IIe ou le IIIe siècle de notre ère. D’après cet auteur, on chauffait l’eau de mer dans des marmites d’airain, et on recueillait, pour la boire, l’eau condensée à la surface des couvercles. Tel est le premier germe de cette industrie de la distillation de l’eau de mer, mise en pratique aujourd’hui sur une si vaste échelle, à bord des vaisseaux. Les procédés dus à la science du XIXe siècle ont permis de remplacer ainsi ces approvisionnemens d’eau, emportés autrefois dans les voyages de long cours, et dont l’insuffisance ou l’altération a occasionné tant de souffrances et de maladies, relatées dans les récits des vieux navigateurs. Ils parlent sans cesse des relâches fréquentes, nécessitées par les aiguades, c’est-à-dire par la recherche de l’eau sur le rivage : c’est là une préoccupation qui n’existe plus aujourd’hui.

Mais pour obtenir avec l’eau de mer de grandes quantités d’eau potable à peu de frais et en peu de temps, il a fallu la découverte de la distillation et ses perfectionnemens modernes.

Je viens de dire quel était le procédé signalé par Alexandre d’Aphrodisie, pour extraire l’eau potable de l’eau de mer. Des procédés analogues sont décrits par Dioscoride et par Pline, au ier siècle de notre ère, pour la préparation de deux liquides d’un caractère tout différent, le mercure et l’essence de térébenthine. Ces découvertes rencontrées aussi dans le cours d’observations faites par accident, commencèrent à généraliser les idées des industriels et des physiciens du temps. Tel est le commencement des progrès qui ont abouti plusieurs siècles après à la connaissance de l’alcool.

Le cinabre ou sulfure de mercure était employé dès une haute antiquité comme matière colorante rouge (vermillon) ; les Romains le tiraient d’Espagne, où existent encore actuellement les principales mines de mercure de l’Europe. On remarqua de bonne heure qu’en le chauffant dans un vase de fer, pour le purifier, il dégageait des vapeurs de mercure, lesquelles se condensaient sur les objets voisins et spécialement sur le couvercle du vase.

Cette observation devient l’origine d’un procédé régulier d’extraction, décrit par Dioscoride et par Pline.

On plaçait le cinabre dans une capsule de fer, au sein d’une marmite de terre cuite ; on lutait celle-ci avec son couvercle, puis on chauffait. Après l’opération, on raclait le couvercle, pour en détacher et réunir les globules de mercure, qui s’étaient élevés de la capsule. On obtenait ainsi le vif-argent artificiel, auquel les anciens attribuaient des propriétés différentes du vif-argent naturel, je veux dire de celui qui se rencontre en nature dans les mines. C’était là d’ailleurs une illusion, le mercure étant identique, quel qu’en soit le mode d’extraction.

En tout cas, le procédé employé pour extraire le mercure par vaporisation est le même que celui décrit par Alexandre d’Aphrodisie pour rendre l’eau de mer potable ; et ce procédé est devenu le point de départ de l’alambic, comme je vais l’expliquer tout à l’heure.

Un autre procédé rudimentaire, le premier qui ait été appliqué à l’extraction d’une huile essentielle, est décrit par Dioscoride et par Pline. Il s’agit de la distillation des résines de pin, que nous appelons aujourd’hui térébenthines. On les chauffait dans des vases, au-dessus desquels on étendait de la laine : celle-ci condensait la vapeur ; puis on exprimait la laine, de façon à en retirer le produit liquéfié, c’est-à-dire l’essence de térébenthine, appelée alors huile de résine, ou fleur de résine. Elle ne tarda pas à jouer un rôle important dans la composition des matières incendiaires, employées par l’art de la guerre. Mais, au début, ces mots paraissent avoir désigné aussi et simultanément la partie la plus liquide des résines, ainsi que l’eau chargée de leurs principes solubles, qui surnage ces résines au moment de leur extraction, à la façon du sérum du lait ; enfin l’eau distillée et odorante, qui se vaporise en même temps que l’essence. Entre ces diverses matières, si distinctes pour la chimie moderne, il régnait chez les anciens une certaine confusion : c’est ce qui rend la lecture et l’interprétation des vieux auteurs si difficile.

Le pas décisif pour la connaissance de la distillation fut franchi en Égypte. Là furent inventés les premiers appareils distillatoires proprement dits, au cours des premiers siècles de l’ère chrétienne. Ils sont décrits avec précision dans les ouvrages de Zosime, auteur du IIIe siècle, d’après les traités techniques de deux femmes alchimistes, nommées Cléopâtre et Marie. En marge du manuscrit grec de Saint-Marc, sont les dessins mêmes des appareils, et ces dessins sont strictement conformes au texte grec du vieil auteur. J’ai reproduit ailleurs ces figures et cette description. L’appareil est constitué par une chaudière, ou plutôt par un récipient en forme de ballon, où l’on plaçait le liquide ; mais le couvercle est remplacé par un système plus compliqué, savoir un large tube surmontant le ballon, et aboutissant par en haut à un chapiteau, en forme aussi de ballon renversé, pour la condensation. Ce chapiteau est pourvu de tubes latéraux coniques et inclinés vers le bas, destinés à recueillir le liquide condensé et à en permettre l’écoulement au dehors, dans de petits ballons.

Toutes les parties essentielles d’un appareil distillatoire sont dès lors définies. Ce sont ces tubes latéraux et leurs récipiens qui constituent le progrès capital et qui caractérisent l’alambic. Le nom même d’alambic, tel que nous l’employons, résulte de l’adjonction de l’article arabe al avec le nom grec ambix, déjà employé par Dioscoride pour désigner le couvercle condensateur. Les mots békos, bikos, bikiou, sont inscrits dans les figures de Zosime, à la fois sur le ballon supérieur (chapiteau), où s’opère la condensation, et sur les récipiens latéraux, qui reçoivent le liquide distillé. Telle est l’origine exacte de ce nom alambic, aujourd’hui connu et répété jusque dans nos plus petits villages par les bouilleurs de cru.

L’un des caractères distinctifs de l’alambic primitif décrit par Zosime, c’est la multiplicité des tubes abducteurs de la vapeur : il distingue ainsi les alambics à deux becs et à trois becs, c’est-à-dire le dibicos et le tribicos. L’écoulement de la vapeur avait lieu simultanément par ces becs multiples, et la condensation s’opérait dans deux ou trois récipiens à la fois.

Dans une autre figure on voit un alambic à un seul bec, pourvu celui-ci d’un large tube de cuivre ; enfin un alambic décrit par Synésius, auteur de la fin du IVe siècle, et figuré dans des manuscrits moins anciens, montre la chaudière avec son chapiteau, pourvu d’un tube unique, le tout chauffé dans un bain-marie. C’est là une forme qui n’a guère varié jusqu’au XVIe siècle. Peut-être retrouvera-t-on quelqu’un de ces appareils dans le temple de Phta, à Memphis, dont on a commencé récemment les fouilles. Zosime, en effet, parle en termes formels des appareils qu’il a vus dans un temple de Memphis.

L’alambic a passé ainsi des expérimentateurs gréco-égyptiens aux Arabes, sans aucun changement notable. Ceux-ci ne sont donc pas les inventeurs de la distillation, comme on l’a affirmé trop souvent. En chimie, comme en astronomie et en médecine, les Arabes se sont bornés à reproduire les appareils et les procédés des Grecs, leurs maîtres, tout en y apportant d’ailleurs certains perfectionnemens de détails. C’est à tort qu’on a fait remonter la découverte de la distillation et celle de l’alcool à Rasés, ou à Abulcasim et autres auteurs arabes ; du moins les textes, vérifiés avec précision, ne m’ont fourni aucune indication de ce genre.

En effet, Rasés (Xe siècle), dans les passages cités à l’appui de cette opinion, parle seulement des vina falsa ex saccaro, melle et riço, c’est-à-dire des liquides vineux (vins prétendus) obtenus par la fermentation du sucre, du miel et du riz ; liquides dont certains, l’hydromel par exemple, étaient connus des anciens. Mais il n’est pas question de les distiller, ni surtout d’en extraire un principe plus actif, dans les passages de Rasés dont j’ai eu connaissance. Quant à Albucasis ou Abulcasim, médecin espagnol de Cordoue, mort en 1107, dans les ouvrages de pharmacie qui lui sont attribués, on trouve seulement un appareil distiUatoire destiné à préparer l’eau de rose, appareil qui ne diffère pas, en principe, de ceux des vieux alchimistes grecs.

Établissons d’abord cette identité, fort digne d’attention. Elle résulte de la phrase suivante, qu’il est utile de donner in extenso : « Prenez une marmite d’airain, pareille à celle des teinturiers ; placez-la derrière la muraille et placez dessus un couvercle fabriqué avec précaution, avec des tubulures, auxquelles on ajuste des récipiens ; disposez d’une façon intelligente. »

Ailleurs, le nombre des tubulures est fixé à deux ou trois. Or cette description s’applique fort exactement aux alambics à deux et trois becs de la Chrysopée de Cléopâtre, de Zosime et des alchimistes alexandrins.

Ainsi les Arabes, au commencement du XIVe siècle, se servaient encore des appareils distillatoires compliqués des alchimistes gréco-égyptiens.

Les alambics à plusieurs becs étaient encore en usage au XVIe siècle, chez les alchimistes occidentaux. Dans le Traité de Porta, intitulé : Magie naturelle, qui, est un recueil de procédés ou secrets pratiques, l’auteur parle du chapiteau à trois et quatre becs, pourvus chacun de son tube et récipient. C’est toujours le vieil appareil de Zosime. Mais Porta décrit deux perfectionnemens capitaux qui sont restés dans l’industrie moderne : celui des condensations graduées durant le cours d’une même opération et celui du serpentin réfrigérant ; il n’en était pas sans doute l’inventeur, se bornant à reproduire la pratique de son temps. Voici ce dont il s’agit : dans les descriptions de Zosime, les trois tuyaux de l’alambic sont situés à la même hauteur : ils dégageaient sans doute une vapeur identique ; les idées des chimistes de l’époque étaient trop vagues pour qu’ils pussent en attendre autre chose. Au contraire, les trois tubes de l’alambic de Porta sont situés à des hauteurs inégales, et l’auteur ajoute que le tube le plus élevé fournit l’esprit-de-vin le plus pur. On entrevoyait déjà les idées qui ont concouru à nos appareils de rectification fractionnée, avec série de chambres et de plateaux superposés, débitant un alcool de plus en plus concentré, à mesure qu’on s’élève. Mais cette disposition fut abandonnée ; du moins on n’en retrouve plus trace aux siècles suivans. Ici, comme dans bien d’autres circonstances, les hommes du XVIe siècle ont aperçu les progrès les plus modernes ; mais par une sorte d’intuition, sans posséder ces notions claires et ces principes de physique exacts, à défaut desquels le progrès demeure accidentel et passager.

Un autre perfectionnement plus durable est celui du serpentin. En voici l’utilité. Les alambics des Grecs permettaient sans doute d’obtenir des liquides distillés, mais à la condition d’opérer très lentement et avec une très douce chaleur. En effet, les vapeurs se condensaient mal dans les tubes et les chapiteaux à faible surface représentés par les manuscrits. Pour peu que l’on essayât d’y activer la distillation, les récipiens devaient s’échauffer, et la condensation devenait presque impossible. Aussi les vieux auteurs prescrivent-ils de chauffer leurs appareils sur des feux très légers. Ils opéraient par l’intermédiaire des bains de sable, des bains de cendre ou des bains d’eau : le nom même de bain-marie présente un lointain souvenir de Marie, l’alchimiste égyptienne. Souvent même ils se bornent à opérer les distillations par la seule chaleur du fumier en fermentation, ou tout au plus par un feu lent de crottins, ou de sciure de bois. Voilà pourquoi leurs opérations étaient si lentes ; leurs distillations duraient des jours et des semaines. Il faut quatorze jours, ou vingt et un jours, dit un texte, pour accomplir l’opération. Non-seulement on assurait ainsi l’effet des digestions et des cémentations, destinées à faire pénétrer peu à peu les principes sulfurés et arsenicaux, au sein des lames métalliques soumises à l’action tinctoriale des élixirs ; mais on rendait praticable l’évaporation et la récolte des liquides placés dans les alambics.

Cependant, les opérateurs du moyen âge avaient fini par s’apercevoir que l’on pouvait conduire les manipulations plus rapidement : les distillations, par exemple, en refroidissant le chapiteau et le tube consécutif qui conduisait au récipient final. À cet effet, ils disposèrent d’abord autour du chapiteau un seau rempli d’eau froide : ce qui facilitait la condensation, mais en faisant retomber une partie des vapeurs liquéfiées au sein de la chaudière. Un nouveau perfectionnement, et c’est celui que décrit Porta, consista à contourner le tuyau entre le chapiteau et le récipient et à lui donner la forme d’un serpent (anguineos flexus). Ainsi prit naissance notre serpentin actuel ; on l’entoura d’eau froide contenue dans un vase de bois. L’alambic moderne se trouva dès lors constitué. Toutefois, l’usage du serpentin ne se répandit que lentement et l’invention est encore regardée comme récente par les auteurs du XVIIIe siècle.

Tels sont les progrès successifs accomplis au moyen âge dans la construction des appareils destinés à la distillation des liquides.

Observons ici que nous avons entendu dans le présent article le mot distillation au sens moderne d’évaporation, suivie par une condensation de liquide ; mais dans beaucoup d’auteurs du moyen âge le sens est plus vague. En effet, ce mot signifiait, au sens littéral, écoulement goutte à goutte, et il s’appliquait aussi bien à la filtration, et même à tout raffinage et purification. Le mot distiller, même dans notre langage moderne, est employé quelquefois dans ce sens.

Ce n’est pas tout : il comprenait autrefois, dès l’époque gréco-égyptienne, deux applications profondément distinctes, savoir la condensation des vapeurs humides, telles que l’eau, l’alcool, les essences, et la condensation des vapeurs sèches, sous forme solide, comme les cadmies ou oxydes métalliques, le soufre, les sulfures métalliques, l’acide arsénieux et l’arsenic métallique, qui était le second mercure des alchimistes grecs, et plus tard les chlorures de mercure, le sel ammoniac, etc. Nous désignons aujourd’hui cette condensation des vapeurs sèches sous le nom de sublimation. Elle exige des appareils spéciaux, employés déjà par les anciens et qui ont donné naissance à l’aludel arabe. Mais il suffit de signaler ici cet autre côté de la question, origine aussi de diverses industries modernes : malgré sa connexité avec l’étude de la distillation, je ne crois pas devoir y insister, parce qu’il est étranger à la découverte de l’alcool. Ce sont les liquides distillés et les progrès successifs accomplis dans leur étude que je vais maintenant décrire.


III

« En haut les choses célestes, en bas les choses terrestres ; » tel est l’axiome par lequel les alchimistes grecs désignent les produits de toute distillation et sublimation. Ils déclarent en propres termes qu’on « appelle divine la vapeur sublimée émise de bas en haut… Le mercure blanc, on l’appelle pareillement divin, parce que lui aussi est émis de bas en haut… Les gouttes qui se fixent aux couvercles des chaudières, on les appelle également divines. » Nous retrouvons ici les indications d’Aristote, de Dioscoride et d’Alexandre d’Aphrodisie. — Mais, selon leur usage, les alchimistes traduisirent ces notions purement physiques par des symboles et par un mysticisme étrange. Déjà Démocrite (c’est-à-dire l’auteur alchimique qui a pris ce nom) appelle « natures célestes » les appareils sphériques dans lesquels on opère la distillation des eaux. La séparation que celle-ci opère entre l’eau volatile et les matériaux fixes est exprimée ainsi dans un texte d’Olympiodore, qui vivait au commencement du ve siècle de notre ère. « La terre est prise dès l’aurore, encore imprégnée de la rosée que le soleil levant enlève par ses rayons. Elle se trouve alors comme veuve et privée de son époux, d’après les oracles d’Apollon… Par l’eau divine, j’entends ma rosée, l’eau aérienne. » De même Comarius, écrivain du VIIe siècle, retrace le tableau allégorique de l’évaporation et de la condensation qui l’accompagne, les liquides condensés réagissant à mesure sur les produits solides exposés à leur action : « Dis-nous… comment les eaux bénies descendent d’en haut pour visiter les morts étendus, enchaînés, accablés dans les ténèbres et dans l’ombre, à l’intérieur de l’Hadès ; .. comment pénètrent les eaux nouvelles… venues par l’action du feu : la nuée les soutient ; elle s’élève de la mer, soutenant les eaux. »

Ce langage singulier, cet enthousiasme qui emprunte les formules religieuses les plus exaltées, ne doivent pas nous surprendre. Les hommes d’alors, à l’exception de quelques génies supérieurs, n’étaient pas parvenus à cet état de calme et d’abstraction qui permet de contempler avec une froideur sereine les vérités scientifiques. Leur éducation même, les traditions symboliques de la vieille Égypte, les idées gnostiques, dont les premiers alchimistes sont tout imprégnés, ne leur permettaient pas de garder leur sang-froid. Ils étaient transportés et comme enivrés par la révélation de ce monde caché des transformations chimiques, qui apparaissait pour la première fois devant l’esprit humain.

Aussi, dans ces premiers traités grecs, tous les liquides actifs de la chimie sont-ils confondus sous un nom commun, celui de l’eau divine, ou des eaux divines. « L’eau divine est une, quant au genre, disent-ils ; mais elle est multiple, quant à l’espèce, et elle comporte un nombre infini de variétés et de traitemens. » Ils désignent ces variétés par les noms symboliques les plus divers, eau aérienne, eau fluviale, rosée, lait virginal, eau de soufre natif, eau d’argent, miel attique, écume marine, etc. La confusion entretenue par cette variété de dénominations était d’ailleurs systématique ; elle avait pour but avoué de cacher le secret des fabrications au vulgaire et aux gens non initiés. S’il est parfois possible d’entrevoir, dans le vague voulu des descriptions des alchimistes grecs, quelque chose de précis, il n’existe, à ma connaissance, dans ces descriptions, aucun texte qui soit applicable à la distillation du vin. C’est à peine si le principe de la distillation fractionnée et la diversité de ses produits successifs sont signalés dans un ou deux passages ; mais ces passages paraissent s’appliquer au traitement des polysulfures alcalins, ou de matières organiques sulfurées, n’ayant rien de commun avec l’alcool.

Je n’ai pas rencontré davantage de texte précis, relatif soit à l’alcool, soit même à un liquide distillé défini quelconque, dans les traités arabes de médecine et de matière médicale, imprimés jusqu’ici, ou bien dans les ouvrages arabes manuscrits de Géber et des autres auteurs alchimiques que j’ai en main et dont je prépare la publication. Je me suis expliqué plus haut à cet égard sur les passages de Rasés, cités parfois, mais à tort ; car ils désignent seulement des liquides fermentes, sans faire allusion ni à leur distillation, ni à l’extraction de l’alcool. De même on a parlé d’Abulcasim ; mais cet auteur, après avoir décrit certains appareils distillatoires, reproduits du dibicos et du tribicos des Grecs, ajoute simplement : « D’après cette méthode, celui qui désire du vin distillé peut le distiller. » Et il prescrit de distiller aussi par ce moyen l’eau de rose et le vinaigre. Il fait mention uniquement d’une distillation en masse. Néanmoins, il est incontestable que l’idée de la préparation d’une eau aromatique distillée, telle que l’eau de rose, fort usitée en Orient, apparaît ici nettement pour la première fois ; mais il n’y a rien qui s’applique ni à une essence proprement dite, ni à l’alcool en particulier.

Dans ces textes, je le répète, il s’agit simplement de distiller le vin, sans aucune distinction entre les produits successifs d’une distillation fractionnée. Cependant, on s’était aperçu dès lors que le vin distillé n’était pas identique à l’eau, contrairement à la vieille opinion d’Aristote ; mais nos auteurs ne parlent nullement de l’alcool, quoique la connaissance de ce corps dût résulter presque immédiatement de l’étude des liquides distillés fournis par le vin.

Le plus ancien manuscrit qui renferme une indication précise à cet égard est l’un de ceux de la « Clé de la peinture, » écrit au XIIe siècle. J’ai déjà eu occasion de parler de cet ouvrage dans la Revue ; c’est une compilation de recettes techniques, provenant de diverses origines, surtout grecques et latines, avec quelques additions arabes. On ne saurait dire à laquelle de ces sources a été puisée l’indication relative à l’alcool. En fait, elle est contenue dans une phrase énigmatique, que j’ai réussi à déchiffrer. L’usage des mots énigmatiques ou cryptogrammes existe dans beaucoup de manuscrits du temps. On sait que la formule de la poudre à canon a été ainsi signalée par Roger Bacon, dans une phrase dont l’interprétation a donné lieu à bien des discussions. Une semblable manière de transmettre la tradition scientifique sous une forme précise, quoique intelligible pour les seuls initiés, quelque contraire qu’elle soit à nos usages scientifiques modernes, constituait pourtant un progrès véritable, par rapport au vague des anciennes formules symboliques. Je demande la permission de reproduire ici la phrase même du vieux texte, afin de donner au lecteur une idée plus complète du problème historique relatif à l’alcool et de sa solution. La voici : De commixtione puri et fortissimi xknk cum III qbsuf tbmkt cocta in ejus negocii vasis fit aqua que accensa flammam incombustam servat materiam.

Cette recette n’offre aucun sens à première vue ; mais ces mots cryptographiques peuvent être interprétés d’après une convention dont on rencontre quelques applications dans les manuscrits des XIIIe et XIVe siècles. Il suffit de remplacer chacune des lettres des mots par celle qui la précède dans l’alphabet. On trouve ainsi : xknk = vini ; qbsuf = parte ; tbmkt = salis, et le passage peut être traduit (en rectifiant quelques fautes grammaticales du copiste) de la manière suivante :

« En mêlant un vin pur et très fort avec trois parties de sel, et en le chauffant dans les vases destinés à cet usage, on obtient une eau inflammable, qui se consume sans brûler la matière (sur laquelle elle est déposée). »

Il s’agit dès lors de l’alcool. Cette propriété de brûler à la surface des corps, sans les brûler, avait beaucoup frappé les premiers observateurs.

Une autre indication plus explicite est contenue dans le livre des Feux de Marcus Græcus, ouvrage latin tiré de sources arabes et grecques, mais dont les manuscrits ne remontent pas au-delà de l’an 1300. C’est aussi une compilation de recettes techniques, relatives pour la plupart à l’art de la guerre.

La recette relative à l’eau ardente a dû être ajoutée, après coup, au texte primitif ; car elle n’en fait pas partie dans un autre manuscrit qui existe à Munich, s’y trouvant transcrite en dehors du Traité des Feux et à la suite. Reproduisons cette recette, en raison des indications nouvelles et caractéristiques qu’elle contient.

« Préparation de l’eau ardente. — Prenez un vin noir, épais, vieux. Pour un quart de livre, ajoutez deux scrupules de soufre vif, en poudre très fine, un ou deux de tartre, extrait d’un bon vin blanc, et deux scrupules de sel commun en gros fragmens. Placez le tout dans un bon alambic de plomb ; mettez le chapiteau au-dessus, et vous distillerez l’eau ardente. Vous la conserverez dans un vase de verre bien fermé. »

Le manuscrit de Munich ajoute : « Voici la vertu et la propriété de l’eau ardente. Mouillez avec cette eau un chiffon de lin et allumez, il se produira une grande flamme. Quand elle est éteinte, le chiffon demeure intact. Si vous trempez le doigt dans cette eau et si vous y mettez le feu, il brûlera comme une chandelle, sans éprouver de lésion. » C’était encore là un tour de prestidigitateurs : le rôle de ces derniers est manifeste au début d’un grand nombre d’inventions, dans l’antiquité et au moyen âge.

Quoi qu’il en soit, les faits indiqués dans cette description sont exacts et ils montrent comment les premiers observateurs sont souvent frappés par des propriétés des corps, réelles ou apparentes, quoique presque insignifiantes.

Mais souvent aussi ils compliquent les opérations par certains détails superflus, sinon nuisibles, auxquels ils attachent la même importance qu’au reste, en raison des théories qui leur servent de guides : ces théories ont joué un certain rôle dans l’histoire de la science. Par exemple, dans la première recette de Marcus Græcus, il y a une indication singulière : celle de l’addition du soufre avant la distillation. Cette indication existe aussi dans un livre d’Al-Farabi, transcrit par un autre manuscrit de la même époque, et on la retrouve également dans l’ouvrage de Porta, la Magie naturelle, composé au XVIe siècle. Elle n’est donc pas accidentelle. Elle résulte, en effet, d’une idée théorique, exposée tout au long dans plusieurs textes. Les chimistes d’alors pensaient que la grande humidité du vin s’oppose à son inflammabilité, et c’était pour combattre la première que l’on ajoutait soit des sels, soit du soufre, dont la siccité, disait-on, accroît les propriétés combustibles. L’un de ces vieux auteurs cite, à l’appui de sa théorie, le bois sec et le bois vert, inégalement combustibles, suivant la saison où ils ont été coupés et la dose d’humidité qu’ils renferment.

Rappelons encore que la volatilité et la combustibilité étaient alors confondues et désignées sous le nom de sulfuréité, désignation qui était encore appliquée dans ce sens au temps de Stahl, au commencement du XVIIIe siècle. Ces idées remontent même aux alchimistes grecs, qui appelaient tout liquide volatil et tout sublimé émis de bas en haut du nom d’eau sulfureuse (ou eau divine).

On voit, par là, l’origine de ces préparations si compliquées et si difficiles à comprendre aujourd’hui, usitées chez les anciens chimistes. Ils s’efforçaient de communiquer aux corps les qualités qui leur manquaient, en y ajoutant certaines matières dans lesquelles ces propriétés étaient supposées concentrées. Ainsi du soufre était ajouté au vin pour rendre plus facile, croyait-on, la manifestation de son principe inflammable.

Le premier savant, connu nominativement, qui ait parlé de l’alcool est de date postérieure à la composition des écrits qui précèdent : c’est Arnaud de Villeneuve. On le donne d’ordinaire comme l’auteur de la découverte, prétention qu’il n’a jamais élevée lui-même. Il s’est borné à parler de l’alcool comme d’une préparation connue de son temps et qui l’émerveillait au plus haut degré. Arnaud de Villeneuve l’a consignée dans son ouvrage intitulé : de Conservanda Juventute, « Pour rester jeune ; » ouvrage écrit vers 1309.

« On extrait, dit-il, par la distillation du vin, ou de sa lie, le vin ardent, dénommé aussi eau-de-vie. C’est la portion la plus subtile du vin. »

Puis, il en exalte les vertus : « Discours sur l’eau-de-vie. Quelques-uns l’appellent eau-de-vie. Certains modernes disent que c’est l’eau permanente, ou bien l’eau d’or, à cause du caractère sublime de sa préparation. Ses vertus sont bien connues. » Il énumère ensuite les maladies qu’elle guérit : « Elle prolonge la vie, et voilà pourquoi elle mérite d’être appelée eau-de-vie. On doit la conserver dans un vase d’or ; tous les autres vases, ceux de verre exceptés, laissent suspecter une altération. » Puis il signale les alcoolats : « En raison de sa simplicité, elle reçoit toute impression de goût, d’odeur et autre propriété. Quand on lui a communiqué les vertus du romarin et de la sauge, elle exerce une influence favorable sur les nerfs, etc. »

Le pseudo Raymond Lulle, auteur plus moderne qu’Arnaud de Villeneuve, parle avec le même enthousiasme de l’alcool. Il décrit la distillation de l’eau ardente, tirée du vin, et ses rectifications, répétées au besoin sept fois, jusqu’à ce que le produit brûle sans laisser trace d’eau. « On l’appelle, ajoute-t-il, mercure végétal. »

On voit que les alchimistes, au début du xiv° siècle, furent saisis d’une telle admiration par la découverte de l’alcool, qu’ils l’assimilèrent à l’élixir de longue vie et au mercure des philosophes. C’est l’écho de ces souvenirs que Renan reproduit dans son drame philosophique de l’Eau de Jouvence.

Mais il faudrait se garder de prendre tout texte où il est question du mercure des philosophes, ou de l’élixir de longue vie, comme applicable à l’alcool.

L’élixir de longue vie est une imagination de l’ancienne Égypte. Diodore de Sicile le désigne sous le nom de « remède d’immortalité. » L’invention en était attribuée à Isis et l’on en trouve la composition dans les œuvres de Galien. Au moyen âge, les formules en ont beaucoup varié. Cet élixir de longue vie était en même temps réputé susceptible de changer l’argent en or, c’est-à-dire qu’il jouissait des mêmes propriétés chimériques que la pierre philosophale.

Si la découverte de l’alcool ne répond pas à ces illusions, elle n’en a pas moins eu les conséquences les plus graves dans l’histoire du monde. C’est un agent éminemment actif, et par là même à la fois utile et nuisible : il peut soit prolonger la vie humaine, soit en raccourcir le terme, suivant l’usage que l’on en fait. C’est aussi une source de richesse inépuisable pour les individus et pour les États, source plus féconde que ne l’eût été le prétendu élixir des alchimistes : leurs longs et patiens travaux n’ont donc pas été perdus, leur rêve a été réalisé au-delà de leur espérance par les découvertes de la chimie moderne.


M. BERTHELOT.