La Femme et l’Enseignement de l’État

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LA FEMME
ET
L’ENSEIGNEMENT DE L’ÉTAT


I

La science est à la mode. Servir la science ne semble plus seulement l’affaire des particuliers, mais celle des États. A entendre ceux qui gouvernent la France depuis un quart de siècle, la troisième République s’est assuré dans l’histoire un renom impérissable pour avoir réformé l’enseignement de l’homme et fondé l’enseignement de la femme.

Les avancemens d’hoirie par lesquels les vivans, particuliers ou États, s’attribuent aussi leur part dans la postérité sont commodes : quand on fait appel à l’histoire, elle n’est pas encore là pour répondre, et quand elle prononce, on n’est déjà plus là pour entendre. Mais la prétention que le régime actuel aurait chassé les ténèbres de l’intelligence nationale prouve que les républiques aussi peuvent avoir leurs Pères Loriquet.

Pour parler ainsi du savoir, il faut peu de savoir, et ce n’est pas la bonne manière de rendre justice au présent que d’être injuste envers le passé. Par l’étendue de l’esprit, la conscience du travail, la puissance des découvertes, la force ordonnée des hypothèses, les savans d’autrefois ne furent pas inférieurs à ceux d’aujourd’hui. L’instruction du peuple a commencé avec notre existence nationale : la qualité de cet enseignement a pour témoignages l’éclat des génies qu’il forma, la grâce et le goût de la vieille société et aussi les mœurs de ce populaire, le moins cruel, le plus ingénieux, le plus spirituel, le plus civilisé qui fût en Europe. Les femmes avaient leur part de ce bien. Plus instruites que les hommes jusqu’à la fin du moyen âge, elles disputèrent avec eux la primauté de l’érudition que mit en honneur la Renaissance, et celles qui illustrèrent leur sexe au XVIIe et au XVIIIe siècle ne sont que les plus illustres exemples de sa culture générale. Elle apparaît à quiconque a lu dans des papiers de famille les souvenirs ou les lettres d’aïeules oubliées. Bourgeoises ou grandes dames, elles parlent une langue précise et forte en sa grâce, connaissent souvent le latin, parfois le grec, toujours la philosophie, sont familières avec les sciences sérieuses. Si elles prennent un peu d’aises avec l’orthographe, en cela elles devancent leur temps ; et le nôtre ne saurait leur en faire grief, puisque aujourd’hui il n’y a pas plus de règles pour les mots que pour les idées, et que la plus certaine des libertés octroyées par la troisième République est la liberté de la grammaire.

La science donc est ancienne : il n’y a de nouveau que la sollicitude de l’État pour elle. Il a commencé depuis la Révolution française à faire pour l’homme, et depuis vingt ans à faire pour la femme, ce que l’Eglise, éducatrice du peuple, faisait depuis les origines de la nation.

D’ailleurs, si la vérité contraint à combattre les usurpations que la flatterie niaise tente au profit du gouvernement actuel sur la part glorieuse du passé, la vérité commande de reconnaître qu’un effort considérable en faveur du savoir a été accompli de nos jours par l’État ; que l’enseignement supérieur sort de la léthargie ; que des tentatives persévérantes se sont succédé pour distinguer, dans l’enseignement secondaire, ce qui suffit à instruire un homme et ce qui est nécessaire à former un lettré ; que l’enseignement primaire a été doté avec magnificence. Elle oblige à reconnaître que, dans cette vaste entreprise, l’initiative la plus hardie, l’exécution la plus rapide, l’intérêt le plus attentif ont été mis au service des femmes ; que l’État, comme soucieux de réparer envers elles un long oubli, a tout à la fois formé un personnel pour leur donner partout l’enseignement primaire, créé de toutes pièces un enseignement secondaire, et attiré la curiosité féminine vers l’enseignement supérieur. Elle ordonne de ne pas contester à l’Université de rares mérites : formés par l’État, les maîtres se montrent, dans les écoles primaires, bien instruits des commencemens qui sont le tout du savoir pour la multitude et habiles à les enseigner ; les professeurs des lycées et des collèges ont la connaissance minutieuse des détails et un art de cultiver les esprits, sinon en profondeur, du moins en surface ; les professeurs des facultés représentent, quelques-uns la gloire de travaux illustres dans le monde entier, presque tous la possession complète et ordonnée d’une des sciences contenues dans la science.

Pourtant une partie de la nation se défie de cet enseignement. Au lieu de mettre à profit les avantages qu’il offre, les catholiques persévèrent à vouloir un enseignement pour eux. Au fond des campagnes, l’école libre se perpétue en face de l’école publique ; dans les moindres villes, en face des lycées et des collèges, les établissemens religieux ; dans les capitales de l’intelligence où l’Etui a ses grandes chaires, les facultés catholiques dressent les leurs.

Pourquoi celle lutte ? Y a-t-il une obstination orgueilleuse de l’Eglise à garder l’enseignement parce qu’elle l’a donné la première, longtemps seule ? Elle ne renonce jamais, disent ses adversaires, à rien de ce qu’elle a gouverné. Si elle gardait cette immortelle avidité de tous les droits exercés par elle à un jour de l’histoire, quel droit de l’Etat ne serait pas aujourd’hui revendiqué par elle ? Civilisatrice de peuples barbares, elle fut d’abord non seulement la dépositaire des fonctions publiques, mais la tutrice des intérêts privés. Si elle a exercé ces droits dans la société, ce n’était pas pour les lui prendre, mais pour les lui apprendre. Et, quand cette société s’est crue capable de conduire seule les affaires humaines, l’Eglise ne s’est pas obstinée : les moines ont cessé d’être les défricheurs de l’Europe, quand le nomade fixé et instruit par eux a cultivé la terre. Législatrice universelle tant que le droit canonique était seul à offrir, contre la brutalité des coutumes barbares, des règles rationnelles, prévoyantes, humaines, elle ne lutta pas pour l’imposer le jour où les peuples voulurent être régis par des lois nationales et jugés par des laïques. Donner la science humaine n’est pas davantage un attribut nécessaire et divin de l’Eglise. Pourquoi suspendre ici le mouvement de retraite par lequel elle a rendu aux sociétés la direction de leurs intérêts humains ? Pourquoi l’Eglise ne laisse-t-elle pas les générations nouvelles passer de ses écoles aux écoles de l’Etat ? Pourquoi les catholiques refusent-ils pour maîtres ceux dont ils ne contestent pas le savoir ? et qu’ont-ils à apprendre que l’Etat ne puisse leur enseigner ?


II

La science est la conquête de la vérité. L’homme naît perdu dans l’ignorance comme un voyageur dans la nuit. Du centre d’obscurité où il attend le jour, chaque étude qu’il tente est un rayon dirigé vers une circonférence lointaine de lumière, chacun de ces rayons s’écarte aussitôt des autres et, de plus en plus solitaire, traverse une région de l’inconnu.

Mais ces sciences entre lesquelles se disperse notre curiosité ne la satisfont pas tout entière. Notre plus grand inconnu est plus proche, il n’est pas hors de nous, mais en nous ; et ce que nous voulons le plus connaître, c’est nous-mêmes. Toutes les autres curiosités fussent-elles éteintes, celle-là survivrait. Et que sont toutes les autres, comparées à celle-là ? A quoi bon la vaine histoire du passé, le spectacle donné par des ombres à des êtres éphémères ? A quoi bon tant d’efforts pour accroître notre domination sur la nature, si nous ignorons pour quelles fins cette puissance d’un jour est à nous ? Seules les réponses à l’énigme de la vie ne sont pas vaines, car elles ne disent pas seulement ce qui est, mais ce qui doit être, elles ne s’adressent pas seulement à la mémoire comme des faits, mais à la conscience comme des ordres ; elles seules ennoblissent l’être en associant la brièveté de ses jours à la permanence d’une loi morale.

C’est pourquoi, si étrangère que semble une étude à ce grand intérêt, on s’occupe d’elle sans se détacher de lui. Plus on la poursuit, plus on s’aperçoit qu’elle a des rapports avec d’autres, qu’elles se rejoignent, se pénètrent, se contrôlent. L’homme constate que, si les sciences sont multiples, la vérité est une. Dès lors il cherche à découvrir, dans les certitudes qu’il acquiert par chaque étude, des présomptions ou des preuves qui l’aident à résoudre le grand problème. Ainsi les sciences, non seulement se racontent elles-mêmes, mais apportent leur témoignage à la science des sciences, à la science de la destinée humaine.

C’est cette philosophie des sciences qui fait leur suprême grandeur. Durant le cours des Ages, on a vu plus d’une fois tressaillir l’humanité à l’espérance que pour la pensée sonnait une heure mémorable. Ce n’est pas quand cette pensée, ingénieuse et multiple en ses recherches de détail, faisait progresser d’un plus rapide élan les sciences particulières C’est quand, après les avoir unies en une synthèse puissante, elle leur demandait le secret de sagesse et de bonheur qu’elles doivent apprendre au genre humain. C’est quand cette pensée semblait apporter au monde une intelligence nouvelle de la vie.

Le plus puissant et le plus durable de ces efforts a été celui de la science chrétienne. Au moment où la foi nouvelle s’établit dans le monde, les génies de la Grèce et de Rome avaient formé d’esprit humain à toutes les sortes de connaissances. Et une multitude de rhéteurs, de philosophes, de savans, excellaient à transmettre la leçon des grands maîtres. Mais cette leçon perpétuait le paganisme, son intelligence égoïste et cruelle de la vie, le crime de l’esclavage, l’avilissement de la femme, le mépris du pauvre. Les Pères de l’Église, si admirateurs que plusieurs d’entre eux fussent du génie antique, pensaient que l’essentiel n’était pas pour la société d’avoir les hommes les mieux dressés à bien dire, mais à bien faire, les plus purs de goût, mais de mœurs. Ils n’hésitèrent pas à déconseiller la lecture des chefs-d’œuvre et la fréquentation des écoles renommées, parce que, y apprît-on la vérité sur tout le reste, on y apprenait le mensonge sur le devoir. Et, sans pitié pour le délicat et superbe instrument de savoir qu’ils brisaient, ils mirent le monde à la rude école des moines et des théologiens.

Si la Renaissance eût été seulement une découverte de terres inconnues et d’arts oubliés, une rencontre de la richesse que donnait le nouveau monde et de la beauté que redonnait le monde antique, un accroissement du savoir humain, elle n’eût pas fait tressaillir d’une telle émotion lame des peuples. Mais elle opposait, à l’austérité du catholicisme une autre intelligence du monde terrestre, à la tristesse de vivre la joie de vivre. Et c’est pourquoi, si florissantes que fussent les Universités fondées par le moyen âge, si renommés que fussent leurs docteurs, les humanistes de la Renaissance firent la guerre à ces écoles. Partisans du savoir, ils tenaient plus encore à répandre par l’enseignement leur intelligence de la destinée humaine.

La Réforme, qui remettait à chaque chrétien le spin de trouver lui-même sa croyance dans la Bible, était plus intéressée encore à répandre l’instruction et à avoir partout des écoles. Elles existaient en grand nombre, mais catholiques. Les hérésiarques en ordonnent la fermeture. Mieux vaut pour le peuple l’ignorance qu’un savoir où il puiserait l’erreur sur la question la plus essentielle.

Le XVIIIe siècle salue dans la raison la grande puissance de l’homme. Aimer la raison, c’est aimer le savoir qui l’éclairé. Or, l’enseignement, au XVIIIe siècle, abonde en France. Des libéralités séculaires ont accumulé les ressources, les ordres religieux assurent la perpétuité des chaires, un d’eux surtout a manifesté pour l’éducation une aptitude singulière et renouvelé les méthodes. Mais le XVIIIe siècle ne s’est pas seulement occupé de perfectionner chacune des sciences où s’est appliqué son effort. Il a tiré de ces travaux divers une conclusion commune : c’est que la raison ni la science ne rencontrent l’hypothèse religieuse, ni n’ont besoin d’elle ; que par suite la foi est une superstition, ses espérances des mensonges, ses dogmes des servitudes ; et que se détacher d’elle est le commencement de toute liberté. C’est pourquoi les philosophes, amis de la science et apôtres de la liberté, n’ont de cesse qu’ils n’aient supprimé, avec les Jésuites, cet enseignement où il est le plus prospère et par suite le plus dangereux. Et c’est pourquoi la Révolution française achève, par la dispersion des ordres religieux, la ruine de tout l’enseignement, à l’heure même où elle donne à tout citoyen la souveraineté politique.

Dans toutes ces évolutions de la pensée humaine, le même fait est constant. Aucune religion, aucune philosophie ne tient pour le plus grand intérêt de développer la science, mais de servir une doctrine. Toutes considèrent que le plus important n’est pas ce que l’homme sait, mais ce qu’il croit.

Napoléon innova. A l’énergie des doctrines qui s’excluent il veut substituer la patience des doctrines qui se tolèrent. L’expérience de l’athéisme venait de prouver combien était urgent de restaurer la vieille morale, et le moyen le plus sûr de la rétablir eut été de rendre l’enseignement à l’Eglise. Mais Napoléon n’aimait pas les forces indépendantes, il voyait la haine religieuse survivre à toutes les déceptions comme à toutes les palinodies du parti révolutionnaire, et se rendait compte que les avantages faits à l’Eglise soulèveraient les seules énergies survivantes de la démagogie. De là l’Université impériale, qui eut monopole pour répandre, outre les divers détails des sciences, les croyances utiles aux sujets et à l’Etat. L’éternité de Dieu, l’immortalité de l’âme formèrent la base de ces croyances : mais elles ne furent pas affirmées au nom d’une révélation surhumaine, elles furent affirmées au nom d’une vraisemblance philosophique. Napoléon y trouvait l’avantage d’exprimer les doctrines essentielles du catholicisme, sous une forme acceptable à toutes les religions établies, et de concéder à l’esprit du XVIIIe siècle que ce retour à Dieu serait une œuvre de la raison humaine. Mais deux imperfections étaient inséparables de l’œuvre. D’abord, la philosophie d’où découlait la morale avait pour juge l’Etat : ce qui doit rester le plus stable dans la société dépendait donc de ce qui allait devenir le plus mobile, ensuite, l’Etat obligeait les maîtres à enseigner une doctrine sans avoir autorité pour les convaincre : c’était hasard s’ils étaient exactement spiritualistes selon la formule. Que leur pensée fût attirée vers le catholicisme ou vers le doute, et qu’ils fussent sincères, ils cessaient d’être obéissans et l’on tombait dans l’anarchie des doctrines ; qu’ils restassent obéissans, ils risquaient de ne pas être sincères, et d’avoir une parole morte.

Le nom de l’Empereur écartait à la fois l’idée de changement et d’indiscipline : plus encore celui des Bourbons sembla ramener la stabilité politique et l’unité religieuse. Mais, quand la révolution de Juillet brisa la confiance de la France en l’idée de durée, les ressorts du pouvoir se détendirent ; malgré la férule de Cousin, les doctrines personnelles des maîtres dans l’Université prirent licence ; ce fut fait de l’unité intellectuelle. Déconcertées par des leçons contradictoires, les générations y apprirent le scepticisme et les caractères fléchirent avec les croyances.

C’est alors que les catholiques voulurent, et, sous des gouvernemens qui se réclamaient de la liberté, obtinrent, par la liberté de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur, le droit d’élever leurs enfans selon leurs propres principes. Et, il y a un quart de siècle, les deux enseignemens, moins ennemis qu’ils ne le croyaient, vivaient encore, l’un soucieux surtout d’élever, l’autre surtout d’instruire. L’Etat était peu capable avec sa philosophie de remplir les consciences. Mais, s’il y laissait du vide, il n’y mettait pas de poison. Même, volontairement tributaire du catholicisme, il confiait aux instituteurs et aux institutrices congréganistes une partie des écoles publiques.


III

Cette situation a changé tout à coup il y a vingt ans. On sait comment la France, désireuse de confier le pouvoir aux serviteurs de la République, se trouva l’avoir livré aux adversaires du christianisme, et comment ils employèrent contre la foi religieuse de la nation ce pouvoir remis à leur foi politique.

Ils savaient que le plus sûr moyen de former les esprits est l’éducation. Ils résolurent de mettre la main sur elle, le prétexte fut la réforme de l’enseignement, et le prétexte de la réforme le zèle du savoir. Il y avait dans ce zèle une part de sincérité : mais un véritable souci de la science, s’il eût décidé les républicains à étendre et à perfectionner l’enseignement de l’Etat, les eût rendus sympathiques à l’enseignement libre, qui, en multipliant les écoles, combattait l’ignorance. Or, la première réforme fut pour le détruire. Il était presque tout entier donné par des ordres religieux, le gouvernement veut leur enlever le droit d’enseigner. Ce sont leurs succès qui les condamnent, car ils préparent dans la France deux Frances. Le remède est de rendre, en fermant les écoles religieuses, le monopole de l’enseignement à l’Etat. La Chambre ne veut pas moins, quand elle vote en 1879 le fameux article 7 ; le Sénat le rejette : le gouvernement, par les décrets de 1880, demande à la force le monopole que la loi lui refuse. Les écoles menacées survivent à cette violence, aussitôt une autre guerre succède. On n’a pas réussi à remettre à l’Etat la domination des consciences, c’est leur liberté qu’on le charge de défendre. On s’avise que les affirmations de l’Université sur l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme sont en désaccord avec le sentiment d’un certain nombre de Français. L’Etat, qui représente tous les nationaux, ne doit, par ses doctrines, écarter de ses chaires aucun d’eux : il est donc tenu de rester neutre dans les questions qui les divisent. C’est cette neutralité que la Chambre persévérante et le Sénat à bout d’énergie consacrent en 1882, quand ils refusent d’inscrire dans la loi l’enseignement des devoirs envers Dieu.

Jamais plus grave mesure ne fut prise sur un plus pauvre argument. L’Etat, par ses institutions et ses années, honore et défend la patrie, sans respect pour les minorités qui la nient. L’Etat reconnaît et protège la propriété, sans égard pour la conscience des minorités qui appellent la propriété le vol. De même, l’Etat, en enseignant la foi à Dieu et à l’âme, affirmait les doctrines que l’accord des races et des siècles proclame nécessaires ù l’homme et à la société. Loin que l’Etat eût le droit de devenir neutre en face d’elles, il avait le devoir strict de les soutenir. Car le mandataire d’un peuple qui croit à Dieu et à l’âme n’a pas à transiger ni à se taire, comme s’il possédait sur ces doctrines une autorité propre ; et sacrifier l’opinion d’une majorité immense à l’avis d’une imperceptible minorité, c’est, au nom de la liberté de conscience, prendre, avec la conscience, la moins excusable des libertés. Mais, admis le sophisme, il devenait logique de conclure que les religieux étaient, par leur foi même, inaptes à cette neutralité, et de les déclarer inaptes à l’enseignement, dans les écoles publiques, Ce fut fait par la loi de 1886.

Que tant de scrupule pour l’indépendance de toutes les doctrines succédât si vile à la tentative d’imposer par l’Etat l’unité aux esprits ; que la diffusion du savoir commençât par des fermetures d’écoles ; que des protestations de tolérance religieuse précédassent des tentatives intolérantes contre l’action catholique, tout cela sentait la contradiction et la fausseté.

Ce qui était vrai, c’est que le parti parvenu au pouvoir y apportait, outre un nouveau gouvernement, une doctrine nouvelle sur la nature de l’homme. Ils croyaient usé le catholicisme : c’est pour le combattre dès l’enfance et l’éliminer de la société moderne qu’ils voulaient instruire la France. Et tout enseignement leur semblait utile ou funeste selon qu’il apportait aide ou obstacle à leur conception de la vie. L’école la plus experte à donner à l’homme toutes les autres sciences était à détruire, si elle lui refusait la vérité sur sa destinée. Qu’était le dommage de diminuer les foyers scientifiques et peut-être la diffusion de connaissances utiles aux divers détails de la vie, comparé à l’avantage de répandre sur cette vie tout entière une lumière directrice ? Pas plus que les Pères de l’Eglise quand ils fermaient les écoles du paganisme, pas plus que les humanistes de la Renaissance quand ils imposaient silence à la scolastique du moyen âge, pas plus que les philosophes du XVIIIe siècle quand ils dispersaient les trésors du savoir amassés par le catholicisme, les libres penseurs du XIXe siècle n’hésitaient à supprimer les concurrences à une doctrine tenue par eux pour vérité. Ils rompaient le compromis que Napoléon avait fait entre les croyances. Ils étaient, ramenés par la violence des leurs à vouloir pour elles seules toute la place. Une fois de plus s’appliquait la loi de la logique et de l’histoire : l’intérêt de l’enseignement était sacrifie à l’intérêt de l’éducation. Que les champions bruyans de la liberté fissent appel à la force contre toute dissidence, c’est la coutume. Ce qui était nouveau et restera inexcusable pour ces politiques, c’était de nier leur dessein, de commencer par le mensonge l’enseignement, œuvre de sincérité, d’avouer par cette dissimulation qu’ils agissaient contre la volonté générale, et, mandataires du peuple, de l’avoir trompé.

Nulle part tout cela n’apparut mieux que dans les mesures prises pour assurer à la femme le savoir. Au XVIIIe siècle, les réformateurs du genre humain avaient laissé hors de leurs plans la moitié de l’espèce humaine. La femme avait dû à cet oubli d’échapper aux révolutions de l’enseignement. Après comme avant 1789, elle était élevée par les mêmes mains ; à l’exemple de Napoléon, tous les gouvernemens l’avait laissée à l’Eglise, qui, par la volonté de l’Etat et des communes, instruisait la plus grande partie des jeunes filles dans les écoles primaires, et, par le choix des familles, à peu près toutes les jeunes filles dont l’éducation était poussée plus loin. Et ceux mêmes qui voulaient enlever l’homme aux influences religieuses n’avaient pas essayé de leur soustraire la femme.

C’est cette inconséquence que les derniers réformateurs estimaient funeste et ont voulu supprimer. Héritiers de la Révolution française, mais instruits par l’expérience, ils considéraient que la Révolution avait été vaincue par les femmes, faute de les avoir conquises. Elle avait, en dix ans, détaché la population mâle de toute habitude religieuse à ce point que, malgré l’incomparable prestige de Bonaparte, quand il signa le Concordat, la nouvelle émut, parmi ses compagnons d’armes, la seule protestation qui se soit élevée contre ses actes jusqu’à sa chute. Où Bonaparte trouva-t-il l’appui dont il avait besoin contre ses admirateurs ordinaires et ses propres généraux ? Dans la femme. Tandis que la Révolution travaillait à changer l’homme, la femme était restée la même. C’est elle qui avait soutenu le clergé réfractaire, conduit la résistance contre toutes les institutions destinées à remplacer l’ancien culte. Bonaparte avait eu vraiment un regard de génie quand, à la veille d’accomplir l’acte le plus dangereux en apparence pour lui, il avait discerné que cet acte lui donnerait la gratitude et l’appui durable des femmes.

Pour ne pas laisser cette alliée aux retours offensifs du catholicisme, les réformateurs contemporains avaient résolu de donner à, la femme la même éducation qu’à l’homme. Sûrs qu’ils n’obtiendraient d’abord rien d’elle sinon par contrainte, ils enlevèrent par la loi toutes les jeunes filles aux religieuses. Rien n’était prêt pour remplacer l’enseignement qu’on supprimerait : presque pas d’institutrices laïques pour prendre la place des religieuses, dans les écoles primaires ; ni établissements, ni maîtresses, ni aucune apparence d’une organisation pour les études supérieures. Péril de porter un trouble profond dans un enseignement prospère, certitude de n’avoir d’élèves que malgré elles dans les écoles où la présence serait obligatoire, et dans les autres probabilité de classes vides, rien ne parut obstacle, tant était urgent d’arracher, fût-ce au prix du savoir, la femme à l’influence de l’Eglise.

Comment des catholiques se seraient-ils fiés à un enseignement établi tout exprès pour détruire leurs croyances ? Puisque l’instruction publique devenait une école de raison irréligieuse, les catholiques étaient, pour défendre leur foi religieuse, contraints d’opposer enseignement à enseignement.


IV

Si le dessein conçu par la libre pensée suffisait à légitimer la résistance des catholiques, combien plus est-elle justifiée aujourd’hui que cet enseignement peut être jugé non seulement sur son programme, mais sur ses résultats !

Ces résultats n’avaient été, il faut le reconnaître, ni voulus, ni prévus par ceux qui les préparaient. Politiciens par aptitude, intérêt et goût, adversaires du parti conservateur, consciens que ce parti puisait sa plus réelle solidarité dans ses croyances religieuses, ils voulaient détruire tout ce qui donnait force à l’ennemi. Adeptes de la Franc-Maçonnerie, où sous l’Empire les républicains avaient trouvé droit d’asile, ils avaient appris d’elle le prosélytisme de l’incrédulité. Mais leur philosophie même était politique. Dieu étant le premier des rois, ils supprimaient sa fonction comme inutile aux peuples, humiliante pour les hommes, et étaient fiers de mettre leur raison en république. Délivrés de Dieu et des rois, ils devenaient conservateurs d’un régime où ils se trouvaient les premiers. Bourgeois, ils ne rêvaient pas de modifier l’ordre social. Leur esprit, incapable d’unir les causes lointaines aux conséquences présentes, ne voyait pas le lien entre la civilisation qu’ils trouvaient bonne et les doctrines du christianisme. Ils avaient cru, en éliminant les hypothèses religieuses, débarrasser d’étuis inutiles une civilisation stable par son propre équilibre. On leur fit observer que, celle foi disparue, la morale enseignée par elle s’évanouissait de même et que c’était à eux de fournir une autre doctrine du devoir. La morale tient si peu de place dans la politique : la tâche les prenait au dépourvu. Etonnés d’avoir fait de la morale comme M. Jourdain faisait de la prose, ils chargèrent l’Université de dire quelle morale était la leur et par suite devenait la sienne.

L’Université traitait avec un autre sérieux l’éducation. Voués par leur choix à l’enseignement comme au plus utile emploi de la vie, et contraints, par ce constant appel à la vérité qu’il y a dans les yeux limpides de l’enfance et dans la curiosité confiante de la jeunesse, à beaucoup réfléchir afin de ne jamais tromper, ses maîtres n’étaient pas incertains sur le plus essentiel de leur tâche. Et, parce qu’ils se sentaient chargés non seulement de leur propre vie, mais, en une certaine mesure, de la vie française, ils étaient presque tous attachés aux doctrines spiritualistes. Quand ils eurent à donner leur avis sur la morale, cet avis fut qu’elle ne devait pas être séparée de son auteur et de sa sanction. Le Conseil supérieur de l’Instruction publique inscrivit dans le programme de morale les devoirs envers Dieu.

La première leçon de ce cours était une leçon au Parlement. Mais, par cette réponse du corps enseignant au corps politique, l’Université avait épuisé son droit. Le Parlement gardait, par le ministère de l’Instruction publique, toutes les prises qu’assure la distribution des faveurs et des emplois, et pouvait trouver dans l’Université même des auxiliaires pour faire échec à l’Université. L’homme qui, incrédule depuis sa jeunesse, et franc-maçon depuis peu, trouvait son crédit politique à exciter et servir la passion irréligieuse du parti républicain, M. Jules Ferry, n’hésita-pas. Les deux postes les plus importans pour l’expérience tentée étaient la direction de l’enseignement primaire et la direction de l’enseignement qui se fondait pour les femmes. Au premier de ces postes fut appelé ; M. Buisson, au second M. Pécaut.

Ces deux hommes étaient deux protestans d’origine, que leur éducation première avait conduits aux études théologiques, et les études théologiques à la libre pensée. M. Pécaut dans son premier ouvrage, le Christ et la conscience, avait, dès 1859, précédé ; Renan sur les voies du doute, et écrit comme une préface audacieuse à la Vie de Jésus. Le Christ y recevait, placé au-dessus de Socrate, l’hommage mêle de réserves qui est la justice pour les plus grands hommes, et l’auteur avait résumé sa pensée en ces mots : « La parole de Jésus est belle, sainte, elle n’est point parfaite. » M. Buisson s’était fait connaître en 1865 par son Christianisme libéral où la liberté prenait tant de place qu’il n’en restait plus pour le christianisme. MM. Buisson et Pécaut avaient suivi jusqu’au bout la logique d’élimination religieuse qui est dans la Réforme. Celle-ci, en soumettant la Bible à l’intelligence de chaque fidèle, a, dès l’origine, préparé la religion du droit individuel qui prétendit remplacer toutes les autres au XVIIIe siècle. Eux, avaient examiné, avec cet esprit du XVIIIe siècle, la religion du XVIe siècle. Entre les objections de Voltaire et les leurs contre la foi, il n’y avait de différence que le ton. Le XVIIIe siècle riait pour détruire et riait de détruire : eux, fils de leur temps par la tristesse, avaient accompli douloureusement leur œuvre de ruine. Dans la Bible, le châtiment de tout le genre humain pour la faute du premier homme, la vengeance de Dieu contre une créature faite par lui faible à la tentation, la nécessité d’un sacrifice sanglant et d’une victime sans tache pour apaiser cette rancune divine avaient révolté leur justice : leur première incrédulité s’était donc attaquée aux fondemens mêmes du christianisme et ne laissait plus debout en eux que la foi à la raison. Ou l’enseignement des Eglises affirme des vérités démontrables, et alors il a autorité non parce que les Eglises le révèlent, mais parce que la raison l’accepte ; ou cet enseignement ne porte pas la preuve de sa vérité et le croire sans preuve serait de la déraison. La preuve manquait non seulement que le Christ fût Dieu, mais même que Dieu fût. Ainsi ils étaient devenus négateurs non seulement de toute religion, de tout sacerdoce, mais même de la philosophie spiritualiste. Enfermés dans la vie présente, sans droit d’affirmer rien sur l’au-delà, ils étaient, par la nature même de leur intelligence, plus invinciblement hostiles à la religion qui, par le nombre de ses dogmes et par l’autorité de sa hiérarchie, impose à l’homme le plus d’obéissance.

La netteté tranchante des formules avait fait à ces jeunes négateurs une notoriété de scandale qui les avait rendus chers à la libre pensée, et les désigna au choix du gouvernement. Il était sûr qu’un enseignement dirigé par eux ne retomberait pas par la morale dans la religion. Leurs amis, leurs collaborateurs, ont défini l’école qui se préparait par de pareils maîtres, « l’école sans Dieu[1]. »

La sollicitude de tenir la conscience à l’abri de tout sentiment religieux fut en effet la préoccupation constante des deux penseurs chargés de donner l’enseignement aux hommes et aux femmes. Ils ne différaient que par l’expression d’un zèle égal. M. Buisson avait la négation plus âpre, plus résonnante d’échos politiques, elle se précipitait pour submerger l’erreur religieuse dans le cours torrentueux de la raison humaine. Cette véhémence était du moins faite pour entraîner les instituteurs, déjà exposés à trouver dans le commencement de leur savoir la fin de leurs croyances. M. Pécaut, sans discussions, sans efforts, éliminait de son enseignement l’idée religieuse, comme ces sables d’aspect inoffensif qui engloutissent dans leur apparente immobilité et font disparaître dans leurs profondeurs tranquilles tout ce qui se hasarde à leur surface. Et, avec les jeunes filles, plus attachées aux traditions pieuses, mieux valait enlizer la foi que la combattre.

En voyant ces maîtres si occupés à défendre la jeunesse française contre les influences religieuses, on a cru que cette mission absorbait toute leur pensée et que, s’ils ne travaillaient, pas à détruire la morale, ils ne s’occupaient pas d’elle. La vérité est tout autre, à la fois plus honorable pour les intentions des hommes, et plus décevante pour leur œuvre.

Il suffit d’étudier les pensées répandues par M. Buisson dans des discours, des articles de journaux, des études pédagogiques ; il suffit de lire les leçons professées par M. Pécaut, et sa correspondance avec ses anciennes élèves, pour reconnaître que l’incrédulité envers Dieu n’avait amené ces penseurs ni à l’indifférence envers l’avenir, ni à l’incertitude sur le devoir. Peu d’hommes ont habité plus loin de la matière, de ses joies et de ses avilissemens. Ils ont une sollicitude constante, anxieuse, émouvante d’accroître en eux et chez les autres la dignité humaine. Dans les négations auxquelles ils tiennent davantage, règne comme une mélancolie que la conscience de leur raison ne leur permette pas d’étendre leur certitude hors de ce monde. Dans le court espace de vie présente où elle les confine, leur idéal est à l’étroit, et souvent leurs espérances, emprisonnées dans leurs syllogismes, entr’ouvrent, semblables à un oiseau captif, des ailes plus grandes que leur cage. Mais, si leur conscience doute de ce qui est le vrai, elle n’a pas de doutes sur ce qui est le bien. Ils tiennent pour nécessaire à la société de demain comme à celle d’hier la famille, la stabilité du foyer conjugal, la fidélité des époux, la chasteté des femmes, la tempérance des désirs dans toutes les fortunes, la justice, la miséricorde, la sollicitude pour les autres, l’oubli de soi. Energiquement dévoués à l’ancienne morale, ils n’en changent que le fondement. Edifier cet ordre sur le respect d’une loi divine leur semble bâtir sur un songe. Puisque la raison seule est certitude, ils transportent de la religion à la raison le droit de fixer le devoir. M. Buisson ne veut pas détruire la morale, mais la laïciser et « transposer l’Evangile du Christ en cette traduction sociale, la Déclaration des droits de l’homme[2]. » M. Pécaut veut « dégager, de la superstition aveugle, servile ou fanatique, la loi du bien cachée au fond des choses[3]. »

Pour enseigner, sans sortir de la vie présente, cette fidélité au bien, ils crurent suffisant de faire connaître aux autres les raisons qui suffisaient à eux-mêmes, et avaient discipliné leur propre vie. Les affections qui attachent l’homme à une famille, à une race, à une patrie, à l’espèce humaine, et, pour affaiblir l’égoïsme, l’épandent en des collectivités de plus en plus vastes ; l’intérêt de solidarité qui unit tous les êtres fait chacun dépendant de tous et crée le bonheur social par l’échange des services ; la récompense de ces services dans la gratitude, dans l’estime qu’ils assurent parfois, dans le témoignage que la conscience rend à elle-même, qui jamais ne fait défaut et qui supplée tout le reste ; la satisfaction désintéressée d’avoir par son effort collaboré à l’ordre général, servi l’avenir, accru en soi la dignité humaine : telle était la philosophie, héritière des stoïciens et digne d’eux, sur laquelle les novateurs établissaient la morale. Cette doctrine, répandue par leur parole, par leurs écrits, exposée sous leur inspiration par leurs disciples, vulgarisée par les manuels de tout format et de tout style, et devenue une doctrine d’Etat, se présentait armée de tous les moyens qui préparent le succès.

Or ce fut aussitôt et partout le même échec. La morale avait beau demeurer la même par ses préceptes de conduite ; depuis qu’elle ne les donnait plus pour les ordres du créateur à sa créature, mais pour les obligations de l’humanité envers elle-même, la morale avait perdu sa puissance persuasive. Peu d’instituteurs et d’institutrices avaient assez de force philosophique pour tirer d’elle une morale ; ceux qui comprenaient avaient le pressentiment qu’ils ne seraient pas compris de leurs élèves ; ceux qui essayaient de remplacer la simplicité du commandement divin par la multitude des raisons humaines sentaient glisser leurs paroles sur l’inattention des enfans. L’école sans Dieu devint l’école sans morale.

Sept ans après la réforme, l’Exposition de 1889 sembla une opportunité solennelle pour célébrer le progrès dont la démocratie était le plus fière. Sur l’état de l’éducation dans les écoles primaires, des rapports furent demandés aux inspecteurs d’Académie, aux inspecteurs primaires, aux directeurs et directrices d’écoles normales. L’analyse en fut faite par M. Lichtenberger, doyen de la faculté de théologie protestante de Paris. Après avoir constaté que l’éducation morale était ou absente ou tentée sans confiance par les maîtres et sans profit pour les élèves, le rapporteur ajoutait : « La séparation de l’enseignement moral et religieux paraissait et paraît encore, à beaucoup d’esprits même parmi les meilleurs, une tentative frappée de stérilité. Ils estiment que l’éducateur, surtout lorsqu’il s’agit des classes populaires, n’a pas le droit de se priver du secours que lui offre la religion, ce frein intérieur qui dispense de tout autre frein.

Quatre ans après, un des hommes qui avaient le plus énergiquement soutenu les lois Ferry, M. Spuller, devenu à son tour ministre, disait aux représentons de l’enseignement primaire : « Il reste une autre part de la tâche, très grande et très difficile, la plus difficile de toutes à parachever, je devrais presque dire à entreprendre sérieusement et résolument : c’est Pieuvre morale. » Et M. Pécaut, résumant ses travaux d’inspection, écrivait de l’enseignement moral « qu’il est encore embryonnaire,… qu’il recherche à tâtons sa loi,… qu’il fait son noviciat[4]. »

Il ne faut pas croire que ce résultat ait été accepté, par le scepticisme indifférent des novateurs. Rien de plus attentif, de plus sincère, de plus anxieux, que leur déception et leur bonne volonté. C’est par leur cri d’inquiétude, c’est par leur loyal aveu que l’échec de leurs espérances a été connu. C’est par eux que le secours a été sollicité du personnel enseignant. Pour rendre vie à cet enseignement nécessaire et mort-né, M. Buisson écrivait : « Que tous ceux qui ont pensé à ces choses viennent ici en toute simplicité dire ce qu’ils ont trouvé au terme de leurs réflexions, et comme résultat de leurs expériences[5]. » Il convoquait une élite de maîtres et de penseurs à des réunions discrètes où l’on convenait du mal, mais non du remède. M. Pécaut cherchait « l’âme de l’Ecole, » égarant un mot de l’ancienne philosophie dans la nouvelle, et oubliant combien était étrange de donner à l’Ecole une âme, au nom d’un État qui refusait une âme à l’homme. Mais tous tendaient en vain leurs lèvres altérées vers cette morale de Tantale : elle fuyait toujours. Les jours sont devenus des mois, et les mois des années, et ceux qui la poursuivent, après bientôt un quart de siècle, demandent encore, toujours du temps. Du temps, comme les débiteurs insolvables ! Du temps, lorsque, c’est l’enfance, l’avenir, la patrie qu’on fait attendre ! Du temps, lorsque ceux qui espèrent de printemps en printemps la moisson sèment eux-mêmes la stérilité !

S’oublier, se vaincre, se sacrifier, voilà la morale. Pour obtenir de l’homme cette suite de prodiges, invoquer le patriotisme, la fraternité, la dignité, c’est-à-dire des vertus humaines, est pure pétition de principe. L’estime des hommes, quelle fumée ! On préférerait à ses plus impérieux penchans le suffrage d’étrangers, d’indifférens, d’inconnus, de ceux qu’il est si facile de duper par des apparences, et qui sans cesse se trompent eux-mêmes par la fausseté de leurs jugemens ! De quel prix est l’opinion des hommes à qui les méprise ? Un esprit exercé aux exigences de la méthode expérimentale ne tiendra-t-il pas l’affirmation que le sort de tous est solidaire pour le plus hasardé des paradoxes ? N’est-il pas plus aisé de prétendre et facile de prouver que la société est la contradiction des intérêts, que le bien des uns a toujours été le mal des autres ? S’il faut qu’il y ait des victimes, pourquoi se sacrifier plutôt que les sacrifier ? A supposer que la société soit un échange de services, pourquoi chacun n’essaierait-il pas de recevoir sans donner, puisque le dommage serait pour d’autres et l’avantage pour lui ? Et, en admettant que par ses épreuves chaque génération prépare de meilleurs jours aux générations futures, où est, pour des volontés instruites à considérer uniquement la vie présente, le motif de se mesurer en avares la joie, pour assurer le bonheur de temps et d’êtres qui ne sont pas encore ?

Les rationalistes fidèles à l’ancienne morale avaient beau s’étonner qu’ayant seulement coupé les racines de l’arbre, ils n’en recueillissent plus les fruits : leur travail n’avait fait que la mort. Et sur cette mort un chef de l’Université mettait en 1894 l’épitaphe : « Nous voulons nous faire croire que l’enfant adolescent est élevé par cela même qu’il est instruit ; mais c’est un de ces mensonges qui alimentent l’éloquence optimiste des discours de distribution de prix. Nous avons oublié l’éducation. Ni l’école primaire, ni le collège n’est un milieu moral, encore moins les Facultés[6]. »


V

Mais la vie ne peut suspendre sa marche jusqu’à ce que la mort parle et dise le chemin. Vivre est sans cesse, par des actes, choisir entre des croyances. Tandis que les premiers réformateurs s’attardaient à espérer de l’ancienne morale une philosophie nouvelle, cette philosophie, sans les attendre, produisait ses conséquences logiques et une nouvelle morale. Des hommes plus hardis à conclure se levaient pour enseigner la légitimité de l’instinct, le droit de la force, la vertu du succès[7]. Et cette morale était si bien faite pour remplir les âmes vides de Dieu que, en elle, la politique reconnut une force immense à exploiter. Aux ambitieux il fallait, pour s’élever, les épaules du peuple. Une multitude où la source du devoir tarit avec les croyances est facile à conduire par l’envie et par la haine : les pauvres sont plus nombreux que les riches, les malheureux plus que les pauvres, les mécontens plus que les malheureux. Les politiques ont montré aux uns les dépouilles des autres. Ils ont énuméré toutes les servitudes que l’ancienne conception de la famille, de la patrie, de la société imposaient à chaque homme. Ils se sont faits les mandataires de l’égoïsme individuel contre les intérêts généraux.

Et cette nouvelle morale, aussi féconde que l’autre devenait impuissante, déjà change les lois et les mœurs. La première des institutions qui tirent leur puissance de sacrifices imposés à l’individu est la famille : pour sa stabilité, l’homme et la femme abdiquaient leur indépendance, et la perpétuité du lien conjugal assurait, parfois au prix de leur bonheur, une protection aux enfans. Pour l’homme et la femme occupés avant tout de leur propre bonheur, la chaîne devenait trop lourde, elle a été rompue par le divorce, et entre le mariage et l’union libre la différence va s’effaçant. Le couple de l’ancienne morale avait entendu le commandement : « Croissez et multipliez. » L’homme de la nouvelle morale craint d’accroître ses charges avec sa famille, la femme redoute la douleur, et la natalité de la France ne suffit plus depuis quelques années à réparer l’œuvre de la mort. La vie, que le chrétien, si malheureuse fût-elle, gardait comme un dépôt inviolable, appartient en toute propriété à l’homme nouveau : et les suicides d’enfans, nouveauté et honte de nos jours, prouvent que, dans ces âmes déjà vides de joie comme de croyances, le désespoir n’attend même pas les épreuves. Comme celui qui abandonne la vie, celui qui la garde songe à soi seul. Les intérêts généraux importunent : déjà apparaissent les adversaires de l’armée et les négateurs de la patrie. Si le cœur du peuple n’a pas cessé de battre pour ces suspectes, il s’attache de plus en plus aux jouissances matérielles, et à l’argent qui les achète. Une férocité impatiente des plus grands crimes pour le moindre gain mène des bancs de l’école aux bancs des assises des scélérats qui semblent venus avant terme. Sont-ils scélérats ? La philosophie qui a trouvé pour unique loi de l’homme l’instinct ne peut les condamner sans se condamner elle-même. Pour elle, le grand coupable est la propriété. Et il ne s’agit pas seulement de remédier aux iniquités manifestes, la faim du pauvre et les accaparemens du riche. La réforme de ces désordres laisserait subsister l’inégalité des conditions, la seule justice est la liquidation sociale. Le collectivisme est le terme où aboutit l’incrédulité. « Vous avez proclamé, disait, il y a huit ans déjà, M. Jaurès, que la seule raison suffisait à tous les hommes pour la conduite de la vie… vous avez définitivement arraché le peuple à la tutelle de l’Eglise et des dogmes… Vous avez ainsi concentré dans les revendications immédiates, dans les revendications sociales, tout le jeu de la pensée, toute l’ardeur du désir. C’est vous qui avez élevé la température révolutionnaire du prolétariat, et, si vous vous épouvantez aujourd’hui, c’est devant votre œuvre. »

il faut en effet rendre cette justice aux philosophes qui avaient voulu supprimer la foi religieuse et maintenir la vieille morale : quand de l’irréligion est sortie la morale nouvelle, ils ont eu le courage d’avoir peur. M. Pecaut, dès 1894, écrivait : « Ce sont, hélas ! d’autres voix, voix de sensualité, de haine, de sophismes, qui ont aujourd’hui le privilège de parvenir à des extrémités où jusqu’à présent nulle vie de l’esprit ne s’était manifestée : et c’est nous, hélas ! qui leur préparons des auditoires sans cesse renouvelés. » La conscience, à laquelle ils voulaient soumettre les autres, parla en eux, vainquit l’amour-propre, les amena à douter si leurs précautions contre les hypothèses religieuses n’étaient pas excessives ; même la grandeur du péril les entraîna à admettre, à appeler le secours des doctrines qu’ils voulaient détruire. M. Pécaut, contre le matérialisme envahissant, demandait une voix « d’un philosophe ou d’une moralité religieuse, » l’acceptait, qu’elle vint « de la libre pensée toute seule ou de la libre pensée associée aux traditions chrétiennes. » Et M. Buisson semblait reconnaître à la religion quelque force adjuvante[8].

Mais il manquait à ce retour la décision qui l’eut fait efficace. Assez attachés au bien pour le soutenir contre une ruine soudaine, même par des étais suspects à leur raison, ils restaient trop attachés à cette raison pour ne pas réserver à elle seule l’avenir. Ils voulaient bien que la religion combattît les conséquences dangereuses de leurs doctrines, mais sans remplacer ces doctrines. Dans la maison laïque, ils voulaient rouvrir accès à l’ancien maître par l’escalier de service, lui mesurer les heures, lui imposer leur langage. C’est pourquoi leurs concessions se restreignirent au point de disparaître dès qu’ils tentèrent de les préciser. Encore ces projets, contenant trop de cléricalisme, furent-ils abandonnés et le rationalisme demeura dans son impuissance originelle.

Non seulement l’Université n’a pas réussi à protéger sa vieille morale, mais la nouvelle morale conquiert l’Université.

La politique radicale et socialiste était trop attentive pour ne pas s’aviser que la première puissance d’opinion dans la commune était désormais l’instituteur. Allégé de morale par l’enseignement sans Dieu, il était, par les impatiences de l’orgueil, de l’envie et de l’ambition, l’adepte né, comme, par son rôle d’éducateur, le propagandiste précieux de la révolution sociale. Entre ceux qui la préparent et les instituteurs, l’alliance a été de plus en plus visible à chaque renouvellement des corps politiques[9]. Une partie de ceux qui ont charge de former la jeunesse française sont les agens électoraux de la démagogie. Au Manuel général de l’Instruction primaire qui représente la morale de M. Buisson et déjà sent le modérantisme[10] s’ajoute et se substitue une autre revue pédagogique, le Volume, où l’armée, la patrie, la propriété sont considérées avec l’esprit nouveau. Sans doute, à côté des ambitieux et des anarchistes, il y a toujours des instituteurs en qui survivent estimables les vertus de l’ancienne profession. Mais cette race semble s’éteindre et l’autre grandir.

La même évolution modifie les élites intellectuelles qui enseignent dans les collèges et les Facultés. Là encore la rectitude de la pensée et la dignité du caractère honorent un grand nombre de maîtres. Mais, chez beaucoup aussi, l’incrédulité apprise de l’État donne ses fruits anarchistes. Le choix des représentais que les professeurs de l’enseignement secondaire nomment au Conseil supérieur de l’Instruction publique suffit à prouver le progrès de ! a nouvelle morale. Et elle a ses propagateurs les plus ardens parmi les jeunes maîtres de l’enseignement supérieur.

Le goût des hommes nouveaux pour les idées nouvelles, la satisfaction de porter plus loin que personne les hardiesses de la pensée suffiraient à pousser vers les théories dangereuses les esprits téméraires. Combien plus, quand ces témérités sont, pour leurs auteurs, non seulement inoffensives, mais fructueuses ! Quand les chaires, — c’est-à-dire, pour les maîtres, l’obscurité ou l’éclat, l’impasse ou l’avenir, — appartiennent à un État dont l’incrédulité religieuse est déjà envahie par le socialisme ! Par là, la politique gouverne et transforme l’Université. A la conviction l’intérêt s’ajoute pour accroître l’anarchie intellectuelle chez les destructeurs, l’intérêt suffit aux sceptiques. Puisque, pour être ami de l’Etat, il faut devenir ennemi de la société, l’esprit de docilité fait lui-même de ces rebelles, et pour plus d’un le socialisme est un placement de père de famille. Toute cette ambiance est corruptrice des esprits plus jeunes encore et moins capables de se défendre.


VI

De là l’importance de l’enseignement libre. Il n’est pas seulement à l’heure présente l’exercice d’un droit. Il perpétue seul en France la doctrine qui, par les croyances religieuses, donne une base à la morale. Il remplit au profit de tous le plus important des offices publics. Contre l’anarchie qui menace de tout submerger, et que l’Etat lui-même encourage, il reste la digne, la dernière.

Mais pas d’illusion. Si l’énergie religieuse s’est accrue dans les chrétiens, l’influence du christianisme tend à décroître dans la nation. Les lois scolaires ont, par l’obligation et la gratuité de l’instruction primaire, assuré à l’Etat l’enseignement de la multitude : en fait, les catholiques ne sauraient soutenir des écoles gratuites dans toutes les communes. La libre pensée, par une antinomie où triomphe le déterminisme, sortira, malgré la volonté des Français, comme une conséquence automatique, de ce mécanisme légal. Et, quand la multitude sera toute gagnée, elle donnera à la politique la force d’achever l’œuvre, fût-ce malgré l’Université, par la suppression complète de l’enseignement libre. Alors l’incrédulité et le socialisme parleront ensemble et seuls par la bouche de l’Etat.

Comment prévenir le désastre ? En éclairant l’opinion avant qu’elle soit pervertie. Tout ce qui agit sur elle est utile, utile à proportion qu’il agit sur elle, et, puisqu’elle est surtout formée par l’enseignement, l’enseignement est plus que jamais le devoir des catholiques. Certains d’entre eux ont songé à le donner par l’Université même. Ils occupent ou veulent conquérir des chaires de l’Etat. L’on ne saurait trop louer ceux qui, se sentant l’âme ferme, n’ont pas cru passer à l’ennemi en saisissant au profit de leur foi les armes préparées contre elle. Plusieurs l’ont servie et la servent chaque jour ; gênés parfois, mais encore plus gênans pour les sectaires, ils rendent amie ou neutre une autorité qui, exercée par d’autres, eût été hostile ; grâce à leur présence effacent les préjugés, entretiennent un esprit de justice, fortifient les doctrines spiritualistes dans le corps où ils sont entrés. Ils n’y seront jamais trop nombreux. Le danger est que la politique, si leur influence grandissait, tourne contre eux ses roueries sans scrupules, décourage leur bonne volonté, même la rende impossible en leur fermant en fait l’accès de la carrière. D’ailleurs l’effort, pût-il se poursuivre, ne saurait éliminer vite l’esprit nouveau de l’Université. Pour soustraire à l’anarchie morale la génération présente, les catholiques ne peuvent compter que sur leur propre enseignement.

Mais c’est ici le cercle vicieux. Déjà l’Etat a pris l’avance : parmi les adolescens qui seront demain les hommes, il instruit, grâce aux contraintes légales, dans ses écoles primaires, les trois quarts de la classe populaire ; par le choix des familles, dans ses établissemens secondaires, la moitié des classes cultivées ; par la solidité ancienne de son enseignement supérieur, les neuf dixièmes de l’élite intellectuelle.

Les catholiques auraient, malgré leur zèle, beaucoup à craindre si les destinées d’une société étaient faites par les hommes seuls.

Mais l’avenir du monde n’est pas à la merci d’un sexe.

Si les défenseurs de la civilisation chrétienne étaient tentés de méconnaître l’importance de l’être qui, dans l’espèce humaine, égale l’homme par l’origine et l’emporte par le nombre, ils se trouveraient contraints à une intelligence plus juste par les leçons de leurs adversaires. Ceux-ci, tout victorieux qu’ils semblent, ne se sentent pas maîtres encore de l’avenir. Leur succès auprès des hommes ne leur paraît pas définitif tant qu’ils n’auront pas gagné la femme. La conquérir est leur ambition. Et l’oracle de la doctrine la plus menaçante pour la société, Bebel, a livré le secret de cette sollicitude en disant : « Là où se portera la femme pour le grand mouvement social, là sera la victoire[11]. »

Or, la femme est l’ennemie naturelle de l’incrédulité et de la nouvelle morale. Le culte de la matière, l’affaiblissement de la famille, le règne : de la force, offensent l’intelligence, le cœur, les droits de la femme. Il faut, depuis vingt siècles, les affections stables à, sa vie et l’immortalité à ses espérances. Elle est la réserve religieuse du genre humain. C’est pour changer son âme que toutes les incrédulités s’empressent aujourd’hui d’instruire son intelligence. Mais son attachement à ses vieilles croyances a pour mesure la force d’inertie qu’elle oppose à ces efforts. Constater comment elle opte entre les deux enseignemens qui se la disputent, est constater combien les prises de l’éducation chrétienne sont plus fortes sur la femme que sur l’homme. Sans parler de l’enseignement supérieur, qui nulle part n’est encore sérieusement organisé pour la femme, presque toutes les jeunes filles qui reçoivent l’éducation secondaire la demandent religieuse, et, malgré les obstacles des lois, presque la moitié des petites filles reçoit d’institutrices religieuses l’enseignement primaire. La libre pensée a à conquérir les femmes. Il suffit au catholicisme de les garder.

Défendre la croyance de la femme par l’enseignement est donc l’œuvre tout ensemble la plus importante et la plus facile de l’heure présente.

Ce n’est pas à dire que cette œuvre ne demande pas d’efforts. Autre chose était d’attirer la femme à un enseignement offert par l’Eglise seule, autre chose sera de conserver la femme désormais libre de choisir entre deux enseignemens. L’Etat qui n’ignore pas combien son irréligion répugne aux femmes compte, pour les attirer, sur la supériorité du professorat. Si, tandis qu’il s’ingénie à satisfaire toutes leurs curiosités par l’étendue de son programme et à épargner leur peine par la perfection de sa méthode pédagogique, l’enseignement chrétien semblait s’endormir sur sa prépondérance présente, elle pourrait lui être dérobée pendant son sommeil. La femme ne veut pas perdre la foi, mais elle veut acquérir la science. Qu’elle l’espérât plus complète de l’Etat, elle connaîtrait de nouveau la tentation d’Eve. Elle commencerait par prendre de lui l’enseignement avec le ferme propos de rejeter les doctrines, elle finirait par accepter les doctrines avec l’enseignement. Et l’incrédulité de la femme ferait au christianisme la suprême blessure. Mais, si les bouches chrétiennes ne sont pas moins doctes que les bouches universitaires, la femme restera fidèle aux levons où seront nuis le savoir et la foi.

Or il n’y a pas de raison pour que l’enseignement chrétien soit inférieur à l’autre, s’il est l’objet de soins égaux. Et il y a une raison pour qu’il soit au profit de la femme plus hardi, plus complet, plus libérateur ; car le christianisme a pour la femme des respects et des espoirs inconnus à la libre pensée.

La condition présente des femmes est l’œuvre de l’esprit laïque. C’est lui qui depuis deux siècles a de plus en plus gouverné la société. C’est lui qui, pénétrant les chrétiens moines a, par les exigences des familles, des fiancés, de la mode, imposé, jusque dans les maisons religieuses l’éducation qu’il voulait. Il l’a poussée, soucieux de son propre plaisir, vers les apparences agréables. Il l’a allégée des sérieuses études sur les questions de morale, de philosophie et de foi, sous prétexte que les lois et les gouvernemens suffisaient à maintenir l’ordre dans la société. Il a séparé l’intelligence de la femme et celle de l’homme, réservant à l’homme seul les sommets de tous les savoirs. Pour avoir réduit la femme à ce rôle, on s’est accoutumé à croire qu’elle n’en avait pas d’autre ; en lui voyant les seuls mérites qui parussent de son temps, on s’est persuadé qu’ils étaient les seuls de sa nature. On l’a emprisonnée dans les vertus dont on lui faisait honneur. Et beaucoup de gens encore, par le préjugé de l’habitude, croient avoir tout dit et pensé de la femme quand ils l’ont louée d’être la douceur du foyer et la parure du monde.

L’importance de la femme s’est amoindrie dans la société à mesure que l’énergie du christianisme a diminué dans les consciences. Quelle autre place il avait faite à la compagne de l’homme ! Depuis la prédication de l’Evangile, et tant qu’il lutte soit contre le sanglant orgueil dis l’Empire romain, soit contre les hérésies affinées par l’air subtil de Byzance, soit contre les vices brutaux des peuples barbares, la femme eut sa large moitié d’efforts et d’influence dans l’œuvre de la civilisation. Elle consacra à la religion, qui lui avait rendu la dignité, un apostolat assez actif pour exciter les colères du paganisme, lui parut aussi dangereuse que L’homme, et fut aussi vaillante contre la mort. Elle ne mit pas seulement au service de sa foi la force du courage, mais la force de la pensée : elle lutta non moins que l’homme contre les hérésies des premiers siècles ; si elle n’écrivit pas les livres des Pères, elle les défendit toujours, souvent les inspira : elle en rendit la doctrine plus vivante par sa parole, parfois efficace où celle des docteurs avait échoué. Son zèle à favoriser l’invasion douce et continue de la sagesse évangélique dans les mœurs de l’Europe en formation, donna à l’Eglise le plus constant, le plus dévoué et le plus décisif des secours, et fît admirer en la femme l’esprit de conduite et de gouvernement. Elle déploya ces vertus publiques pendant douze siècles, jusqu’à ce que le christianisme semblât inébranlable. Cachée dans sa vie domestique quand la paix régnait dans la société ; mêlée à la vie sociale, quand des principes étaient à défendre ; attirée vers la place publique à proportion qu’y grandissait le péril, la femme chrétienne, aux jours où l’envahisseur menaçait tout, patrie, biens, liberté, croyances, a su courir même aux remparts, parfois réveiller par l’exemple le courage des hommes et sauver la cité.

Nous sommes à une de ces époques. Au lieu d’être menacés de la barbarie par les armes, nous marchons à elle par les idées. Nous avons besoin que tous viennent au secours de la civilisation.

Si la femme d’aujourd’hui, chrétienne toujours, regarde le combat au lieu de le livrer, semblé avoir pour ambition unique de se rendre impénétrable aux doutes ambians et les laisse, vaincue d’avance et sans lutte, conquérir autour d’elle ; les êtres les plus chers, la responsabilité de ce grand mal n’est pas à elle, mais à son éducation. Elle a encore l’éducation des temps de paix, celle qui forme à vivre selon des croyances universellement acceptées : elle n’a pas l’éducation des temps de lutte, celle qui instruit à soutenir ces croyances contre les objections de l’histoire, des sciences, de la philosophie. Elle n’est plus formée par les fortes études qui rendirent, aux siècles de luttes, les femmes capables des actions continues et des paroles décisives.

Qu’une instruction sérieuse, — elle peut l’être à tous les degrés d’enseignement, — rende la femme la compagne intellectuelle de l’homme ; que la femme connaisse le défaut des lieux communs et des sophismes en faveur où ni le est appelée à vivre ; qu’à l’appui de ses propres croyances, elle possède une synthèse bien ordonnée de raisons et de faits ; qu’elle se sente capable de défendre les vérités de tous les temps par les armes de son temps, la femme d’aujourd’hui redeviendra pour l’homme la collaboratrice qu’était la femme d’autrefois. Les temps eussent-ils dégénéré, la femme a-t-elle autant dégénéré que l’homme ? Le régime politique où nous vivons depuis 1789 a amoindri en l’homme le caractère ; la discipline de parti l’a soumis à toutes ses volontés sauf la sienne ; la rupture des solidarités sociales l’a accoutumé à sacrifier tous les intérêts sauf le sien. La femme, à ne pas obtenir de droits politiques, a gagné de ne pas perdre ses vertus naturelles et n’a pas appris la lâcheté cachée dans l’ambition. Elle est plus courageuse dans ses opinions, plus généreuse, plus dévouée à ce qu’elle aime, plus désintéressée.

Il faut rendre à la société le bénéfice de ces forces aujourd’hui presque inutiles. Elles sont inertes depuis que l’homme, sûr de suffire seul à l’œuvre de la civilisation, leur a refusé tout exercice et n’a plus fait de la femme la compagne de sa pensée. Il faut, pour les rétablir, la coopération de l’homme et de la femme. Le premier effort incombe à l’homme. Il a jugé bon d’accroître par l’inégalité de culture, l’inégalité d’intelligence entre les deux sexes, il s’est réservé tout le savoir sérieux. Lui seul peut donc, au moins au début, introduire la femme dans ce domaine dont il a usurpé le monopole, lui montrer les chemins des hauteurs qu’elle veut gravir à son tour. Et l’homme doit ce secours à la femme, car tout ce qu’il lui a refusé de savoir est une injustice commise envers elle, un dommage dont il ne faut pas ajourner la réparation. Plus le chrétien réfléchira, plus il comprendra que l’élan de notre temps pour la science est un élan vers la vérité ; que, si le savoir superficiel contient un péril pour la foi et la morale, un savoir plus profond apporte des appuis à l’un et à l’autre ; et que la vérité ne se contredit pas. Il sentira que la femme a besoin comme l’homme de ces témoignages, de ces preuves, de ces clartés. Il partagera avec elle généreusement le bien qui leur est commun. Il aura, s’il est conséquent avec lui-même, plus de sollicitude, de fiertés et d’ambitions pour l’associée du foyer durable, de la vie entière et des espérances immortelles, que le sceptique et le matérialiste pour la voisine de hasard, l’amie de plaisir, la compagne d’un jour. Et plus il s’inspirera de ses croyances, pour rendre la femme instruite, honorée, influente, plus il fera un acte habile ; mieux il la servira, mieux il se servira.

Quand en effet l’homme aura accompli son devoir, commencera celui de la femme. Formée par cette éducation, elle ne sera pas seulement capable de garder une fidélité passive aux croyances chrétiennes, elle sera redevenue apte à les défendre.

Si la philosophie lui a mesuré les solidités de la foi et les fragilités du doute ; si la morale lui a montré, dans les faits désordonnés, vils, menaçans pour l’avenir, les suites nécessaires des idées fausses ; si l’histoire lui a raconté la solidarité séculaire de la France et du catholicisme ; si la connaissance des peuples contemporains et du monde moderne lui a appris que l’apostolat catholique perpétue encore dans l’univers l’influence française, à travers les éclipses de la gloire, l’amoindrissement de la population et les pertes subies par le travail national sur les marchés du monde, la femme ne doit pas garder ces certitudes pour elle. Ses calomniateurs ont prétendu que garder un secret lui était lourd : qu’elle se décharge de celui-là. Qu’elle rende à l’homme bienfait pour bienfait en employant la science qu’elle lui devra à lui rappeler la vérité.

Elle peut influer sur l’homme sans faire l’homme. Il ne s’agit pas de revendiquer son tour de parole aux tribunes politiques, ou d’attendre que sa volonté ait un poids légal dans les scrutins. Peu importe que, le jour où, tous les quatre ans, la souveraineté de l’homme consiste à choisir ses maîtres, la voix de la femme ne compte pas, si elle a tous les autres jours pour préparer, améliorer, changer l’opinion de l’homme. Il suffit d’une loi et d’un despote pour dépouiller l’homme de son suffrage politique : aucune loi, aucune tyrannie ne saurait atteindre l’empire de la femme dans la famille et dans la société. Dans la famille, elle ne fera pas seulement l’union des tendresses, elle travaillera à l’union des croyances ; son empire sur les cœurs lui rendra facile l’accès auprès des intelligences quand son mari et ses enfans sauront sa pensée nourrie par l’étude, exigeante sur les preuves, capable de réfuter les raisons de mots par des mots de raison. Cette constante usure des fanatismes, des indifférences, des doutes masculins sur la patience ferme et la douceur persuasive d’un christianisme toujours occupé à obtenir non seulement la tolérance, mais l’adhésion, sera l’œuvre de la femme au foyer. Les femmes ont cette influence à étendre dans la société. Elles y sont reines, leur dit-on : pour les souverains véritables, régner c’est gouverner. Trop longtemps ce pouvoir s’est surtout exercé par des décrets absolus sur les choses futiles. Il a statué sans appel sur le sort du mobilier, du costume, du théâtre, de la littérature de distraction. Il y a pour les femmes un plus noble emploi de leur influence. Ce n’est pas assez de former et de déformer les modes, quand on a mission pour former ou déformer les mœurs. Ce n’est pas assez d’être le charme d’une société, quand on en peut devenir la conscience.

Les femmes, dès aujourd’hui, ont le devoir de combattre ce qui combat leurs croyances. Il leur reste à utiliser au profit de ces croyances celle force immense des respects et des dédains, des admirations et des ironies, des empressemens et des froideurs, des paroles et des silences qu’elles peuvent employer à la fortune ou au discrédit des doctrines. Il leur reste à jeter dans la balance incertaine encore le poids de leur influence, de leur nombre, de leur courage.

Quand Julien l’Apostat voulut ramener la société antique au paganisme, et eut tourné vainement contre la civilisation chrétienne les forces de la philosophie et du pouvoir, un partisan de l’entreprise, un familier du prince, un philosophe, Libanius, chercha la cause de la défaite subie par un souverain remarquable, par la cause de la raison, et par la souveraineté de l’État. Il mit à la fois son respect de la vérité et son regret de l’hommage qu’elle le forçait à rendre dans cet aveu : » Quelles femmes ont ces chrétiens ! » Après quinze cents ans, l’œuvre de Julien est reprise par un État philosophe : elle ramènerait, si elle réussissait, un nouveau paganisme. Puissent les Libanius approbateurs de l’entreprise être réduits à en raconter l’insuccès ; et ce sera l’insuccès, s’ils sont eux aussi obligés d’écrire : « Quelles femmes ont ces chrétiens ! »


ETIENNE LAMY.

  1. « On peut affirmer sans exagération que, depuis 1882, l’école laïque publique est, à peu de chose près, l’école sans Dieu. » M. Devinat, directeur de l’École normale du Rhône, membre du Conseil supérieur de l’Instruction publique. Revue de l’Enseignement primaire, 25 octobre 1894.
  2. F. Buisson, Discours sur la tombe de M. J. Steeg, 7 mai 1898.
  3. Pécaut, l’Éducation publique et la vie nationale, in-12. Hachette, p. 268.
  4. Le rapport a paru dans la Revue bleue, le 2 mars 1895.
  5. Correspondance générale de l’enseignement primaire, nov. 1894, p. 7.
  6. Lavisse, Journal des Débats, 12 oct. 1894, édition du soir.
  7. Bornons-nous à citer de la nouvelle école ces formules qui la présentent avec le plus de relief : « Notre Dieu à nous se nomme réalité, il se décide par le fait… L’acte est à lui-même sa loi, toute sa loi… la moralité d’un homme n’est que son impuissance à se créer une conduite personnelle… Le succès, pourvu qu’il soit implacable et farouche, pourvu que le vaincu soit bien vaincu, détruit, aboli sans espoir, le succès justifie tout. » J. Weber, Revue de Métaphysique et de Morale, septembre 1894.
  8. Ces idées ont été plus récemment développées par M. Buisson dans quatre conférences faites en 1899 à l’Aula de l’Université de Genève et publiées sous ce titre : la Religion, la Morale et la Science, in-12. Fischbacher, 1900.
  9. Voyez l’École d’aujourd’hui, par M. Georges Goyau, in-12, Perrin, 1899.
  10. Lire dans le Manuel général de l’Instruction primaire, à la date du 16 mars dernier, la lettre où un jeune agrégé d’histoire fait la leçon à l’ancien directeur de l’enseignement primaire et se plaint que la pensée laïque ne soit pas encore assez défendue contre le catholicisme.
  11. Bebel, Discours au Reichstag, 6 février 1892.