La Grève des chemins de fer aux États-Unis/01

La bibliothèque libre.
La Grève des chemins de fer aux États-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 23 (p. 560-579).
02  ►
LA
GREVE DES CHEMINS DE FER
AUX ETATS-UNIS

I.
LES CAUSES ET L'ORGANISATION DE LA GREVE.

L’illustre Macaulay, éclairé par l’expérience et revenu des illusions de la jeunesse, ne partageait pas la prédilection que quelques-uns des libéraux anglais ont montrée et témoignent encore pour les institutions des États-Unis. Si le propre d’un bon gouvernement est de concilier la plus grande somme de sécurité pour les intérêts légitimes avec la plus large liberté pour les personnes, ce problème difficile lui paraissait moins sûrement résolu par la démocratie américaine que par la monarchie constitutionnelle d’Angleterre, malgré son système compliqué de contre-poids, ses règles fondées sur la tradition du passé et ses anomalies. S’appuyant sur les conditions exceptionnelles qui ont favorisé le début et le développement de la confédération américaine, il estimait que le principe de la souveraineté illimitée du peuple n’avait pas encore été soumis à une épreuve suffisante, et il en réclamait une expérience plus complète. A un écrivain américain qui essayait de lui démontrer que l’absence de cet élément de stabilité que l’on trouve dans l’hérédité monarchique n’enlève aux institutions américaines rien de leur efficacité à protéger les intérêts, et qui invoquait comme preuve la tranquillité intérieure dont les États-Unis avaient joui jusqu’alors, l’illustre homme d’état répondait dans une de ses lettres : « vous aurez vos Manchester et vos Birmingham, et dans ces Manchester et ces Birmingham il arrivera sûrement que des centaines de milliers d’ouvriers se trouveront quelque jour sans ouvrage. C’est alors que vos institutions seront sérieusement mises à l’épreuve. Partout la souffrance rend l’ouvrier mécontent et impatient de la règle, et le dispose à écouter avidement les agitateurs qui viennent lui représenter comme une iniquité monstrueuse qu’un homme puisse avoir des millions, tandis qu’un autre homme ne peut avoir de quoi manger à sa faim… Il est de toute évidence que votre gouvernement ne sera jamais en état de retenir une majorité mécontente et aigrie par la souffrance. Chez vous, c’est la majorité qui est elle-même le gouvernement, et elle tient absolument à sa merci les riches, qui sont toujours en minorité. Il y aura, j’en ai peur, des spoliations. Ces spoliations ne feront qu’accroître la misère générale, et cette misère produira de nouvelles spoliations. Il n’y a rien pour vous arrêter sur cette pente. J’aperçois dans vos institutions des voiles pour pousser le navire en avant, mais point d’ancre de salut. »

Ces jours d’épreuve, que Macaulay entrevoyait dans un avenir encore lointain, seraient-ils arrivés pour les États-Unis ? Au milieu d’un calme apparent et d’une sécurité trompeuse, l’autorité de la loi s’est trouvée soudainement méconnue. De grandes villes sont tombées et sont demeurées, pendant plusieurs jours, au pouvoir de l’émeute triomphante : elles ont été désolées par le pillage et l’incendie ; des flots de sang ont coulé. Les autorités municipales, les gouvernemens locaux ont dû confesser leur impuissance à rétablir l’ordre ; le gouvernement fédéral lui-même n’y est parvenu que par l’emploi de toutes les forces militaires à sa disposition et la proclamation de la loi martiale. C’est là un spectacle absolument nouveau dans l’histoire des États-Unis, et il y a quelques semaines encore celui qui aurait prédit ces scènes honteuses et sanglantes aurait rencontré en Amérique et en Europe même une incrédulité absolue. Quelles sont donc les causes qui ont préparé et qui peuvent expliquer cette explosion soudaine ? Quels élémens inflammables étaient donc réunis pour qu’une seule étincelle ait suffi à allumer un si vaste incendie ? Quel a été le véritable caractère des faits dont sept ou huit des états les plus florissans ont été le théâtre ? Quelles impressions, enfin, ou fugitives ou durables, ces faits ont-ils laissées dans l’esprit du peuple américain ? Ce sont là les questions délicates que nous allons essayer d’éclaircir.

I

Pendant la lutte entre le nord et le sud, les opérations militaires ont eu pour théâtre exclusif les états qui s’étaient mis en révolte contre l’autorité fédérale : jamais il n’a été au pouvoir de ceux-ci de porter la guerre sur le territoire des états demeurés fidèles à l’Union. La prospérité matérielle de ces états n’a donc point paru atteinte par la guerre civile. Loin de là, les approvisionnemens de toute nature, vivres, vêtemens, chaussures, munitions, nécessaires aux immenses armées que le gouvernement fédéral avait mises sur pied, leur étaient achetés et libéralement payés. Les agriculteurs et les éleveurs de l’ouest, les maîtres de forge et les manufacturiers des états atlantiques ne pouvaient souhaiter un meilleur client que le gouvernement fédéral. Les primes considérables en argent que ce gouvernement et les gouvernemens locaux offraient aux enrôlés volontaires, en attirant sous les drapeaux la plupart des émigrans de nationalité allemande ou irlandaise, diminuaient la concurrence que les ouvriers nationaux pouvaient avoir à redouter de la part de l’émigration européenne, et contribuaient à élever le taux des salaires. Une autre cause, et non moins efficace, d’élévation des salaires résultait de chaque émission nouvelle de papier-monnaie. Le travail, comme les denrées de première nécessité, haussait de prix proportionnellement à la dépréciation constante des assignats américains. La position réelle de l’ouvrier américain ne s’en trouvait pas changée, puisque tout ce qui était nécessaire à la vie augmentait de prix en même temps que son travail ; mais des esprits peu familiers avec les lois économiques qui régissent les sociétés humaines ne s’attachaient qu’au taux nominal de leurs salaires sans tenir compte des conditions transitoires qui le portaient momentanément aussi haut.

Lorsque le rétablissement de la paix eut enlevé aux agriculteurs et aux manufacturiers du nord l’immense débouché que leur avaient offert les achats du gouvernement fédéral, et que les uns et les autres durent aller chercher au dehors les consommateurs que ne leur fournissaient plus les armées de la république, il fallut baisser les prix de vente, réduire les prix de revient et diminuer les salaires. Les ouvriers américains ne se rendirent pas compte que la diminution de tous les objets de première nécessité, pain, viande, vêtemens, combustible, atténuait et compensait pour eux la réduction opérée sur leurs salaires : ils ne s’arrêtèrent qu’au fait matériel de la réduction, et ils en conçurent une irritation profonde. Ils essayèrent d’opposer à la baisse graduelle des salaires l’obstacle illusoire et décevant des grèves : ils devaient nécessairement succomber dans cette lutte contre une loi inexorable ; ils y épuisèrent les économies des jours prospères, et ils en sortirent à la fois plus malheureux et plus irrités.

Leur erreur était d’autant plus excusable que, par une anomalie plus apparente que réelle, certaines industries semblaient échapper à l’application de la loi générale. Dans la pensée de rattacher plus étroitement les uns aux autres les divers membres de la confédération et d’assurer au gouvernement central dans toute l’étendue de cet immense territoire une action plus rapide et plus facile, le congrès avait résolu d’aider par des subventions libérales à la multiplication des chemins de fer. il fut poussé dans cette voie par les chefs du parti victorieux qui voyaient dans les libéralités du congrès une manne destinée à enrichir leurs créatures et leurs amis. Des subventions en terres et en argent, équivalentes à plusieurs milliards, furent ainsi distribuées en quelques années. Ce fut une fièvre universelle : c’était à qui profiterait des largesses du trésor fédéral et de l’apparente abondance des capitaux qui résultait tant des émissions de papier-monnaie que du ralentissement des opérations commerciales. Pour fournir des rails et du matériel roulant aux chemins de fer que l’on construisait de toutes parts, les hauts-fourneaux et les ateliers de construction de la Pensylvanie travaillaient nuit et jour : pour alimenter les hauts-fourneaux, les charbonnages devaient augmenter leur extraction. Toutes les compagnies charbonnières établies dans le bassin houiller qui s’étend entre la chaîne des Montagnes-Bleues et la chaîne des monts Alleghany acquirent à l’envi de nouvelles concessions, foncèrent de nouveaux puits, et, manquant d’ouvriers, appelèrent à grands frais des mineurs du pays de Galles. Cette période de spéculation désordonnée ne pouvait être de longue durée : parmi ces chemins de fer multipliés sans mesure, quelques-uns ne purent être achevés, le capital ayant été dévoré par l’agiotage sur les titres ; d’autres, arrivés au terme de la construction, ne pouvaient être ouverts, faute de ressources pour organiser l’exploitation : à tous, la condition indispensable de l’existence, les transports, manquaient par suite de la paralysie croissante qui frappait le commerce et l’industrie. En effet, à partir de la fin de 1873 pour certaines branches d’industrie, et du printemps de 1874 pour toutes les autres, les derniers vestiges d’activité, qu’on pouvait considérer comme les effets de la vitesse acquise, disparurent complètement, et l’Amérique put mesurer dans toute son étendue et dans toutes ses conséquences le vide que la guerre civile, par une immense destruction d’hommes et de capitaux, avait fait dans la fortune nationale. Le sud, appauvri, dépouillé, voué à l’anarchie et tenu sous un joug implacable, ne se relevait pas des coups qui lui avaient été portés et n’offrait pas à l’industrie du nord le marché sur lequel elle avait compté. Multipliées à l’excès pendant une période de prospérité, les manufactures, après s’être fait une concurrence meurtrière, succombaient l’une après l’autre et fermaient leurs portes. Les hauts-fourneaux s’arrêtaient, faute de commandes. Les compagnies charbonnières, ne trouvant plus l’écoulement de leurs houilles, réduisaient leur extraction. Elles fermaient quelques-uns de leurs puits : quand l’impossibilité d’abandonner certains puits à l’envahissement du gaz ou des eaux les contraignait à y maintenir des machines en activité, elles diminuaient le nombre des ouvriers ou le prix de chaque travail, et ces mesures ne les affranchissaient pas de la nécessité de contracter des emprunts. Dans les premiers jours de 1877, on évaluait à un demi-million le nombre des ouvriers sans ouvrage et à un autre demi-million celui des ouvriers qui ne travaillaient plus que quelques jours par semaine. Ce qui ajoutait au désespoir d’un grand nombre de familles, c’était que beaucoup d’ouvriers, pendant les jours prospères, s’étaient laissé séduire par les combinaisons des sociétés de construction très nombreuses dans les grandes villes et avaient acquis de petites maisons payables par mois. Bien peu s’étaient libérés : la femme américaine n’est point économe, et les trois cinquièmes des salaires des ouvriers sont absorbés par la consommation des liqueurs alcooliques et du tabac ; néanmoins, pendant la période des salaires élevés, les mensualités avaient été régulièrement payées : avec la détresse étaient venus les retards, la déchéance des contrats, l’expropriation, et les familles avaient perdu tout à la fois le foyer qu’elles avaient voulu se créer et l’argent qu’elles avaient inutilement consacré à cette œuvre de prévoyance. Les ouvriers les plus capables et ceux qui avaient conservé quelques ressources retournaient en Europe ou émigraient en Australie, où les gouvernemens coloniaux les conviaient à se rendre par l’offre de primes ou de concessions de terres ; 300,000 individus, venus d’Angleterre ou des provinces canadiennes, reprirent le chemin du Canada. Des statistiques officielles constatent que le mouvement d’émigration de l’Angleterre et de l’Irlande vers les États-Unis a complètement cessé depuis dix-huit mois, les départs ayant été plus que compensés par les retours.

Tous les ouvriers n’avaient point ou le courage ou les moyens d’émigrer, et la misère, devenant chaque jour plus générale et plus profonde, amenait à sa suite la démoralisation, le désordre et le crime. Les attentats contre les personnes et les propriétés se multipliaient dans les grandes villes : les ministres des différens cultes s’accordaient à signaler la sombre et silencieuse fermentation qui s’emparait de la population ouvrière et qui ne pouvait manquer de se traduire par des actes regrettables. La plupart des compagnies charbonnières de la Pensylvanie ayant réduit de 10 pour 100 le prix de la tâche, une grève éclata à la fin de l’automne et se prolongea pendant près de six mois. Les mineurs qui voulaient reprendre le travail étaient assaillis et maltraités ; quelques-uns même furent assassinés par des camarades que le sort avait désignés pour cette horrible mission : les magasins, les machines, les bâtimens d’exploitation de plusieurs compagnies furent livrés aux flammes. La force seule mit fin à ce régime de terreur, et le gouverneur de la Pensylvanie, M. Hartranft, jugea qu’un exemple terrible était nécessaire. Il refusa d’user de son droit de grâce pour mitiger les condamnations prononcées par les tribunaux, et onze émeutiers furent pendus le même jour. Le calme se rétablit aussitôt dans toute l’étendue des districts miniers ; mais ce calme, résultat de l’intimidation, n’existait qu’à la surface, et un sourd ressentiment couvait au fond des âmes des mineurs.

Malheureusement des influences mauvaises étaient là, toutes prêtes à s’emparer de ces esprits aigris et à leur faire oublier le respect des lois ; nous voulons parler des trades-unions ou associations par corps de métier, et de l’Internationale. La liberté d’association la plus étendue existe aux États-Unis ; les lois la reconnaissent, et les mœurs la favorisent. Politique, agriculture, œuvres de science ou de charité, propagation d’un amusement, tout est prétexte à association et à congrès. Si une association se constitue en empruntant les formes du carbonarisme ou de la franc-maçonnerie, en affectant des allures mystérieuses, en imposant le secret sur son but réel et sur ses délibérations, elle est assurée d’un succès rapide ; c’est à qui en fera partie : le courtier politique pour consolider son influence, le commerçant pour se créer des cliens, le vaniteux pour acquérir de l’importance et devenir un des dignitaires de la société. Dans un milieu aussi favorable, les associations de corps de métiers ont eu toute facilité pour s’organiser et se propager. Leur introduction en Amérique néanmoins ne date guère que de vingt-cinq ans : ce sont des ouvriers mécaniciens anglais qui en 1851, à la suite d’une grève demeurée mémorable, aimèrent mieux s’expatrier que se soumettre, et importèrent aux États-unis et en Australie les théories et l’organisation qui leur avaient si mal réussi dans leur pays. Ces sortes d’associations se sont répandues rapidement dans tous les états où l’industrie a pris quelque développement, et surtout dans les grandes villes : il n’est point de profession qui n’ait la sienne, Elles n’ont rien de philanthropique, elles ne se proposent point de venir en aide aux malades, aux nécessiteux, aux infirmes ; c’est un rôle qu’elles laissent aux sociétés de secours mutuels et aux œuvres charitables : elles ont pour unique objet l’élévation des salaires, et pour moyen d’action, également unique, l’organisation des grèves.

Les trades-unions américaines renchérissent sur les associations anglaises pour le caractère oppressif de leurs règlemens, pour la rigidité avec laquelle elles les appliquent, pour l’étendue des engagemens qu’elles imposent à leurs membres sous la foi du serment. Entrer dans une de ces sociétés, c’est abdiquer d’une façon absolue son initiative et son libre arbitre ; c’est s’obliger sous serment à exécuter sur l’heure tout ordre, quel qu’il soit, d’un comité souverain et offrir sa vie comme gage de son obéissance. D’un autre côté, comment refuser d’y entrer lorsque le refus est puni de la proscription ? Comme le but à atteindre est de contraindre le manufacturier ou l’entrepreneur à subir les conditions de l’association en le mettant dans l’impossibilité de remplacer les ouvriers qui le quittent, et d’opposer ainsi le monopole de la main-d’œuvre au prétendu monopole des salaires, tout ouvrier qui a conservé la libre disposition de son travail et qui pourrait prendre la place d’un gréviste est un ennemi public. Il y a donc interdiction absolue pour les membres de l’association de travailler à côté d’un ouvrier libre ; ils doivent en obtenir le renvoi ou se mettre immédiatement en grève. Une autre règle non moins odieuse est l’interdiction de former aucun apprenti.

Le moyen le plus efficace d’amener une augmentation des salaires est de raréfier la main-d’œuvre, et ce dernier résultat ne peut être obtenu plus sûrement qu’en arrêtant le recrutement d’une profession. Aussi n’y a-t-il point de règle à l’observation de laquelle les comités directeurs tiennent plus rigoureusement la main. Le père lui-même n’ose pas enseigner son métier à son fils, et un manufacturier qui, par bienveillance ou charité, admettrait un enfant dans ses ateliers verrait immédiatement une grève se produire pour exiger le renvoi de cet enfant. Les autorités municipales des grandes villes commencent même à se préoccuper des effets de cette interdiction, à cause du nombre considérable d’enfans et d’adultes sans moyens d’existence et sans profession qu’elles ont à surveiller. Les enfans de la plupart des ouvriers se trouvent sans état et n’ont d’autre ressource que les métiers irréguliers ou peu avouables.

Ce n’est là qu’une des nombreuses objections que les esprits réfléchis commencent à élever contre le despotisme de ces associations, qui ont tous les vices et tous les dangers des monopoles. La plus forte de toutes, et celle qui est de nature à frapper le plus les Américains, c’est que l’existence des trades-unions est un attentat perpétuel contre la liberté humaine. Ces associations disent en effet à l’ouvrier : « tu m’appartiendras ou tu mourras de faim. Tu travailleras ou tu chômeras à ma volonté. N’espère pas te faire une place à part par ton intelligence, ton application, ton assiduité ; moi seule, je réglerai le prix, la durée, les conditions de ton travail. N’espère pas te soustraire à ma loi, car quiconque a du travail à donner te repousserait et serait contraint de te repousser. » C’est après avoir ainsi fait des esclaves de ceux dont elle prétend défendre les intérêts que l’association se retourne vers le capital, et, faisant table rase de la loi de l’offre et de la demande, et des conditions économiques du marché, elle prétend, par la menace de le mettre en interdit et de lui ôter les moyens de remplir ses engagemens, régler sans lui et malgré lui le prix de la main-d’œuvre qu’il devra employer. La société n’est pas moins lésée par cette intervention illégale dans des contrats dont l’essence doit être la liberté, elles trades-unions semblent lui dire : « Nous réglerons le prix de toute main-d’œuvre sans tenir compte d’aucune des conditions qui influent sur la valeur du travail, abondance ou pénurie, cherté ou bon marché de la vie, prospérité ou stagnation des affaires. Pour faire prévaloir notre volonté, nous n’aurons égard ni aux intérêts ni aux droits des tiers ; nous suspendrons l’exécution des contrats, nous paralyserons une industrie ou toutes les industries, nous arrêterons le mouvement commercial du pays, pour qu’une pression s’exerce ait profit de nos exigences. » Qu’est-ce donc, lorsque les violences contre les personnes, les attentats contre la propriété viennent outrager la loi, lorsque la destruction de chemins de fer, l’incendie de fabriques, l’inondation des mines viennent porter atteinte à la richesse nationale ? N’est-ce pas dans une démocratie où il n’y a de privilège pour personne, où tous ont les mêmes droits en partage, que l’on doit plus particulièrement se préoccuper des conséquences possibles de ces organisations occultes et sans contrôle qui aboutissent à créer un état dans l’état ?

Les Américains invoquent volontiers comme une preuve de l’excellence de leurs institutions les humbles commencemens de quelques-uns de leurs citoyens les plus éminens qui, après avoir débuté dans la vie comme de simples ouvriers et demandé leurs moyens d’existence à un travail manuel, se sont élevés par leurs propres efforts et sont arrivés les uns aux plus hautes magistratures, les autres à des fortunes princières. Ces exemples, si honorables pour ceux qui les ont donnés, si encourageans pour tous ceux qui luttent, ne se renouvelleront plus avec le régime industriel que les trades-unions tendent à établir. Ces associations ont pour principe nécessaire l’égalité absolue des salaires pour tous les ouvriers. Elles ne peuvent établir aucune distinction, aucune hiérarchie entre leurs adhérens. Aucun ouvrier ne peut donc se flatter que, par son intelligence et sa bonne conduite, par une habileté supérieure ou une assiduité plus grande, il arrivera à se faire distinguer et à conquérir un salaire exceptionnel ; il ne peut davantage espérer qu’en travaillant plus longtemps et plus durement que les autres, en s’imposant des privations, il réunira le petit capital qui lui permettra de jeter un jour les bases d’un établissement. Tous doivent travailler de la même façon, le même nombre d’heures et pour le même prix : le niveau commun sous lequel tous doivent passer s’établit d’après les moins intelligens et les moins laborieux. On peut donc dire de ces associations funestes qu’elles décapitent le travail en refoulant violemment dans les rangs les sujets d’élite devant qui l’avenir s’ouvrirait, et en rendant stériles l’intelligence et la bonne conduite. Quant à la masse des ouvriers, s’ils savaient faire le compte des cotisations qu’ils ont à verser, des dépenses, des privations et des souffrances que les grèves leur imposent, ils reconnaîtraient aisément qu’ils font un marché de dupes en aliénant leur indépendance et leur libre arbitre.


II

La Fédération internationale du travail est, comme les trades-unions, une importation européenne. Il ne faut point confondre ses adhérens avec les socialistes proprement dits. Il existe en effet aux États-Unis un certain nombre d’associations qui ont fondé des établissemens et même des communes dont l’organisation se rapproche plus ou moins du phalanstère. Ces associations ont pour organes des journaux et des recueils dont le principal est le Socialiste américain : elles se proposent comme objet la réforme ou la transformation de la société actuelle ; elles ne touchent ni à la politique ni aux questions industrielles, et gardent le caractère de sectes philosophiques. C’est à ces associations pacifiques et inoffensives que s’applique exclusivement en Amérique la qualification de socialiste qui n’emporte avec elle aucune nuance de désapprobation. C’est sous le nom de communistes que les Américains désignent les comités, les orateurs ambulans et les journaux qui relèvent de la Fédération internationale du travail.

Cette dernière association, établie vers 1867, sous l’influence de Karl Marx, sur le modèle et comme une auxiliaire de l’Internationale européenne, a dû surtout son développement aux émigrans venus d’Allemagne et imbus des doctrines matérialistes et révolutionnaires accréditées au-delà du Rhin. Avant son organisation, quelques tentatives avaient été faites pour établir un lien entre les associations ouvrières américaines : une Union du travail national, ébauchée à Baltimore en 1866, n’eut qu’une existence éphémère ; la Ligue du travail, dont le centre est à Washington, s’est montrée trop prudente dans sa direction, trop timide dans ses doctrines pour acquérir une influence sérieuse sur la classe ouvrière : seule, la Fédération internationale, servie par l’ardeur et la persévérance des sectaires qui l’ont fondée, et recrutée par l’émigration européenne, a pris de l’extension. Elle vise à étendre son action sur tout le territoire américain, et dans ce dessein elle cherche à se rattacher toutes les trades-unions, non pour les absorber, car elle leur laisse leur existence indépendante, mais pour les soumettre à son influence, leur donner une impulsion commune et les transformer en instrumens. Les trades-unions, limitant leur action à la question des salaires, lui paraissent une conception étroite et mesquine, vouée à une œuvre subalterne : elle a des aspirations plus vastes, et prétend à une action plus générale et plus puissante. Les trades-unions aspirent à établir un concert entre tous les ouvriers d’une même industrie pour les opposer aux chefs de cette industrie ; elle prétend réunir dans un effort commun tous les ouvriers de toutes les professions et de tous les pays, créer une force irrésistible qu’impose sa loi à la société entière. Elle se tient en relations constantes et en correspondance régulière avec l’association du même nom qui existe en Europe et dont elle se considère comme une branche. Lorsque, dans les derniers jours de juillet, cinquante ouvriers maçons, engagés à New-York par un entrepreneur anglais, s’embarquèrent pour Londres, où les maçons venaient de se mettre en grève, les délégués de l’Internationale n’épargnèrent aucun effort pour les faire renoncer à leur dessein : ils allèrent jusqu’à leur proposer de leur payer leurs journées tant qu’ils ne trouveraient pas de travail aux conditions offertes par l’entrepreneur anglais. Au même moment, un appel au public, signé de Justus Schwab, de Léander Thompson, et d’autres meneurs bien connus de la Fédération, paraissait dans les journaux. Ce document annonçait l’ouverture d’une souscription en faveur des déportés à la Nouvelle-Calédonie. « Le féroce Mac-Mahon, disaient les signataires, n’est pas rassasié par les flots de sang que les bouchers de l’armée de Versailles ont répandus, le sacrifice de plusieurs milliers de martyrs ne lui suffit pas : il faut que 4,000 de nos frères soient torturés et bâtonnés, tous les jours, pour expier leur dévoûment à une cause sainte. » On invitait donc tous les gens de bien, tous les amis de la justice à protester en envoyant sans retard leur souscription au citoyen Ollivier, à son débit de liqueurs, 94, West Houston street.

Non-seulement l’Internationale tient à justifier son nom et à ne pas devenir exclusivement américaine ; mais, pour assurer son recrutement, elle n’hésite pas à faire appel aux sentimens et aux prédilections des émigrans de chaque pays. Ainsi elle est partagée en trois sections qui, tout en obéissant à la même autorité et en recevant la même direction, ont la nationalité pour base, et ont leurs comités et leurs dignitaires distincts. Ce sont la section allemande, la section anglaise, qui comprend aussi les Irlandais et les Américains, et enfin la section bohémienne, qui serait plus justement appelée la section slave, puisqu’elle comprend tous les adhérens de nationalité et d’origine slave, et que les Polonais y ont l’influence prépondérante. Les ouvriers français sont trop peu nombreux aux États-Unis pour former une section à part ; ils sont englobés dans la section anglaise.

Les états de l’ouest, où affluent de préférence les émigrans allemands, ont été le berceau de l’Internationale : c’est là aussi qu’elle a pris le développement le plus rapide et qu’elle compte le plus grand nombre d’adhérens. Chicago parait être sa capitale : c’est là du moins que siège le comité directeur, dans lequel les trois sections sont également représentées. La Fédération fait de grands efforts pour s’étendre dans les états riverains de l’Atlantique ; mais elle y a trouvé le terrain occupé dans toutes les villes industrielles par les trades-unions ou par les sociétés de secours mutuels, et dans la Nouvelle-Angleterre, elle a eu à lutter contre le sentiment religieux.

Le premier caractère de l’Internationale, en effet, est d’être profondément hostile à toute idée religieuse ; elle ne s’en prend point à une communion en particulier, elle repousse indistinctement toutes les formes et toutes les sectes du christianisme, et proscrit toute espèce de culte. Les livres de Büchner, abrégés, commentés et réimprimés à l’infini, sont son évangile, le matérialisme est sa philosophie, l’athéisme est sa foi religieuse.

Le second caractère de l’Internationale est de rejeter au second plan les questions politiques, et de les subordonner complètement aux questions économiques. Le congrès, par la délégation qu’il tient de la nation, règle souverainement toutes les questions de l’ordre politique : il doit assumer et exercer la même souveraineté dans l’ordre économique. La souveraineté nationale, dont il est le représentant et le mandataire, n’a point de limite ; on ne saurait lui opposer aucune loi, aucune institution comme soustraite à son action. Le législateur s’est contenté jusqu’ici de faire des lois pour assurer la jouissance et la transmission de la propriété et du capital : il a le droit et le devoir de faire des lois pour en régler la répartition. Le premier pas à faire, pour arriver à la transformation de la société, est d’obtenir une loi qui limite l’extension de la propriété immobilière, et qui, par l’application de l’impôt progressif, limite et arrête l’accumulation des capitaux et de la richesse mobilière entre les mêmes mains, en les rendant improductifs pour les détenteurs. Le second pas, qui consommera la révolution sociale, sera de faire rentrer toute propriété, tout capital, toute industrie dans le domaine de l’état, qui en réglera l’exploitation dans l’intérêt de la collectivité, et en répartira les produits. Comment arriver à cette transformation sociale, et faire modifier les lois qui régissent la propriété ? Il faut, en premier lieu, entretenir et rendre incessante la guerre contre le capital, afin de restreindre les profits de celui-ci et même, s’il se peut, le rendre improductif. Il faut, en second lieu, par l’union de tous les ouvriers, faire pénétrer dans les législatures des états et jusque dans le congrès des travailleurs qui y professent et y fassent prévaloir les doctrines de la Fédération. Il faut donc que les ouvriers se dégagent de toute affiliation avec les vieux partis politiques, pour constituer un parti nouveau et indépendant, le parti des travailleurs. Dans les collèges où ils ne seront pas assez forts pour emporter l’élection, ils mettront des conditions à l’obtention de leurs suffrages, et ils exigeront l’engagement de voter pour certaines mesures.

Ainsi est né le « parti des travailleurs, » qui a déjà fait son apparition dans plusieurs des états de l’ouest et qui va essayer de jouer un rôle dans les élections législatives de cet automne. L’organisation en est activement poussée dans les grands centres ; elle est calquée sur l’organisation ordinaire des partis aux États-Unis. Les adhérens d’un même quartier se réunissent et font choix d’un délégué ; la réunion des délégués de quartier constitue le comité métropolitain qui désigne les candidats municipaux, et délègue un de ses membres au comité général de l’état, lequel reçoit directement et transmet les instructions du comité central ou dirigeant. Il est pourvu aux dépenses des comités et aux frais de déplacement des délégués au moyen des cotisations mensuelles de tous les adhérens. Les cotisations que les ouvriers américains paient pour les diverses associations dans lesquelles ils s’engagent finissent par absorber une partie assez importante de leur salaire ; mais c’est la dépense qu’ils acquittent le plus exactement, et ils ne font pas le compte du capital que représentent, au bout de quelques années, ces contributions improductives.

Il n’est point de parti, aux États-Unis, point d’association un peu étendue, point d’œuvre de quelque importance qui ne soit représentée dans la presse par quelque organe spécial. La Fédération internationale ne pouvait manquer d’avoir des journaux : l’un des principaux est l’Étendard du travail, rédigé à New-York par un Irlandais nommé J.-P. Mac-Donnell ; mais le plus répandu est le Travail, fondé récemment pour être l’organe officiel du parti des travailleurs, et placé sous la direction d’un des membres du comité central, Stephen Pearl Andrews. Pour faire juger de l’esprit de ce journal, il suffira de faire connaître comment il a apprécié les événemens dont les États-Unis viennent d’être le théâtre. Dans un « avertissement à nos concitoyens, » M. Andrews déclare que « notre forme actuelle de civilisation est absolument finie, » que le travailleur n’y peut obtenir justice, mais qu’il est résolu à remettre les choses en ordre, coûte que coûte. Il y a eu un malentendu entre les soldats et les ouvriers, mais ce malentendu ne peut être de longue durée, parce que le soldat est recruté parmi les travailleurs ; il est le travailleur en armes, et il fraternisera avec les travailleurs aussitôt qu’on lui aura fait toucher le fond de notre civilisation, et démontré qu’elle est à bout. Si les riches et les grands de ce monde sont bien avisés, ils se hâteront de restituer au gouvernement son rôle de providence sociale « avant que le règne du sang arrive, » car New-York renferme tout ce qu’il faut « pour renouveler en huit jours toutes les horreurs de la révolution française. » Dans un autre article, un certain Madox, qui est également un des coryphées de l’Internationale, s’adresse aux miliciens et leur demande quand ils cesseront de massacrer les travailleurs et « de s’acquitter de la triste besogne que le capital attend d’eux et pour laquelle il les paie. » Les hommes qu’ils ont tués sont « des martyrs qui se sont offerts en holocauste pour la patrie. » Ils seront vengés, car le temps des réformes par la voix du scrutin est passé. Il faudra étouffer le monstre, c’est-à-dire le capital, pour lui faire lâcher prise.

Il n’est point de lecteur français pour qui ces beaux raisonnemens et ces menaces à l’adresse de la société ne soient de vieilles connaissances. On croit lire une traduction de quelque journal de 1848.

Nous venons de faire connaître l’état de détresse du plus grand nombre des ouvriers américains, et les influences dangereuses qui étaient à l’œuvre au sein de ces masses aigries par la souffrance ; la grève des ouvriers des chemins de fer fut l’étincelle qui détermina l’explosion.


III

L’industrie des chemins de fer, aux États-Unis, traverse une crise dont quelques chiffres suffiront à faire mesurer l’intensité : du 1er janvier au 30 juin 1877, la déchéance a été prononcée contre quinze compagnies ayant un capital actions de 47 millions de dollars et un capital obligations de 85 millions de dollars, et la mise en vente de leurs lignes a été ordonnée ; il a été procédé, dans la même période, à la vente des lignes de trente-deux compagnies précédemment déchues, dont le capital actions s’élevait à 50 millions de dollars et le capital obligations à 75 millions de dollars ; enfin, seize compagnies avec un capital actions et obligations de plus de 150 millions de dollars ont été mises sous séquestre, et leurs lignes sont exploitées pour le compte de leurs créanciers. Indépendamment de ce capital de 2 milliards de francs qui est ou perdu ou gravement compromis, on n’évalue pas à moins de 3 milliards la dépréciation qu’ont subie les titres des compagnies qui n’ont pas encore succombé. Cette déplorable situation est le résultat tout à la fois de la stagnation de l’industrie manufacturière et de la concurrence désespérée que les compagnies se sont faite pour attirer à elles les transports qui ne suffisaient plus à les alimenter toutes. La plus importante source de trafic pour les chemins de fer est la distribution dans la région de l’ouest des produits européens qui sont débarqués dans les grands ports, et des produits de l’industrie américaine, concentrée presque tout entière dans les états riverains de l’Atlantique. En retour de ce qu’il reçoit de ces états, l’ouest expédie du bétail vivant et des produits agricoles pour l’alimentation des grandes villes, des céréales et des salaisons pour l’exportation. Les compagnies qui ont pour tête de ligne un des grands ports ont dû chercher à relier leurs chemins avec les villes importantes de l’ouest, Saint-Louis, Louisville, Cincinnati, Columbus, Indianapolis, Chicago, qui sont les entrepôts de tout le bassin du Mississipi. Pour atteindre ce but, elles ont multiplié les embranchemens ; elles ont acheté ou affermé toutes les lignes qui pouvaient servir à leur dessein ou qui pouvaient être utilisées par leurs concurrens. Ainsi se sont formés les grands réseaux que les Américains désignent sous le nom de trunk lines, parce qu’ils se ramifient comme des troncs puissans qui étendent leurs branches dans toutes les directions. Quatre réseaux dépassent tous les autres en importance : le premier, en commençant par le sud, est le Baltimore et Ohio, qui dessert le Maryland, la Virginie occidentale et l’Ohio, et qui, par deux embranchemens, atteint d’un côté Washington, la capitale de la confédération, et de l’autre Chicago, en traversant Pittsburg, centre de la production minière et métallurgique de la Pensylvanie. On trouve ensuite, en remontant vers le nord, le Central-Pensylvanien, dont la tête de ligne est Philadelphie, et dont la prospérité devait sembler à l’abri de toute atteinte, si l’on considère le nombre et l’importance des charbonnages et des hauts-fourneaux qu’il met en relation d’une part avec la vallée du Mississipi, et de l’autre avec les états atlantiques. L’Erié dessert l’état de New-Jersey, partage avec le Central-Pensylvanien les transports de la région houillère, et relie New-York aux ports du lac Érié, à Buffalo, l’un des grands entrepôts du commerce des grains, et au Canada. Enfin le New-York-Central couvre de ses embranchemens le centre et le nord de l’état de New-York, se relie aux lignes de la Nouvelle-Angleterre, et, longeant la frontière canadienne, atteint Chicago, le port de cette mer méditerranéenne qui s’appelle le lac Michigan. Un cinquième réseau, le Boston, Albany et Hoosac, dessert le Massachusetts et les autres états de la Nouvelle-Angleterre et prolonge sa ligne principale jusqu’à la région des lacs ; mais, bien qu’alimenté par Boston et par quelques autres ports qui ne sont pas sans importance, ce réseau a moins d’élémens de trafic parce qu’il n’atteint pas la vallée du Mississipi. Les produits manufacturés de l’Europe à destination de l’ouest et les produits agricoles de l’ouest à destination de l’Europe peuvent prendre encore une sixième voie : le réseau canadien, qui met la navigation du Saint-Laurent en relation directe avec Chicago et avec tous les ports établis sur ces lacs immenses qui séparent les États-Unis du Canada. Ainsi chacun des grands ports situés sur l’Océan-Atlantique peut être considéré comme la base d’un immense éventail dont les branches vont toucher les principaux entrepôts de l’ouest : chacun de ces entrepôts est, à son tour, la base d’un autre éventail dont les branches couvrent la vallée du Mississipi. Cet exposé doit faire comprendre combien de voies diverses desservent les relations commerciales entre l’Europe et l’intérieur des États-Unis, et comment, lorsqu’une grève ou un cas de force majeure vient à entraver ou à interrompre l’exploitation sur un réseau, il suffit à une compagnie d’emprunter une ligne ou un embranchement du réseau adjacent pour maintenir la circulation des voyageurs et des marchandises. C’est cette possibilité qui, dans les premiers mois de l’année, avait permis à la compagnie Boston, Albany et Hoosac de résister victorieusement aux exigences de ses mécaniciens, et qui a déterminé les organisateurs de la grève du mois de juillet à attaquer simultanément toutes les compagnies.

Les grands réseaux avaient reconnu la nécessité de mettre fin à la guerre désastreuse qu’ils se faisaient les uns aux autres et d’arriver à l’établissement de tarifs uniformes, ne fût-ce que pour pouvoir supprimer les traités particuliers et les avantages secrets par lesquels ils ne s’assuraient des transports qu’en sacrifiant le plus clair de leurs bénéfices. L’obstacle à une entente était toujours venu des prétentions de la compagnie Baltimore et Ohio, qui faisait valoir que Baltimore est de trois cents milles plus rapproché de la vallée du Mississipi que les ports de Philadelphie et de New-York, et qui demandait qu’on lui tint compte de cet avantage. Enfin, sous le coup d’une impérieuse nécessité, une conférence eut lieu à New-York, dans les premiers jours de 1877, entre les présidens et directeurs de quatre des grands réseaux, et, au moyen de concessions mutuelles, un arrangement fut conclu. Il fut convenu que des tarifs uniformes seraient appliqués aux marchandises sur tous les réseaux, qu’il serait fait une masse commune des expéditions à destination de l’ouest effectuées par les diverses têtes, de ligne, que la distance de New-York à chacune des grandes villes de l’ouest servirait de base pour évaluer les frais de transport acquis à la compagnie qui transporterait la marchandise, et que la recette nette serait répartie entre les quatre réseaux dans la proportion suivante : New-York-Central et l’Érié, chacun 33 pour 100 ; Central-Pensylvanien, 24 pour 100 ; Baltimore et Ohio, 10 pour 100. Un homme d’une grande expérience en matière d’exploitation, M. Albert Fisk, fut choisi, de commun accord, pour présider à l’exécution de cet arrangement et régler la répartition des dépenses et des recettes. Il fut décidé, en outre, que des négociations seraient ouvertes avec le Boston, Albany et Hoosac et avec le Grand-Central-Canadien pour les déterminer à entrer dans le syndicat, qui commença à fonctionner avec le mois de mars.

La constitution de ce syndicat, qui détermina aussitôt la conclusion d’arrangemens analogues entre les principales lignes de la vallée du Mississipi, eut pour conséquences immédiates le relèvement des tarifs, la dénonciation de tous les traités particuliers dont les derniers ont pris fin le 31 juillet, et la réalisation d’importantes économies obtenues en diminuant le nombre des trains, en réduisant la vitesse et en portant au double la longueur des trains de marchandises, enfin en restreignant le personnel. Toutes ces mesures, vues d’assez mauvais œil par le public, jetèrent l’alarme parmi les employés des chemins de fer, qui prévirent, non sans raison, que la réduction de 10 pour 100 dans les salaires appliquée par quelques compagnies ne tarderait pas à être décidée par toutes les autres, et qui commencèrent à se consulter sur la conduite à tenir.

Deux grandes associations embrassent la presque totalité du personnel attaché à l’exploitation des chemins de fer. La première en date et en importance est la Fraternité des mécaniciens conducteurs de locomotives (Brotherhood of locomotive engineers). Fondée en 1863, cette association a commencé par être simplement une société de tempérance et de secours mutuels, et, à ce double titre, ses débuts ont été favorisés et encouragés par les compagnies : elle a singulièrement dévié du but de son institution. D’après les statuts, les candidats à l’admission doivent avoir vingt et un ans révolus, savoir lire et écrire, être de bonne conduite et d’habitudes tempérantes, et avoir au moins une année de service comme mécaniciens en pied. Les nègres et les hommes de couleur sont formellement exclus, comme ils le sont, du reste, de toutes les associations ouvrières américaines. En échange des cotisations assez fortes qu’elle perçoit, la Fraternité fait assurer la vie de chacun de ses membres, elle les secourt en cas de blessure ou de maladie, et elle sert une pension aux veuves ; mais les statuts disposent que le sociétaire qui se retire volontairement ou qui est frappé d’exclusion ne peut rien réclamer du montant des cotisations qu’il a versées : il perd le bénéfice de l’assurance contractée à son profit, et sa veuve n’a rien à prétendre. Cette clause attache les mécaniciens à l’association par un lien indissoluble, car aucun d’eux ne peut songer à reconquérir sa liberté au prix du sacrifice qui lui serait imposé : elle les met en même temps à la merci d’un comité irresponsable. En effet, si le mécanicien qui s’engage dans une grève sans l’assentiment préalable du comité exécutif n’a droit à réclamer aucune assistance, le refus de s’associer à une grève ordonnée ou sanctionnée par le comité exécutif est un cas d’exclusion. La lutte contre les compagnies est devenue l’objet principal de l’institution, et l’assistance mutuelle n’est plus qu’un accessoire. L’association embrasse l’universalité des chemins de fer américains : chaque réseau a été partagé en plusieurs divisions, les mécaniciens d’une même division forment une loge qui a à sa tête un chef électif ; les chefs de loge désignent à leur tour les membres du comité exécutif qui est investi d’un pouvoir discrétionnaire. C’est ce comité qui décide sans appel s’il y a lieu d’accepter ou de repousser les modifications apportées par les compagnies dans leurs règlemens de service ou dans la rémunération des mécaniciens, qui sanctionne ou désapprouve les mesures proposées par les chefs de loge contre une compagnie, qui ordonne les grèves et en fixe la date, qui statue sur les propositions des compagnies, qui prononce l’amende ou l’exclusion contre les réfractaires, enfin qui règle et surveille l’emploi des fonds de l’association. Le président actuel du comité exécutif, un nommé Arthur, n’a pas craint de dire dans une enquête, au commencement de cette année, qu’il lui suffirait de lever le doigt pour qu’à l’instant, dans toute l’étendue des États-Unis, tous les mécaniciens quittassent leur locomotive sans même achever les parcours commencés. L’association dispose de fonds assez considérables. Le traitement des mécaniciens varie de 90 à 120 dollars par mois, et le chiffre de la cotisation est élevé ; aussi y avait-il dans la caisse sociale, à la fin de 1876, près de 9 millions disponibles pour les secours ou pour une grève. Le nombre des sociétaires est d’environ 14,000, répartis entre 192 loges.

La seconde association, de formation beaucoup plus récente, est l’Union des hommes des chemins de fer (Train men Union), qui comprend les agens inférieurs de l’exploitation, les chauffeurs et les gardes-freins dont les salaires varient de 50 à 60 dollars par mois, les aiguilleurs et hommes d’équipe : les conducteurs des trains n’en font pas partie, parce qu’ils sont considérés comme attachés au service commercial et parce que, leurs fonctions n’exigeant aucun apprentissage et aucune expérience pratique, ils peuvent être trop aisément remplacés. Cette association a été fondée par un chauffeur renvoyé du service de la compagnie du Fort-Wayne, nommé Ammon, et par un garde-frein de la compagnie de l’Érié, nommé Barney Donahue. Elle est calquée sur les trades-unions des diverses industries, et a, comme elles, pour objet essentiel l’organisation des grèves.

Dès que le rétablissement de la bonne harmonie entre les grandes compagnies eut éveillé les inquiétudes de leurs agens, et avant même qu’aucune réduction des salaires fût annoncée, des conférences eurent lieu à Baltimore entre les délégués du Baltimore et Ohio, du Central-Pensylvanien, du New-York-Central et de l’Erié, sur la conduite à tenir vis-à-vis des compagnies syndiquées. Les avis ayant été partagés, la décision fut remise à une nouvelle conférence, qui fut convoquée à Pittsburg et dans laquelle une grève générale fut décidée en principe. L’adhésion définitive des loges fut donnée, et les détails d’exécution furent arrêtés dans une dernière conférence tenue à Jersey-City, au mois de mai dernier. L’échec des grèves essayées à la fin de l’hiver dans la Nouvelle-Angleterre et sur la ligne du Potomac ayant démontré le peu de chances de succès d’une attaque isolée, toute grève partielle fut absolument condamnée comme un gaspillage des fonds sociaux. La grève devait être générale, afin de mettre les compagnies dans l’impossibilité de se venir en aide les unes aux autres. Cette grève générale aurait lieu, de toute façon, dans les premiers jours de l’automne, soit pour faire abandonner toute réduction de salaires qui viendrait à être annoncée par une compagnie, soit pour obtenir le rétablissement des salaires au taux de 1874. Toute réduction des salaires qui pourrait se produire dans le courant de l’été devrait être acceptée en silence jusqu’à ce que le comité central eût envoyé ses instructions. L’automne est en effet la saison où le trafic des chemins de fer américains devient le plus actif : c’est après la moisson et le battage des grains que les états de l’ouest commencent à expédier vers les côtes de l’Océan les produits de leurs récoltes et font en retour leurs acquisitions et leurs commandes. C’est aussi l’époque des grands transports, de charbon pour les approvisionnemens d’hiver. Les promoteurs de la grève générale calculaient que l’interruption du service au moment où le fret est le plus abondant et où les recettes sont les plus fortes atteindrait gravement le crédit et les ressources des compagnies, et que la suspension de tout le commerce d’exportation des États-Unis causerait dans les affaires une perturbation assez grande pour déterminer de la part de tous les intérêts lésés une pression irrésistible sur les administrations de chemins de fer.

L’interruption soudaine des relations commerciales entre les états de l’ouest et les états atlantiques était donc le levier dont les comités comptaient se servir, et pour que cette interruption fût immédiate et complète, tout en compromettant le moins grand nombre possible d’agens, il fut résolu que la grève commencerait au centre même de chacun des grands réseaux, aux points de rencontre des embranchemens les plus importans, et qu’elle s’étendrait ensuite aux grands centres de l’ouest ; les agens employés sur les lignes secondaires, beaucoup moins productives que les autres, continueraient leur service afin d’alimenter la caisse sociale par leurs cotisations. Les points d’attaque désignes furent les villes de Martinsburg et de Gumberland pour le Baltimore et Ohio, Pittsburg et Reading pour le Central-Pensylvanien, Hornelsville pour l’Érié, Albany pour le New-York-Central. Il suffit de jeter les yeux sur une carte des chemins de fer américains pour se convaincre que l’interruption du service dans les gares de ces cinq ou six villes suffisait pour arrêter l’exploitation de tous les chemins de fer dans les états riverains de l’Atlantique. Tout en faisant entrer les souffrances du commerce dans leurs calculs, les comités reconnaissaient la nécessité de ne pas tourner violemment l’opinion publique contre eux, et surtout de ne pas donner ouverture à l’intervention des autorités fédérales. Il fut donc décidé que la grève serait limitée au service des marchandises, qui serait suspendu partout à la fois, mais qu’aucune interruption ne serait apportée dans le service des voyageurs ni dans le transport des malles, qui fait l’objet de contrats entre les compagnies et l’administration des postes. Ce plan fut communiqué dans tous ses détails au comité exécutif de la Fraternité des mécaniciens, qui l’approuva et promit que les mécaniciens s’associeraient à la campagne contre les compagnies.

Le programme arrêté dans la conférence de Jersey-City a reçu une exécution complète, hormis en un point important, la date fixée pour la grève. La patience a manqué à une partie des coalisés. La compagnie Baltimore et Ohio ayant annoncé qu’une réduction de 10 pour 100 serait opérée sur le salaire de ses agens à partir du 1er juin, la plupart des autres compagnies suivirent cet exemple, en fixant la date de la réduction, les unes au 1er juillet, les autres au 15 juillet. Les agens du Baltimore et Ohio avaient donc en perspective de subir la réduction pendant trois ou quatre mois avant que l’on agît : ils ne s’y résignèrent point. Ils demandèrent et obtinrent des autres sections de l’Union des chemins de fer que la grève fût avancée et fixée au 16 juillet, date à laquelle les agens de toutes les compagnies se trouveraient atteints par la même réduction. Seul, le comité exécutif des mécaniciens refusa son concours en déclarant qu’il ne croyait pas au succès d’une campagne entreprise avant l’automne.

L’impulsion était donnée, et ce refus n’arrêta point les organisateurs de la grève. L’Union des chemins de fer, enivrée par le rapide développement qu’elle avait pris, avait hâte de faire l’épreuve de ses forces. Toutes les loges se montraient pleines d’ardeur : les agens de la ligne de Pittsburg, Pan-Handle et le Fort-Wayne, de la ligne du Michigan méridional, et de la ligne riveraine des lacs (Lake shore Railroad), avaient assuré les agens des grands réseaux de leur coopération. Les agens du réseau Ohio et Mississipi avaient fait savoir qu’ils seraient prêts aussitôt que la compagnie aurait terminé la paie mensuelle, c’est-à-dire pour le 21 juillet ou le 23 au plus tard. On était donc assuré de pouvoir arrêter, en deux ou trois jours au plus, tout le mouvement commercial de dix ou douze états, sur un territoire triple de celui de la France. Le succès parut certain ; l’ouverture de la grève demeura fixée au 16 juillet, et les instructions furent partout envoyées dans ce sens. Le plus profond mystère avait couvert les démarches et les délibérations des loges : le secret des résolutions prises fut gardé avec une discrétion merveilleuse. Un incident qui aurait pu mettre les compagnies en éveil passa inaperçu. Le 30 juin, l’un des organisateurs de l’Union des chemins de fer, Barney Donahue, se présenta avec quelques autres délégués des chauffeurs et des gardes-freins de l’Erié chez le directeur de l’exploitation, dans le but de réclamer contre la réduction annoncée pour le 15 juillet. La réclamation fut repoussée. Prenant alors la parole, Donahue déclara, en présence de l’ingénieur en chef, qu’une grève était inévitable, et que, si la compagnie poussait les agens à bout par son obstination, les voies seraient détruites et Les gares incendiées. Cette menace, considérée comme une vaine fanfaronnade, ne fut pas prise au sérieux : avant qu’un mois se fût écoulé, des propriétés d’une valeur de 200 millions avaient été détruites par les flammes.

On vient de voir comment la grève des chemins de fer fut préparée et organisée ; il nous reste à en raconter les incidens, et à montrer comment l’intervention de l’Internationale lui fit prendre un développement inattendu et en changea le caractère.


Cucheval Clarigny.