La Haine (Sardou)/II

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Michel Lévy frères (p. 31-56).
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ACTE DEUXIÈME.


Tableau PREMIER.

Une grande salle du palais de la Seigneurie ; — au fond, trois larges arcades ouvrant sur un balcon de fer qui domine la place du Campo. — À gauche et à droite, grandes portes ; ces baies et celles du fond se ferment à volonté par des tentures. Par la porte de gauche, où elles sont entr’ouvertes, on aperçoit une salle de gardes et des soldats couchés, étendus sur la paille. — Les tapisseries de la porte de droite sont fermées. — La salle haut-voûtée, et partout décorée de peintures sur fond d’or, est sombre et fait contraste avec l’excessif éclat du jour sur la place, où luit un ardent soleil. — Au fond, les toits et les tours de la Ville ; à gauche, le clocher du Dôme, — au loin du même côté, une longue colonne de fumée qui flotte sur l’azur du ciel. — Sur la scène : tables, bancs, stalles de bois, à gauche, — à droite, large fauteuil, armes, et çà et là, débris d’un repas et d’un campement de nuit.


Scène PREMIÈRE.

GIUGURTA, ERCOLE, TOLOMEI, MALAVOLTI, PICCOLOMINI, LODRISIO, UBERTA, assise à droite, à l’écart, la tête entre ses mains, indifférente à tout ce qui suit. — Chefs Gibelins.

(Au lever du rideau, Giugurta sur le balcon, avec Tolomei et Malavolti, donne des ordres aux gens qui sont sur la place. — Les autres chefs diversement groupés.)

GIUGURTA, parlant de façon à ce que sa voix porte très-loin.

Bien ! cela !… Plus haut !… Pointe sur la voûte, vers Saint-Pierre !… (Lodrisio entre par la gauche.)

ERCOLE, se retournent et descendant avec Tolomei.

Ah ! Lodrisio !

TOLOMEI, à Ercole vivement.

Quelles nouvelles ?…

LODRISIO.

Meilleures !… Meilleures que cette nuit.

TOUS, avec joie descendent et l’entourant, saut Giugurta et Malavolti qui restent sur le balcon.

Ah ! écoutez !…

LODRISIO, reprenant haleine, comme un homme épuisé, et essuyant sa poussière.

Vers le Dôme… ils n’ont pas fait un pas depuis le lever du soleil, et viennent de cesser le feu ! — et ici ?…

ERCOLE.

Une attaque aux Tolomei, il y a une heure, bravement repoussée jusqu’à Sainte-Marie de la Neige !

LODRISIO.

Bon cela !…

TOLOMEI.

Ils n’en tiennent pas moins !…

LODRISIO, l’interrompant.

Ah ! tant le tiers de Camollia, et une partie de la cité ; mais tant qu’il nous reste le Campo et la Seigneurie !… (Ne voyant pas Giugurta et avec inquiétude.) Et Giugurta ?…

ERCOLE.

Blessé…

LODRISIO.

Blessé ?

ERCOLE.

A l’avant-bras ! — Mais légèrement…

TOLOMEI.

Il est là, qui fait placer des bombardes, à la partie haute de la Coquille !…

ERCOLE, remontant pour prévenir son frère.

Giugurta !…

LODRISIO, bas et vivement à Tolomei et Piccolomini, tandis qu’Ercole remonte.

Sait-il que son palais brûle ?

PICCOLOMINI, de même.

Il s’en est bien douté, voyant cette fumée là-bas !

GIUGURTA, descendant avec Ercole et Malavolti.

Ah ! c’est toi, Lodrisio ! — Eh bien ! ils nous laissent donc souffler un peu ?…

LODRISIO.

Et il n’est que temps !… mes hommes n’en peuvent plus !… (Son de trompettes au dehors.)

MALAVOLTI.

Qu’est-ce ?…

LODRISIO, passant à gauche, pour déposer son épée sur la table.

Rien ! — Des troupes fraîches qui les remplacent !…

GIUGURTA, à Lodrisio.

Tes Contrades ont bien marché ?

LODRISIO.

Surtout celles de la Louve et de la Tour, qui, embusquées dans les jardins, leur ont fait bien du mal…

GIUGURTA.

Nous aussi ; mais Tomassi est mort !

ERCOLE.

Et Amidei ne vaut guère mieux.

GIUGURTA, bas à Ercole.

Baisse la voix, à cause d’Uberta… qui a perdu son fils !… (Tous regardent Uberta, qui reste étrangère à tout ce qui se passe autour d’elle.)

LODRISIO.

Andreino !… pauvre nourrice ! — Et Cordelia ?

GIUGURTA, surpris.

Cordelia !

LODRISIO.

Oui !…

GIUGURTA.

Tu ne l’as pas ramenée cette nuit, avec toi ?…

LODRISIO, très-inquiet.

Mais grand Dieu non !… J’ai cru qu’elle te suivrait dans ta retraite.

GIUGURTA, de même.

Mais je me suis replié par Saint-Ovile, moi, et pas par mon palais.

LODRISIO, effrayé.

Et il brûle !…

ERCOLE.

Pourquoi s’effrayer ? — Elle a sûrement quitté le palais devant ces bandits, pour se réfugier aux Mariscotti, dans la maison maternelle !

LODRISIO.

Mais ils y sont, à celle-là aussi !…

TOLOMEI.

Ils ne font point la guerre aux femmes !

GIUGURTA.

À notre sœur ?…

ERCOLE.

Que faire ?

LODRISIO, sautant vivement sur son épée.

Attaquer sur l’heure et dégager la maison…

ERCOLE.

Pour qu’ils se vengent en la brûlant, comme l’autre !

LODRISIO.

Il y a autant de péril à laisser ta sœur entre leurs mains, marchons !

GIUGURTA.

Il a raison. Et puisqu’ils ne bougent plus, remuons-les !… — Allons, Malavolti ! (Mouvement de tous pour sortir. — Les cloches de la cathédrale sonnent l’appel de la messe, à toute volée. — Tous s’arrêtent surpris… et se regardant prêtent l’oreille.)

ERCOLE.

Ces cloches ?…

GIUGURTA.

De la cathédrale !…

MALAVOLTI.

Le tocsin ?… (Giugurta leur fait signe de se taire et d’écouter. Moment de silence.)

ERCOLE.

Non ! — ce n’est que le premier coup de la messe qui sonne !

GIUGURTA.

Aujourd’hui ?…

ERCOLE.

Tu oublies que c’est aujourd’hui grande fête !… la Nativité de la Vierge !

TOUS.

C’est vrai !…

GIUGURTA.

Étrange fête, hélas !…

LODRISIO.

Il perd l’esprit, cet Évêque, avec sa messe !… On se bat jusque sur les marches du Dôme !

GIUGURTA.

Eh ! que le vieil Azzolino sonne ses cloches ! (Mouvement pour sortir.) — Nous, sonnons nos trompettes !… — (Clameur sur la place qui, venue de loin, va se rapprochant.) Qu’est-ce encore ?…

CRIS, sur la place.

Meure ! meure le Guelfe !…

ERCOLE, au fond, regardant sur la place.

C’est un Guelfe !… que Sozzini a bien du mal à tirer de la foule !

GIUGURTA.

Ces brutes vont l’écharper ! — Il court au balcon.

LODRISIO.

Un envoyé ?…

ERCOLE.

Peut-être.

GIUGURTA, sur le balcon à la foule.

Place, Contrades ! — Laissez entrer cet homme.

VOIX, des soldats sur la place.

C’est un Guelfe ! — C’est un espion !

GIUGURTA.

Laissez-le passer. — Et qu’il nous compte !…

LA FOULE.

Oui ! Oui ! vive Saracini !… (Les tentures de gauche s’ouvrent toutes grandes, et l’on voit Ugone, précédé de Sozzini.)

ERCOLE.

Le voici !…


Scène II.

Les Mêmes, UGONE, SOZZINI.
TOUS, à Sozzini au moment où il entre.

Un envoyé ?

SOZZINI, s’effaçant pour laisser entrer Ugone.

À ce qu’il dit. (Ugone entre tout droit, Giugurta redescend du fond, le toise avec mépris, hausse l’épaule en regardant les autres chefs qui répondent par un geste analogue, puis s’adressant à Ugone avec hauteur.)

GIUGURTA.

Tu viens en ambassade ?

UGONE.

Oui, seigneur Giugurta ?

GIUGURTA, hautain.

Tu peux dire seigneur Consul, car je le suis, comme eux !… (Il désigne Piccolomini et Tolomei.)

UGONE, froidement.

Et pour eux, peut-être ;… mais pour nous, point.

TOUS.

Insolent !

GIUGURTA, les apaisant du geste.

Qui t’amène ?…

UGONE.

Seigneur Giugurta !… le capitaine Orso… (Protestations et rires ironiques de tous.)

GIUGURTA, de même.

Ah ! il s’est fait capitaine, celui-là !…Et de quoi ?… de voleurs ?…

UGONE, froidement, appuyant sur les mots.

Le seigneur Orso, dis-je, Capitaine du Peuple…

ERCOLE.

Et quel Peuple ?

TOLOMEI, de même.

Le tien ?…

LODRISIO, montrant la place.

Et celui-là, sur la place… qui voulait t’écharper, est-ce le Peuple aussi ?

UGONE, froidement.

Oui !

LODRISIO.

Vous n’en êtes donc que la moitié ?…

GIUGURTA.

Et ton Orso n’est donc qu’une moitié de capitaine ! (Rires approbatifs de tons.) Mais, peu importe !… Parle !… — Et sachons ce qu’il veut, ce demi-dieu !…

UGONE.

Seigneur Giugurta !…

GIUGURTA.

Un mot encore ?… C’est bien mon palais, n’est-ce pas, qui brûle tout là-bas ! (Uberta se lève et attend la réponse avec anxiété.)

UGONE, après un coup d’œil de ce côté.

Lui-même.

ERCOLE, vivement.

Et notre sœur ?

GIUGURTA, de même.

Cordelia ?…

UGONE.

Votre sœur doit être avec toutes les femmes, à Sainte-Marie de la Neige ! (Uberta, rassurée, retombe assise.)

GIUGURTA, à Ugone les yeux dans ses yeux.

Puisses-tu dire vrai !… — Et seul de ta bande, tu ne seras pas pendu !… — Maintenant… (Il s’assied.) ta commission, va !

UGONE.

Au nom du capitaine Orso ; seigneur Giugurta, voici ce que je t’offre ! — La bataille a déjà duré tout un jour et toute une nuit !… Depuis que l’on se bat, de rue à rue, de porte à porte, il y a partout un grand amas de morts et de blessés… — (Mouvement d’Uberta qui redresse la tête.) Et il ne te convient pas sans doute plus qu’à nous que ces malheureux succombent faute de soins, ou soient privés de leur sépulture chrétienne !… (Uberta se lève.) Considère en outre que le soleil est brûlant, et que les morts oubliés se vengent !… — La peste est à Pise, elle est à Bologne… il ne tient qu’à nous qu’elle soit ici, demain, pour y balayer, comme il y a vingt ans, quatre-vingt mille personnes en trois mois ! — Enfin, c’est aujourd’hui le très-saint jour de la Nativité de Marie, et c’est un sacrilége que nous célébrions une telle fête en nous égorgeant… Le capitaine Orso te propose donc une trêve du jour entier… une trêve au profit des morts et des vivants, en l’honneur (Il se découvre.) de la très sainte Vierge, Patronne de la ville !… (Les chefs inclinent la tête au nom de la Vierge, puis se consultent du regard.)

GIUGURTA.

Voilà une dévotion bien subite ! — Ne serait-ce pas que ton capitaine voudrait le temps de se refaire et d’appeler du renfort ?

UGONE, froidement.

Je n’ai pour mission que de faire l’offre et de rapporter la réponse !… Si tu consens, le parvis du Dôme est terrain neutre, vous tenez le côté droit de la place ; nous occupons la partie gauche et la moitié de l’Hôpital ! — Il ne tiendra qu’a toi d’y régler, avec Orso, cette suspension d’armes !…

ERCOLE.

Prends garde, Giugurta, qu’il n’y ait là quelque trahison !

TOUS.

Oui !…

LODRISIO.

Rappelle-toi Bologne et la trêve de Thadeo de Pepoli, qui cachait un massacre !…

GIUGURTA.

Aussi bien, s’ils sont fatigués… (Se levant.) nous ne le sommes pas, nous, je pense ?

TOUS.

Non !…

GIUGURTA, à Ugone.

Tu les entends ! — Dis à ton capitaine que, sa trêve… nos hommes n’en veulent pas.

TOUS, avec force.

Non ! (Mouvement d’Ugone pour se retirer.)

UBERTA, qui a tout écouté en silence debout.

Les hommes, bien !… mais les femmes qui donc en parlera ? (Ugone s’arrête, même mouvement de tous.) Ainsi l’on m’a pris mon fils, à moi !… — Et son corps est là-bas, sur la route, la proie des corbeaux et des loups !… Et ce n’est pas assez que je n’aie pu recueillir son dernier souffle. — Vous me refuserez encore la triste joie de l’étendre, de mes mains, en terre sainte ?…

GIUGURTA, doucement.

Nourrice !…

UBERTA.

Giugurta !… La trêve que tu rejettes c’est notre part, à nous, les femmes ! les filles et les mères !… et je la veux, entends-tu, je la réclame !… (Mouvement de Giugurta.) Je l’exige ! — Tu ne penses qu’à ceux qui tuent !… Je parle, moi… au nom de toutes celles qui pleurent ! (Les chefs se consultent des yeux.)

GIUGURTA, après un silence.

C’est juste !… (A Ugone.) Demeure, toi ! (Il remonte vers le balcon, où son apparition est saluée par une clameur de la foule, et s’adressant à elle.) Gens de Sienne !…

VOIX, sur la place.

Écoutez ! Écoutez ! Silence !…

GIUGURTA.

L’ennemi vous propose une trève du jour entier… (Exclamations diverses.) qui vous permettra de secourir vos blessés, d’ensevelir vos morts ; et d’assister aux saints offices du dimanche.

GRIS DE LA FOULE.

Non ! non ! — Oui ! oui ! (Les clameurs grandissent.)

GIUGURTA.

Écoute, peuple, écoute !…

TOUS.

Écoutez ! Écoutez ! (Le bruit s’apaise.)

GIUGURTA.

S’il vous plait d’accepter l’offre, lever vos armes et comptez vos lances !

VOIX.

Non ! non !

VOIX, plus nombreuses.

Oui ! oui ! — c’est : — oui !…

ERCOLE.

C’est : — oui.

GIUGURTA.

Je vais régler avec l’ennemi les termes de la trêve !

LA FOULE

Bien ! bien ! Vive Giugurta !… (Giugurta rentre, on ferme toutes les tapisseries du fond.)

GIUGURTA, à Ugone.

C’est dit ! — Mais la première de nos conditions, c’est que ma sœur Cordelia nous soit rendue saine et sauve.

UGONE.

N’en doute pas !

GIUGURTA.

Pour le reste, qu’Orso m’attende au parvis, au second coup de la messe, avec cinq des vôtres. J’y serai, accompagné de cinq des miens…

UGONE.

Dieu te garde ! (Il sort.)

GIUGURTA, tandis qu’Ugone sort.

Je l’y aiderai. (Vivement.) Piccolomini, masse tes archers dans ta maison, sur le côté gauche de la place !… Toi, Tolomei, les bombardes derrière le Dôme, à Saint-Jean. Et tout le monde en armes, ici, ailleurs, et prêt à l’attaque, au premier soupçon de trahison !

PICCOLOMINI ET TOLOMEI.

C’est dit !…

GIUGURTA.

Allez ! Je vous suis !… — Toi, Lodrisio !…

LODRISIO.

Cordelia ? Oui, j’y vole !

ERCOLE, soulevant la portière à droite.

Inutile !… C’est elle !

UBERTA, courant à cette porte.

Ma fille !

GIUGURTA, avec joie, courant au-devant de Cordelia.

Ma sœur !


Scène III.

Les Mêmes, CORDELIA.

(Cordelia, pâle, égarée, haletante, et comme folle, entre par la droite et tombe dans les bras d’Uberta. — Lodrisio, Ercole, Giugurta, l’entourent vivement, surpris de l’état où ils la voient.)

LODRISIO.

Juste Dieu ! quelle pâleur !

UBERTA.

Mon enfant !

GIUGURTA, à Cordelia.

Qu’as-tu ?… Qu’est-il arrivé ?…

CORDELIA, avec effort, d’une voix sourde et brève.

Restez là !… Lodrisio aussi !… et faites sortir tous les autres !

GIUGURTA.

Mais !…

CORDELIA, de même.

Par pitié, fais ce que je te dis !… (Sur un geste de Giugurta, les chefs sortent, et il ne reste en selle que Giugurta, Lodrisio, Ercole et Uberta. — Les tapisseries closes de toutes parts.)


Scène IV.

UBERTA, CORDELIA, GIUGURTA, LODRISIO, ERCOLE.
GIUGURTA.

Nous sommes seuls !… Parle, qu’y a-t-il ?

CORDELIA, cramponnée au dossier du fauteuil, relevant la tête et après un effort inutile pour parler.

Mon Dieu ! Dieu !…

UBERTA.

Ma fille !

LODRISIO.

Cordelia !

ERCOLE.

Ma sœur !

CORDELIA, avec effort, d’une voix sourde.

Vous n’avez plus de sœur… Ce n’est plus Cordelia qui vous parle ! C’est une créature avilie, à chasser de votre maison… de votre cœur ! À tuer si vous voulez, puisqu’elle n’a pas su vous en épargner la peine !

ERCOLE.

Mais tu nous épouvantes !

LODRISIO.

Parle, au nom du ciel !

GIUGURTA, hors de lui.

Que penser ?

CORDELIA.

Tout !… pense tout !… la réalité le dépasse ! Rêve pour ton honneur et le mien la plus mortelle flétrissure !… Cherche quel outrage !…

ERCOLE ET GIUGURTA.

Malheureuse !…

CORDELIA, dont la douleur éclate.

Eh bien ! oui !… oui ! Puisque après l’horreur de l’avoir subi, Dieu m’impose encore celle de vous le dire ! (Elle tombe épuisée à terre, près du siège.)

LODRISIO.

Oh ! quel est l’infâme ?

ERCOLE.

Achève !

GIUGURTA.

Dis tout !

CORDELIA, se redressant et se dégageant le leurs bras, avec fièvre, égarée.

Ne me touchez pas !… Ne me regardez pas, si vous ne voulez pas que la force me manque ! Laissez-moi parler, sans m’interrompre… au hasard… comme je pourrai ! Et faites que j’oublie que vous êtes la, et que c’est de moi que je parle !

GIUGURTA, avec violence.

Il ne s’agit pas de larmes !…

TOUS, le contenant.

Giugurta… (Silence. — Ils entourent Cordelia, qui n’a pas pris garde à ce mouvement, et qui fait son récit comme s’ils n’étaient pas là, assise dans le fauteuil, l’œil fixe devant elle, et d’une voix sourde et saccadée.)

CORDELIA.

Ils avaient envahi la place et criaient : « — Nous voulons passer. Fais lever la herse ! » — Et je répondais, moi : « — Non, je ne la lèverai pas ! » — Et plus ils menaçaient, plus je répétais : « — Non, vous ne passerez pas ! » — Alors, ils ont commencé l’attaque. Comment ils ont forcé l’entrée du palais, Dieu le sait… lui qui l’a permis !… — Mais subitement je sens une main qui s’abat là, sur mon cou, comme la griffe d’un tigre, tandis que l’autre main m’entraîne à la fenêtre, en me tordant le bras ! Sur la place toute rouge… je les vois, je les entends hurler : « — Jette-nous-la, jette ! » — À quoi l’homme répond : « — Non, ce n’est pas assez pour elle de la mort ! » — Puis, je ne vois plus, je n’entends plus… Sa main m’étouffe — Il me rejette dans ma chambre… Alors, je me débats ! je crie ! je frappe ! je me dégage enfin, et me crois sauvée !… Mais l’implacable main me ramène… de mes cheveux tordus me fait un bâillon, et, suffoquée, je me sens mourir… et je tombe !

GIUGURTA.

Ah ! démon !…

CORDELIA.

Quand mes yeux se sont rouverts, j’étais seule ! L’incendie rampait déjà aux murs de la chambre !… Folle d’épouvante, je me suis enfuie ! (Debout.) Oui, cette mort qui venait généreusement à moi, je l’ai repoussée… et je me suis sauvée lâchement, stupidement !… Au lieu d’y voler à ces flammes libératrices… et d’y brûler toute ma honte !

GIUGURTA.

Mais ce misérable enfin, quel est-il ?

ERCOLE.

Oui, qui ?

LODRISIO.

Son nom ?

CORDELIA, d’une voix brève, sourde.

Je ne sais pas !

UBERTA.

Un de leurs chefs ?…

CORDELIA, de même.

Je ne sais pas !

GIUGURTA.

Son visage ?

CORDELIA.

Et comment l’aurais-je vu ? dans cette nuit, à demi-morte ?…

ERCOLE.

Mais enfin !

CORDELIA, désespérée.

Mais quand je vous dis que je ne sais rien de lui, rien, et que par les rues, tout à l’heure, pleines de ces bandits, je n’en voyais pas un, sans me dire : « — C’est peut-être celui-là ! » Une horreur de plus ! Puisque ce n’est personne, c’est le premier venu… n’importe qui… tout le monde !

GIUGURTA.

Ô rage !

ERCOLE.

Pas un indice !

LODRISIO.

Et rien pour nous venger !

CORDELIA, bondissant.

Rien ? — Vous êtes là trois hommes, et vous ne me vengerez pas ?

GIUGURTA.

Et sur qui ?

CORDELIA, effarée.

Mais il faut le savoir… Nous le saurons… Sur qui ? C’est à vous de le savoir, sur qui ?

ERCOLE.

Eh ! malheureuse, quand toi-même !…

CORDELIA, sans les écouter.

Mère du Christ !…il y a dans cette ville un homme qui m’a faite victime d’une telle infamie !… et à toute heure ce misérable renouvelle encore son outrage, par le souvenir qu’il en garde et par celui qu’il m’en impose !… et cet être-là vit encore… il respire ?… il me voit ?…

GIUGURTA.

Cordelia !…

CORDELIA, folle.

Je ne veux pas, moi, être toujours, toujours à cet homme !… Je veux qu’on le trouve !… qu’on le tue ! qu’on le broie !… qu’on l’anéantisse !… Et qu’il ne reste rien de lui, rien ! rien !… que son âme pour l’enfer !… Et c’est encore une malédiction, celle-là, qu’on ne puisse pas l’exterminer avec le reste !

GIUGURTA.

Mais si tu veux !…

CORDELIA, sans les écouter.

Je veux qu’on le tue !…

ERCOLE.

Aide-nous, du moins. Sais-tu ?…

CORDELIA, de même.

Je sais qu’il faut le tuer… voilà tout !…

LODRISIO.

Eh bien, soit !…

ERCOLE.

Viens avec nous !…

CORDELIA.

Pour le tuer… Oui !… allons !

GIUGURTA.

Seulement, dis-nous !…

CORDELIA.

Mais puisque je vous le dis !… de le tuer ! je vous le dis !…

GIUGURTA.

C’est de la folie !…

UBERTA.

Elle n’entend plus !… laisse !…

CORDELIA, défaillante.

Oh ! les lâches !… Alors, si ce n’est lui… moi !… frappez-moi !… Mais lui ou moi ! vite !… par pitié !… Ah ! je meurs !… (Elle tombe épuisée, évanouie, sur le fauteuil, entre les bras de la nourrice. Lodrisio et ses frères l’entourent en silence.)

LODRISIO, à genoux, pressant une des mains de Cordelia sur ses lèvres. — La cloche commence à sonner le second coup de la messe.

Apaise-toi, pauvre âme en délire !

GIUGURTA, de même.

Nous vengerons ton honneur !… je te le jure !

ERCOLE, même jeu.

Et sans pitié !…

TOLOMEI, soulevant la tapisserie de gauche ; derrière lui, Piccolomini et Sozzini.

Giugurta, voici l’heure !

GIUGURTA, se relevant.

Allons !… (Cordelia se ranime un peu et se lève soutenue par Urberta. Tous se relèvent en silence, puis s’éloignent par la gauche, en se tournant une dernière fois vers elle ; Ercole et Lodrisio tenant la main de Giugurta, tandis que la cloche continue à sonner l’appel de la messe. — La toile tombe.)



Tableau DEUXIÈME

Le parvis du Dôme. Au fond, les trois portails en marbre noir et blanc, et les marches de l’église. — Ces portails sont fermés. — À droite, au pied des marches, une colonne de marbre, surmontée de la louve de Sienne. — À gauche, colonne exactement semblable. — À droite et à gauche, premier plan, maisons. — L’église est en construction ; échafaudage au-dessus du portail.


Scène PREMIÈRE.

ORSO, GIUGURTA, ERCOLE, LODRISI0, PICCOLOMINI, TOLOMEI, MALAVOLTI, SOZZINI, MALERBA, SPLENDIANO, UGONE, BUONOCORSO, SCARLONE, ZANINO, Gibelins, Guelfes, Bourgeois, Bourgeoises.

(Trompettes et tambours dans la coulisse… — Les Guelfes rangés à gauche, en armes, avec leur gonfalon ; à droite, Gibelins, avec leur gonfalon également. — Derrière chaque parti, la foule, femmes, bourgeois, enfants, jusque sur les marches du Dôme de chaque côté des portails latéraux. Arrivent alors les chefs. Par la gauche, Orso, Malerba, Splendiano, Ugone, Buonocorso, Scarlone. — Par la droite, Giugurta, Ercole, Lodrisio, Tolomei, Piccolomini et Sozzini. — Orso et Giugurta tirent leurs épées et, s’agenouillant chacun de leur côté, posent ces épées sur les marches de l’église, puis font signe à leurs amis, qui agissent de même, tandis qu’Orso et Giugurta descendent. Pendant tout ce temps les cloches et les clairons n’ont cessé de sonner et les tambours de battre. — Dès qu’Orso et Giugurta sont en présence, désarmés, et les chefs descendus, profond silence.)

GIUGURTA, à Orso.

Te voilà donc de retour dans ta patrie, — Coriolan ?…

ORSO.

Par le seul chemin que tu m’aies laissé libre, — Sylla !

GIUGURTA.

Plutôt mourir proscrit à mille lieues du sol natal que rentrer sur tant de cadavres !

ORSO.

C’est un point que tu décideras à loisir, quand tu seras aussi loin que tu dis !

GIUGURTA.

Et quel prix glorieux espères-tu d’une si belle besogne ?… Ces artisans t’ont fait leur capitaine ! paraît-il ?

ORSO.

Il y parait, en effet, aux pas que vous faites en arrière !… (Mouvement des Gibelins, contenu par Giugurta.)

GIUGURTA, se contenant.

Plus étranges sont tes pas en avant ! — De peigneur de laines à chef d’armée, il y a certes du chemin ! Qui nous eût prédit cela. Orso, au temps de notre enfance, alors que ma mère faisait présent à la tienne de mes vêtements usés, pour t’en faire un habit des dimanches ?

ORSO.

Je ne suis pas ingrat, Giugurta, et c’est un souvenir que tu pourras invoquer près de moi, quand le moment sera venu de remplacer les haillons de ton exil !…

GIUGURTA, pâle de colère.

Tu n’es pas où tu penses, vainqueur d’une nuit !…

ORSO, froidement.

Si nous sommes ici pour causer de nos propres affaires, et non pas de celles de Sienne, nous ferons mieux, crois-moi, de reprendre à l’instant nos épées !…

GIUGURTA, se calmant.

Tu as raison, Orso ; ajournons ces débats… et ne parlons ici que de la ville !… Tu m’as offert une trêve ? (Ils redescendent d’un pas, les chefs font un mouvement analogue.)

ORSO.

Oui.

ERCOLE.

Vous êtes donc bien las ?

ORSO.

De vous battre. Oui !

GIUGURTA, railleur.

Eh bien, puisque c’est le vainqueur qui demande grâce, va pour la trêve. — Mais quand finira-t-elle ?

ORSO.

Si tu y consens, à l’Angelus du soir,… au dernier son de la cloche !

GIUGURTA.

Soit ! — Jusque-là, chaque parti gardera donc ses positions…

ORSO, remontant, et pour la foule.

Et femmes et prêtres pourront en liberté s’occuper des blessés et des morts !…

GIUGURTA.

Est-ce tout ?

ORSO.

Non ! Voilà pour les corps, Giugurta !… Parlons des âmes ! Nous réclamons pour nous le droit d’assister aux offices de jour… et de faire, en liberté, nos dévotions à la Patronne de la ville !

GIUGURTA, surpris.

Dans vos églises,… qui vous en empêche ?

ORSO.

Il n’y a pour nous qu’une église aujourd’hui celle-ci !…

GIUGURTA.

Le Dôme ?

ORSO.

Celle de la Vierge. — C’est là que nous voulons la prier à l’aise !

GIUGURTA.

En vainqueurs ?…

ORSO.

En Chrétiens !

GIUGURTA.

La Madone n’est pas que là. Vous la prierez ailleurs aussi bien ! Le Dôme est à nous, et nous le gardons ! (Mouvement des Guelfes.)

ORSO.

Le Dôme n’est encore à personne, et il ne tient qu’à nous d’y entrer en maîtres !… (Mouvements divers.)

GIUGURTA, menaçant.

Faites-le donc !

LES GIBELINS, de même.

Oui ! oui !…

ORSO, avec force.

Jamais, nous présents, vous n’entrerez seuls dans cette église… que nos pères ont faite aux armes de la ville, noire et blanche, pour attester qu’elle est Guelfe autant que Gibeline ?

GIUGURTA.

Faisons-la donc rouge ! (Il va pour sauter sur son épée. — Mouvement de tous.)

ORSO, se jetant au-devant de lui.

Arrête, au nom du ciel ! Giugurta ! — Ton refus, c’est le massacre !…

GIUGURTA, pied à pied, avec Orso, sur la première marche du portail.

Assister à la messe à vos côtés, nous,… et sous les mêmes voûtes ?…

ORSO.

Pourquoi pas ? — Chacun priera pour sa cause : — Dieu choisira !

GIUGURTA.

Ose donc jurer qu’il n’y a pas là-dessous quelque trahison ?…

ORSO.

Gardez vos armes, nous garderons les nôtres !

GIUGURTA.

Ce que nous garderons… capitaine de la plèbe ! (Mouvement de colère des Guelfes.) c’est le Dôme, que, nous vivants, pas un de vous ne souillera de sa présence !…

ORSO.

Eh bien ! nous y entrerons ! tyran !… Et ce sera pour t’en chasser ! (Il saute sur son épée, ainsi que les chefs guelfes.)

GIUGURTA, de même, avec les siens.

Voyons donc la chose ! (Désordre, tumulte ; tout le monde s’élance pour le combat.)

CRIS.

Aux armes ! Trahison ! À nous l’église ! Mort aux Gibelins ! Meurent les Guelfes ! (À ces cris, la grande porte de l’église s’est ouverte, et l’Évêque Azzolino paraît sur les marches, au moment où ils vont en venir aux mains. Il n’a derrière lui qu’un enfant de chœur portant l’Évangile.)


Scène II.

Les Mêmes, L’ÉVÊQUE AZZOLINO, puis CORDELIA et UBERTA.
AZZOLINO.

Arrêtez !… (Tous s’arrêtent à sa vue. — Douloureusement.) Est-ce là, Siennois, ce que vous appelez la Trêve de la Vierge ?…

ORSO.

Évêque, dis à ces Gibelins que cette église est à nous autant qu’à eux !…

LES GUELFES.

Oui !

LES GIBELINS.

à nous seuls !…

AZZOLINO.

L’église n’est à personne qu’à Dieu ! — Chrétiens sans vertu et sans foi, déposez vos armes !…

GIUGURTA.

Évêque !…

AZZOLINO, avec force.

Déposez vos armes !… ou cette porte, (La grande porte se referme derrière lui.) que je vous ferme à tous, vivants !… je ne l’ouvre même pas à vos cercueils !… (Silence. — Les armes s’abaissent.)

GIUGURTA.

Souffre du moins !…

AZZOLINO.

Et qui donc es-tu, toi, Giugurta, pour disposer ainsi de la demeure sacrée ? — Ce Guelfe a raison : l’église est faite pour tous ; elle n’est ni Guelfe ni Gibeline !… Mais d’une seule nation : celle du Christ !… et d’un seul parti : celui du Ciel !…

ORSO, remettant l’épée au fourreau et faisant signe aux siens d’en faire autant.

C’est vrai !…

GIUGURTA.

Qu’il soit fait à ton gré, saint Évêque !… (A ses gens.) Aussi bien, ils ont rengainé avant nous ! (Tous désarment. — Musique. — Sur un signe d’Azzolino, l’enfant descend avec l’Évangile, et s’agenouille au milieu de la place, tenant le livre devant lui.)

AZZOLINO.

Vous jurez donc sur l’Évangile !… de faire trêve à tout combat, pendant ce jour entier de la Nativité de la Vierge ?…

TOUS, étendant la main droite, après avoir ôté leurs gantelets.

Nous le jurons !

AZZOLINO.

Vous jurez d’assister aux offices, avec recueillement, sans querelles, ni défis, injures, ni violences ?…

TOUS, de même.

Nous le jurons !

AZZOLINO.

Que celui qui faillira à ce serment, soit maudit dans ce monde, et réprouvé dans l’autre !…

TOUS, de même.

Qu’il le soit ! (Chant des orgues. Les trois grandes portes de l’église s’ouvrent toutes grandes et laissent voir l’intérieur ; cierges allumés. Le clergé sort avec le dais et les bannières, et se range derrière l’Évêque et à ses côtés.)

AZZOLINO.

Entrez donc, Chrétiens !… les portes du salut sont ouvertes !… Mais laissez passer d’abord devant vous les veuves et les orphelins que vous faites !… (Entrent de droite et de gauche, au pied des marches, les mères, les femmes et les enfants en deuil. — Cordelia parait à droite à l’avant-scène, soutenue par Uberta.) Car la voilà, votre œuvre… le voilà, le fruit le plus certain de vos sanglantes folies ! (Les enfants et les femmes se groupent à ses genoux sur les marches.) Puissent ces larmes que vous faites répandre, en tombant, goutte à goutte, sur vos cœurs endurcis… y féconder la divine semence de la concorde !… (Reprise du chœur. Le dais vient se placer derrière l’Évêque, à qui on remet sa crosse, et Azzolino rentre lentement dans l’église, suivi de tout le clergé.)

TOUS.
Sponsa Dei !
Mater christi !
Ora Deum
Pro nobis !
Et filium
Tuum,
Pro Filiis
Tuis !

(L’Évêque disparaît dans la nef, suivi de toutes les femmes et des enfants en deuil qui le suivent par le grand portail du milieu.)

UGONE, à Orso

Eh bien !… Et nous ?

ORSO, aux siens.

Allons, amis !… La cause est gagnée !… (Il remonte par la gauche suivi des siens. — Le gonfalon guelfe derrière lui porté tout droit ; même jeu de Giugurta, à droite, avec le gonfalon gibelin.)

CORDELIA, tressaillant au son de la voix d’Orso.

Cette voix !…

UBERTA.

Ma fille !

CORDELIA.

C’est la sienne, la voix de cet infâme !… Qui a parlé ?…

UBERTA, montrant Orso qui remonte avec Malerba et les autres Guelfes.

L’un de ces hommes !…

CORDELIA.

Et lequel ?…

UBERTA.

Je ne sais !…

CORDELIA.

Ah ! viens ! suivons-les ! et Dieu nous le dira !… Viens !… viens !…

UBERTA, inquiète pour elle, et la contenant.

Prends garde !… attends !… (Orso et Giugurta entrent ensemble dans l’église par le portail du milieu, chacun ayant derrière lui sa bannière et les chefs de sa faction, tandis que la foule envahit l’église par les deux portails latéraux. Cordelia, soutenue par Uberta, gravit les marches au milieu des femmes, et l’orgue accompagne de tout son éclat le chœur repris par tous à pleine voix. — La toile tombe.)

fin du deuxième acte.