La Haute-Alsace avant l’annexion

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La Haute-Alsace avant l’annexion
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 7 (p. 361-384).
LA
HAUTE-ALSACE
AVANT L'ANNEXION

Notes pour servir à l’histoire de l’industrie cotonnière du département du Haut-Rhin, par M. A. Penot (Bulletins de la Société industrielle de Mulhouse, avril et mai 1874).

S’il est une de nos provinces qui, plus largement que les autres, ait initié le public aux incidens de sa destinée locale, c’est assurément la Haute-Alsace. On dirait que, dans le pressentiment de calamités prochaines, elle a voulu laisser des témoignages multipliés de son attachement à la France et de ses regrets d’en être séparée. Incorporée la dernière, elle a tenu à mettre hors de doute les bons effets de cette incorporation. Pour cela, elle s’est montrée dans son plus beau jour, a ouvert ses livres de comptes et ses ateliers, divulgué jusqu’au secret des perfectionnemens auxquels elle devait en partie sa fortune. Cette générosité était en même temps le plus juste des calculs. La Haute-Alsace, en se révélant ainsi, s’appuyait sur la notoriété, qui ne trompe jamais ceux qui s’y confient hardiment, et c’est encore aujourd’hui à la notoriété qu’elle s’adresse en faisant, avec M. A. Penot, un dernier retour vers le passé. Il ne s’agit plus, comme naguère, de calculer ce qu’elle nous apportait d’activité et de richesse ; il s’agit de savoir d’une manière précise ce que nous avons perdu en la perdant. Personne mieux que M. Penot ne pouvait donner aux termes de ce problème une solution satisfaisante. Ce n’est pas que M. Penot soit un fabricant ou un ingénieur, il est médecin ; il n’est pas même originaire de Mulhouse, mais il l’a habitée plus de quarante ans, et l’a étudiée avec cette sûreté d’observation que donne la pratique médicale. Nul ne connaît mieux les ouvriers, ne les a suivis avec plus de sollicitude et souvent ramenés par de meilleurs conseils. Il n’est point d’industrie dans le pays dont il ne sache les origines et ne puisse raconter les développemens, citer en détail les progrès techniques. Voilà des titres suffisans pour établir la preuve qu’il parle de ce qu’il sait à fond ; il en est un autre qui complète et corrobore ceux-là. A diverses reprises et pour de longues périodes, il a été appelé à la vice-présidence de la Société industrielle de Mulhouse. Or cette société, de l’aveu de tous, est pour les fabrications de la Haute-Alsace un flambeau et un drapeau : en être l’un des titulaires passe pour une fonction honorifique et un brevet de compétence. A bon droit, de loin en loin, on décerne cet honneur à des membres de la société qui, en dehors de toute qualité spéciale, ont fait preuve de notions d’ensemble et peuvent ainsi, sur des questions épineuses, départager au besoin les opinions des gens du métier. On le voit, M. Penot a trouvé dans la Haute-Alsace un sujet qui lui est familier et où l’intérêt ne manque pas, depuis l’heure de sa réunion à la France et du mouvement d’ascension qui en fut la suite jusqu’à l’heure où la fatalité des événemens nous contraignait à la livrer à la Prusse. Il y a là bien des contrastes, des succès chèrement expiés, une ère de constantes prospérités tant que prévalut le génie de la paix. Ce qui importe surtout, c’est de dresser des détails de ce mouvement un inventaire exact, afin de pouvoir vérifier plus tard si la brillante situation acquise sous nos auspices n’aura pas dépéri pour d’autres causes et dans d’autres mains. C’est ce que nous allons faire en nous aidant du mémoire de M. Penot.


I

Pour prendre les choses à leur source, il faut les ramener à l’annexion de la petite république de Mulhouse, qui eut lieu en 1798, et aux commencemens de l’industrie du coton, qui date de la seconde moitié du dernier siècle. La république de Mulhouse n’avait jusqu’alors qu’une existence obscure et pour ainsi dire végétative ; réduite à quelques lambeaux de territoire, elle ne possédait qu’un domaine agricole très insuffisant, et n’avait pas même la conscience des destinées industrielles qui l’attendaient. A peine y comptait-on quelques ateliers où l’on fabriquait des draps sans réputation et de qualité médiocre, n’ayant d’autre marché qu’une consommation locale ne dépassant pas la banlieue. Telle quelle, cette industrie avait pourtant excité quelques jalousies dans le sein de la communauté ; elle donnait, à ce qu’il semble, de trop gros bénéfices et tendait à investir ceux qui l’exerçaient d’une sorte de patriciat. Un parti se forma dès lors pour combattre ce moyen d’acquérir une richesse qui jurait avec la condition modeste des autres citoyens. Le magistrat fut mis en demeure d’aviser, et, cédant au vœu de la majorité, il rendit en 1740 un édit qui limitait pour chaque atelier le nombre des pièces qui pourraient en sortir annuellement ; c’était presqu’une loi somptuaire. comme toujours, elle trompa les calculs de ceux qui en avaient été les instigateurs. L’amende était faible, le profit de fabrication considérable ; il y eut de nombreuses contraventions qui restèrent impunies, si bien que l’édit, mal obéi, tomba promptement en désuétude.

La fabrication de ces draps communs allait d’ailleurs rencontrer un concurrent plus sérieux dans l’industrie des toiles peintes, comme on la nommait alors. Le génie des découvertes devait bientôt l’introduire à Mulhouse comme dans un foyer de prédilection. Ce fut en 1746 en effet que se fonda la première fabrique d’indiennes, autre nom technique qu’a consacré la tradition, et qui eut pour associés Samuel Kœchlm, Jean-Jacques Smalzer et Jean-Henri Dollfus. Or voici comment entre eux se partagèrent les rôles. L’idée première appartient à Smalzer, qui avait séjourné pendant quelques années en pays étranger dans une maison faisant le commerce des toiles peintes qu’elle tirait de la Hollande. A son retour, il proposa à Henri Dollfus, peintre, de fonder en commun un établissement de ce genre, et, faute de fonds suffisans, ils s’adjoignirent Samuel Kœchlin, négociant expérimenté, qui se chargea de les fournir. Telle est, dans ses termes les plus exacts, l’origine de l’industrie du coton en Alsace, et en même temps celle de l’indienne en France, sur laquelle il y avait jusqu’ici quelques variantes. Il paraît en effet prouvé qu’avant de fonder son établissement de Jouy le célèbre Oberkampf avait travaillé dans les ateliers de Samuel Kœchlin. A Mulhouse, sur les lieux mêmes, avec des papiers de famille en main, ces questions délicates de priorité ont pu être fixées mieux que partout ailleurs et après une vérification plus complète.

Quoi qu’il en soit, dès le milieu du XVIIIe siècle, l’industrie des toiles peintes prit pied dans la Haute-Alsace, et, dès ses débuts, s’empara non-seulement du petit marché où elle est née, mais du marché général. A Mulhouse, ce fut un véritable engouement, et il faut dire que toutes les circonstances locales s’y prêtaient. L’eau de la Doller était excellente pour les teintures et assez abondante pour suffire aux besoins de plusieurs établissemens. Manquait-on d’argent pour construire des ateliers, monter des métiers, munir les locaux des appareils encore rudimentaires qu’exigeait une fabrication mêlée d’art et d’industrie, Bâle était à deux pas avec des caisses toujours ouvertes et des banquiers qui faisaient volontiers crédit à Mulhouse, pourvu qu’elle offrît quelques garanties. Un autre avantage, celui-là plus rare, c’était que les toiles peintes, d’introduction récente, n’étaient pas encore tombées dans les mains énervantes des corporations, qu’elles n’avaient ni règlemens à suivre, ni maîtrises à gagner, ni chefs-d’œuvre à produire. Elles restaient libres, tandis qu’autour d’elles aucun produit ne l’était. Que de causes pour un prompt développement ! Les chroniques du temps n’en parlent que comme d’une épidémie qui frappait toutes les classes indistinctement. C’était à qui se ferait fabricant de toiles peintes : on y allait comme on va à une loterie et comme s’il n’y avait eu que des lots gagnans. Les autres métiers, les autres commerces en étaient délaissés, on les quittait pour celui auquel la fortune semblait sourire. Des orfèvres, des boulangers, des médecins, des pharmaciens, se firent fabricans d’indiennes. Déjà les trois associés qui composaient le groupe de Samuel Kœchlin avaient formé chacun une maison distincte, et dans les dernières années du siècle Mulhouse possédait seize indienneries, sans compter celles qui avaient trouvé un avantage à se réfugier à l’ouvert des vallées des Vosges, comme dans des asiles plus sûrs.

Divers motifs y avaient contribué. Dans les villes, les libertés du travail n’avaient pas été longtemps respectées ; la république de Mulhouse elle-même était revenue sur les franchises qu’au début elle avait tolérées plutôt que reconnues. Les rivalités de métier avaient repris le dessus. Les drapiers, devenus ombrageux, se plaignaient que l’eau s’employât aux turbines de l’indiennerie, tandis qu’elle manquait à leurs foulons ; ils prétendaient en avoir de temps immémorial l’usage exclusif. Puis venaient d’autres servitudes. Pour ne pas créer, comme on disait à Mulhouse, une tribu nouvelle, on avait assimilé les indienneurs aux tailleurs en les privant de la faculté d’user du pinceau pour décorer leurs étoffes ; enfin on n’admettait pas que l’industrie des toiles peintes, déjà trop puissante, s’aidât du concours des fonds étrangers, et c’est ainsi que la maison Pourtalès de Neufchâtel éprouva des empêchemens à doter Mulhouse d’une commandite puissante. Mêmes embarras du côté de la France, dont les lois de douane troublaient incessamment les intérêts de la petite république. Toutes ces restrictions, il est vrai, tous ces vasselages de frontières tombèrent, sans laisser de traces, lors de l’incorporation définitive de, Mulhouse à la France, qui eut lieu en 1798 ; mais le mal inhérent à ces mesures empiriques était déjà produit. Une grande portion des établissemens qui voulaient y échapper avaient émigré, les uns dans les plaines qui bordent le Rhin et qui déjà faisaient partie de l’Alsace française, les autres dans les vallées des Vosges, en s’arrêtant à la limite des pentes ou en y pénétrant à de plus grandes profondeurs. C’est par ce besoin et dans ces conditions que furent fondées les fabriques de Cernay, de Thann, de Munster, de Guebwiller et de Sainte-Marie-aux-Mines. La maison de Wesserling, qui a un beau nom dans l’histoire des toiles peintes, a une autre origine : elle s’était établie en 1760 dans l’ancien château des abbés de Murbach ; mais dès ce moment toutes les positions étaient prises et se sont maintenues jusqu’à nous. On a vu ce que cherchaient dans leur dispersion toutes ces industries : le plus de franchises possible et un site favorable, c’est-à-dire une force hydraulique, des populations laborieuses et une main-d’œuvre à bon marché.

Ici commença le grand mouvement de la Haute-Alsace, réunie indissolublement, semblait-il, à l’empire français, qui lui apporta bientôt après, comme don de joyeux avènement, le marché général de l’Europe, assujetti par la conquête et mis à l’abri de toute atteinte par le blocus continental. Ce fut, pour Mulhouse surtout et les succursales environnantes, un coup de fortune, qui dura autant que l’éclat de nos armes et porta à leur plein essor non-seulement les manufactures d’indiennes, mais tous les ateliers auxiliaires où s’accomplit à des degrés divers le traitement du coton, la filature, le tissage, la teinture. Naturellement d’autres fabrications venaient à la suite de celle-là, entre autres la construction des machines et la préparation des produits chimiques, qui y sont étroitement liées. L’Alsace ne voulut abandonner à aucune de nos provinces, et encore moins à l’étranger, l’honneur et le souci de créer le capital d’instrumens qui devait servir à son usage. Son génie était là-dessus d’accord avec ses besoins, et les fonds naissaient pour ainsi dire d’eux-mêmes par les fruits de son activité. En somme, il y eut là un mouvement si vif et s’appliquant à tant de branches que ce qui survint plus tard peut être considéré comme le résultat d’une impulsion acquise. Ni les crises commerciales ni les vicissitudes politiques n’eurent la puissance d’enrayer une fortune qui triomphait d’accidens secondaires par la seule force de sa vitalité. On pourra en juger par la marche de l’industrie de l’indienne, qui en réalité fut l’industrie maîtresse, celle qui tint le premier rang dès le début, celle qui exige le concours de l’art du dessinateur et de la science du chimiste.

A quelque période qu’on la prenne dans le cours de ce siècle, on la trouve constamment en voie de croissance, sauf une nuance qu’il est bon de signaler. Par. intervalles ; elle est en retraite pour le nombre des établissemens, mais ce n’est qu’une apparence. Pendant que les fabriques diminuent de quelques unités, la progression demeure constante sur le chiffre de la production et la somme des affaires. Cela provient d’une convenance dans la fabrication et d’un changement dans la main-d’œuvre. Tant que le travail à la main a dominé, les petits fabricans pouvaient lutter avec un certain profit ; à l’apparition des premiers perfectionnemens mécaniques, ils ont dû céder la place à des fabricans plus riches et mieux armés qu’eux. C’est le sort et la loi de toutes les industries qui par de meilleurs procédés vont à la recherche d’une production plus économique ; c’est ce qu’on a nommé le combat pour la vie : les faibles succombent, les forts seuls survivent. Au milieu de ces alternatives, l’être de raison que l’on nomme une industrie puise sa substance à la fois dans les ruines des uns et dans les succès des autres sans tenir compte de la joie ni des larmes de ceux qu’elle a comblés ou écrasés. Elle continue son chemin, et voici les étapes qui ont été assignées par les documens les plus exacts à l’industrie des toiles peintes.

A l’origine, ce n’est guère qu’un embryon. De 1746 à 1756, on ne compte en moyenne qu’une production de 600,000 mètres d’indiennes. Les périodes décennales qui suivent atteignent ou dépassent à peine 1 million de mètres ; on monte à 2 millions dans la période de 1786, à 3 millions dans la période de 1796 ; le siècle finit ainsi, et celui qui commence ne s’éloigne pas de ces proportions modestes. La période décennale de 1806 à 1816 n’accuse que 3,500,000 mètres en moyenne et celle qui finit en 1826 porte ce chiffre à 3,750,000 mètres seulement ; mais, la paix aidant et les ruines de la guerre une fois réparées, le Haut-Rhin va prendre un essor nouveau et attester sa puissance par d’autres chiffres. En 1828, on y comptait vingt-sept fabriques d’indiennes imprimant annuellement 18 millions de mètres d’une valeur totale de 38 millions de francs. En 1836, leur nombre s’élève à trente-cinq, — c’est le plus fort qu’elles aient atteint, — et il commence à diminuer pour tomber à vingt en 1847. En revanche, dans cette même année, la production s’élève à 38 millions de mètres, valant 40 millions de francs. Il restait encore en 1862 dix-huit fabriques faisant pour 50 millions d’affaires, et en 1867 quatorze seulement, livrant chaque année 61 millions de mètres imprimés à la machine ; plus 5 millions de mètres imprimés à la main, le tout pouvant être estimé à une valeur de 66 millions de francs. Du rapprochement des prix, il ressort ceci, qu’en 1848 la valeur moyenne du mètre d’étoffe imprimée est de 2 fr. 11 cent, lorsqu’elle n’est plus que de 1 franc en 1867, quoique la marchandise soit devenue plus belle. Ajoutons qu’il y a dans ces évaluations une certaine part d’arbitraire. La valeur de la marchandise fabriquée n’a en effet rien de stable, puisqu’elle est sujette à toutes les fluctuations qui ont lieu dans le prix des toiles, des drogues, du combustible, de la main-d’œuvre, et qu’elle dépend en outre à chaque époque, on pourrait dire pour chaque maison, de la nature des tissus employés. Le prix de revient n’est donc en réalité qu’une approximation, et pour constater au juste les progrès d’une industrie il faut recourir à d’autres données. Or il en est une qui, pour les toiles peintes, ne saurait tromper, c’est le nombre des machines que les fabriques mettent en mouvement. En 1862, on comptait 101 machines à imprimer dans le Haut-Rhin ; en 1867, le nombre s’en élevait à 111. Voilà le progrès démontré par un chiffre ; c’est un dixième d’activité acquise dans l’espace de cinq années.

Pour obéir à l’ordre des dates, nous avons ouvert cette revue des industries de la Haute-Alsace par les toiles peintes, qui sont la forme la plus raffinée du traitement du coton. Il faut en revenir maintenant à des formes plus élémentaires, et d’abord à la filature. Quelle place occupait, dans le courant de l’activité française, le tribut des filatures alsaciennes ? quel vide l’Alsace y laisse-t-elle de puis sa séparation ?


II

J’ai dit que l’un des premiers soucis de Mulhouse avait été de s’approprier toutes les fabrications qui étaient des attenances ou des dépendances de celle qu’elle avait introduite chez elle vers le milieu du siècle dernier. Il allait de soi que la première acquisition à réaliser était la filature, et il y avait beaucoup à faire pour cela. On ne portait alors sur les métiers que des cotons filés dans les Vosges en numéros 8 à 18 métriques ; ce travail occupait quelques femmes et quelques enfans qui, en recevant 18 sous de la livre, gagnaient de 6 à 8 sous par jour. Pour suppléer à cet approvisionnement médiocre et insuffisant, parfois on faisait venir des filés de Paris ; mais l’essentiel était d’avoir des filatures sur les lieux mêmes et de les pourvoir d’outils perfectionnés. Ce n’était pas une entreprise facile. L’Angleterre gardait encore soigneusement le secret de ses découvertes ; déjà pourtant il en transpirait quelque chose en France, et un sieur Martin d’Amiens avait obtenu par arrêt en 1784, à titre de « premier importateur de machines à filer le coton inventées en Angleterre, » le privilège d’établir une manufacture dans le hameau de L’Épine (Seine). Peu à peu les filatures se répandirent dans la Picardie, la Normandie et la Flandre, là où le régime révolutionnaire en comportait l’établissement. Ce n’est que plus tard qu’elles furent introduites en Alsace, et il faut arriver à 1803 pour trouver la première en activité à Wesserling chez MM. Bourcart et Cie. Les moteurs et les transmissions avaient été livrés par M. Scipion Perier, ingénieur à Chaillot, et les métiers à filer par M. Collas, constructeur de machines à Paris. A partir de cette initiative, un ébranlement général s’empara des hommes qui dans la Haute-Alsace s’occupaient d’industrie. Presque tous les noms voués à quelque célébrité datent de ce moment, les Kœchlin, les Dollfus Mieg, les Schlumberger ; on monta des métiers à Bollwiller, à Willer, à Massevaux, à Mulhouse et à Dornach, entre 1805 et 1811. C’est dans cette dernière année, et chez MM. Dollfus Mieg et Cie, que parut une machine à feu en remplacement du moteur hydraulique. Ce dernier emprunt était fait, comme les autres, aux découvertes anglaises, et on pourrait dire en formait le complément. Avec le feu, plus de ces irrégularités auxquelles l’eau condamnait les industries, plus de chômages, plus de mécomptes dans la livraison des produits ; on pouvait régler jour par jour la mesure du travail et l’ordre des échéances. Aussi le moteur à feu devint la règle, le moteur à eau l’exception ; dans certains cas et pour des localités favorisées, on les employait alternativement dans un régime mixte. On conçoit à quels développemens cette condition de sécurité poussa dès lors la filature du coton. Dès 1828, elle possédait dans le Haut-Rhin près de 500,000 broches, et ce n’était qu’un faible à-compte sur ce que lui réservait une activité incessante.

Un autre progrès restait à obtenir dans la qualité des fils. Jusque-là on avait marché en tâtonnant et avec des métiers imparfaits. En tirer d’Angleterre était impossible ou très difficile du moins. Sous l’empire de préjugés qui ont disparu, la législation anglaise punissait encore par des lois très sévères l’exportation de ses instrumens, obligeant ainsi la France à se suffire avec ses propres ressources. Pour les numéros des fils, on ne dépassait guère en Alsace 28 ou 30 métriques. Sans rester sous le poids d’une infériorité écrasante, il fallait relever de là l’art de nos ingénieurs. C’est ce qu’entreprirent en 1817, avec un rare courage et une opiniâtre persévérance, MM. Nicolas Schlumberger et Cie. Par quels moyens arrivèrent-ils à leur but ? C’est resté leur secret, mais on peut dire que jamais résultat plus complet ne suivit un effort plus heureux. Vers la fin de l’année, on put assembler à Guebwiller toutes les pièces de la première filature en fin qui ait paru dans le Haut-Rhin, et qui est depuis restée comme type et comme modèle. Rien n’y faisait disparate, pas plus la perfection des métiers que la qualité des produits qu’on en obtenait ; c’était une belle et bonne invention venue d’un jet et à laquelle il n’y avait sinon rien, du moins peu de chose à retoucher. L’Angleterre ne faisait pas mieux ; on pouvait livrer ainsi des numéros 150 à 160 pour le tissage des mousselines, et 150 à 160 pour la fabrication des tulles. Ateliers de construction et fonderie eurent alors la vogue, une vogue qui, consolidée en Alsace, franchit bientôt nos frontières, et fonda au dehors le crédit de la maison Schlumberger pour la bonne exécution des grandes machines et des pièces détachées. Elle était au nombre de celles dont l’Angleterre surveillait la marche avec une sollicitude qui s’était envenimée par l’émigration de quelques ouvriers anglais venus à la suite de M. Dixon, Anglais lui-même, et l’un des associés de la maison Risler et Dixon.

Cette maison, établie à Cernay avec une succursale à Mulhouse, joue en effet un rôle dans les premiers établissemens dont la Haute-Alsace était alors le siège. M. Dixon, qui avait été constructeur à Manchester et y avait poussé très loin ses études d’ingénieur, pouvait passer aux yeux des Anglais comme un transfuge qui, un à un, livrait à l’Alsace les secrets de ses plus redoutables concurrens. Personne plus que lui, avec sa légion venue d’outre-Manche, n’avait pu donner non-seulement la notion technique, mais le maniement, pour ainsi dire, de tout ce qui formait alors le bagage de l’industrie des cotons. Il avait apporté tous les plans nécessaires pour cela, fourni les modèles, mis la main lui-même à l’exécution. Il fut au moins l’inspirateur et l’instituteur d’une population qui se jetait un peu au hasard dans des inventions nées sur un autre sol que le sien. Son succès était notoire. Les ateliers qu’il montait étaient les mieux réussis, les instrumens qu’il livrait étaient d’un meilleur service ; il venait même d’introduire dans ses ateliers un batteur anglais qui permettait de supprimer le battage et l’épluchage à la main, si dispendieux, si lent et si malsain. Il n’y avait pas un détail auquel il ne songeât, pas de grandes machines et de pièces séparées qu’il n’exécutât. Manquait-il un détail à l’ensemble de ses exploitations, vite il l’ajoutait, fabrique de garniture de cardes, pompes à incendie, pompes de puits et d’épuisement, chaudières en fonte ou en cuivre. C’était un assortiment complet.

D’autres efforts s’ajoutaient à celui des Risler et Dixon, et de 1820 à 1825 il s’accomplit de notables progrès dans la filature du coton. Ils portèrent principalement sur les métiers en gros : un essai du métier que l’on nommait le métier continu fut abandonné comme offrant beaucoup d’inconvéniens ; on s’en tint au métier le plus simple, le mieux éprouvé, au mull-jenny, qui permettait d’obtenir la trame en cannettes et de produire tous les numéros, depuis les plus gros jusqu’aux plus fins. Seulement ces métiers furent disposés de manière à pouvoir en faire renvider deux par un seul filateur. Dans le commencement, les métiers en gros et en fin étaient mis en mouvement par les ouvriers eux-mêmes ; un cours d’eau ou un manège de bœufs faisait marcher la carderie, c’est-à-dire le batteur, les cardes, les laminoirs et les lanternes ; mais déjà vers 1825 il n’y avait plus dans le Haut-Rhin de filature marchant à bras. Des chutes d’eau ou des machines à vapeur, quelquefois les deux moteurs se trouvant réunis, avaient remplacé partout la force de l’homme. Cet heureux changement, secondé par des machines plus perfectionnées et une habileté plus grande acquise par l’ouvrier, permit d’augmenter le produit en fil par broche et en même temps d’abaisser le prix de revient. Ainsi en 1815 on obtenait par broche et par an 4 kilog. 50 grammes seulement de fil n° 28, et en 1835 la même broche pouvait fournir 10 kilog. 65 grammes du même fil, soit plus du double et en meilleure qualité.

Nous avons dit qu’au spectacle de cet épanouissement, si plein de promesses, l’Angleterre s’était émue et avait craint pour ses propres débouchés ; elle le prouva bien dans les derniers mois de 1825. Mis en éveil par quelques pétitions, le parlement ordonna une enquête qui devait s’étendre à tous les marchés de l’Europe, mais qui visait plus particulièrement la France et la Suisse. Pour ces deux pays, le commissaire désigné fut M. William Fairbairn, ingénieur de grand renom ; on lui avait remis un questionnaire, et, après une étude faite sur les lieux, il devait y répondre. Cette enquête est curieuse à divers points de vue et surtout à raison des préjugés qui y règnent. Ce qu’on pense aujourd’hui en matière de concurrence de peuple à peuple et d’industrie à industrie est en parfait contraste avec ce qu’on en pensait alors, même parmi des savans comme M. Fairbairn. Pour en juger, il suffit de citer quelques-unes des demandes qu’adressait l’enquête à son délégué, et des réponses qu’il y a faites.

D. — Quel est l’état des filatures de coton en Alsace comparativement avec les filatures d’Angleterre ?

R. — L’état de celles que j’ai visitées en Alsace était beaucoup meilleur que je ne m’y attendais ; cependant il était inférieur à celui des filatures d’Angleterre sous le rapport des machines.

D. — Dans quelle partie des machines vous paraît-il que les Français soient inférieurs aux Anglais ?

R. — Principalement dans les machines pour la préparation, c’est-à-dire les cardes, les étirages et boudinoirs, et les métiers à lanternes.

D. — Les pièces étaient-elles bien ajustées ? R. — A peu près comme les nôtres ; mais elles n’étaient pas aussi bien exécutées. Le plus grand défaut de ces machines, autant que j’ai pu le voir d’après des observations faites à la hâte, était une moindre précision dans les pièces et la qualité de l’exécution.

D. — Les filateurs français vous ont-ils manifesté le désir de. se procurer nos machines à filer le coton ?

R. — Oui ; autant que j’étais en état d’en juger, l’opinion semblait prévaloir que les machines anglaises étaient infiniment supérieures aux machines françaises.

Comme tout cela est dit catégoriquement et avec la conscience d’une supériorité réelle ! M. Fairbairn a raison ; les Anglais étaient nos maîtres alors, ils le sont encore, quoique sur divers points nous nous en soyons rapprochés ; mais où M. Fairbairn a tort, c’est dans les réflexions que lui inspire ce parallèle. De tout ce qu’on vient de lire, il tirait alors cette conclusion inadmissible, qu’il eût été dangereux pour l’Angleterre de laisser à ses métiers de filature un libre accès vers les marchés de France au lieu de les assujettir à des services exclusivement nationaux par la rigueur des lois pénales. Rien de moins libéral que de tels procédés, et on ne saurait croire à quel point ils étaient poussés. Non-seulement on prohibait et on saisissait sur les côtes anglaises les machines au moment de la sortie, on s’emparait même des plans qui eussent permis de les imiter. M. Penot en cite un exemple : un Français, M. Charles Albert, avait pris un croquis, avec du suif fondu sur son linge de corps bien repassé et soigneusement plié ensuite, d’un assortiment de filatures, espérant échapper ainsi aux recherches vigilantes de la douane. Au moment où il quittait le territoire anglais, la fraude fut découverte, et M. Charles Albert la paya de plusieurs années de prison. Rentré plus tard à Strasbourg, il se trouvait à peu près sans ressources dans un âge avancé quand la Société industrielle, touchée de son malheur, vint libéralement à son aide pour reconnaître ce qu’il avait souffert dans l’intérêt des filatures françaises ; elle lui servit une pension jusqu’à sa mort et paya ensuite celle de son petit-fils au lycée comme élève interne jusqu’à ce que ce jeune homme eût terminé ses études.

M. William Fairbairn, en penchant vers la prohibition, prenait donc parti pour une législation surannée, mais il parlait du moins en homme poli et bien élevé. Tel n’était pas le cas d’Adam Young, le second témoin que cite l’enquête du parlement. Celui-ci était un simple ouvrier cardeur qui venait de passer deux ans en Alsace dans la manufacture de Nicolas Schlumberger et Cie à Guebwiller, où il avait été engagé comme contre-maître au salaire de 12 francs par jour. C’était un beau denier et, avec un peu d’esprit d’épargne, une somme assez ronde à recueillir. Adam Young n’en semble pas touché ; l’argent n’est rien auprès de ses rancunes, et il les exhale. Devant les commissaires, il commence par déclarer qu’il déteste les Français. Son interrogatoire est assaisonné d’injures grossières exprimées dans le langage le plus commun, comme on pourra en juger par quelques citations :

D. — En quelle année êtes-vous allé en Alsace ?

R. — En 1818.

D. — Quel était l’état des machines chez M. Schlumberger ?

R. — Les meilleures qu’il y eût en France ; mais ce n’était rien en comparaison de l’Angleterre.

D. — Qu’est-ce qui empêche dans cet établissement de faire d’aussi bon coton filé qu’en Angleterre ?

R. — Le défaut de soins d’abord ; on n’entretient pas les machines aussi propres, et elles ne sont pas aussi bien réglées, quoiqu’elles soient faites par des mécaniciens anglais, et ensuite on n’a pas dans les ateliers une chaleur régulière comme nous en avons une dans les nôtres.

D. — Les machines qui vous semblaient les meilleures en France étaient-elles inférieures aux machines anglaises ?

R. — Les Français sont en arrière de nous de vingt ans.

D. — Avez-vous trouvé en Alsace des fileurs aussi actifs et aussi industrieux que le sont les fileurs en Angleterre ?

R. — Non, un fileur ferait en Angleterre deux fois autant d’ouvrage qu’un Français. Ceux-ci se lèvent à quatre heures du matin et travaillent jusqu’à dix heures du soir ; mais nos fileurs feraient autant d’ouvrage en six heures qu’ils en font en douze.

D. — Les machines sont-elles mues avec la même vitesse que chez nous ?

R. — Non ; cela effraierait les ouvriers. Ils tomberaient en défaillance, s’ils les voyaient marcher aussi vite que chez nous.

D. — Ne sont-ils pas accoutumés à ce genre de célérité ?

R. — Non, et jamais ils ne le seront.

C’est toujours la même note, celle d’une infériorité démontrée. Le savant le dit décemment, l’ouvrier le dit crûment. À cette date, elle est vraie, de quelque part qu’elle vienne ; mais à peu d’années de là ce sera la note inverse qui prévaudra. L’Angleterre a fait tout son effort, l’Alsace commence à faire le sien et poussera jusqu’au bout la partie qu’elle a engagée. Déjà les distances diminuent et les forces deviennent plus égales, les différences dans les procédés de fabrication et l’habileté des ouvriers sont déjà moins sensibles. Nous marchons enfin, tandis que nos voisins sont stationnaires. L’enquête ouverte en France, en 1834, par M. Duchâtel, alors ministre du commerce, constate cette modification dans les idées et montre des perspectives, que l’avenir confirmera. Tarare et Saint-Quentin, longtemps approvisionnés par l’Angleterre, se familiarisent avec nos filés fins, on en écoule même en Suisse concurremment avec ceux de Manchester. Les qualités sont plus belles et les procédés plus économiques ; des perfectionnemens y ont été appliqués, entre autres l’usage des bancs à broche en remplacement des lanternes et des métiers en gros. Dans l’enquête citée, les témoignages les plus concluans s’accordent sur ces faits. M. Mimeret lui-même, qui n’est pas suspect, est forcé de dire : « Nos ouvriers ont appris à faire mieux ; nous-mêmes nous sommes devenus plus experts dans notre art. » M. Roman déclare qu’il n’y a pas une grande différence entre la production française et la production anglaise quant à la qualité et à la quantité des filés fournis par le même nombre de broches. M. Nicolas Kœchlin est plus affirmatif, et se prononce résolument pour la liberté du commerce. D’après lui, l’industrie française étant parvenue à un degré remarquable de perfection et de développement, il lui faut nécessairement autre chose que le marché intérieur, le seul que le régime restrictif lui permette. Appelé à donner son avis sur la comparaison entre les filés anglais et les nôtres, il a répondu : « Je pense que, pour les numéros qui forment les neuf dixièmes de la consommation, nous n’avons absolument rien à envier à l’Angleterre. »

Voilà entre 1825 et 1834 les contrastes d’appréciation et de langage, tels qu’ils résultent de documens officiels et de témoignages compétens. Toute exagération écartée, il semble qu’il y ait là pour nous un commencement de revanche.

En poussant plus loin, nous verrons nos chances s’accroître et nos améliorations se succéder ; il en est dans le nombre qui nous sont propres, d’autres que nous avons empruntées à des pays étrangers ; somme toute, notre lot est au moins égal au leur : faire le détail des unes et des autres serait une tâche ingrate et de nature à lasser l’attention ; il vaut mieux glisser sur les petites inventions pour aller droit aux grandes. Par petites inventions, j’entends celles qui ont porté sur le battage et l’épluchage du coton, sur les cardes et les étirages, les chapeaux à dévider. Parmi les grandes inventions, il en est deux qui se détachent des autres comme ayant fait révolution dans les industries où elles se sont introduites, la peigneuse Heilmann et le métier à renvider, qui a pris et gardé en Angleterre le nom de self-acting. Commençons par ce dernier engin.

Dans la manœuvre du mull-jenny, une partie du mouvement, c’est-à-dire l’étirage et la torsion, est donnée par un moteur mécanique ; une autre partie, le dépointage, la rentrée du chariot et l’envidage, a lieu par la main du fileur. Dans les mull-jennys demi-renvideurs, l’empointage et la fin de la rentrée se font aussi par le moteur, et l’ouvrier n’a qu’une impulsion à donner au chariot pour en déterminer le retour. Le self-acting, métier automate ou renvideur, est le mull-jenny dont tous les mouvemens sont automatiques, c’est-à-dire fournis par le moteur. Il présente le double avantage de produire mieux et plus économiquement en tous numéros, et de ne pas fatiguer le fileur. On conçoit avec quelle faveur a été accueilli dans les ateliers un appareil auxiliaire qui employait une portion de sa puissance mécanique au soulagement des forces humaines. Afin de le propager, la Société industrielle de Mulhouse avait proposé dès l’origine un prix pour l’introduction en Alsace d’un assortiment de 5,000 broches fonctionnant régulièrement. Ce prix fut décerné en 1853 à la maison Dollfus Mieg et Cie qui avait installé dans sa filature dix métiers de 612 broches pour trame, et douze métiers de 540 broches pour chaîne, en tout 12,000 broches. Ces machines, système Roberts, avaient été construites chez MM. André Kœchlin et Cie. Depuis et sans autre encouragement, l’usage des self-actings s’est généralisé dans nos filatures en s’appliquant indistinctement au coton et à la laine peignée. Plus des deux tiers des broches de filatures appartiennent à ce système : sur un seul point, les avis sont encore partagés, c’est le nombre des broches ; il s’agit du plus au moins, suivant la qualité des numéros que les métiers produisent. On s’accorde pourtant à reconnaître que les métiers de 600 à 700 broches sont les plus avantageux.

La peigneuse Heilmann n’eut pas moins de succès ; elle s’emparait comme toujours d’un travail qui jusque-là n’était fait qu’à la main, et s’était porté sur la laine comme sur une matière plus susceptible d’être disciplinée au moyen d’instrumens. Quand il s’agit de l’appliquer au coton, d’autres difficultés survinrent contre lesquelles il fallut longtemps lutter. Le coton brut se compose de fibres, flexibles plus ou moins longues, plus ou moins tenaces, se croisant dans tous les sens et accompagnées de nœuds, de duvet et d’impuretés étrangères à la substance propre du textile. Les cardes ouvrent et nettoient les filamens sans les purger complètement et en séparer les brins courts, d’où résulte un défaut d’homogénéité d’autant plus sensible qu’on veut obtenir des numéros plus fins. L’objet du peignage est de trier ces filamens, de les redresser, de les épurer, de réunir parallèlement entre eux ceux de même longueur. Ce travail, appliqué depuis longtemps aux longues soies de la laine, du chanvre et du lin, se faisait pour le coton à la main, qui seule pouvait accomplir cette série d’opérations délicates. Il était réservé à Josué Heilmann de mener à bien un instrument qui, toutes les difficultés vaincues, remplit pleinement, son but et peut, avec des modifications insignifiantes, s’appliquer à tous les textiles. Pour le coton, la préparation ne laisse vraiment rien à désirer. Le cardage. insalubre, confié jusque-là à des ouvrières, est remplacé par un peignage qui donne au coton une pureté, une netteté, un brillant dont on n’avait jamais approché et en réalité un caractère nouveau. On a pu en autre dépasser notablement l’ancienne limite de finesse et de solidité en employant la même matière.

Mais que de misères pour en venir là ! que de tâtonnemens ! quelle succession de courtes espérances et de longs découragemens ! On a fait un roman sur les souffrances de l’inventeur ; ce roman est l’histoire de Josué Heilmann. D’une suite de découvertes qu’il a faites dans les arts industriels, quelques-unes ont abouti de son vivant, et ce sont les moindres ; la principale, sur laquelle il comptait le plus, qui devait illustrer son nom, n’était à sa mort qu’une promesse ; il n’en avait tiré ni gloire ni profit, et après des recherches obstinées, elle restait incomplète, et voilà que le succès éclate quand la tombe vient de se fermer sur lui ! C’est son fils, son élève qui en trouve le dernier mot et qui en recueille les bénéfices. A vivre quelques années, il eût pu voir du moins sa peigneuse, introduite dans les grandes filatures de l’Europe, venger la France des dédains de l’Angleterre, s’imposer à elle comme un bienfait et une nécessité.

Il est un autre nom qui restera attaché à la découverte de Josué Heilmann, et il serait injuste de l’oublier, c’est celui des Schlumberger. Le génie de l’inventeur n’eût pas suffi pour mettre l’œuvre au jour sans les avances et les conseils du capitaliste. C’est à cette puissante maison qu’Heilmann dut l’idée d’appliquer au coton, l’instrument qu’il avait imaginé pour la laine, et d’adapter à ce travail nouveau les plans de la construction. On conçut alors » pour les exécuter plus tard, trois systèmes de peigneuses appropriées à trois qualités de coton, longs, mi-longs et courts, mettant ainsi les matières à traiter en rapport avec les agens de ce traitement. Voici d’ailleurs, au sujet de l’invention de la peigneuse, qui’ est passée en Alsace à l’état de légende, une version que raconte M. Penot d’après M. Hartmann-Liebach de Malmerspach.

« Déjà, dit celui-ci, avant 1840, quelques filateurs de laine avaient remplacé le peignage à la main par des machines de M. John Collier de Paris. Ce fut, je crois, en 1846 que Josué Heilmann acheva d’organiser chez M. J. Albert Schlumberger, à Mulhouse, le tissage de l’étoffe dite moleskine. Alors, n’ayant plus d’occupation bien arrêtée, il en parla à M. Jean-Jacques Bourcart et à M. Henri Schlumberger, de Guebwiller, qui l’engagèrent à faire une machine pour peigner le coton longue soie, à l’instar de ce qui se pratiquait déjà pour la laine, Josué Heilmann se mit aussitôt à l’œuvre, et, comme j’étais très lié avec lui, il vint me trouver, me parla de son projet, me demanda à voir fonctionner les machines Collier, installées à Malmerspach. Il avait à peine assisté pendant quelques minutes au travail qu’il condamna cet outil. Il venait d’observer une jeune fille qui y était occupée et qui avait les cheveux ébouriffés. Il me dit : « Si je passais un peigne profondément et avec force dans les cheveux de cette ouvrière, je ne manquerais pas de les lui arracher tous, tandis qu’en commençant ce travail par les pointes je les démêlerais sans aucun mal ; c’est ce qu’il faut chercher à faire, et non pas comme opère la machine Collier, qui déchire toute votre laine. »

« J’avais à Malmerspach des ouvriers champenois qui savaient peigner à la main. Je leur fis allumer leur fourneau, et, après que mon ami les eut vus travailler un moment, il me dit qu’il allait chercher le moyen de faire mécaniquement un travail aussi parfait que celui qu’on obtenait à la main. Il retourna plusieurs fois à Malmerspach dans le cours d’une année, et au bout de ce temps il revint me chercher pour aller ensemble (en emportant quelque laine pour le peignage) dans une mansarde de la filature de M. Nicolas Schlumberger à Guebwiller, où il me fit voir une machine, pour ainsi dire seulement ébauchée, qu’il avait construite, secondé par un ouvrier mécanicien de Hambourg, qui était son aide depuis plusieurs années. M. Nicolas Schlumberger père et son fils Henri, accompagnés de M. Jean-Jacques Bourcart père, nous rejoignirent bientôt après. Josué Heilmann mit en œuvre la laine que nous avions apportée, la machine à peigner le coton et la laine était inventée.

« A peine la peigneuse trouvée, quoique non encore parfaite, Josué Heilmann s’occupa de donner au fil de soie, dit de fantaisie, qui prenait une si grande importance dans les mains de M. Alliotti à Arlesheim (Suisse), les qualités et l’apparence de fils produits par de bons cocons. Peu de temps avant sa mort, il me fit voir dans son appartement une machine commencée qui devait atteindre ce but. Son fils Jean-Jacques, qui avait perfectionné la peigneuse, en fit autant, je crois, de la machine à soie, et je suis fondé à penser qu’il prit, après la mort de son père, des arrangemens avec M. Alliotti pour exploiter cette machine. »

Ainsi naquit cette peigneuse, le plus simplement du monde, par aventure en quelque sorte, à la suite d’une observation familière, et au spectacle d’un outil défectueux. De tels exemples suggèrent des imitateurs. A peine Heilmann et après lui son fils eurent-ils lancé leur peigneuse, qu’Hubner, de Mulhouse, annonça la sienne, qui relevait d’un autre système, et pour laquelle André Kœchlin prit un brevet comme constructeur et concessionnaire. C’était une machine annulaire et continue sans analogie avec celle d’Heilmann, et ne pouvant donner prise à aucune action en contrefaçon. Les deux machines marchèrent parallèlement et en se tempérant l’une l’autre par une concurrence qui arrivait à point. Servie par de tels hommes et de telles inventions, la filature marcha d’un tel pas dans la Haute-Alsace qu’elle eut bientôt pris la tête du marché français. Elle était restée en 1825 à un total de 466,368 broches pour tous les numéros ; nous la trouvons à 540,000 brochet en 1834, à 683,000 en 1839, stationnaire jusqu’en 1849 avec un chiffre de 786,000 broches pour cette dernière année ; elle se relève en 1856 jusqu’à 975,000 broches, et se maintient par une progression constante à 1,154,220 en 1859, à 1,234,626 en 1863, à 1,328,666 en 1865, enfin à 1,428,666 en 1866. Ce dernier chiffre est presque un apogée pour la période de la nationalité française, et il faut l’accroître des quantités qu’y ont ajoutées les métiers à filer automates récemment introduits. comme récapitulation finale, il est consolant de s’appuyer sur une production de près de 1,500,000 broches, quand on a commencé par quelques centaines de mille péniblement recueillies.

En faisant le même travail pour le tissage, on arrive à des conclusions équivalentes. Seulement il faut tenir compte, pour les métiers à tisser, d’une circonstance qui n’existait pas au même degré pour les métiers à filer. Le tissage à bras a été, pour la plus grande part, remplacé par le tissage mécanique ; à côté du travail de croissance, il y a eu un travail d’élimination. Le gros du tissage à la main a disparu pour n’en laisser debout que 3 ou 4,000 métiers réservés pour la fabrication de quelques tissus particuliers, et dans le nombre ceux de Sainte-Marie. Quant aux métiers mécaniques, ils croissent en nombre et souvent en activité. Naguère, quand on avait porté à cent coups par minute la vitesse d’un métier, on croyait avoir commis un excès ; on a poussé aujourd’hui les choses jusqu’à des vitesses vertigineuses, 140,160 et jusqu’à 200 coups de battant par minute. A un homme ou à une femme par métier, on pensait avoir atteint une proportion raisonnable ; aujourd’hui il est admis qu’une femme peut et doit conduire deux métiers à la fois, un homme à plus forte raison. On assure qu’en Angleterre il est des hommes et des femmes qui conduisent jusqu’à quatre métiers. Un tel régime maintenu dans la poussière et le bruit et au milieu des duvets de coton qui remplissent l’atmosphère est évidemment un abus des forces humaines. En Alsace pourtant, le progrès des tissages n’en a pas été enrayé, comme on pourra le voir par quelques chiffres empruntés à des tableaux officiels. Il n’y sera question naturellement que des métiers mécaniques, les seuls qui comptent désormais.

Au début, c’est un nombre insignifiant, 426 métiers mécaniques en 1831, — il est vrai que dans la colonne parallèle figurent 21,651 métiers à bras ; en 1834, 3,000 métiers mécaniques contre 31,000 métiers à bras ; en 1844, 12,000 métiers mécaniques contre 19,000 métiers à bras ; en 1856, 18,130 métiers mécaniques contre 8,657 métiers à bras. A partir de 1864, les métiers à bras sont mis hors de page, les tableaux ne mentionnent que les métiers mécaniques : 24,133 pour cette année de 1864, 24,646 en 1865, 30,421 en 1866. C’est un accroissement plus rapide encore et plus soutenu que celui de la filature. Entre les deux principales branches de l’industrie du coton, la balance est au moins égale, ou, pour parler la langue des champs de course, elles arrivent presque tête à tête.


III

Pour achever cet inventaire de l’activité de la Haute-Alsace à la veille de sa séparation, il ne nous reste qu’à passer en revue quelques fabrications spéciales dépendantes, pour la plupart, de l’industrie dominante, et par suite de quelques institutions d’assistance et de bienfaisance dans lesquelles cette province a notoirement excellé.

La plus importante des fabrications spéciales est celle des tissus en couleur, dont le siège est à Sainte-Marie-aux-Mines. La petite ville de Sainte-Marie, située à l’un des débouchés des Vosges, avait été dans le cours des siècles d’abord le chef-lieu d’une exploitation de mines, puis de draperies, de bonneteries et de tanneries, lorsqu’en 1755 M. Jean-George Reber de Mulhouse y apporta une industrie nouvelle qui devait absorber toutes les autres et y acquérir un très grand développement. C’était le tissage et la teinture du coton appliqués à des étoffes qui prirent le nom de cotonnades. Cette entreprise présentait de grandes difficultés ; sur les lieux, tout était à créer ou à refaire, bâtimens, machines, installations, mais M. Reber avait en surcroît de tous les autres génies celui de la patience ; il mit tous ces dons au service de la fabrication dont il avait conçu l’idée, et ne mourut en 1816, à l’âge de quatre-vingt-six ans, qu’après l’avoir fondée et armée de toutes pièces dans la localité dont il avait fait le choix. Sur ce point également, M. Reber avait été bien inspiré. Les filés alors obtenus à la main ne pouvaient être achetés que dans les contrées pauvres où la main-d’œuvre était modique. Encore étaient-ils trop grossiers pour servir de chaîne ; il fallait s’en contenter pour la trame, et tirer d’Elberfeld comme chaîne des fils de lin blanchi. C’était pourtant là l’origine d’une fabrication de luxe qui s’est montrée d’autant plus ingénieuse dans le cours des temps qu’elle avait rencontré plus de difficultés à son origine.

La question des couleurs n’offrit pas moins de problèmes que celle des fils. Pour les rouges, on employa d’abord le rouge de garance et le rouge de Fernambouc, enfin le rouge d’Andrinople, qu’on fit venir de Marseille, et plus tard d’Aix en Provence, tout cela jusqu’en 1802, où l’on parvint à doter Sainte-Marie même d’une fabrique en rouge turc, qui servit de modèle à un grand nombre d’autres. Ainsi fut fixée sur les lieux, avec un succès qui depuis lors ne s’est plus démenti, cette couleur éclatante si goûtée des habitans de la campagne, qui désormais allait, servir de cachet aux articles que l’on a nommés de Sainte-Marie et qui sous divers noms se répandirent d’abord, dans la localité, puis dans les environs. De là vinrent les siamoises, qui eurent la vogue si longtemps, ensuite les madras, mouchoirs de couleur sortis en 1818 de Riibeauvillé, surtout une série de tissus façonnés et d’étoffes plus fines en filés teints ou façonnés, dites guinghams, enfin des jaconas, des cravates et d’autres articles qui durent leur succès à la finesse des tissus, au bon goût des dessins et à l’éclat des couleurs. Chaque année, Sainte-Marie renouvelait ces assortimens délicats et ménageait à nos étalages de nouvelles surprises.

Jusque-là pourtant elle avait employé comme matière de ses tissus le coton pur, qui depuis, comme on a pu le voir, n’a été maintenu que pour un certain nombre d’articles, entre autres le madras, qui se fait également à Rouen, en Suisse et en Angleterre, dans des conditions inférieures et pour l’exportation ; mais à partir de 1840 Sainte-Marie allait pousser sa fortune plus loin et renouveler son genre en associant le coton à d’autres matières. Ce fut par la laine qu’elle commença ; les laines longues peignées ou cardées entrent aujourd’hui pour les deux tiers dans l’emploi des matières premières, surtout en dernier lieu, où il s’est fait beaucoup de tissus en chaîne et trame laine. De là est née une variété considérable de tissus fantaisie pour robes, jupons, meubles, etc. Les genres produits par cette fabrication sans rivale pour la beauté des couleurs varient depuis les tissus unis en popelines jusqu’aux étoffes croisées, armurées, et l’enluminage passe des teintes unies jusqu’aux dessins les plus divers, carreaux écossais, rayures, ramages et bouquets imprimés sur chaîne ou tissés à la Jacquard. Dans tout cela est intervenu le mélange de la soie à la laine et au coton pour y produire des effets combinés et des degrés de proportions qui éblouissent et charment les yeux.

Dans ces nouvelles conditions, la colonie fondée par M. Reber est devenue un centre considérable de production et pour sa part un des arbitres de la mode et du goût. Aux derniers recensemens, elle comptait un groupe de trente-cinq manufactures et une banlieue qui s’étendait à plus de 10 lieues par le travail des communes environnantes jusqu’à Saint-Dié et Ribeauvillé. Cette banlieue est la conséquence du maintien d’un travail à bras que longtemps on a cru une obligation dans une main-d’œuvre délicate. La concurrence à l’intérieur de Roubaix et de Rouen et celle à l’extérieur de Bradford et d’Halifax ont pourtant donné à réfléchir aux maisons si ingénieuses de Sainte-Marie-aux-Mines. Le travail mécanique y a été introduit, et on y compte maintenant cinq grands ateliers. Le premier essai y avait été fait dès 1853 par MM. Dietsch frères : il portait sur quatre métiers à quatre navettes qui sortaient des ateliers de M. Marc Schmitt à Heywood ; d’autres métiers, poussés jusqu’à six navettes, sont venus s’ajouter à ceux-là, ainsi que toutes les machines préparatoires. D’autres remarques ont de plus en plus accéléré ce mouvement ; la première, c’est que le tissage à bras ne peut pas donner la régularité d’un travail mécanique où le dessin se trouve produit par un petit Jacquard ; la seconde, c’est que l’encollage à la main ternit ou fait couler les nuances les unes dans les autres, inconvénient d’autant plus grave que le blanc et les nuances claires entrent pour une plus grande part dans les articles fabriqués. Le parage mécanique au contraire donne plus d’éclat aux couleurs, qui sont conservées dans toute leur pureté.

Tout en comptant sur la supériorité que lui assurent ses traditions et l’habileté de ses auxiliaires, Sainte-Marie manquerait donc à son étoile, jusque-là si heureuse, si elle négligeait les ressources que les arts mécaniques mettent dans les mains de ses concurrens. C’est le cas de dire qu’en industrie comme ailleurs non-seulement il faut vaincre, mais encore savoir profiter de la victoire. Le but à atteindre, c’est de travailler automatiquement, quels que soient le nombre des navettes et la variété des matières et des fils. Une industrie n’est vraiment inattaquable qu’en arrivant à produire au meilleur marché possible avec une perfection relative qui soit la plus grande possible. Sainte-Marie, dans une certaine mesure, est déjà sur cette voie. Tandis qu’elle montre, comme limite de ses objets de luxe, d’élégantes robes de fantaisie en laine et soie qui se paient de 3 à 5 francs et même au-delà, elle a pour des vêtemens plus modestes des tissus de 75 centimes le mètre. Difficilement on trouverait ailleurs, pour un travail analogue, des ouvriers plus habiles et des maîtres plus ingénieux.

Nous voici au bout de ce qu’a fait la Haute-Alsace pour le développement et le perfectionnement de ses fabrications capitales. Aller plus loin serait se noyer dans les détails sans rien ajouter à la démonstration d’un progrès successif et continu. Il convient de passer maintenant à une autre preuve, celle de savoir si la même corporation industrielle qui a tant fait pour les choses a montré un égal souci pour les hommes, et si, dans son rapide élan vers la fortune, elle a suffisamment tenu compte des humbles auxiliaires qui y contribuaient. Disons sur-le-champ que notre attente ne sera pas trompée. Dans ces esprits inventifs et ces hommes d’affaires, nous allons trouver des cœurs généreux et des gens de bien.

Avant de se mettre à l’action, ils en créèrent d’abord les instrumens. Le point principal était de s’entendre, le second de se défendre au besoin. Ils fondèrent une société, la Société industrielle de Mulhouse, qui remonte aux années de la restauration, lui donnèrent amplement les moyens de vivre, et la fortifièrent par un bulletin mensuel qui rendait compte de ses travaux. Ils avaient deux objets en vue, le dessein de livrer libéralement à la publicité les perfectionnemens qui pouvaient survenir dans leur industrie, en tant que l’eût permis le respect des brevets, puis d’en surveiller la législation pour y introduire les améliorations dont elle était susceptible. Les occasions ne manquèrent pas.

On sait tout le bruit qui s’est fait en Europe autour de la question du travail des enfans et des femmes dans les manufactures. Tous les parlemens s’en sont occupés, le parlement anglais surtout, et à plusieurs reprises il a modifié à ce sujet et sa loi et sa jurisprudence. En France, l’œuvre a été prise, reprise et quittée à diverses époques par les chambres des députés et des pairs, par les assemblées républicaines, et plus récemment par le corps législatif du second empire ; elle vient d’être fixée en dernier lieu par l’assemblée nationale. Ce qu’on a trop oublié et ce qu’il est bon de rappeler, c’est que les premières réclamations, qui datent de 1827, partirent de la Société industrielle de Mulhouse. Des fabricans se portaient ainsi au secours des classes qu’ils employaient et signalaient les abus qui avaient lieu des forces et des facultés de l’enfance. Le redressement de ces griefs n’est venu que plus tard, bien tard sans doute, mais dès cette date ils étaient signalés, et c’est des ateliers de la Haute-Alsace que le premier cri d’alarme était parti. Il y a plus : à défaut de la loi qui manquait, il s’établit dès lors soit localement, soit particulièrement, des coutumes- plus humaines, et ce ménagement de l’enfant, qu’aucun tribunal n’imposait, entra du moins dans les mœurs ; on fixa des limites d’âge à l’admission de l’enfant, d’autres limites à la durée du travail, qu’on entrecoupa de relais. Tout cela sans doute n’était pas obligatoire, mais on allait volontairement au-devant d’une réforme qu’on avait désirée.

Sur un autre point, il y eut une seconde tentative, qui n’avait pas un moindre intérêt. A côté de la faiblesse de l’enfant, il y avait l’imprévoyance de l’homme ; c’est pour l’en guérir ou du moins pour en atténuer les effets qu’il se forma à Mulhouse un groupe de fabricans sous le titre d’Association pour l’encouragement à l’épargne. Or cet encouragement n’était pas purement platonique ; il consistait en une prime d’argent attachée à la pratique de cette vertu si peu goûtée des ouvriers. Un fonds commun avait été réuni, qui peu à peu s’était élevé à un chiffre considérable, et qui était destiné à doubler toute somme, quelle qu’elle fût, que chaque ouvrier aurait versée à la caisse d’épargne. Quoi de plus tentant, et qui n’eût cru à un effort sérieux de la part de ceux à qui on offrait ainsi, au prix d’une petite abstinence, un bénéfice assuré ? La combinaison échoua pourtant ; quelques hommes, plus rangés que les autres, profitèrent seuls de l’avantage qu’on leur avait offert ; le gros des ouvriers continua de dissiper ses salaires, les uns au jeu, les autres au cabaret. Bon gré, mal gré, il fallut renoncer à cette amorce, qui, à un moment donné, avait représenté jusqu’à la totalité des salaires qui sortaient des caisses des fabricans réunis, et qui y rentrèrent forcément au jour de la liquidation de l’Association pour l’encouragement à l’épargne. A l’essai, le moyen s’était trouvé impuissant ; il fallait chercher autre chose.

Ce fut alors et comme revanche à cet échec que M. Jean Dollfus, de la maison Dollfus Mieg et Cie, imagina le plan qui a donné à la ville de Mulhouse les proportions qu’elle a prises depuis, et aux ouvriers l’obligation de devenir économes malgré eux. Il fit ce calcul, que le meilleur encouragement à l’épargne était de la rattacher au souhait le plus ardent que puisse nourrir un homme et surtout un homme du peuple, — d’avoir un chez-soi, un logis qui lui appartienne. Il suffirait, pour comprendre la violence de ce désir, d’étudier l’ascendant qu’il exerce sur les gens de la campagne et les sacrifices auxquels ils se soumettent pour le satisfaire. Comment douter qu’il n’en fût autant pour les habitans d’une ville, et que l’idée d’avoir en propre et pour soi seulement une maison entière et un petit jardin attenant ne fit des miracles sur les volontés les plus rétives et les habitudes de dissipation les plus enracinées ? Une fois bien convaincu de ce fait, M. Jean Dollfus se mit à l’œuvre et encadra sa combinaison dans le programme le plus simple qu’il fût possible d’imaginer, à l’aide de fonds empruntés aux banquiers de Bâle, il allait bâtir une centaine de maisons qu’il vendrait au prix coûtant à ceux d’entre les ouvriers qui voudraient en faire l’acquisition. Une fois achevées, ils pourraient entrer en jouissance sur-le-champ, moyennant une première avance de 200 francs, environ le prix d’un loyer, et pourraient, ce paiement fait, s’en considérer comme les propriétaires, Pour le reste, les paiemens successifs étaient échelonnés dans une série d’annuités, si bien qu’au bout de dix-huit à vingt ans la maison devenait libre et l’acquéreur dégagé. L’idée était élémentaire ; c’était clair pour les cerveaux les plus obtus, la perspective d’un irrésistible attrait ; l’encouragement à l’épargne était décidément trouvé. Le succès fut prodigieux ; les deux cents premières maisons furent littéralement enlevées, et l’on s’inscrivit pour les suivantes. Tout n’a pas peut-être marché aussi vite dans les paiemens successifs ; mais les preneurs étaient liés et, de gré ou de force, astreints à l’épargne. D’autres couches de chalands arrivèrent ensuite avec plus de ressources et en offrant plus de garanties. Somme toute, l’affaire avait réussi, et peu à peu, près du vieux Mulhouse, s’était élevé un Mulhouse nouveau avec plus d’air et plus d’espace. Naturellement, en qualité de propriétaires, les ouvriers voyaient de meilleur œil le principe de la propriété, dans le respect duquel en général on ne les élève pas, et prenaient plus de goût à la vie en famille, à laquelle ils préfèrent si souvent d’autres distractions. Cette tentative ne fut pas seulement un succès, ce fut un exemple. De toutes parts la cité de Mulhouse eut des imitations, et dans le nombre plusieurs qui furent heureuses.

D’autres détails d’ailleurs s’y rattachèrent qui donnèrent une valeur de plus à l’idée originaire. Le groupe formé, on rechercha sur-le-champ ce qui pouvait y devenir d’usage commun et d’utilité commune. La prévision était que ces services seraient mieux faits et à des prix plus réduits. On eut dès lors une buanderie commune, des lavoirs et des bains communs, un restaurant et une cuisine où des vivres étaient livrés au prix coûtant et au besoin servis dans un réfectoire commun. Un pas de plus, on serait tombé dans l’utopie, cet écueil des systèmes analogues. A Mulhouse, on s’est arrêté à temps ; la réforme principale avait porté coup. On avait converti en ouvriers sédentaires des ouvriers trop souvent nomades ; il ne s’agissait plus que d’attendre les effets de la métamorphose. Le reste viendrait par surcroît : il suffirait d’y ajouter, comme élémens auxiliaires, de bonnes écoles pourvues de maîtres instruits et un enseignement technique approprié à l’échelle des emplois, sans excès comme sans lacunes, ce qui convient en un mot à des ouvriers qui doivent rester ouvriers.

C’est sous cette forme de l’assistance que, dans la Haute-Alsace, le patronage des fabricans s’est surtout montré largement secourable ; il n’a rien épargné de ce qui tient à honorer la profession et en rehausser le niveau. A aucun degré ni sur aucun point, les moyens de s’instruire ne font défaut. Tout abonde d’ailleurs dans cette Alsace, qui semblait vouée à la recherche de tous les besoins et au soulagement de toutes les souffrances, pour les enfans en bas âge des crèches, pour les vieillards des refuges. A quelque porte que l’on frappât, on trouvait toujours de l’argent pour quelque bien à faire. S’agit-il d’une école de dessin, en quelques jours, on réunit des fonds, on approprie l’école, on installe les élèves ; ce n’est pas le caprice d’un jour ni un engouement passager, c’est une fondation permanente. Un matin, un accident de machine a lieu dans l’une des principales fabriques de la ville ; le cas est grave ; plusieurs hommes ont été blessés, l’un d’eux gravement. On s’assemble et l’on avise : on aura une inspection et un inspecteur payé pour les faits analogues. Il placera son contrôle à côté de celui des fabricans ; il aura son droit de surveillance et aussi sa part de responsabilité. Chaque année, il fera un rapport, citera les faits et en dira les causes ; sa mission sera de les prévenir autant que possible. C’est là une mesure bien simple ; elle a suffi pourtant, les cas d’accident sont devenus beaucoup plus rares. Un autre jour, le chef d’un grand établissement fixe sa pensée sur le sort des femmes en couches ; à l’instant, il décide que, quinze jours avant l’accouchement et quinze jours après, elles cesseront tout service de fabrique, et que leurs salaires n’en courront pas moins intégralement. Dans une autre circonstance, conseil pris avec les ouvrières du tissage : il leur propose de consacrer à cette besogne, qui se paie à la pièce, une heure de moins par jour (onze heures au lieu de douze) ; elles doivent, ajoute-t-il, aboutir à un résultat équivalent. Elles acceptent, et le calcul se vérifie ; ainsi de tout quand les fabricans de la Haute-Alsace s’en mêlent. C’est qu’ils ont la main heureuse, dira-t-on ; oui, mais on n’a la main heureuse qu’à la condition d’être habile et attentif à ce qu’on fait quand il s’agit de manier des instrumens, animé de l’amour du bien quand il s’agit de manier des hommes.

Voilà les souvenirs, et on peut ajouter les bons exemples laissés chez nous comme autant de gages par cette portion de la famille française qui nous a échappé dans un jour de vertige où les plus hautes responsabilités s’en allaient à l’abandon. Lamentable histoire qu’il est bon de rappeler de loin en loin, dussent les cœurs s’en gonfler d’amertume ! Voir disparaître et passer en d’autres mains, du même coup de filet, tant de colonies florissantes et de colons ingénieux, comment s’y résigner sans murmure ? Comment se défendre d’un retour involontaire vers le passé ? C’est le sens et la conclusion de ces pages, où il ne faut voir qu’un dernier adieu à des populations dont on a souvent étudié le sort et qu’on a beaucoup aimées ! Elles ont été heureuses avec nous et par nous ; que Dieu les assiste dans leurs destinées nouvelles. Nous les suivons des yeux ; il ne pourra rien leur arriver qui nous soit indifférent : leur donner des conseils, nous n’en avons plus le droit, et notre main d’ailleurs n’y serait point heureuse : l’essentiel, c’est qu’il demeure constant de part et d’autre que, malgré notre dispersion, il reste toujours un lien entre nous, le plus fort, le plus indissoluble des liens, celui de nos regrets et des douleurs qui nous sont communes.


Louis REYBAUD.