La Nouvelle École française de Rome, ses origines, son objet, ses premiers travaux

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La Nouvelle École française de Rome, ses origines, son objet, ses premiers travaux
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 800-827).
LA NOUVELLE
ECOLE FRANCAISE
DE ROME
SES ORIGINES, SON OBJET, SES PREMIERS TRAVAUX.

On a raison de féliciter le gouvernement et les chambres d’avoir élevé le budget de l’instruction publique à un chiffre que jusqu’à ce jour il n’avait pas encore atteint. Entre les divers signes des temps, celui-là est considérable ; il atteste le relèvement de ce généreux pays par la volonté, par l’intelligence et l’effort sur soi-même. Il y a des infériorités qu’il ne veut plus accepter, et desquelles les pouvoirs publics, aidés par le bon sens de la nation, finiront bien par avoir raison. Il y a des supériorités qu’il ne veut pas laisser exclusivement à d’autres, et, sans forcer son génie, il l’a suffisamment flexible et facile, assez solide et grave, pour espérer d’y parvenir. La campagne budgétaire a été bonne pour les enseignemens primaire et secondaire ; mais le progrès n’eût pas été assuré, si l’enseignement supérieur n’avait reçu les moyens de maintenir ou d’élever son niveau pour se répandre sur tout le reste et influer davantage. La tâche que doit s’imposer l’enseignement supérieur à tous ses degrés est double. Vouloir en certains cas le séparer de la science, et le réduire à un simple rôle de vulgarisation (la mission des facultés a été quelquefois comprise de la sorte), c’est le mutiler et l’amoindrir. Il doit vulgariser la science, mais en contribuant à la faire, sous peine de perdre beaucoup de son autorité et de sa dignité. C’est à coup sûr une délicate question que de savoir en quelle mesure on pourra tout concilier pour répondre à deux exigences quelquefois diverses, et devant l’impossibilité évidente d’inventer sans cesse et de dire du nouveau à chaque leçon ; mais assurons-nous d’abord du plus difficile, c’est-à-dire d’une véritable valeur scientifique, d’une instruction solide et précise chez les jeunes maîtres : les qualités didactiques, mesure, clarté, goût, viendront par surcroît à la suite d’une forte préparation à laquelle n’auront manqué ni le dévoûment moral ni la constante élévation de la pensée.

Sous le titre d’École française de Rome, un décret présidentiel du 20 novembre 1875 a fondé en Italie un nouveau foyer de hautes études destiné précisément à essayer de concilier la science érudite et l’enseignement, et d’où notre pays tirera, nous l’espérons, honneur et profit. L’opinion a favorablement accueilli la pensée du ministère de l’instruction publique : l’Institut en a accepté le patronage immédiat ; la commission du budget et les chambres n’ont pas mis de limites à leur bon vouloir ; l’École a déjà travaillé et donné des résultats. Cependant, soit à cause de sa date toute récente, soit parce qu’elle n’a pas commencé de publier ses travaux, elle n’est connue encore que dans un cercle relativement peu étendu. En dehors et même sur les confins du monde savant, elle est ignorée, ou bien son organisation, son objet, sa raison d’être sont imparfaitement comprises. Peut-être sera-t-il permis à celui qui a eu l’honneur d’être désigné pour en inaugurer la direction de se faire l’organe des intentions, des vœux, des espérances, l’interprète des combinaisons et des premiers efforts dont témoigne l’institution nouvelle. Quelle en est l’utilité promise ? Quels travaux est-on en droit d’en attendre ? Quels moyens a-t-on pris et pourra-t-on prendre encore pour aider à les obtenir ? Quels résultats sont dès maintenant acquis ? Il s’agit d’intérêts élevés, auxquels nul ne reste indifférent, c’est-à-dire du progrès de la haute culture intellectuelle dans notre pays, et peut-être aussi d’un certain tour nouveau à donner à la direction de notre enseignement public.


I

Il y a longtemps que la science française envoie au dehors, particulièrement en Italie, des chargés de missions scientifiques et littéraires : tel de ces voyages, entrepris au XVIIe ou au XVIIIe siècle, fait aujourd’hui la gloire de notre érudition. Mabillon en 1685 et Montfaucon en 1698 vont d’abbaye en abbaye, d’église en église, étudier la diplomatique, les antiquités ecclésiastiques, la paléographie ; ils rendent d’éminens services pour la composition des immenses recueils que publient les bénédictins de Saint-Maur, et laissent après eux des relations et des répertoires qui nous servent encore de guides. Lacurne de Sainte-Palaye, en 1739 et 1749, va recueillir au-delà des Alpes les matériaux destinés à son savant glossaire ; de l’ancienne langue française. Plus tard, de 1776 à 1783, La Porte du Theil, désigné par le ministre Bertin et secondé par notre ambassadeur Bernis, explore dans la seule ville de Rome, à la Vaticane, au château Saint-Ange, à la Vallicellana, plus de 20,000 in-folios manuscrits. Sans compter les mémoires qu’il a publiés, ses papiers, conservés à la Bibliothèque nationale de Paris, contiennent les analyses ou les copies de près de 18,000 pièces. De notre temps aussi, le gouvernement français n’a pas cessé d’envoyer en Italie des savans spéciaux pour faire des copies, des collations ou des recherches érudites. Le ministère de l’instruction publique reçoit de ces savans des rapports et des travaux souvent remarquables, qu’il imprime dans le très utile recueil des Archives des Missions. Personne n’ignore quels services sont rendus par une tradition si libérale, et peut-être est-ce le souvenir de cette longue expérience qui, lorsqu’on a songé à fonder au-delà des Alpes une école permanente d’érudition et d’histoire, a suscité chez de bons esprits certains doutes. « Ne suffirait-il pas, ont-ils dit, de multiplier les missions ? Ce ne sont pas les sujets de travaux, ce ne sont pas les candidats qui manquent. N’est-ce pas assez, si l’on veut imprimer aux diverses recherches une direction d’ensemble, de les distribuer, de les coordonner au départ, en réservant le perpétuel contrôle de l’Institut ? N’obtiendrait-on pas de la sorte une série continue de travaux, facile à augmenter, facile à restreindre ? Y avait-il besoin d’une institution nouvelle ? » — Ces scrupules ne tiendront pas, on peut le penser, contre la démonstration d’une utilité réelle et contre les premiers résultats obtenus. Certes si l’on pouvait espérer de rencontrer souvent des Mabillon et des Montfaucon, si nos chargés de missions ajoutaient fréquemment à leur zèle la force de travail et la science des anciens bénédictins, il n’y aurait rien à faire ; mais ils risquent trop de marcher isolés dans une carrière dont ils n’aperçoivent quelquefois que trop tard les plus sûrs chemins. Alors même que les conseils et les directions de l’Institut ne leur font pas défaut, ils peuvent rencontrer des fortunes ou des difficultés imprévues qu’ils sont peu préparés à éviter ou bien à mettre à profit. Ne voyant auprès d’eux ni collaborateurs désignés, ni futurs successeurs, ils sont impuissans à fonder et à transmettre une tradition ; tout au plus suffisent-ils à des tâches nettement déterminées et qui s’offrent d’elles-mêmes.

Le groupement des efforts est sans nul doute plus fécond. Quelles éloquentes preuves n’en avons-nous pas déjà ? Notre École française d’Athènes, fondée en 1846, a fait des campagnes moins dispendieuses et aussi profitables à la science que celles de Choiseul-Gouffier et, avant lui, de Nointel. A Rome même, quelle éclatante et glorieuse manifestation, quelle institution féconde que notre Académie de France ! De jeunes artistes, après avoir donné de premiers gages à la renommée, sont affranchis pendant trois ou quatre ans de toute nécessité, de toute tentation vulgaire. Ils viennent ensemble en Italie, à Rome, dans une splendide demeure, que nul de ceux qui l’ont connue n’a certainement oubliée. Cette villa Médicis, avec les riches tapisseries de sa bibliothèque, avec le vaste balcon des chambres d’où la vue s’élance par-dessus Rome jusqu’à la mer, avec l’élégante décoration de sa façade intérieure, la loggia, le bosco, les pins parasols, plus loin les prairies et les bois de la villa Borghèse, quel séjour pour les sculpteurs, les architectes, les graveurs, les peintres ! Qu’y viennent faire les musiciens ? Rome moderne leur offre-t-elle des Cimarosa ou des Rossini ? Non ; mais l’Italie, avec ses éternelles beautés, reste la patrie de tous les arts, et tous les arts se tiennent ; tous empruntent d’une même région supérieure dont l’Italie, comme la Grèce, semble demeurer voisine, leurs inspirations de grâce, de grandeur morale et de majesté. Placer à côté de cette grande institution une école savante, représentant l’esprit littéraire, occupée d’érudition, d’archéologie et d’histoire, c’est une intelligente pensée, de nature à profiter à l’une et à l’autre. Et de fait le lien nouveau d’affectueuses et utiles relations entre l’Académie de France et l’École française de Rome est bientôt devenu étroit et intime. Le directeur de l’École française est invité à donner à l’Académie une série de leçons sur l’histoire monumentale de l’antiquité classique ; les artistes voyagent avec les lettrés ; les livres, les informations, les avis réciproques se mêlent et s’échangent ; la diversité des connaissances, celle des points de départ et des buts, ne sont plus des obstacles, ce sont des occasions de lumières nouvelles. Il en doit aller de même dans le domaine particulier de l’érudition et des lettres ; là aussi les esprits gagnent à se rapprocher, à s’exciter, à se contrôler, à se régler mutuellement. Des missions isolées ne forment pas une école, et c’est une école, avec ses maximes propres, avec son but déterminé, avec la contagion de ses exemples et de sa propagande, avec ses traditions, qu’on a entendu créer. Quel est ce but et quelles sont ces maximes ? Nous essaierons de l’expliquer.

L’École française de Rome, pour tout dire d’un mot, espère qu’elle pourra, aussi bien que l’École d’Athènes, peut-être même avec une plus grande variété de moyens, apporter à notre enseignement secondaire et à notre enseignement supérieur un secours nouveau d’inspiration élevée et de sévère esprit scientifique.

Notre enseignement secondaire est fermement constitué, de manière à soutenir avec avantage, croyons-nous, la comparaison des autres pays, l’Allemagne comprise. Il suffit énergiquement déjà et, par un progrès continu, il suffira mieux encore à son double objet : la culture désintéressée qui fortifie l’homme intellectuel et moral, l’instruction pratique qui prépare aux études particulières des carrières libérales. Il ne doit oublier ou négliger ni le premier ni le second de ces deux intérêts, sous peine de produire un vague idéalisme ou le petit esprit. En quelle mesure doit-il combiner les deux sortes d’éducation, de manière à ne tomber dans aucun excès, tout en satisfaisant aux variables exigences des temps ? C’est le problème délicat sans cesse à résoudre. Il a pour obligation principale de faire des hommes, sans deviner à l’avance les futures professions ; mais il ne doit pas méconnaître que des connaissances positives, imprimées par de bonnes et sévères méthodes, peuvent seules d’une part bien forger les esprits, et d’autre part offrir un fonds solide aux bonnes aptitudes professionnelles, condition d’un avenir de succès, de sagesse et de contentement. S’il est vrai, comme il semble, que l’externat tende à s’augmenter et à entrer dans les mœurs, c’est bon signe, car il implique une salutaire responsabilité des élèves, et ce progrès permettrait un jour de rendre un peu plus tôt aux carrières actives ou à l’enseignement supérieur des jeunes gens plus capables d’une certaine conduite d’eux-mêmes et de quelque initiative. L’étude des langues vivantes, qu’il devient choquant et funeste d’ignorer, fait dans nos lycées de notables progrès. Celle de l’histoire et de la géographie comparée y est plus fortement conduite que dans plusieurs pays étrangers, quand du moins le professeur observe une juste mesure, n’accable ni ne disperse les esprits, mais au contraire les attire, les intéresse et les instruit presque à leur insu, ce qui lui est facile avec un instrument tel que l’enseignement historique, si flexible et si varié.

On entend toutefois des hommes spéciaux, très versés dans les hautes études de philologie, — celles qui après tout dominent et régissent les humanités, — se demander si les meilleures méthodes sont partout suivies dans nos études de grammaire, et si nos manuels sont au courant des progrès contemporains. Une autre remarque est aussi qu’on voit en Allemagne un plus grand nombre de maîtres, des gymnases ou d’ailleurs, produire des dissertations, des mémoires, des notices philologiques. Peut-être ne faut-il pas se hâter d’en conclure que tel de ces érudits enseigne mieux à cause de cela ; nous savons, par beaucoup d’excellens exemples, qu’on peut être un fort bon professeur sans rien publier soi-même ; il doit être permis d’imiter les muses : elles n’écrivent pas, mais se contentent d’inspirer. Nous savons bien aussi que chaque jour suffit tout au plus à sa peine, et qu’on peut vouloir réserver jusqu’à ses loisirs à ses disciples. Cependant il est difficile d’admettre que les recherches personnelles ne profitent pas à l’enseignement en même temps qu’à l’avancement de la science. Il y a dans nos lycées des hommes qui savent très bien concilier avec l’entier dévoûment à leurs graves fonctions le soin de leur avenir scientifique ; il importe beaucoup que le nombre de ces hommes-là augmente ; il n’importe pas moins qu’ils sachent observer dans le choix de leurs sujets de travaux et dans la manière de les traiter une sévère discipline : c’est à quoi le progrès des méthodes dans nos écoles supérieures doit sans cesse contribuer.

Pour ce qui est de notre enseignement supérieur, et particulièrement de celui que distribuent nos facultés des lettres, on n’ignore pas de quelles persistantes objections il est devenu l’objet. A les entendre, cet enseignement ne forme pas d’élèves ; au lieu de leçons critiques de nature à exercer les esprits, il procède par expositions, plus propres à intéresser un public qu’à instruire de réels disciples. Et il devient de mode de proclamer avec dédain que l’enseignement supérieur n’existe pas en France, ou bien que, s’il existe, il va mourir à coup sûr, à moins qu’une prompte et profonde réforme ne vienne à son aide. Tel a été le désordre des idées en un moment de ferveur réformatrice, qu’on a écrit officiellement que la principale fonction des facultés était non pas l’enseignement, mais la collation des grades. — Que pensent de ces griefs les hommes que leur âge et leurs services ont élevés à l’enseignement supérieur, qui ont prouvé leur dévoûment aux intérêts de l’instruction publique, et auxquels il n’est pas interdit d’émettre des avis impartiaux ? Ils se rappellent d’abord avoir formé cette génération nouvelle qui prétend faire beaucoup mieux qu’ils n’ont fait : ils n’ont donc pas étouffé ni laissé s’alanguir ces jeunes esprits ; ils se rappellent ensuite qu’eux-mêmes ont parlé jadis à peu près de la sorte ; ils ont déclaré qu’eux aussi ils dépasseraient leurs devanciers ; on leur a pu dire ce qu’en un double sens ils peuvent dire à leur tour :

Vous êtes aujourd’hui ce qu’autrefois je fus.


Doit-on s’en étonner ? Chaque génération n’est-elle pas ainsi l’organe et l’instrument d’un réel progrès, image de la transformation des milieux et des temps ? Cela n’empêche pas de reconnaître les mérites individuels : on condamne en bloc, on absout par nombreuses exceptions.

Ceux qui ont le noble souci du mieux doivent prêter l’oreille à toutes les critiques, et chercher de quelles observations il convient de faire son profit ; mais c’est aussi leur devoir en même temps que leur droit de signaler, parmi ces critiques, ce qu’ils croient apercevoir de confusion dangereuse et d’excès. Il doit arriver à ceux qui parlent et écrivent si librement aujourd’hui ce qui arrive à chaque âge à son tour : il est probable qu’ils ont raison par quelque côté, et qu’en somme ils exagèrent. Ils paraissent en particulier négliger à tort certaines distinctions sans lesquelles leurs griefs trop étendus, mal définis, deviennent injustes et portent à faux. N’appellera-t-on par exemple du nom d’élèves en fait d’enseignement supérieur, d’instruction philosophique et morale, que les jeunes gens qui approcheront du maître en des conférences où ils aient leur tour de parole, et qui lui remettront des « devoirs à corriger ? » Voilà qui serait trop puéril et qui marquerait trop peu de foi dans l’influence de la parole et de la science. Croit-on donc que nos collègues de la Sorbonne ou du Collège de France, ceux de nos facultés des départemens dont on connaît les noms ici même et à l’Institut par leurs travaux, ne puissent citer autour d’eux et loin d’eux de chers disciples, dévoués à leurs doctrines, gagnés par leur caractère, leurs leçons et leurs livres ? A des déclarations tranchantes, il nous prend envie d’opposer une assertion formelle toute contraire, et que nous croirions volontiers incontestable : c’est qu’à aucune époque précédente cette partie de l’enseignement qui répond à la haute culture philosophique, littéraire et morale n’a été plus sérieusement représentée qu’elle ne l’est aujourd’hui dans nos facultés des lettres. En quel pays trouvera-t-on, pour ce qui concerne l’histoire de la littérature nationale, une organisation meilleure d’exégèse constante, confiée à des hommes offrant plus de garanties d’instruction générale et spéciale, d’intelligence et de goût ? Est-ce une médiocre institution, et de peu d’influence sur le niveau général, que celle de ces nombreuses chaires, gardiennes et interprètes dans toutes nos grandes villes d’un trésor tel que celui des lettres françaises ? Sur quoi nos réformateurs trouveront-ils à redire en ce qui concerne l’enseignement de la philosophie, tel qu’il est constitué dans les facultés de l’état ? Les principaux, maîtres à qui cet enseignement est confié, à Paris ou ailleurs, sont-ils assez connus par leur parole et par leurs travaux ? Sont-ils assez respectés pour leur élévation et leur sûreté de doctrine, pour leur sévère dialectique, pour leur fermeté d’esprit ? Nous n’avons pas besoin de nommer ceux que chacun a nommés déjà ; il n’y a pas d’université étrangère, vivante et plus ou moins impartiale, qui ne tienne un grand compte de ce qu’ils écrivent ou professent ; certaines vivent de leur pensée, et c’est, à vrai dire, une manie étrange que de s’acharner à médire entre nous de ce que l’Europe nous envie. Nous cherchons en vain quel utile changement pédagogique on pourra vouloir proposer pour cette partie de notre enseignement supérieur, à moins qu’on ne propose d’aller philosopher sous les portiques, comme Zénon, ou comme Socrate, dans les boutiques des rues. Comment procéder en littérature, si ce n’est par des expositions, accompagnées d’analyses, d’explications, de commentaires des textes, où l’esprit, le goût, l’accent moral seront toujours, quoi qu’on dise et qu’on fasse, les plus précieuses qualités ? Ou bien veut-on qu’en un temps où l’esprit public, en France et dans le reste de l’Europe, laisse déjà trop en oubli les grands noms de notre littérature, nos facultés les négligent pour ne s’occuper que d’érudition ? Nul réformateur n’y consentirait. Y a-t-il une autre manière d’étudier et d’enseigner l’histoire que de s’initier par un commerce continu et par des études attentives à la connaissance des monumens originaux, et de s’attacher à l’examen raisonné des institutions, des lois, des traités, plus qu’à la série indéfinie des guerres ? On se trompe d’ailleurs et l’on trahit une inexpérience particulièrement fâcheuse lorsqu’on croit que, pour qui a du cœur, ce soit une tâche vaine et légère que d’apporter à un public qu’on respecte, et sur lequel on n’a pas, à cette condition, si peu d’influence et de crédit, des expositions claires, précises, nourries autant que possible de faits et de pensées ? Il faut bien qu’on les puisse écouter, ces expositions philosophiques, littéraires, historiques, et, à cause de cela, il se peut que tel subtil problème n’y soit touché qu’en quelques mots ; libre à l’auditeur, au disciple, à l’ami inconnu, de noter au passage tel point, recommandé à une plus ample étude, de vérifier tel texte qu’on a rapidement commenté, de combattre tel résultat, telle conclusion que l’on a adoptée. Rien ne s’oppose à ce que le maître revienne sur les points contestés ou discutables, rien ne l’empêche, — et personne n’ignore que dans la pratique cela se fait ainsi, — de consacrer une de ses leçons hebdomadaires à cet enseignement de discussion et de détail où peut se déployer tout son savoir.

Ce qui est vrai cependant, c’est que l’enseignement supérieur n’a pas pour unique objet une haute culture intellectuelle et morale planant au-dessus des connaissances pratiques et du savoir spécial ; il comprend aussi certaines applications de la science où intervient particulièrement l’érudition, avec les procédés rigoureux et les méthodes sévères, sans lesquelles la haute culture elle-même devient inerte et vide, l’esprit s’émousse, la vaine rhétorique envahit, la formule stérile remplace la pensée. Précisément plusieurs de ces sciences, comme on les appelle, ont acquis de nos jours une importance et un développement dont il faut tenir un grand compte ; chacune d’elles revendique une place pour elle-même, toutes ensemble veulent exercer une influence générale et commune. À côté des leçons dans lesquelles un professeur, homme d’esprit et de goût, commente les plus belles pages de la littérature française, il en faut en effet d’érudites pour une patiente étude de notre ancienne poésie et de l’histoire de notre langue. Nous avons eu au XIIe et au XIIIe siècle un admirable épanouissement de poésie nationale ; devons-nous, faute de quelque étude, et quand nous sommes avertis par les savans étrangers, continuer d’abdiquer cette part de notre héritage, comme l’ont trop fait les deux derniers siècles ? Comment saurons-nous la langue même dont nous nous servons aujourd’hui, si nous ne sommes pas curieux d’en connaître la formation et les origines ? Des conférences de philologie et de paléographie française s’ouvriraient donc utilement auprès de nos facultés comme à l’école des Chartes, car il est temps que de telles études sortent du cercle étroit de l’érudition spéciale, et il ne semblerait pas excessif de souhaiter que tout professeur de rhétorique fût capable de scander et de bien entendre les vers de nos poèmes antérieurs au XVIe siècle. — Au double enseignement des littératures grecque et latine il convient que s’adjoignent, pour le pénétrer peu à peu et le fortifier, non pour le dessécher et l’amoindrir, ceux de l’archéologie et de l’épigraphie, à moins que nous ne voulions renoncer à prendre notre part du mouvement qui transforme depuis trente ans la science de l’antiquité. — Confier à un seul homme, dans chacune de nos facultés départementales, l’enseignement de toute l’histoire, bien plus, lui imposer, comme on l’a fait, de traiter alternativement, dans chaque période triennale, de l’histoire ancienne, de l’histoire du moyen âge, de l’histoire moderne, c’est un procédé bien peu scientifique, c’est condamner naïvement le professeur à ne rien faire que de superficiel, c’est sacrifier à un public quelquefois peu soucieux de la vraie science les jeunes gens qui la recherchent. Qu’un maître habile de l’enseignement secondaire puisse parler avec intérêt et profit pour ses élèves tantôt de l’histoire ancienne et tantôt de l’histoire moderne, cela se comprend, car il n’a pas à faire preuve d’érudition ; mais en va-t-il de même pour l’enseignement supérieur, et où est-ce donc que se fera la science, si ce n’est dans les chaires de nos facultés ? Nul n’ignore quelles différentes qualités d’esprit réclament de si différentes études : l’observateur des temps modernes doit savoir lutter contre l’abondance quelquefois désespérante des documens originaux, contre l’éblouissement des rayons qui affluent, tandis que l’historien de l’antiquité doit se faire sa lumière à lui-même en recueillant avec dextérité les faibles vestiges épars.

En résumé, une vive renaissance d’érudition s’est manifestée depuis un demi-siècle ; la France, par plusieurs hommes éminens, a donné à ce mouvement la première impulsion. De Sacy, Champollion, Eugène Burnouf, y ont été à la fois les premiers par la date et les premiers par le génie, et c’est pourtant ailleurs (il faut bien le reconnaître si nous voulons y porter remède) que l’érudition proprement dite, avec ses branches diverses, s’est principalement développée. Peut-être nous n’avons pas suffisamment ou assez tôt ouvert nos cadres ; nous aurons craint à tort de perdre, en élargissant notre cercle, quelqu’une de nos réelles qualités, tandis qu’elles se seraient fortifiées au contraire à bannir de notre enseignement secondaire et supérieur, s’ils y subsistaient encore, les exercices trop uniquement oratoires et de vaine rhétorique. Nous pourrions admettre quelques élémens de plus dans nos études, non pas certes pour obtenir simplement une variété, une multiplicité de connaissances qui ne serait pas en elle-même de beaucoup de valeur, mais pour nous procurer un meilleur alliage et forger un peu autrement les esprits. L’unique manière, d’apprendre à des disciples l’art de bien parler et de bien écrire, c’est apparemment de faire naître et grandir quelque chose de substantiel en eux ; ne condamnons pas de jeunes intelligences à de pénibles efforts dans le vide ; pour que le moulin puisse moudre, il y faut confier du grain. Donnons d’une part à notre éducation littéraire plus d’air et de liberté ; ranimons par exemple le goût et l’usage de la lecture, abandonnée, ce semble, de cette nation, — peu encouragée, que dis-je ? presque interdite par une étrange et bien funeste discipline dans nos établissemens d’instruction publique[1] ; mais fortifions d’autre part cette éducation littéraire en y introduisant comme un nouveau souffle de saine critique et de solide instruction. C’est à nos écoles spéciales qu’il appartient de rendre ce dernier service ; c’est à elles d’initier les futurs professeurs ou les futurs érudits aux progrès accomplis par la science, en France ou bien à l’étranger, et aux méthodes qui ont procuré ces progrès. Chacune de ces écoles pourra suffire à cette tâche sans oublier son propre caractère. Déjà l’École normale, où se font essentiellement la préparation et l’épreuve pédagogiques, s’ouvre discrètement, grâce à une direction intelligente, aux nouveautés utiles ; ce qui s’y passe est le type de ce qui devra se manifester dans toutes les voies des études supérieures ou secondaires, c’est-à-dire que le progrès de l’érudition, de la philologie et des méthodes en général, s’y accomplit peu à peu et sans bruit par le dévoûment éclairé et par l’expérience des maîtres ; les transformations administratives et celles des programmes viendront d’elles-mêmes ensuite, moins pour multiplier les chaires nouvelles que pour obtenir des enseignemens plus condensés et plus précis. L’École des chartes et l’École pratique des hautes études s’enferment avec raison dans le domaine purement érudit ; à cette condition seulement, elles remplissent leur utile mission. Toutes trois, avec leur rôle spécial, laissent place à d’autres écoles qui, s’ouvrant hors de France, dans les pays privilégiés encore marqués de l’empreinte des temps antiques, transportant les jeunes maîtres en présence des monumens de la science, leur offrant l’inappréciable avantage d’une double culture, celle que procurent aux intelligences et aux âmes l’éloignement de tous soins vulgaires et le commerce familier des plus belles choses, celle d’un travail direct sur les plus riches matériaux aux sources mêmes du savoir et de l’érudition, suffiront à la mission délicate de concilier ensemble la cause de la science et celle de l’enseignement. Telle est notre École française d’Athènes, et telle sera, telle est déjà notre École française de Rome.

La création de l’École de Rome, pour avoir tardé trente ans après l’institution de sa sœur ainée, ne s’en est montrée que plus nécessaire et plus inévitable, Dès l’origine, le règlement de l’École d’Athènes avait disposé que les membres nommés devraient faire d’abord quelque séjour en Italie pour s’initier par l’antiquité romaine, plus voisine de nous, à l’antiquité grecque. Sous l’inspiration de deux membres de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, M. Léon Renier et M. Ravaisson, le terme fixé de trois mois fut converti, par décret du 25 mars 1873, en celui d’une année. Ce fut l’occasion de désigner un jeune archéologue très distingué, M. Albert Dumont, ancien membre et aujourd’hui directeur de l’École d’Athènes, bien connu des lecteurs de la Revue et du monde savant, pour assister ces jeunes gens à Rome et les diriger dans leurs études. Sous cette même tutelle, qui s’est montrée singulièrement vigilante et efficace, on plaça plusieurs chargés de missions, venus pour examiner quelques manuscrits de la Vaticane ; l’administration des Beaux-Arts, qui a besoin d’inspecteurs instruits, de juges expérimentés pour les questions d’authenticité, de conservateurs et d’archivistes, eut l’heureuse idée de se faire représenter parmi ce groupe studieux par un jeune érudit, qui rechercherait dans les archives italiennes les documens de nature à éclairer l’histoire de l’art, particulièrement au point de vue de l’influence exercée ou subie par la France, en même temps qu’il acquerrait beaucoup de connaissances pratiques. Tels furent les premiers élémens avec lesquels M. Thiers et M. Jules Simon constituèrent ce qu’ils appelèrent d’abord une succursale de l’École française d’Athènes, une École archéologique de Rome. M. Wallon mit la dernière main à l’œuvre en obtenant du président de la république le décret, en date du 20 novembre 1875, qui fondait le nouvel établissement, assurait son existence indépendante et agrandissait le cercle de son activité. Désormais l’École n’est plus une succursale, une annexe d’Athènes ; tout en continuant à recevoir pendant une année les futurs Athéniens, elle a ses membres propres, uniquement destinés à résider en Italie. Elle ne s’appelle plus du nom trop étroit d’École archéologique ; elle s’appelle, en face de l’École française d’Athènes, l’École française de Rome, titre un peu vague sans doute, mais qui correspond à l’heureuse élasticité de son cadre : il est adopté désormais et reçu dans l’usage, sans danger de se confondre longtemps, pour quiconque est seulement attentif, avec le titre bien connu de l’Académie de France. La différence d’avec Athènes, malgré beaucoup de points communs, est nettement marquée. Il va de soi qu’en Grèce et en Orient, les recherches archéologiques sont, peu s’en faut, l’unique objet qui s’offre à l’érudition, avec un tel intérêt d’ailleurs et une telle richesse qu’elles peuvent suffire longtemps à exercer et à inspirer nos antiquaires. Il n’en est pas de même en Italie. L’archéologie s’y montre sinon plus séduisante ou plus majestueuse, du moins plus variée, et à côté d’elle quelles mines fécondes pour le philologue, pour le paléographe, pour l’historien, que tant de riches bibliothèques ou archives où l’antiquité classique est représentée par de précieux manuscrits, le moyen âge par des chartes innombrables, les temps modernes par d’admirables correspondances diplomatiques ! Quel champ de travail que celui d’où nos bénédictins ont déjà tiré tant de fruits, et qui semblé intact à qui parcourt les catalogues de ces vastes collections ! Rome est plus que jamais le rendez-vous des savans du monde entier ; on sait quel ferme établissement la science allemande y a formé, avec notre secours an début ; les Italiens de leur côté travaillent hardiment, de sorte qu’on y est fort en vue, sous l’aiguillon d’une émulation salutaire et d’une vive concurrence.

L’objet précis de notre institution, nous l’avons déjà indiqué, est double. L’École française de Rome veut d’abord préparer à la fois des savans spéciaux, antiquaires, épigraphistes, philologues, et des hommes d’enseignement, deux carrières qui ne se séparent pas impunément l’une de l’autre : il faut au savant quelques-unes des qualités du professeur ; il faut à celui-ci, pour se soutenir, le secours permanent d’un savoir sans cesse renouvelé. Elle doit aussi offrir à tous également le conseil d’une inspiration élevée en même temps que d’une science sévère et précise. C’est dire que d’une part, en vue d’une éducation très directe et très ferme des esprits, elle voudra se tenir sur le solide terrain de l’érudition, et que d’autre part elle n’aura garde de méconnaître les occasions magnifiquement offertes d’une culture désintéressée et supérieure. La vivacité des impressions, le charme intime des émotions intellectuelles et morales, l’enthousiasme même, ne demeureraient pas ou ne porteraient pas de fruits durables, s’ils ne se traduisaient dans les patiens et longs efforts d’un travail dévoué. L’inspiration ne se montrera assez profonde, elle n’aura suffisamment pénétré qu’après avoir résisté à l’épreuve des plus sérieux travaux scientifiques ; mais ceux-ci à leur tour ne l’étoufferont pas. Un des plus habiles antiquaires de Rome raconte volontiers qu’au début de sa carrière certaines paroles dédaigneuses de M. Mommsen (un maître habile, mais âpre et sec quelquefois) avaient failli le décourager pour toujours, mais qu’ayant lu à vingt-cinq ans la lettre à M. de Fontanes au milieu de la campagne romaine, il avait repris possession de lui-même et retrouvé son évidente vocation. Ce que le génie français contient d’excitations et d’encouragemens pour des étrangers, nous ne le mépriserons pas pour nous-mêmes : les membres de l’École française de Rome, pour tendre à devenir de bons érudits, ne cesseront pas de relire la célèbre page de Chateaubriand ; ils s’enfermeront des semaines et des mois dans les galeries épigraphiques, dans les bibliothèques et les archives, mais sans méconnaître Rome, Naples, Païenne, Florence, et ils justifieront une fois de plus le proverbe oriental, qu’on ne marche pas impunément sous les palmiers.

Pour répondre à l’infinie variété des sujets d’étude qui lui sont offerts, l’École française de Rome est composée de membres d’origines très diverses. Aux termes du décret du 20 novembre, elle doit compter six pensionnaires nommés pour une première année, puis pour une seconde et une troisième, suivant avis de l’Institut. Ce sont d’abord un élève sortant de l’École normale supérieure ayant conquis son titre d’agrégé, un élève sortant de l’École des chartes ayant le titre d’archiviste paléographe, un élève sortant de l’École pratique des hautes études muni du diplôme spécial que délivre la section d’histoire et de philologie de cette école. Un jeune savant signalé par ses seuls travaux, un jeune docteur reçu avec distinction peuvent aussi être désignés. L’administration des Beaux-Arts a eu, disions-nous, dès l’origine son représentant dans cette famille ; rien n’empêche que le ministère de l’instruction publique n’y adjoigne encore quelques jeunes gens munis de bourses de voyage ; il sera souhaitable enfin que toute mission littéraire en Italie relève désormais de l’École de Rome : nous doublerons nos forces en les coordonnant et en les concentrant. L’école est établie, c’est-à-dire les salles de travail, la bibliothèque et l’appartement du directeur, au second étage du plus beau palais de Rome, du palais Farnèse, propriété du roi de Naples. Ce fut jadis la résidence de plusieurs ambassadeurs de France, c’est aujourd’hui celle de notre habile et dévoué représentant auprès du gouvernement italien, M. le marquis de Noailles. Si le premier étage est célèbre par la magnifique galerie qu’ont décorée les Carrache, le second étage commence à être visité, moins pour ses vastes salles ornées de plafonds en bois sculpté que pour la bibliothèque de l’École française de Rome. Le développement de cette bibliothèque est pour notre nouvelle fondation une question vitale. Il la faut très abondamment pourvue des livres qui représentent le mouvement philologique, les derniers progrès de l’archéologie et de l’épigraphie. Celles de Rome peuvent bien offrir, pour être consultés, les grands recueils des XVIIe et XVIIIe siècles, mais elles n’ont pas les livres modernes, les nouvelles éditions classiques, les plus récens commentaires ; la grande bibliothèque que le ministère italien vient d’organiser au Collège romain, avec les vieux fonds des jésuites, est précisément dans ce cas. Une seule collection de Rome est au courant de la science, mais uniquement pour l’archéologie : c’est celle de l’Institut prussien. L’École française aura dès janvier prochain un budget indépendant : les principales ressources devront en être dirigées vers les achats de livres. Jusqu’à ce jour, les donations du gouvernement français, de plusieurs académies étrangères, de nombreux savans, nous ont rapidement aidés ; même nous possédons déjà certains recueils qui ne sont pas autre part dans Rome, et que les Italiens s’empressent de venir consulter. Il est souhaitable que nous voyions s’accomplir de ce côté un progrès rapide, auquel est certainement attachée la destinée de l’École, car on ne la jugera définitivement que sur ses travaux ; elle s’apprête, nous allons le voir, à en publier déjà de considérables.


II

Chacun des membres de l’École, à quelque titre qu’il ait été nommé, doit envoyer du 1er au 10 juin suivant un mémoire destiné à être jugé par l’Institut. Telle est la date fixée par le décret du 20 novembre ; mais peut-être le délai n’est-il pas suffisant. Le travail en effet ne commence guère qu’en janvier, les nominations des divers membres ne pouvant être faites qu’en octobre au plus tôt, à la suite des divers concours placés nécessairement après la clôture de l’année classique. Nommés en octobre, ils veulent, plusieurs d’entre eux, se munir à la hâte de certaines notions spéciales, en vue des travaux qu’ils méditent ; à peine sont-ils prêts au départ dans la seconde moitié de novembre. On leur recommande avec raison de ne pas arriver trop rapidement à Rome ; il est de leur devoir, à ces privilégiés, de ne point franchir en indifférens les grands et beaux degrés de la route, et d’apprendre à épeler la langue qu’ils vont avoir à parler. Qu’ils visitent d’abord la Provence, cette Italie anticipée, ou bien qu’ils fassent leur entrée par un beau passage des Alpes, le sac au dos et le bâton à la main, dès les premières villes les incomparables musées, les riches bibliothèques et les archives les attendent : les voilà livrés à l’obsession permanente de la science et des arts. Qu’ils arrivent par Gênes, Pise, Florence, Sienne, Chiusi, Orvieto, ou bien par Venise, Ravenne, Pérouse et Assise, qu’ils aient en dernier lieu, après les grandes cités de la haute Italie, traversé la mystique Ombrie ou le sévère pays étrusque, combien de notions et de vues diverses, combien d’émotions profondes, de celles qui donnent un nouveau tour et de vastes horizons à la pensée sont venues les assaillir ! Arrivés à Rome, que de nouveautés ! Tout un monde intellectuel et moral, une nature, un climat, un ciel, un sol, des monumens, anciens ou modernes, debout ou en ruines, si différens de ce qu’ils ont observé jusque-là ! Il faut évidemment laisser à ces jeunes voyageurs le temps de se reconnaître, de se retrouver eux-mêmes ; il faut qu’ils habituent leur esprit et leurs yeux, il faut qu’ils s’élèvent au niveau des hauts lieux ou ils vont vivre. On ne peut guère attendre de toute la première année que des ébauches, qu’une seconde année achèvera.

Le choix des sujets à traiter est, dès l’arrivée, une première épreuve très délicate. Les futurs membres de l’École d’Athènes cherchent naturellement des sujets grecs ou tout au moins communs à l’une et l’autre antiquité. Les anciens élèves de l’École des chartes, à cause même de la spécialité de leurs études, savent en général d’avance de quels manuscrits ils voudront entreprendre la collation ou la copie. Il en est souvent de la sorte, cela se comprend, pour les anciens élèves de l’école pratique des hautes études, mais non pas pour ceux de l’École normale supérieure, dont les recherches ont eu un caractère plus général jusqu’alors, et qui doivent se familiariser même avec des procédés de travail et d’esprit en quelque mesure nouveaux pour eux. — Il peut y avoir avantage à ce que ces différences notables soient mises en vive lumière dans le sein de la nouvelle école : elle saura, nous l’espérons, les rapprocher et les concilier sans les détruire, pour le plus grand profit de la double cause de la science et de l’enseignement.

Les sujets de travaux sont difficiles à choisir selon la vocation et le gré de chacun ; mais, à vrai dire, ils abondent ; voici de quelle nature nous les souhaitons. Nous devons éviter les desseins ambitieux ou trop vastes. Notre affaire n’est pas d’écrire des dissertations de philosophie ou de morale, ni des pages d’esthétique ; la critique littéraire n’est pas. non plus de notre domaine, ni les impressions de voyage, ni la politique contemporaine, mais nos jeunes érudits entreprendront utilement de recueillir, de coordonner et de commenter, avec le secours des textes classiques, les inscriptions relatives à un ordre de magistrats ou de prêtres romains, aux cohortes prétoriennes, aux cohortes urbaines, à telle légion, à tel grade de l’armée romaine, à un collège funéraire, à un collège industriel, à une classe d’appariteurs, à telle institution, à telle dignité de la république ou de l’empire. Bien dresser de tels catalogues, c’est faire œuvre d’exactitude scrupuleuse et de précision. Il faut copier les inscriptions soi-même, non pas seulement d’après les recueils imprimés ou manuscrits, mais en les relevant autant que possible sur la pierre et le marbre ; il faut apprendre à les lire, à les compléter, à les dater soit d’après les indications qu’elles contiennent, soit d’après l’âge des caractères et de la langue, soit d’après l’histoire des monumens qui en sont revêtus. Il sera d’un grand intérêt d’étudier les représentations figurées relatives à un mythe particulier des religions grecque et romaine, aux banquets funèbre, par exemple ou au mythe de Psyché. On peut observer, toujours en s’aidant des textes en même temps que des images, les attributs et l’histoire d’une divinité, d’un demi-dieu, d’un héros. On peut entreprendre le classement des innombrables inscriptions funéraires, parmi lesquelles s’établissent aisément des catégories et des subdivisions. Rien qu’à construire de tels catalogues raisonnes, l’œil s’habitue à reconnaître, et à identifier les formes ; l’éducation de l’antiquaire se fait, du même coup celle de l’épigraphiste, et aussi celle du littérateur et de l’historien, car, chemin faisant, on a pénétré au cœur de l’ancien monde, on a saisi pour la première fois le sens vrai de tel mot technique, de telle expression consacrée, de telle pensée familière à laquelle écrivains et poètes faisaient des allusions pour nous seuls obscures.

Voilà ce qu’on peut faire en se servant des inscriptions connues et publiées ; mais nous ne renonçons pas à enrichir nous-mêmes la science de monumens inédits. Il suffit pour cela, sans parler des fouilles possibles, d’observer avec un œil et un esprit exercés une province quelconque de la presqu’île italienne. J’oserai à peine conseiller à notre école naissante de s’attaquer déjà aux mystères que nous ont légués les Étrusques. C’est toutefois un Français, M. Noël Desvergers, qui a découvert une des plus célèbres de leurs tombes peintes ; c’est lui, avec Alessandro François, qui a tenté d’entamer le vaste tumulus de la Cucumella ; en ce moment encore, nos savans n’abandonnent pas à M. le comte Conestabile, de Pérouse, et à M. Fabretti, de Turin, tout le soin de la langue étrusque. Il y a donc là pour nous, quand nous aurons grandi, et que des maîtres habiles nous auront préparé de jeunes antiquaires pour ces recherches spéciales, toute une grande et belle carrière, pour laquelle les voies et moyens ne nous manqueront pas. Je n’oserai pas non plus beaucoup conseiller dès maintenant les questions de topographie : une longue résidence, une connaissance parfaite du pays, de ses traditions toutes locales, de son langage populaire, y sont absolument indispensables. Même pour qui est en possession de ces élémens, de tels problèmes sont encore très difficiles. S’agit-il de Rome et de son territoire, c’est à peine si M. de Rossi, d’un savoir si pénétrant et si exercé, et de qui seul sont connus tant de documens inédits des bas temps et du moyen âge, c’est à peine si M. Pietro Rosa, l’interprète de la voie Appienne et du Palatin, l’auteur d’une belle carte topographique de la campagne romaine destinée, nous l’espérons, à voir bientôt le jour, peuvent répondre avec quelque certitude. Cela ne veut pas dire cependant que, dès aujourd’hui, surtout si quelqu’un des architectes de notre Académie de France nous apporte son concours, nous ne puissions tenter quelques restitutions de villes antiques maintenant en ruines, ou bien que, Tite-Live en main, nous ne puissions observer certaines marches savantes des Romains ou d’Annibal, suivre certaines conquêtes de provinces italiennes et trouver les occasions, par l’examen comparé du sol et des manuscrits, de rectifier les textes classiques, de proposer de nouvelles leçons, de servir, en même temps que la cause de la philologie, celle de l’histoire. Bien plus, les deux écoles d’Athènes et de Rome se prêtant un mutuel appui, deux ou plusieurs de leurs membres peuvent se réunir pour quelque mission lointaine : c’est en de telles conditions que vient de s’achever une importante exploration scientifique en Turquie d’Asie, malgré les circonstances peu favorables.

C’est la meilleure manière de traiter l’histoire de l’antiquité que de se placer en présence du sol où se sont passées les plus grandes choses et d’interroger les monumens, tels que les inscriptions, les représentations figurées et les ruines ; mais au nombre des monumens il faut aussi compter les manuscrits, et l’on sait combien de manuscrits des œuvres antiques sont conservés, rien que dans la bibliothèque Vaticane. Étudier ces reliques en philologue d’abord, mais aussi en antiquaire, en historien, tâcher d’y surprendre encore, s’il est possible, des pages inédites, combler les lacunes, épurer les textes, c’est une autre branche de la science vers laquelle les membres de l’École française de Rome peuvent également s’exercer avec l’espoir fondé d’être utiles. Il leur faut en ce cas des connaissances paléographiques, et c’est l’occasion de souhaiter qu’ils rencontrent avant le départ de promptes facilités pour les acquérir. Même après le cardinal Angelo Mai, il peut y avoir encore des parties nouvelles à rencontrer dans les manuscrits conservés à Rome. Rien que pour les documens grecs, on peut juger de ces richesses par le catalogue, dressé par M. Haase en trois volumes et conservé à notre Bibliothèque nationale, des pièces que la conquête française avait apportées à Paris et que le Vatican a recouvrées. M. Miller nous avertit que les manuscrits en papier de coton, du XIIIe et du XIVe siècle, méritent des examens tout particuliers : d’une écriture fine et abrégée, ils contiennent un très grand nombre d’opuscules, parmi lesquels il peut s’en trouver d’encore inconnus.

Ceux des membres de l’École française de Rome qui se consacrent au moyen âge savent à l’avance qu’ils trouveront dans les bibliothèques et archives d’Italie d’inépuisables trésors : beaucoup de manuscrits de nos anciens poèmes, des monumens de droit français, des chroniques intéressant la France, des chartes en quantité innombrable. La seule archive de la noble famille romaine des Gaétani, dont le chef actuel est M. le duc de Sermoneta, possède 118 caisses de parchemins remontant jusqu’au IXe siècle, beaucoup de diplômes des rois normands de Sicile et des princes angevins, beaucoup de bulles de Boniface VIII, qui fut de cette famille, et de l’antipape Clément VII, des lettres de René d’Anjou, roi de Sicile, de Jean d’Anjou, duc de Calabre, de Frédéric de Lorraine, comte de Vaudemont. C’est par centaines qu’il faut compter à Naples et ailleurs les diplômes grecs, les registres de pièces concernant la domination des princes de la maison d’Anjou, etc.

Que dire des infinies richesses que contiennent les archives et bibliothèques italiennes pour l’étude de l’histoire moderne ? Il suffit de se rappeler l’importance du rôle extérieur qu’ont joué des états tels que le saint-siège, Naples, Florence, Venise, Turin ; on se souvient des célèbres Relations vénitiennes, de l’active diplomatie de la maison de Piémont, des bullaires romains ; ce n’est pas seulement chaque ancien gouvernement, dans cette Italie jadis si morcelée, c’est chaque province, chaque ville, chaque famille, qui conserve ses propres archives. Celle des Caëtani possède environ 200,000 lettres du XVIe siècle. Les membres de l’École française de Rome n’auront qu’à ouvrir le répertoire que nous avons commencé pour y trouver, avec les renvois aux diverses archives, des indications comme celles-ci, relatives à un seul dépôt : Collection de lettres autographes du quatorzième au dix-huitième siècle, 949 cartons ; Lettres et mémoires divers depuis Louis XI jusqu’à Henri IV, 25 in-folios ; Lettres des rois, reines et divers seigneurs de France, de 1558 à 1656, 3 in-folios ; Lettres et dépêches diverses de 1554 à 1650, 36 in-folios ; Dépêches du département de M. Michel Le Tellier, de 1640 à 1661, 44 in-folios, et ainsi de suite. — Je m’arrête, car on comprend qu’il sera plus à propos et plus prudent de se borner à indiquer les travaux déjà accomplis par les membres de l’École que de faire connaître à l’avance à quelles sources, peu connues parfois, nous comptons puiser pendant nos prochaines années. On jugera par ce qui a été fait dès nos commencemens de ce qui pourra se faire avec un plus grand nombre de travailleurs et quelque durée. Ce sera en outre le moyen de montrer grâce à quelle élasticité de cadre l’École peut espérer d’exercer son influence sur plusieurs genres d’études et dans plusieurs ordres d’idées.

Les antiquités chrétiennes et l’érudition classique ont occupé à bon droit la première place, grâce à l’activité singulière et à l’habileté de M. l’abbé Duchesne, ancien élève de l’École pratique des hautes études, et dont la présence à l’École française de Rome dès l’origine a marqué la nouvelle institution d’un excellent caractère, en servant de gage d’impartiale protection et d’impartial crédit pour quiconque se voue à la science, n’importe dans quels rangs. Le principal envoi de M. l’abbé Duchesne est une étude critique sur le Liber pontificalis, commencée dès l’année précédente. Chacun sait qu’on désigne sous ce nom une abondante série de biographies des papes, depuis le Ier siècle jusqu’au commencement du XVe. C’est un livre partout cité, principalement pour la première moitié de cette vaste période : il importe d’autant plus d’en contrôler l’authenticité, d’en connaître les divers auteurs, d’établir de quelle autorité il peut être pour l’historien. M. l’abbé Duchesne a commencé par en comparer les principaux manuscrits, dispersés en Italie, en Suisse, en Belgique, en Hollande, en Espagne, en Autriche, en Danemark. La science allemande lui envie cet apparatus ; une édition savante et vraiment critique du Liber pontificalis était attendue dans le célèbre recueil de Pertz : l’érudit qui devait la donner a été tué pendant la guerre, et son successeur vient seulement d’être désigné ; pendant ce temps-là, notre école a pris les devans. S’attachant surtout au plus ancien groupe de ces biographies, M. l’abbé Duchesne a démontré qu’on doit cesser de l’attribuer à Anastase le Bibliothécaire, sous le nom de qui on le trouve perpétuellement cité. Il a prouvé que cette série a été écrite beaucoup plus tôt qu’on ne le croyait, c’est-à-dire vers l’an 514, il a émis, d’ingénieuses conjectures sur le véritable auteur. En outre, grâce à une profonde connaissance des monumens originaux, il a fait le départ entre les élémens sérieux et les élémens fabuleux ou apocryphes ; il a déterminé la valeur historique des diverses parties de la célèbre compilation. Ces biographies abondent en informations sur l’histoire de l’église, sur l’histoire politique, sur les mœurs, les sciences et les arts ; il ne sera plus possible d’y recourir sans tenir compte des observations consignées dans le travail que nous signalons.

Le second envoi du même auteur est une ample dissertation, rédigée en latin, sur Macarius Magnés. — Pourquoi en latin ? Parce que, de même qu’à l’Académie romaine des Lincei on parle ou tout au moins on lit presque indifféremment les principales langues vivantes, de même une école savante à Rome doit se servir familièrement de la langue latine : plusieurs érudits et mainte grande dame nous y donnent ce bon exemple. — Macarius Magnés est un apologiste du IIIe siècle dont la littérature ecclésiastique ne connaissait que quelques fragmens, tout à fait insuffisans à donner une idée des graves doctrines dont il était l’écho. En 1867, M. Albert Dumont signala l’existence d’un manuscrit de l’ouvrage de Macarius intitulé Apocritica. Il y avait lieu de croire que ce manuscrit était le même que le jésuite Turrien avait jadis consulté à la bibliothèque Saint-Marc de Venise ; des lacunes au commencement et à la fin n’empêchaient pas qu’on n’eût retrouvé, en somme, une des œuvres de l’apologétique chrétienne auxquelles d’anciens témoignages attribuaient le plus de prix. L’importance du livre des Apocritica consiste en ce que l’auteur y reproduit, sous forme de questions et de réponses, sa controverse avec un philosophe païen, disciple de Porphyre ; nous retrouvons ainsi certaines opinions jusqu’à présent mal connues du célèbre Alexandrin. Il y avait donc un réel intérêt à publier ce texte. M. Blondel, membre de l’École d’Athènes, l’entreprit ; une mort prématurée aurait mis à néant toute son œuvre, si un de ses collègues, son ami dévoué, n’avait pris à tâche de la continuer et de la mener à bonne fin. Ce texte impatiemment attendu, ce texte recherché depuis plusieurs siècles va bientôt paraître ; à la première page, on lira le seul nom de Blondel ; mais nous saurons tous qu’à ce nom nous devrons ajouter celui de M. Foucart, et la reconnaissance du monde savant ne distinguera pas entre les mérites des deux éditeurs. En même temps paraîtra aussi le commentaire de M. l’abbé Duchesne, avec quelques fragmens nouveaux, comme pour achever de faire du Macarius Magnés une œuvre collective des deux écoles sœurs.

M. l’abbé Duchesne a joint à ce double envoi plusieurs analecta. C’est d’abord une très curieuse étude sur les origines de la légende de saint Alexis et de son culte sur le mont Aventin. On connaît cette légende. Le saint, abandonnant à Rome sa jeune épouse le soir de ses noces, s’exile volontairement à Édesse, distribue ses biens aux pauvres et vit inconnu sur le seuil d’une église dédiée à la sainte Vierge, laquelle finit par révéler ses mérites et sa vertu. De retour dans sa patrie, il demeure inconnu et dédaigné au sein même de la maison paternelle, et, quand il meurt, une voix céleste annonce à Rome la sainteté du pauvre mendiant, auquel les empereurs et le pape font de magnifiques obsèques. On vénère encore aujourd’hui dans l’église de Saint-Alexis-de-l’Aventin l’escalier sous lequel il vécut méprisé. C’est cette légende qui est devenue la matière d’un poème français du XIe siècle dont nous avons quatre remaniemens fort utiles à étudier pour l’histoire de la langue française : on connaît les travaux de M. Gaston Paris sur ce sujet. Or M. l’abbé Duchesne démontre qu’avant le commencement du XIe siècle la légende et le culte sont inconnus en Occident ; le nom même du saint n’y paraît pour la première fois qu’en 987, dix ans après qu’une colonie de moines grecs syriens, avec Sergius de Damas, est venue s’établir auprès de la basilique de l’Aventin, connue auparavant sous l’invocation de saint Boniface. Là est composée la première biographie du saint, sorte de panégyrique qui contient déjà en substance tous les faits développés plus tard dans une foule de récits en toutes les langues. En revanche, saint Alexis est connu en Orient dès le IXe siècle par un hymne qui figure dans le Ménologe, puis par une Vie grecque attribuée par les bollandistes à Siméon Métaphraste, l’hagiographe du Xe siècle. De plus, deux écrits orientaux inédits, l’un arabe, l’autre, syriaque, contenus dans un manuscrit de la Vaticane, paraissent expliquer comment et où la légende s’est formée. Ils la racontent presque entière en l’attribuant à un saint de la ville d’Édesse et en la rapportant aux années 412-435. M. l’abbé Duchesne a retracé en écrivant cette dissertation une page du livre qu’il est destiné sans doute à nous donner sur l’histoire des établissemens et de l’influence des Grecs dans l’Italie du moyen âge, vaste et magnifique sujet pour lequel nul n’est mieux préparé que lui. — Deux autres analecta donnent un catalogue raisonné, avec extraits inédits, des manuscrits grecs possédés par le pape Pie II et appartenant aujourd’hui à la Vaticane, et une transcription de vies de papes inédites, depuis le retour d’Avignon sous Grégoire XI jusqu’à Pie II, d’après un manuscrit de la Vallicellana à Rome.

Mettons encore au compte de M. l’abbé Duchesne la principale part de collaboration dans l’œuvre, commune à plusieurs membres de l’École, d’un catalogue raisonné des manuscrits formant le célèbre fonds de la reine Christine au Vatican. Mentionnons surtout le nouveau voyage scientifique qu’il vient d’accomplir. Après avoir, avec M. Bayet, en 1874, visité le mont Athos, d’où il a rapporté de nombreuses inscriptions, il a projeté cette fois, de concert avec M. Collignon, son autre collègue de l’École d’Athènes, et sur un plan proposé naguère par M. Waddington, d’explorer la côte de l’ancienne Cilicie trachée ; partant de la région de Caunus en Carie, au nord de Rhodes, il se proposait de reconnaître l’emplacement et les ruines de cette ville antique, et de se diriger ensuite vers l’est jusqu’à Soli et Tarse. L’expédition est heureusement achevée depuis quelques jours, malgré une chaleur de 50 à 60 degrés, diversion dangereuse à des dangers d’autre sorte, à travers une région désertée par les habitans des villages. Elle nous aura valu plusieurs centaines d’inscriptions inédites, quelques informations sur deux villes antiques jusqu’à présent, ce semble, inconnues[2], de nombreux plans et dessins de tombeaux, de bas-reliefs, de monumens votifs, de sculptures sur les rochers, comme M. George Perrot en a signalé de si curieuses dans le reste de l’Asie-Mineure. — Cela dit, nous n’avons pas encore énuméré tous les divers travaux accomplis par M. l’abbé Duchesne : par sa vive intelligence, par la sûreté de sa science critique, par son habileté de paléographe et d’helléniste, avec cela par son dévoûment, par son excellent esprit en tout, il a contribué pour sa large part aux heureux commencemens de l’École française de Rome.

L’étude des institutions romaines soit par la comparaison des textes classiques, soit avec le secours de l’épigraphie, est une des parties de la science dans lesquelles l’École française de Rome paraît appelée à rendre le plus de services. M. Bloch a choisi ce domaine, où l’on peut prédire qu’il y sera bientôt reconnu comme un maître. Il avait traité en premier lieu de la loi Ovinia qui, entre les années 366 et 344 avant Jésus-Christ, transporta la nomination des sénateurs du consul patricien au censeur, en obligeant dans une certaine mesure ce dernier à choisir d’anciens magistrats, ce qui établissait l’égalité entre les deux ordres. Il avait examiné ensuite l’allectio, mode de recrutement du sénat pratiqué sous l’empire, par suite du droit conféré au prince, à partir des Antonins, d’appeler au sénat et d’élever aux plus hauts degrés de la hiérarchie sénatoriale des personnages par lui désignés, puissance excessive sans doute, mais qui permettait d’ouvrir les rangs de la haute assemblée à des magistrats sortis des municipes. Cette année, M. Bloch a envoyé un commentaire de certaines inscriptions qui sont de vrais cursus militaires. Il y touche le sujet général des règles de l’avancement et de la hiérarchie dans les armées romaines ; il y traite spécialement des rapports hiérarchiques des centurions entre eux ; il y recherche le sens et la valeur de ces titres : princeps legionis, princeps prœtorii, qui sont affectés au deuxième centurion de la légion romaine ; il y examine quelques passages obscurs de Végèce sur l’armement de la légion. Ces études forment une suite naturelle à ses travaux sur les institutions civiles.

Les antiquités grecques, grâce à l’affinité et à la parenté des deux mondes, sont mêlées de toutes parts en Italie aux antiquités romaines. Avant de toucher aux difficiles et peut-être insolubles questions d’ensemble que suscite ce mélange, il est permis d’entreprendre la monographie d’une des villes grecques primitivement établies sur la côte italienne. Cumes passe pour la plus ancienne de ces colonies ; son influence remonte aux premiers temps de Rome, à laquelle sans doute elle a transmis une part de la civilisation hellénique. C’est en ce lieu que les lettres classiques ont placé quelques-unes de leurs plus familières légendes : Hercule et les Géans, Ulysse et Tirésias, Dédale et Icare, Énée et la Sibylle, l’Averne, l’Achéron, les champs Phlégréens. Rien de plus utile que de comparer les textes qui nous restent sur l’histoire d’une telle colonie, ses ruines actuelles et la série considérable des monumens qui s’y rapportent. M. Paul Girard a entrepris ce travail, comme l’année précédente M. Homolle avait étudié Ostie. M. Paul Girard s’est attaché à réunir, à classer, à commenter les inscriptions, les monnaies autonomes, les vases, les représentations figurées qu’ont mises au jour les diverses fouilles de Cumes ; il a dressé de la sorte un catalogue raisonné, précédé d’une histoire de la ville, qui intéressera d’autant plus les antiquaires que les monumens et les objets conservés semblent trahir un caractère attique. Voilà de ces patientes et intelligentes études grâce auxquelles, à mesure qu’elles se multiplieront, les vues générales deviendront possibles ; nous estimons que c’est une preuve de force que de s’abstenir, à propos de Cumes, de conjectures hasardées sur la colonisation de l’ancienne Italie et les premières relations de la Grèce avec Rome, mais de commencer bien plutôt par des observations scrupuleuses, sans préjugé ni parti-pris.

La même prudence vraiment scientifique, et dont l’École française de Rome, comme l’École d’Athènes, s’est fait une règle et une devise, doit présider aux recherches d’archéologie. Il faut s’y garder (de toute idée préconçue, enregistrer exactement les faits bien étudiés, et finalement établir des catégories, des groupemens naturels, qui mettent souvent au jour des résultats d’autant plus précieux qu’ils ne peuvent être contestés et se montrent d’eux-mêmes. L’absence de résultats formels n’est pas elle-même inutile si l’enquête a été bien conduite, car celle-ci met à néant les généralités fausses, les inductions téméraires, et peut servir, avec son appareil tout préparé, à d’autres recherches plus compréhensives et par là peut-être plus fécondes. M. Jules Martha par exemple, prenant pour sujet de son envoi de cette année un Catalogue descriptif et méthodique des sarcophages romains à représentations marines, se trouve en présence de trois opinions souvent exprimées. Selon certains antiquaires, ces représentations font allusion à la croyance antique qui considérait l’Océan comme le père des choses et le principe de toutes les transformations des êtres ; suivant d’autres, elles rappellent le voyage des âmes vers les Iles Fortunées ; un troisième parti veut qu’elles représentent le bonheur des héros aux Champs Élysées. Sans se préoccuper de ces assurances, l’auteur du mémoire s’applique d’abord à connaître le plus grand nombre de ces sarcophages, puis à les dater, puis à savoir de quelles localités ils proviennent ; il les dispose par séries suivant les analogies qu’offrent entre elles ces représentations, ici les simples vues de ports, là les monstres marins. Il recherche ensuite soit les images maritimes sur d’autres monumens de l’antiquité, soit les textes classiques concernant les Iles Fortunées et les Champs Élysées, et les divers examens lui apportent cette conviction que les textes concernant les croyances romaines sur la vie future et l’immortalité de l’âme n’ont pas de rapport avec ces figures, qu’un grand nombre d’entre elles reproduisent simplement des bas-reliefs ornant les temples de Neptune, que les mêmes monstres se retrouvent dans les peintures de Pompéi, que ces sarcophages représentaient des motifs purement décoratifs ; tout au plus, provenant pour la plupart de villes situées sur les côtes, rappelaient-ils la patrie et les plus chères occupations du mort. L’auteur de cette dissertation a réuni jusqu’à 160 monumens ; il sera intéressant de voir si les opinions exprimées naguère persisteront : elles devront faire acception des sûres données de cet examen critique.

Les études sur le moyen âge, pour lesquelles l’École française de Rome offrira aux anciens élèves de l’École des chartes un si vaste domaine, y ont été inaugurées l’année dernière par un travail de M. Clédat sur les manuscrits de Bertrand de Born, décrits et classés en vue d’une édition définitive et critique des œuvres de ce troubadour, et cette année par l’achèvement d’un patient examen du manuscrit unique et autographe de la chronique de Salimbene, conservé, comme plusieurs de ceux de Bertrand de Born, à la Vaticane. Salimbene est un frère mineur de la seconde moitié du XIIIe siècle, qui raconte avec franchise et agrément les événemens de son époque. Habitant d’ordinaire le centre et le nord de l’Italie, il est bien placé pour nous parler des luttes entre le sacerdoce et l’empire. Lorsque Parme, sa ville natale, est assiégée par Frédéric II, les détails qu’il nous donne à cette occasion sont d’une particulière authenticité. Moine orthodoxe, il nous instruit des luttes entre le clergé régulier et le clergé séculier, ainsi qu’entre les divers ordres. Il vient en France, il voit saint Louis au concile de Sens, et nous laisse du roi un portrait entièrement conforme à sa réputation de modestie et de sainteté, — tout cela dans un style latin intelligent et facile. La chronique de Salimbene, si intéressante pour l’histoire de l’Italie et de la France, n’avait encore été publiée qu’une fois à Parme, au XVIIIe siècle, d’une façon très incomplète. M. Clédat a entrepris une révision complète du manuscrit, qui est d’une difficile lecture ; il a relevé les différences de texte, comblé les lacunes, fort nombreuses, tout remis en ordre ; nous rentrerons en possession, grâce à lui, d’un des ouvrages originaux les plus importans pour la connaissance d’une période aussi intéressante que le XIIIe siècle. M. Clédat a envoyé en outre plusieurs analecta : des lettres inédites de Diane de Poitiers, adressées au cardinal Caraffa, neveu du pape Paul IV, de 1556 à 1558, c’est-à-dire au moment où l’identité des intérêts politiques contre l’Espagne unissait le pontife et le roi de France ; — en second lieu, une notice sur le musée de sculpture du cardinal Du Bellay à Rome, au XVIe siècle. Ce cardinal, si connu par son rôle politique sous François Ier, par son neveu, le poète Joachim, et par son médecin Rabelais, a laissé dans Rome, où il passa les dernières années de sa vie, de nombreux souvenirs ; il possédait près des Thermes de Dioclétien un palais environné de grands jardins. Pour les orner, il avait acquis une collection de statues antiques et modernes qui fut dispersée après sa, mort, mais dont M. Clédat nous rend le catalogue jusqu’à présent inconnu. On sait combien ces sortes de documens sont utiles pour permettre parfois d’identifier les plus beaux ouvrages d’art et pour suivre leurs diverses destinées. — M. Clédat a envoyé aussi un examen comparatif du manuscrit de la bibliothèque Chigi, contenant le mystère provençal de sainte Agnès, et de l’édition qu’en a donnée en Allemagne M. Bartsch (Berlin, 1869). Sans insister sur la curieuse légende, dont la rédaction est attribuée à saint Ambroise, et qui est bien connue, l’auteur rappelle que cette œuvre nous est précieuse d’une part comme un des rares exemples de la littérature dramatique du moyen âge dans le midi de la France, et de l’autre comme offrant au point de vue philologique des particularités très dignes d’attention. M. Clédat, par une sorte de restitution érudite, retrace ce que devait être la représentation de ce mystère ; mais la partie la plus neuve et la plus importante de son étude est l’examen critique de l’édition de M. Bartsch. Les corrections que M. Paul Meyer avait su deviner et conseiller à l’avance, il les confirme, et il y ajoute lui-même un grand nombre d’autres corrections et d’observations philologiques dont il faudra que l’éditeur étranger tienne compte. Les travaux de notre École française de Rome devront avoir cet avantage en particulier d’instituer un permanent contrôle des publications allemandes sur les nombreux manuscrits italiens qui intéressent notre littérature du moyen âge, et bientôt même de ne plus abandonner à nos voisins un rôle qui semble devoir nous mieux appartenir.

Il est impossible à qui réside et travaille en Italie de se désintéresser de ce qui concerne les beaux-arts. L’histoire de l’art, de ses diverses écoles, de ses vicissitudes, de ses relations avec l’état intellectuel et moral de chaque période, forme toute une science représentée dans plusieurs pays étrangers non pas seulement, comme chez nous, par des publications nombreuses, mais aussi par des chaires consacrées à cet enseignement spécial. Les beaux-arts ont eu d’ailleurs en Italie un si célèbre et si vaste développement, ce développement a été d’un si grand intérêt pour la France, qu’il est bien à propos que, dans le vaste cadre d’une École française d’érudition à Rome, cette branche particulière figure. M. Eugène Müntz, qui la représentait, a, pendant l’année 1875-1876, achevé ses études sur les mosaïques chrétiennes d’Italie du IVe au IXe siècle, ouvrage considérable, dont plusieurs parties sont très nouvelles, et qui a déjà été signalé au monde savant par les rapports de M. Egger et de M. Heuzey, lus en séances publiques de l’Institut. Un tel livre viendra fort à propos au moment où l’administration des beaux-arts se préoccupe d’organiser en France, comme on l’a fait en Angleterre et en Russie, une nouvelle école de mosaïstes. Le succès de la mission si bien remplie à Rome par M. Gerspach, il y a quelques mois, a vivement intéressé l’esprit public ; mais la question est fort complexe, il y a des traditions à reprendre avec une sage mesure. Une histoire raisonnée de l’ancienne mosaïque chrétienne sera pour tout le monde, à cette occasion, un précieux guide.

Le principal travail de M. Müntz, pendant cette année-ci, a consisté à recueillir les documens inédits d’une histoire des arts italiens à la cour des papes pendant la seconde moitié du XVe et la première du XVIe siècle. Il a surtout interrogé dans ce dessein la très utile série des registres de dépenses de la cour pontificale, aujourd’hui épars en diverses archives italiennes et à la Vaticane, source abondante et sincère, à laquelle un érudit allemand, M. Zahn, avait commencé de puiser, que d’autres, tels que M. Gregorovius et M. de Reumont, invoquent fréquemment. M. Müntz, qui d’ailleurs a mis à contribution beaucoup d’autres documens d’archives jusqu’à lui presque inaccessibles et fort peu connues, a dépouillé un très grand nombre de ces registres ; il a disposé la vaste série de ses informations (653 pages) par pontificats, depuis l’avènement de Martin V, en 1417, jusqu’à la fin d’Alexandre IV, en 1503. En tête de chaque pontificat il place une introduction résumant ses extraits, qu’il dispose ensuite en diverses catégories : Fêtes du couronnement, Basiliques et Palais, Principaux monumens de Rome, Travaux publics ; il énumère ensuite les différens arts, architecture, sculpture, peinture, orfèvrerie, etc., et sous chacune de ces catégories il dispose les innombrables indications sur des ouvrages ou des artistes tantôt fort connus déjà et d’autant plus intéressans en tout ce qui les touche, tantôt restés presque anonymes jusqu’à ce jour, par une de ces injustices de la postérité qu’il appartient à la science équitable de corriger. Les renseignemens nouveaux abondent dans le recueil de M. Müntz soit pour mieux fixer les dates d’importans travaux exécutés par fra Angelico, Benozzo Gozzoli et autres dans la basilique de Saint-Pierre, soit sur tout ce qui concerne des artistes tels que Perino del Vaga, Jean d’Udine, Sébastien del Piombo, Daniel de Volterra. Rien de plus intéressant que de suivre, comme ces documens le permettent quelquefois, les destinées des plus célèbres d’entre les édifices de l’antiquité à travers le XVe et le XVIe siècle : on voudrait pouvoir y joindre les informations du moyen âge. Des monumens tels que le Colisée, par exemple, possèdent comme une vie propre que leur ont faite leur durée à travers les siècles et les souvenirs de respect, de crainte, de reconnaissance qu’ils ont laissés dans l’esprit des hommes. Témoins des triomphes de l’antiquité classique, ils ont subi les assauts des barbares, mais en résistant et en donnant asile à des populations entières, en devenant pendant les siècles de fer des refuges au milieu des ruines. Peu d’époques leur sont aussi funestes que l’ingrate renaissance : un pape vend au poids les tenons de bronze de ces édifices antiques ; Nicolas V, au milieu du XVe siècle, fait extraire en quelques mois 2,300 charretées de travertin du Colisée pour construire avec ces matériaux la tribune de Saint-Pierre ; on connaît le bref de Léon X conférant à Raphaël une suprême autorité pour disposer, en vue de la construction de la grande basilique, de tous les marbres à recueillir dans Rome et dix milles à l’entour. — Les témoignages sur les malheureuses réparations faites à des monumens du moyen âge peuvent servir à nous faire entrevoir ce qu’étaient ces œuvres d’un art intéressant et imparfaitement connu, que les papes et les artistes des grands siècles ont comme pris à tâche de faire entièrement disparaître de Rome. L’histoire de l’art tient de bien près, comme chacun sait, à l’histoire intellectuelle et morale, et presqu’à l’histoire politique d’un pays tel que l’Italie ; aussi le recueil d’informations inédites que M. Müntz a dressé avec un si entier dévoûment sera-t-il longtemps et souvent consulté par les biographes, par les économistes, par les artistes et les praticiens, pour l’étude des arts, des procédés techniques, du luxe, des mœurs et des idées.

Le tableau que nous venons de tracer, quelque plein qu’il soit, ne rend pas encore un compte exact de toute l’activité qu’a déployée l’École française naissante ; on ne l’aura définitivement qu’avec l’impression de ses actes, qui se prépare. Nous n’avons pas parlé d’une excursion de plusieurs membres de l’École en Sicile, d’où ils ont rapporté des inscriptions inédites ; nous n’avons pas dit les fréquentes communications faites à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, pour la tenir au courant des heureuses fortunes, presque quotidiennes, qui surviennent aux fouilles archéologiques de Rome ; nous n’avons pas énuméré les collations de manuscrits, les vérifications de textes ou de monumens entreprises à la demande de l’Institut ou de savans français. Si nous n’ayons pas pu satisfaire à toutes les questions, nos réponses, pour plusieurs cas, ne sont qu’ajournées : il faut beaucoup de temps à Rome et beaucoup de patience pour en venir à ses fins. Nous n’avons pas enfin rappelé quelles missions littéraires se sont rattachées aux travaux propres de l’École. M. Berthold Zeller a recueilli à Turin, à Florence, à Rome, des documens sur le mariage d’Henri IV et la conspiration du maréchal de Biron ; puis M. Viollet, des Archives nationales, est venu collationner plusieurs manuscrits des Établissemens de saint Louis, afin de préparer une édition définitive de ce grand monument de notre histoire législative.

Aux encouragemens et aux sympathies que la nouvelle institution avait suscitées en France a correspondu le cordial accueil que lui ont fait les Italiens ; les témoignages en ont été, en mainte circonstance, suffisamment publics. L’École française a déjà reçu du Vatican et de l’Italie beaucoup de marques d’honorable confiance et de bons offices ; elle compte dans la société romaine non pas seulement des amis, mais mieux encore, quelques puissantes protectrices, de nobles dames, — une surtout, héritière des traditions de grâce, d’esprit et de classique savoir dont plusieurs femmes remarquables ont donné en Italie, pendant le moyen âge et la renaissance, de si intéressans exemples. Comment l’École française a mérité cet insigne bon vouloir et comment elle espère s’en montrer reconnaissante, on le devine aisément. Elle l’a mérité en venant au nom de la France, en un grave moment de son histoire, attester la vitalité intellectuelle de ce généreux pays, et en montrant au dehors, en pleine lumière, ce que c’est que notre jeunesse d’élite, combien laborieuse et ardente à un grand devoir. Pour payer sa dette de gratitude particulière envers ceux qui l’ont si bien accueillie, elle compte sur l’incontestable hommage que ses propres travaux ne manqueront pas de rendre aux richesses scientifiques, mais aussi à l’activité intelligente, à l’énergique renaissance de l’Italie. S’il est vrai, comme on l’a souvent répété, que l’alliance entre ces deux peuples soit plus naturelle et plus souhaitable que toute autre, il l’est aussi que le succès d’une fondation telle que l’École française de Rome est de nature à en préparer les voies.


A. GEFFROY.

  1. Encore à la date du 8 novembre 1875, nous rencontrons une circulaire du ministre de l’instruction publique remplie de sages conseils, mais dont il faudrait surveiller l’application. Le ministre déclare qu’il ne veut point « blâmer en elles-mêmes des lectures discrètes, propres à initier les élèves aux beautés de notre littérature contemporaine, » mais que beaucoup de réserve y est nécessaire, qu’il serait périlleux de les extraire d’écrits qui ne seraient pas irréprochables en entier ; qu’il faut être fort attentif au choix des lectures, même chez les plus illustres écrivains du XVIIe siècle ; que la même prudence est indispensable dans l’indication des livres à consulter… Le ministre a cent fois raison ; mais comme, à côté de ces restrictions, la lecture n’est ni ordonnée ni recommandée pour elle-même, comme nulle mesure n’est prise pour introduire et rendre facile en même temps que pour diriger une si utile pratique, il paraîtra bien plus sûr encore à certains maîtres de ne pas s’aventurer du tout, il leur sera plus commode de ne suggérer ni de faire à leurs élèves aucune lecture : la sécheresse et le néant risqueront, à leur avis, d’être irréprochables. C’est un vrai danger.
  2. Ormèlè, et Colonia Julia Olbasena, celle-ci peut-être nommée sur les médailles.