La Peinture française à l’Exposition universelle

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La Peinture française à l’Exposition universelle (1789 — 1889)
George Lafenestre

Revue des Deux Mondes tome 95, 1889


LA
PEINTURE FRANCAISE
A L'EXPOSITION UNIVERSELLE
(1789-1889)

Dans la première séance du jury international de la peinture aux Champ de Mars, les artistes étrangers, formant la majorité, ont demandé cette année, à l’unanimité, qu’une médaille d’honneur fût décernée collectivement à tous les exposans français. Ils entendaient par là reconnaître la supériorité générale de nos peintres, dans la dernière période décennale, depuis 1878. Les règlemens ne permettaient pas d’accueillir cette proposition, dont la conséquence eût été de priver nos artistes des récompenses nominatives qu’ils avaient le droit d’espérer. Avant la clôture des opérations, les mêmes jurés revinrent pourtant sur cette pensée ; ils décidèrent de consigner, dans une pièce annexée aux procès-verbaux, l’expression du regret qu’ils éprouvaient de ne pouvoir donner à leur admiration pour l’école française une forme publique et officielle.

Ce n’est pas la première fois que les peintres étrangers accordent aux peintres français un semblable hommage sur le champ de bataille. C’est avec la même spontanéité que, chez eux aussi, à Anvers en 1885, à Amsterdam en 1883, à Vienne en 1882, à Munich en 1883 et en 1879, ces rivaux, généreux et courtois, ont témoigné leur reconnaissance à une école dont beaucoup d’entre eux sont sortis. Si l’on se reporte plus loin encore, aux grands concours internationaux de 1878, de 1873, de 1867, de 1855, on y constate, depuis près d’un demi-siècle, dans la répartition des récompenses, la même inégalité en notre faveur, et, pour peu qu’on ait parcouru les musées d’Europe, on n’est pas éloigné de croire que, pour la période antérieure, la même comparaison eût donné les mêmes résultats, tant l’influence de l’école française, depuis la révolution, s’est fortement marquée dans tous les pays, sauf en Angleterre !

Quelles sont les causes d’une suprématie conservée avec une telle persistance, à travers toutes les perturbations politiques et sociales, en dehors de toute fixité d’idéal, au milieu d’une instabilité presque incessante des doctrines et des théories ? Où en étions-nous lorsque nous avons commencé d’exercer cette domination sur les fantaisies ? Où en sommes-nous, aujourd’hui, après une si longue pratique de la souveraineté ? Quelles chances nous reste-t-il de la conserver ? Parmi les innombrables questions d’esthétique et de critique que peut soulever une visite au Palais des Beaux-Arts, en voilà quelques-unes qui présentent, ce semble, pour notre pays, un plus grave intérêt qu’un intérêt de curiosité et que chacun s’adresse, plus ou moins, à lui-même en passant. Les organisateurs de l’Exposition semblent les avoir prévues et s’être efforcés d’y répondre en installant, auprès de l’Exposition décennale, une exposition, complémentaire et rétrospective, des chefs-d’œuvre de la peinture nationale depuis 1789 jusqu’à 1878. Des collections de ce genre sont toujours extrêmement difficiles à former, quel que soit le zèle qu’on y apporte ; il y reste toujours, dans les séries, des lacunes plus ou moins regrettables. Dans l’espèce, il est surtout fâcheux que les organisateurs n’aient pas eu à leur disposition des locaux mieux appropriés. La coupole centrale, sous laquelle sont suspendues, le long de trop vastes parois, la plupart des grandes toiles, leur déverse d’en haut, à travers des complications de reflets multicolores, une lumière inégale et désordonnée qui ne leur est nullement favorable. D’autre part, la dispersion et l’exiguïté des annexes n’ont point permis d’y suivre, pour la disposition des documens, un ordre nettement chronologique, le seul ordre utile et instructif on pareil cas. On éprouve donc quelque peine à se reconnaître dans cet intéressant pêle-mêle ; mais, pour peu que l’on aime la peinture, on se trouve vite et largement payé. La génération actuelle, qui n’a point assisté au merveilleux spectacle de l’avenue Montaigne en 1855, trouve là une occasion inattendue de saisir les liens qui rattachent l’art du présent à l’art du passé, et de comprendre par quelle suite de laborieux efforts et de luttes passionnées la génération qui l’a précédée a conquis et assuré aux peintres modernes une liberté sans précédens qui ne-peut désormais périr que par ses propres excès. Si, dans cette Exposition centennale, constituée à la hâte au milieu de grandes difficultés, on peut, comme nous l’avons dit, regretter l’absence de plusieurs élémens sérieux d’information, si quelques personnalités importantes ne s’y trouvent que peu ou mal représentées, tandis que d’autres, assez médiocres ou très discutables, y tiennent une place excessive, il est facile, pour ceux qui ont le goût de ces études, d’aller chercher dans les musées, au Louvre ou à Versailles, les pièces complémentaires et de rendre ainsi à chacun, dans cette mêlée d’abord un peu confuse d’activités contradictoires, la part d’honneur qui lui revient.

A distance, aujourd’hui que sont tombées les poussières et les fumées de la bataille romantique, ce qui nous frappe, c’est cet air de similitude peu à peu repris par les œuvres des mêmes périodes, lors même qu’elles sont le produit d’écoles hostiles. L’action fatale du temps qui, chez les uns, assombrit et apaise les vivacités et les fraîcheurs du coloris en même temps qu’il enveloppe et réchauffe chez les autres les sécheresses et les froideurs de la ligne, contribue sans doute pour quelque chose à cette réconciliation apparente. Néanmoins, c’est là un fait qui éclate aux yeux : malgré les différences des systèmes, des tempéramens, des procédés, différences dont les contemporains, les voyant de plus près, sont volontiers disposés à s’exagérer l’importance, le fonds de l’imagination, alimentée par le courant général des idées, reste à peu près le même chez les artistes d’une même génération. Entre l’héroïsme idéal de David et l’héroïsme réel de Gros, entre l’antiquité théâtrale de Pierre Guérin et l’antiquité poétique de Prud’hon, entre l’exaltation pittoresque de Delacroix et l’exaltation plastique d’Ingres, entre le dilettantisme anecdotique de Paul Delaroche et le dilettantisme observateur de M. Meissonier, les différences sont moins grandes qu’on n’est porté à le croire. Avec un peu d’attention, on peut saisir aujourd’hui, entre eux, la communauté de certains traits qui, aux yeux de la postérité, leur donnera de plus en plus la marque de leur temps.

Ce qui, en définitive, classe les œuvres de peinture, c’est la somme de sensations, de sentimens, de passions, d’observations, d’idées que les artistes sont parvenus à y fixer au moyen d’une réalisation apparente par des formes colorées. Plus cette réalisation est complète, expressive, individuelle, plus l’œuvre a de valeur et de portée. Si cette réalisation fait défaut, quel que soit l’intérêt du but visé, l’œuvre n’existe pas. L’oubli de cette vérité banale est la cause de nos plus grandes erreurs dans les jugemens que nous portons sur nos contemporains ; l’empressement que met le public à prendre les intentions pour des faits, lorsque les peintres, par leur manière ou leurs sujets, caressent les goûts du jour et flattent ses habitudes, équivaut, presque toujours à un véritable aveuglement. La fonction de la postérité est de remettre les choses en leur juste place. Sommes-nous, à cette heure, suffisamment dégagés des dernières luttes, pour être en mesure d’accomplir ce triage délicat avec une impartialité suffisante ? Ce serait une outrecuidance de le penser. C’est déjà beaucoup qu’il nous soit à peu près possible de démêler, dans le vaste fleuve d’activité qui emporte les peintres français depuis un siècle, les doubles courans qui, se séparant sans cesse pour toujours se réunir, en forment la masse profonde et majestueuse, le courant de science et le courant d’imagination, le courant de traditions et le courant d’observations, le courant d’idéalisme et le courant de réalisme, qui, en se mêlant à doses inégales, lui donnent, suivant les heures, un aspect, une profondeur, une saveur différentes, mais qui descendent ensemble des mêmes sources, l’amour de la vie et l’amour de la nature.


I

Il est certain qu’après 1750, si une réaction ne s’était pas opérée contre Bouclier, Vanloo, Natoire et leurs pauvres imitateurs, la peinture française, de plus en plus réduite à des pratiques affadies, courait le risque de s’anéantir dans la futilité et l’insignifiance. L’étude de la nature était peu à peu devenue, pour ces décorateurs superficiels, une superfluité gênante. Par une conséquence logique, à mesure que s’affaiblissaient en eux le respect de la vérité et le sens de la beauté, leur technique, non renouvelée, perdait, de son côté, en force et en solidité, ce qu’elle gagnait en facilité. Rien de plus mou, de plus incorrect, de plus incertain que cette peinture efféminée de la fin du XVIIIe siècle, non seulement chez Lagrenée et Drouais, mais chez Greuze, dont les littérateurs et les moralistes crurent en vain pouvoir opposer la sensiblerie à la sensualité de ses rivaux, et qui demeura toujours, sauf en quelques études et, portraits, un assez médiocre exécutant. Chardin et La Tour, presque seuls, conservèrent alors, avec une surprenante franchise, dans ce milieu corrompu, l’intelligence des réalités saines et de la facture simple et forte. Quelques dessins de Greuze et de Fragonard, plus deux peintures de ce dernier, montrent bien au Champ de Mars ce qu’était devenu le sentiment de la forme chez les plus malins et les plus populaires. On ne saurait mettre plus d’impertinence, dans la sentimentalité ou la légèreté, à se moquer de la réalité et des conditions nécessaires à l’existence des corps. Dans toutes ces figurines, lestement troussées ou retroussées, ni proportions, ni os, ni muscles, à peine des carnations, lorsque le pinceau s’en mêle, et quelles carnations ! Molles, flasques, jaunâtres ; et tout cela fuyant, coulant, disparaissant dans les évanouissemens douceâtres d’une harmonie artificielle qui laisse autant d’énervement dans les yeux que de vide dans l’esprit !

Le Pacha et les Guignols, comme toutes les peintures exposées, sont postérieures à 1789. Ce sont des ouvrages de la vieillesse de Fragonard, qui mourut en 1806. Le maître s’était montré naguère plus vif et plus brillant, et, si le fond de son talent n’avait jamais été bien solide, il en avait presque toujours sauvé les apparences, grâce à l’esprit de sa touche imprévue, souple et amusante. Ce n’était pas pour rien qu’il avait tant aimé Tiepolo ; il lui en était resté quelque chose. La génération qui suivit, celle qui se trouva perdue entre la décadence de Boucher et l’avènement de David, celle qui opère dans les dernières années de Louis XVI et pendant la révolution, devait souffrir d’une éducation pire encore. L’abus qu’on avait fait du décor la jeta dans le mépris de la peinture elle-même. À ce moment commence à se manifester, même chez les portraitistes, les plus fidèles pourtant de tous aux bonnes traditions, une indifférence singulière pour l’éclat, la consistance, l’harmonie des couleurs, un affaiblissement pitoyable dans le rendu et dans l’effet. L’indigence pittoresque atteint sa limite extrême chez ces petits-maîtres spirituels qui étudient avec tant d’ingéniosité et souvent de si fines observations les mœurs, à la ville ou à la campagne, sous la république. Si le Houdon dans son atelier et les Trois enfans jouant au soldat de Boilly sont intéressans par l’exactitude des personnages et des accessoires, combien l’aspect en est sec et glacial ! Il faudra du temps à cet infatigable producteur pour qu’il apprenne à réchauffer quelque peu ses bonshommes en porcelaine. C’est bien à cette peinture proprette et lisse qu’on pourrait appliquer le mot un peu dur de Gros devant la Didon de Pierre Guérin : « Si j’entrais là dedans, je casserais tout ! » Dans le Coin du café de Foy en 1824 Boilly devient plus sensible à l’harmonie, comprenant Metzu après avoir trop fréquenté Mieris. Il lui faut rendre cette justice que, dans le portrait, même auparavant, il avait eu des rencontres heureuses ; il lui avait suffi, comme à tant d’autres, de se mettre en contact direct avec la vie, pour être vivifié et animé. L’aimable Lucile Desmoulins avait opéré un de ces miracles ; c’est une image plaisante, fine, expressive, malgré des restes de froideur dans la facture. Cette froideur, à ce moment, se retrouve chez presque tous les portraitistes en vogue. Mme Vigée-Lebrun n’y échappe pas dans son groupe, assez brillant d’apparence, mais au fond peu solide, d’une touche sèche et dure, la Jeune mère et son enfant. Il y a plus de souplesse et d’agrément dans la tête souriante et vive, un peu évaporée, de Carle Vernet. Le seul peintre de ce temps, qui, à vrai dire, se révèle au Champ de Mars comme supérieur à sa réputation, c’est le bon Martin Drolling (1752-1827), l’auteur de la Cuisine du Louvre si propre et si reluisante. Ses trois portraits, ceux de Mme Vincent, de M. Belot, de Baptiste aîné, sont à la fois d’un physionomiste hors ligne et d’un praticien consommé ; celui de Baptiste, surtout, qui appartient à la Comédie-Française, pour la justesse, la sûreté, la délicatesse, est un véritable chef-d’œuvre.

Il est deux artistes supérieurs qu’on regrette de ne pas rencontrer au Champ de Mars : Vien, mort en 1809, à l’âge de quatre-vingt-treize ans, et Joseph Vernet, mort le 3 décembre 1789. La justice eût voulu qu’on les mît en tête, car ce sont eux qui, l’un dans l’histoire, l’autre dans le paysage, comprirent les premiers la nécessité d’un retour au respect de la nature. Les deux peintures du Louvre, l’Ermite endormi, cette étude vigoureuse, d’un réalisme presque moderne, le Saint Germain et le Saint Vincent, cette composition si claire et si colorée, datent, l’une, de 1750, l’autre de 1755. Pendant son premier séjour en Italie, Vien, au grand désespoir de son directeur Natoire, avait osé regarder d’un œil timide les maîtres qu’on ne regardait plus, Caravage et les anciens Vénitiens. Il était aussi descendu dans les mines d’Herculanum et s’était épris de la véritable antiquité. Dans son atelier s’est formé tout le groupe des novateurs qui voulurent fonder la réforme de l’art sur une intelligence plus exacte de l’art antique et une étude plus attentive de la nature. La plupart devaient sans doute se laisser absorber par la personnalité énergique de leur condisciple, Louis David ; mais, à leurs débuts, Ménageot, Vincent, Taillasson, ne mirent pas moins d’ardeur à s’élancer dans la route frayée par le maître. L’un des plus jeunes, Regnault (1754-1820), parut même, durant, quelque temps, le seul rival qu’il fût possible d’opposer à David. Regnault se laissa, beaucoup moins que David, entraîner vers l’imitation sculpturale et s’efforça de concilier le dessin et la couleur, le style et la vie ; son tableau des Trois Grâces, de la collection Lacaze, parut en son temps une œuvre d’un naturalisme outré. Plus tard il s’assagit, il devint le modèle des professeurs académiques, « le Père La Rotule, » mais il avait quelque droit à figurer aussi parmi les précurseurs de l’art moderne. Quant à Joseph Vernet, il suffit de regarder au Louvre ses Vues de Rome, peintes vers 1740 et de les comparer avec les études faites par Corot vers 1850 dans les mêmes sites, pour saisir le lien d’étroite parenté qui rattache les deux maîtres à cent ans de distance. Au Champ de Mars, comme dans l’histoire, la place d’honneur est pour David ; c’est assurément justice. Une dictature comme celle qu’il exerça sur la France et sur l’Europe durant plus de trente ans n’est si universellement acceptée que parce qu’elle s’accorde avec les tendances contemporaines. Ce n’est pas David qui ressuscita, en France, le goût des études antiques, déjà misa la mode par Caylus et Barthélémy, ni qui détermina, par dégoût des folâtreries et des polissonneries, dans toutes les intelligences droites, des aspirations vers un idéal d’art plus sérieux et plus noble : la même passion pour Rome et pour la Grèce, les mêmes ambitions d’héroïsme et de grandeur n’animent-elles pas tous les hommes de la Révolution et de l’Empire ? Lorsque parut, au Salon de 1784, le Serment des Horaces, personne ne songea donc à y critiquer la raideur des attitudes, l’emphase des gestes, la dureté des contours ; on ne vit, dans cette raideur, que la fermeté, dans cette emphase que la grandeur, dans cette dureté que la précision. David formulait, dans cette scène héroïque, ce que tous appelaient de leurs désirs, un art viril, digne et puissant. Du premier coup le réformateur dépassait le but, ne pensant plus qu’à l’attitude sculpturale des figures et à leur netteté linéaire, y sacrifiant tout : et l’harmonie colorée, et l’exactitude lumineuse, et l’expression physionomique. C’est parce qu’il était excessif qu’il fut compris, fit disparaître tous ses rivaux, s’imposa.

Il semble qu’on ait eu peur, au Champ de Mars, de nous montrer David sous cet aspect de styliste, systématique et rigide, régentant l’école avec cette volonté de fer dont les effets se prolongèrent longtemps après sa mort. On n’y voit de lui que des portraits et un grand assemblage de portraits, le Sacre de l’empereur Napoléon et le Couronnement de l’impératrice Joséphine, c’est-à-dire ses œuvres les moins contestables, mais non pas celles qui agirent le plus sur ses contemporains. Le choix d’ailleurs est excellent et bien fait pour apprendre à ceux qui ne le sauraient pas combien l’auteur des Sabines et du Léonidas, placé directement en face de la vie, savait l’exprimer avec simplicité et précision, combien aussi ce maître sincère, beaucoup moins exclusif dans sa pratique que dans sa théorie, était plus ouvert qu’on ne croit aux honnêtes séductions de l’exécution pittoresque. Il y a vraiment, à défaut de chaleur, dans les deux toiles datées de 1788 et 1790, un tel air de loyauté, une telle simplicité d’attitudes, une telle exactitude des visages, qu’on ne pense plus à regretter la grâce et l’éclat de tous ces beaux portraitistes d’autrefois, si habiles, mais si suspects, les Nattier, les Largillière, les Rigaud. Voici de nouveau un homme qui regarde son semblable, les yeux dans les yeux, et qui, loyalement, tranquillement, sans souci de plaire à tel ou tel amateur par l’originalité ou la convenance de tels ou tels procédés, s’efforce de le représenter tel qu’il le voit. A cet égard, la Famille de Michel Gérard, membre de l’assemblée nationale, est un morceau plus intéressant encore que le Lavoisier, assis à son bureau, avec sa femme auprès de lui. Dans cette dernière toile, le peintre a dû chercher un arrangement agréable du groupe ; il se sent un peu gêné. Avec le député il en a pris à l’aise : Michel Gérard, en bras de chemise, les poings sur ses genoux, est assis dans sa chambre ; près de lui, ses quatre enfans ; sur le devant, debout entre ses jambes, un petit garçon, son livre à la main, une fillette, assise devant son clavecin ; derrière, deux jeunes gens debout ; tous les cinq sérieux à plaisir, avec de bonnes physionomies qui réjouissent, posant avec une naïve satisfaction. Dans cette peinture, un peu mince, mais serrée, on devine le maître d’Ingres, avec un certain charme de gaucherie loyale qu’Ingres conserva longtemps. Entre le Michel Gérard et le portrait de Madame Récamier, il y a quinze ans d’activité, quinze ans de réflexion. Ne nous étonnons point que ce dernier, à l’état d’ébauche, marque un immense progrès, pour la souplesse et pour l’ampleur. Tout le monde connaît ce chef-d’œuvre de grâce et de simplicité ; son transport du Louvre au Champ de Mars n’a rien pu lui faire perdre, malgré la crudité d’une lumière violente et les surprises d’un entourage mêlé. Que n’a-t-on pu joindre au Michel Gérard et à Mme Récamier quelques-uns des derniers portraits faits par David, en Belgique, durant son exil, de 1815 à 1825, par exemple, les trois Dames de Gand de la collection Van Praet ! On aurait vu le vieux maître prendre, avant d’expirer, sa dernière leçon de ces Flamands chauds et colorés qu’il regrettait d’avoir méconnus. Preuve bien frappante et bien touchante de la sincérité intelligente qu’apportait, dans toutes les choses de l’art, cet homme supérieur dont on s’est plu à exagérer le rigorisme et l’inflexibilité !

La vaste et majestueuse composition du Couronnement de l’impératrice Joséphine est très curieuse sous ce rapport. Lorsque le nouvel empereur donna à l’ancien ami de Robespierre et de Marat, en 1805, le titre de son premier peintre, il lui commanda, en même temps, quatre toiles : le Couronnement, la Distribution des aigles, l’Entrée à l’Hôtel de Ville, l’Intronisation à Notre-Dame. Les deux premières seules furent exécutées. Dans la Distribution des aigles, qui est restée à Versailles, David se dégage mal de ses habitudes scolaires ; le groupe des officiers, porteurs de drapeaux, qui escaladent, en se bousculant, l’estrade impériale, les bras violemment allongés, rappelle singulièrement le trio des Horaces, par la raideur tendue des attitudes, et par l’emphase théâtrale des gesticulations ; on dirait que ces rigides guerriers se sont multipliés pour pouvoir mieux s’enchevêtrer, dissimulant mal sous les culottes de peau et les habits brodés leurs carapaces de fer. Le peintre eut même l’intention de donner plus de grandeur classique à la scène en y faisant planer, au-dessus des bonnets à poil, des allégories volantes, mais l’idée fut mal accueillie ; il y renonça. L’imagination de David avait toujours été plus laborieuse qu’abondante ; la volonté et l’érudition, dans ses compositions, jouent, en réalité, le premier rôle ; c’est seulement devant la nature qu’il est en pleine possession de ses moyens, bien que lui-même et ses amis pensent le contraire. Dans le Couronnement, il eut le bon sens de mettre de côté, sans doute à regret, ses doctrines rigoureuses qui ne lui permettaient pas de voir le sujet « d’un tableau d’histoire » dans la représentation d’une scène contemporaine ; il se contenta de reproduire, avec toute l’exactitude dont il était capable, le spectacle imposant qu’il avait eu sous les yeux. C’est ainsi que nous possédons, avec un document historique de la plus haute valeur, une des œuvres qui marquent le mieux une rupture complète avec les habitudes antérieures en fait de peintures officielles, une de celles qui inaugurent l’avènement d’un esprit absolu de vérité, de simplicité, de sincérité, dans la peinture historique. Supposez le même sujet traité au XVIIe ou au XVIIIe siècle, suivant les formules décoratives en usage ; vous y verriez sans doute plus d’éclat, plus de pompe, plus de mouvement, mais nu prix de quels sacrifices d’exactitude ! David transporta, dans la grande peinture, la sincérité qu’avaient déjà apportée nos spirituels dessinateurs de la cour, Cochin, Moreau, Saint-Aubin, en des occasions pareilles, sur leurs feuilles de papier ; il le fit avec son intégrité ordinaire. Ce qui lui manque, c’est facile à voir ; il avait trop méprisé jusqu’alors l’effet pittoresque, il avait trop fait li de la couleur, des belles pâtes, de la touche grasse et large, pour pouvoir, en un jour, même en regardant Rubens et Véronèse, leur emprunter beaucoup de leur vivacité éclatante. Mais comme il indique nettement, même où il ne l’obtient pas, l’effet qu’il faudrait produire ! Avec quelle sûreté, avec quelle autorité ferme et tranquille sont distribués ces groupes, plus ou moins en vue, suivant leur importance, dans la grande basilique, tous tenus en leur place par une lumière, froide sans doute, mais admirablement juste et bien répartie ! La Joséphine agenouillée, le Napoléon debout, le pape Pie VII et le cardinal Caprara, assis derrière, sont depuis longtemps des figures célèbres ! Combien d’autres portraits, nets, frappans, indiscutables, dans cette vaste assemblée ! Ce qui est presque touchant, dans l’effort calme et patient fait par l’artiste pour rendre tout ce qu’il a vu, même ce qui convient le moins à ses goûts austères, le brillant des dorures, la splendeur des velours, le chatoiement des soies, c’est la conscience avec laquelle il évite de se jeter à côté de son sujet. Il n’y a peut-être pas de grande page historique où l’on puisse louer une telle absence de hors-d’œuvre, de superfétations, de caprices personnels. Si David n’est pas un virtuose de couleur, c’est un virtuose de style, et il doit se tenir à quatre pour ne pas donner à quelques-uns de ces courtisans empanachés des allures plus romaines ! Mais, en définitive, le respect de la vérité l’emporte. On a bien fait de donner au Couronnement la place d’honneur ; nos réalistes bruyans y peuvent voir qu’on aimait la réalité avant eux, ils y peuvent apprendre que la science n’est pas inutile pour la représenter. Si David avait moins étudié les torses nus et les marbres antiques pour fabriquer des héros grecs et romains, il est probable qu’il n’eût exécuté, d’une main si virile, ni le Couronnement ni Madame Récamier.

Si l’on ne voyait que le Couronnement, on ne s’expliquerait pas la nécessité d’une révolution contre l’autorité de David ni la violence avec laquelle cette révolution devait être conduite. Pour en comprendre la légitimité, il faut se reporter aux doctrines mêmes de David et surtout aux effets désastreux produits par ces doctrines chez ses élèves et chez ses imitateurs. On a jugé inutile de nous montrer ce qu’était devenu le style héroïque entre les mains de ces froids praticiens. On a supposé que les immenses machines tragiques de Guillon-Lethière, les académies contournées et gonflées de Girodet-Trioson, les nudités froides et lisses de Gérard, pour instructives qu’elles pussent être, offriraient trop peu d’agrément au public. Peut-être a-t-on eu raison, bien que la foule, moins sensible que les spécialistes, artistes ou amateurs, aux modifications incessantes des théories et des procèdes, ne rechigne jamais contre son plaisir et le prenne partout où elle le trouve, gardant toujours une naïve et juste indulgence pour les sujets bien présentés et pour les figures nettement expressives. De Girodet, deux portraits, sérieux et exacts, comme tout ce qui sort de l’école, le Comte de Rumford et M. Bourgeon. De Gérard, « le peintre des rois, le roi des peintres, » aucune composition mythologique ni -historique, un beau portrait seulement, celui de Madame Récamier, assise, après le bain, épaules nues, pieds nus, enveloppée dans une tunique blanche, collante et presque transparente, un châle jaune sur ses genoux, portrait fort intéressant à comparer avec celui de David. La professional beauty, chez Gérard, est présentée avec plus de grâce, de ménagemens, d’élégance. David, lui, moins assoupli aux concessions mondaines, est plus bourru dans sa franchise. Mais quelle puissance supérieure chez le maitre, et comme la femme à la mode, costumée à l’antique, s’y transforme sans effort en une figure antique ! Que l’on compare aussi l’exécution des pieds et des mains, si vive et si nette chez David, si lisse et si affectée chez Gérard, on verra où est la vérité. Tout cela soit dit sans diminuer la valeur de Gérard, peintre officiel et peintre mondain, car il apporta, dans cette carrière, une souplesse et une habileté dont on peut juger par une dizaine d’esquisses empruntées à la collection si curieuse de Versailles. Parmi les esquisses se trouve celle du Portrait d’Isabey et de sa fille, du Musée du Louvre ; cette peinture, chaleureuse et vivante, inspirée par la reconnaissance, est restée son chef-d’œuvre.

En fait, il n’y eut du temps et autour de David que deux peintres vraiment indépendans, deux peintres dans le vrai sens du mot, complets dans leur métier, naturels dans leur inspiration, Prud’hon et Gros. Ceux-ci sont vraiment les pères de l’art moderne, ceux qui lui ont transmis à la fois les procédés et la poésie, le sens de la beauté et le goût de la vérité. Par suite des hasards, fâcheux en apparence, de leurs jeunesses difficiles, tous deux eurent la bonne fortune d’échapper à l’oppression irrésistible de David. I. Italie les sauva tous deux, par des voies très diverses. Prud’hon, pauvre provincial, pensionnaire des États de Bourgogne, se trouva à Rome moins en vue, mais plus libre que les pensionnaires du roi. Lié, comme les autres, avec Winckelmann, Mengs, Canova, tous les archéologues et artistes que les découvertes d’Herculanum ramenaient vers l’idéal antique, il vécut plus qu’eux, seul et à loisir, devant les œuvres elles-mêmes, romaines et grecques, avec les maîtres du XVIe siècle qui les avaient le mieux comprises dans leur esprit et dans leur charme, Corrège et Léonard de Vinci. Lorsqu’il revint à Paris, tendre, mélancolique, modeste, déjà victime des entraînemens de son cœur, déjà malheureux en ménage et surchargé de famille, n’ayant pour soutien que son rêve, il n’y trouva que la misère. Courage et volonté, rien ne lui manquait pourtant ; c’est alors qu’il fit, pour des en-têtes de lettres, pour des estampes, pour son plaisir aussi, bon nombre de ces dessins au crayon noir, rehaussés de blanc, dans lesquels éclate, avec une intelligence si vive de la beauté antique et une science de rendu si ferme et si libre, un accent de poésie délicate, profonde, chaleureuse, tout à fait personnelle ; Quelques-uns de ces papiers précieux, la Minerve unissant la Loi avec la Liberté et la Nature, le Joseph et la femme de Putiphar et bien d’autres, tout imprégnés encore d’un enthousiasme ardent pour Corrège et Raphaël, se trouvent au Champ de Mars ; on ne saurait trop les y étudier. Mais, en 1793, le temps n’était guère à ces douces idylles. De 1794 à 1796, Prud’hon dut se réfugier en province, à Rigny, d’où il envoyait aux Didot des dessins pour Daphnis et Chloé et pour les œuvres de Gentil-Bernard. C’est là probablement qu’il peignit ce mâle Portrait de G. Antony, qui appartient au Musée de Dijon. Coiffé d’un tricorne, en habit bien, culottes blanches, gilet rouge, le jeune officier tient de la main droite par la bride son cheval brun. L’attitude est ferme, l’expression grave, le visage pâle. L’exécution, d’un bout à l’autre, est menée avec force et simplicité, dans une pâte calme et solide, qu’échauffe un mouvement discret, bien dirigé et bien enveloppant, de la lumière. Le pinceau de Prud’hon deviendra, par la suite, plus libre, plus souple, plus large ; c’est déjà le pinceau d’un peintre, très supérieur à ceux que tiennent Mme Vigée-Lebrun, Boilly, Drolling, David. Le Portrait de Mme Copia, cette jeune femme, brune, très brune, au teint coloré, laide mais vivante, intelligente, appétissante, qui sourit si franchement, ébouriffée et chiffonnée, sous sa capote à grosses coques violettes, montre Prud’hon en pleine possession de son talent. On peut voir, dans plusieurs esquisses peintes, Minerve conduisant le génie de la peinture au séjour de l’immortalité, l’Amour refusant les richesses, le Triomphe de Bonaparte, l’Andromaque, avec quelle sûreté il transportait, dans l’allégorie la plus froide, la chaleur naturelle et communicative avec laquelle il ressentait les choses de la vie. Dans l’embrassement d’Andromaque captive et de son enfant, deux figurines lilliputiennes, il y a plus de tendresse contenue, de douleur digne et noble qu’il n’en faudrait pour réchauffer toutes les solennelles tragédies de Pierre Guérin.

La destinée de Gros est plus singulière encore. Celui-ci était un élève de David, un élève soumis, respectueux, convaincu, tellement soumis et tellement convaincu que, toute sa vie, il éprouva, devant son maître, comme une honte de son génie, et que si, après une glorieuse carrière, il s’alla noyer dans trois pieds d’eau, pour échapper aux insultes des romantiques, c’est, en grande partie, parce qu’abjurant sa personnalité, il était revenu se traîner sur les traces de ce maître systématique et inflexible. Cependant, nul plus que Gros n’a démontré, par ses peintures vivantes et colorées, l’insuffisance du système pseudo-classique à l’heure même de son triomphe, nul n’a plus contribué à le renverser, révolutionnaire inconscient, novateur à regret, audacieux et timoré, Gros restera un des exemples les plus singuliers des contradictions théoriques et pratiques auxquelles peut être en proie l’intelligence la plus ouverte lorsqu’elle n’est pas soutenue par la fermeté du caractère ! Si Gros avait eu quelque aisance, s’il avait pu servir humblement David, il était perdu. La ruine de sa famille, en 1792, l’obligea, par bonheur, à faire des portraits. C’est en travaillant sur les routes qu’il parvint, l’année suivante, à gagner l’Italie, sans pouvoir dépasser Florence et Gênes, où il végéta, mais où il admira, surtout à Gênes, moins les Italiens que les Flamands, Rubens et Van Dyck. En 1796, il connaît à Gènes Mme Bonaparte, qui le présente à son mari, dont il fait le portrait après Arcole ; le général en chef s’intéresse au jeune homme et l’attache à l’année, d’abord comme inspecteur des revues, puis comme membre de la commission chargée de choisir les œuvres d’art à expédier en France. Existence nomade, mouvementée, dans laquelle il y a peu de place pour les études méthodiques et patientes, beaucoup pour l’observation, la réflexion, l’émotion, la vie ! En 1801, à son retour à Paris, Gros obtient, au concours, un prix pour son esquisse du Combat de Nazareth ; en 1804, il expose les Pestiférés de Jaffa, Les pontifes du contour n’attachent pas grande importance à cette œuvre étonnante ; c’est de la peinture de genre, quelque chose comme du Taunay, du Swebach, du Carle Vernet agrandi. Cependant d’autres œuvres suivent, inégales et improvisées, mais non moins nouvelles, non moins ardentes, non moins puissantes, la Bataille d’Aboukir en 1806, le Champ de bataille d’Eylau en 1808, la Bataille des Pyramides en 1810, François Ier et Charles-Quint visitant les tombeaux de Saint-Denis en 1812. Et personne, parmi les contemporains, ne se doute de la révolution que ces peintures portent dans leurs flancs ! Et David continue à témoigner pour son élève une sorte d’indulgence et de compassion humiliantes ! Il espère toujours, il espère quand même, comme il le lui écrira encore dix ans plus tard, que, lorsqu’il le pourra, il abandonnera « les sujets futiles et les tableaux de circonstance » pour faire enfin « de beaux tableaux d’histoire, » c’est-à-dire des Grecs et des Romains ! Le Portrait de Gros à vingt ans et le Général Bonaparte à cheval ont un bel air de jeunesse et d’entrain qui ravit. Le Louis XVIII quittant le palais des Tuileries dans la nuit du 20 mars 1815 sent déjà un homme un peu fatigué, mais qui comprend admirablement tout ce que cherchera la peinture moderne dans la représentation des scènes historiques : vraisemblance et simplicité de la mise en scène, exactitude expressive des attitudes, des gestes, des physionomies, animation générale de l’ensemble par un mouvement de lumière souple et pénétrant. C’est dans le superbe Portrait du général comte Fournier-Sarlovèze qu’éclatent le mieux la liberté et la puissance de ce grand artiste. Rien ne donne mieux l’idée des héros vaillans et fanfarons de l’ère impériale que cette peinture pompeuse et triomphale. Le visage échauffé, les yeux hors de tête, magnifique, provocant, insolent dans son uniforme de hussard chamarré d’or sur toutes les coutures, son colback à terre, le poing droit sur la garde de son grand sabre, le défenseur de Lugo vient de déchirer l’offre de capitulation qu’on lui adressait et dont les lambeaux gisent à ses pieds. Dans le fond, s’éloigne, d’un côté, le parlementaire entre des soldats ; de l’autre, une batterie est mise en place sur le rempart. Le morceau est vivant, éclatant, bruyant ; c’était tout le contraire de ce qui se faisait chez David. Ce qu’il y eut d’admirable, lorsque le Fournier-Sarlovèze parut au Salon de 1812, c’est qu’il se trouva qu’un jeune inconnu, un amateur de chevaux, Théodore Géricault, exposait en même temps un Portrait équestre d’officier de chasseurs, exécuté avec la même fougue, qui excita à la fois la surprise et l’indignation : Gros, décidément, n’était pas le seul renégat de la ligne et de l’antique ; d’autres, à son exemple, se permettaient d’admirer les coloristes !


II

« D’où cela sort-il ? » s’écria David lorsqu’il aperçut, au Salon de 1812, l’Officier de chasseurs chargeant. Cela sortait de chez Gros et de chez Rubens, cela sortait de l’amour de la vie, du besoin impérieux qu’éprouvaient tous ces enfans du siècle, nés dans le tumulte de la révolution et de l’empire, d’exprimer le mouvement qui s’agitait autour d’eux, les passions dont ils étaient remplis. On sait comment vint à Géricault cette puissante inspiration. Le jeune homme aimait passionnément les chevaux. Un jour de septembre, en allant à la tête de Saint-Cloud, il vit un robuste cheval gris-pommelé, attelé par de bons bourgeois à une tapissière, se révolter contre ses conducteurs. Hennissant et écumant, cabré, sous le soleil, dans la poussière, le bel animal semblait, aspirer à un plus noble emploi de ses forces. L’imagination du peintre l’aperçut aussitôt, dans la fumée de la poudre, sur un champ de bataille, monté par un de ces brillans officiers qu’il connaissait ; rentré dans sa chambre, il fit, coup sur coup, plusieurs esquisses rapides, loua une arrière-boutique sur le boulevard Montmartre pour y installer sa toile, demanda à l’un de ses amis,. M. Dieudonné, de poser pour la tête de l’officier, à un autre, M. Daubigny, de lui donner le mouvement. Au mois de décembre, tout était terminé.

L’Officier de chasseurs, médaillé au Salon de 1812, reparut, à celui de 1814, en compagnie du Cuirassier blessé. Ces deux belles peintures ne trouvèrent pas d’acquéreurs, elles devaient rester dans l’atelier du peintre jusqu’à sa mort. Dès lors, toutefois, la réputation de Géricault était faite parmi ses condisciples de l’atelier Guérin sur lesquels il allait prendre un ascendant décisif par la noblesse de son caractère autant que par la hauteur de son intelligence. Parmi eux, se trouvaient les deux frères Scheffer, Léon Cogniet, Champmartin, auxquels devait se joindre, en 1817, le jeune Eugène Delacroix. La plupart des élèves de Gros, cela va sans dire, se jetaient avec ardeur dans la voie ouverte : c’étaient Charlet, Paul Delaroche, Bonington, Camille Roqueplan, Bellangé, Eugène Lami. D’ailleurs, la révolution était dans l’air, et c’est de tous côtés qu’on voit, à ce signal, sortir et se former, en quelques années, le bataillon des premiers romantiques dont l’ainé, Géricault, n’aura, en 1820 ; que vingt-neuf ans, tandis que les plus jeunes, Bellangé et Lami, entreront à peine dans leur vingtième année. Il en vint, de partout, des ateliers les plus classiques, même de la province ; Pagnost s’échappe de chez David, Robert-Fleury travaille chez Horace Vernet, Decamps grandit chez Abel de Pujol, Eugène Devéria chez Girodet. De 1815 à 1830, toute cette jeunesse, ardente et inquiète, s’agite, s’encourage, se pousse, avec une conviction communicative. A chaque Salon, on en voit quelques-uns apparaître, et leurs débuts sont souvent des coups de maître.

La génération contemporaine a peut-être oublié, plus que de raison, ces vaillans champions de la première heure ; il n’était pas inutile de les lui rappeler. Sans doute, dans l’œuvre de Géricault si vite interrompue par la mort, le Naufrage de la Méduse (1819) reste une page unique ; aucune des peintures qu’on peut exposer ne donnerait une idée complète de sa puissance à ceux qui ne connaîtraient pas le tableau du Louvre, car c’est la seule œuvre exécutée à son retour d’Italie, où il ait eu le temps de réaliser la conception qu’il s’était faite d’une peinture nouvelle. Tout le reste n’est guère qu’ébauches, esquisses, études préparatoires, passe-temps ; cependant il est facile de lire dans ces fragmens ce qu’il voulait et ce qu’il cherchait. Qu’on regarde, dans les peintures, la Charge d’artillerie, les Croupes, le Trompette, ou, dans les dessins, le Nègre à cheval, la Marche de Silène, la Course de chevaux libres, les Taureaux en fureur, l’Hercule étouffant Antée, le Combat, ce qui, frappe partout, c’est la virilité chaude de l’intelligence qui saisit toujours lui vie dans ses manifestations les plus libres, la forme dans ses développemens les plus amples, le mouvement dans ses expressions les plus pathétiques ; c’est en même temps la volonté, énergiquement accentuée, de s’appuyer sur l’expérience du passé pour préparer l’art de l’avenir, de chercher à la fois l’effet et la pensée, la Vérité et la grandeur, le dessin et la couleur. Qu’on ne s’y trompe pas ! Géricault ne répudiait pas David, ni même Pierre Guérin, pour lesquels il professa toujours une touchante admiration ; il voulait acquérir leur science, mais il voulait s’en servir plus simplement et plus humainement, il voulait surtout y ajouter les qualités de rendu, la chaleur d’expression, la nouveauté de sentiment, qu’ils avaient systématiquement dédaignées. Depuis les beaux temps de la renaissance, personne n’a embrassé d’un œil plus mâle et plus ferme le champ entier de la peinture que cet ardent, fier et mélancolique jeune homme, enragé de mouvement, de travail, de plaisir, si modeste vis-à-vis de lui-même, si respectueux pour ses maîtres, si bienveillant pour ses camarades qui meurt à trente-trois ans au milieu de ses chefs-d’œuvre dédaignés. Ses amis ne se trompaient pas en considérant sa disparition comme une calamité irréparable ; quel qu’ait été, en effet, le talent de ceux qui continuèrent son œuvre, aucun ne la reprit au point où il l’avait laissée. Après sa mort, presque tous les romantiques, enivrés de littérature, épris de curiosités, visant la passion, le drame, l’effet à tout prix, négligèrent tous, plus ou moins, tout le côté solide et indispensable de l’art, l’étude de la nature et l’étude du dessin, pour ne songer qu’à l’éclat des tons, à la vivacité des allures, à la bizarrerie des accessoires. La recherche attentive et scrupuleuse de la vérité dans la figure humaine et même dans les objets matériels, telle que nous la comprenons aujourd’hui, tient d’abord peu de place dans leurs préoccupations. L’étude du nu est fort négligée. La plupart sont incapables de faire de bons portraits. Les jeunes paysagistes, il est vrai, qui entrent en scène à la même époque, avec Xavier Le Prince, Bonington et Paul Huet, ne s’égarent pas longtemps dans ces exagérations, mais il faudra du temps avant qu’ils n’exercent leur action salutaire sur les peintres d’histoire et les peintres de genre.

Ce qui fera plus vite comprendre à quelques-uns leur erreur, c’est la résistance obstinée de l’école classique qui, heureusement, refusait de se rendre et qui, à chaque Salon, opposait combattant à combattant, et, souvent, victoire à victoire. Parmi ces obstinés. il en était un surtout, qu’on connaissait à peine, parce qu’il vivait au loin, en Italie, pauvre et solitaire, mais dont le nom reparaissait à chaque Salon sous des peintures d’un aspect archaïque, singulier, inoubliable, qui semblaient un véritable défi jeté aux novateurs, Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1807). Cet élève indépendant de David avait été l’un des premiers à traiter, avec un sentiment naïf et profond de ce que les romantiques appelaient « couleur locale, » ces sujets anecdotiques qui allaient fournir un si vaste champ à leur activité. C’est au Salon de 1814 qu’on avait vu son Raphaël et la Formarina, avec son Intérieur de la chapelle Sixtine. D’autres, plus jeunes, semblaient disposés à chercher, dans le même esprit, le renouvellement de l’art. De là ces heureuses et fécondes rivalités qui permirent alors de voir face à face au Salon : en 1819, le Radeau de la Méduse et l’Odalisque ; en 1822, le Dante aux enfers et le Vœu de Louis XIII ; en 1824, le Massacre de Scio et le Massacre des Juifs ; en 1827, l’Apothéose d’Homère, par Ingres, la Mort de Sardanapale, par Delacroix, la Distribution des récompenses, par Heim, la Mort d’Athalie, par Sigalon, la Naissance d’Henri IV, par Devéria, le Saint Etienne secourant une pauvre famille, par L. Cogniet, la Mort de César, par Court, sans parler des tableaux de genre de Bonington, Decamps, Poterlet, L. Boulanger, des paysages de Bonington, Paul Huet, Corot, etc. Un grand nombre de ces œuvres hostiles se sont aujourd’hui retrouvées au Louvre ; elles y vivent, sans se nuire, dans l’apaisement d’une gloire méritée.

Presque tous les combattans de ces grandes heures sont représentés au Champ de Mars, soit par des peintures, soit par quelque dessin ; il s’en faut qu’ils le soient toujours, romantiques ou classiques, au mieux de leurs intérêts. C’est ainsi que Louis Boulanger n’y peut être connu que par un délicat Portrait de Balzac, à la sépia, et Xavier Leprince, par un Portrait d’acteur, ce qui ne donne point l’idée de sa sincérité comme paysagiste. On n’y voit rien de Bonington, sans doute parce qu’il est Anglais de naissance ; mais cet Anglais, qui s’est formé au Louvre, a pris une telle part à la formation de notre école, soit par ce qu’il apportait de son pays, soit par ce qu’il savait nous montrer dans le nôtre, qu’on aurait pu, avec toutes sortes de bonnes raisons, exercer vis-à-vis de lui une hospitalité rétrospective. En revanche, nous avons de Pagnest (1790-1819), ce maître si rare, deux portraits de femme, dont l’un surtout, celui d’une Dame âgée, en capote à plumes blanches, ridée, souriante, avec des yeux pleurans, fait déplorer la mort prématurée de ce peintre sincère et l’obscurité qui plane sur sa vie. L’admiration que Géricault professait pour son camarade Charlet (1792-1845), qu’on s’est trop accoutumé à cantonner dans sa renommée de caricaturiste, nous est expliquée par ses deux tableaux, vraiment épiques dans leurs dimensions modestes, le Waterloo, marche de l’armée française après l’affaire des Quatre-Bras, et surtout l’Episode de la retraite de Russie ; Charlet y remue les masses dans le paysage tout en conservant à chaque troupier son individualité avec une aisance spirituelle et chaleureuse que Ballet seul, qui procède de lui, comme presque tous nos peintres militaires, saura complètement retrouver. Qu’on lui compare son aîné Taunay ou son cadet Bellangé, on reconnaîtra sa supériorité ; plus naturel, plus coloré, plus vif que le premier, il reste plus précis, plus expressif, plus puissant que le second, Champmartin (1797-1833) et Léon Cogniet (1794-1880), trop oubliés depuis, jouent à cette époque un rôle sérieux dans le mouvement : ils sont de ceux qui, à l’exemple de Géricault, veulent garder la belle tenue du dessin sous l’enveloppe d’une couleur plus chaude. Une seule toile de Champmartin, le Portrait en pied de Mme de Mirbel, en robe d’été, coiffée d’une capote rose, tenant des fleurs, dans un jardin, rappelle par la fraîcheur et la souplesse certaines peintures anglaises et donne envie de mieux connaître l’auteur, un jour célèbre, de la Révolte des janissaires. Léon Cogniet, dans l’atelier duquel se sont formés plus tard bon nombre de nos meilleurs, contemporains, fit preuve, dans sa jeunesse, d’une ardeur grave et d’une vivacité brillante. Son Saint Etienne portant des secours à une famille pauvre, de 1827, et sa Garde nationale de Paris partant pour l’armée en 1792, de 1836, nous montrent son talent sous un meilleur jour que son tableau célèbre, le Tintoret peignant sa fille morte, peinture sérieuse et émue, mais sourde et fatiguée, conçue avec moins de simplicité, exécutée avec moins de liberté que les précédentes. L’esquisse de Devéria pour sa Naissance d’Henri IV est, comme la plupart des esquisses romantiques, plus vive, plus brillante, plus séduisante que la peinture elle-même, dans laquelle s’exagère l’incorrection d’un dessin superficiel. En ce qui concerne Heim (1787-1865), le plus vaillant défenseur à ce moment de la conciliation entre les traditions académiques et les aspirations nouvelles, grand peintre d’histoire, admirable portraitiste, son exposition, composée de trois pièces curieuses comme réunions de personnages, mais d’une exécution rapide ou fatiguée, ne met pas à sa vraie place l’auteur du Massacre des Juifs (1824), du Martyre de saint Hippolyte, de la Distribution des récompenses au Salon de 1824. Par cette dernière œuvre, si vivante, si franche, si naturelle, Heim est un des pères de l’école contemporaine.

Ingres et Delacroix se retrouvent là, vis-à-vis l’un de l’autre, comme on les a toujours vus, aux deux pôles extrêmes de leur art, chacun représentant avec une conviction égale et une égale autorité le maximum de ce que peut donner la peinture limitée à l’expression plastique par le dessin ou limitée à l’expression dramatique par la couleur. L’absolutisme et l’opiniâtreté de ces deux maîtres en ont fait les agens les plus actifs de l’évolution moderne. On ne se prend pas, sans terreur, à penser combien rapide eût été la chute de l’école, si elle avait été entraînée, sans contrepoids, par l’ascendant unique de l’un d’eux, et surtout par celui de Delacroix, trop personnel et trop original pour devenir facilement instructif. Il suffit de voir ce que sont devenus les rares élèves ou imitateurs de ces deux grands artistes qui se sont traînés trop humblement à leur suite et qui n’ont point remonté, comme l’a fait Flandrin, aux sources mêmes de leurs génies. En revanche, on comprend toute la portée de ces génies lorsqu’on voit qu’il n’est, depuis leur apparition, presque aucun peintre qui se soit entièrement soustrait à leur double influence.

En regardant les œuvres de la jeunesse d’Ingres, on s’explique l’attrait qu’elles durent exercer sur un petit cercle d’esprits cultivés en même temps que la répulsion produite sur le plus grand nombre. Le mérite d’Ingres, c’est d’avoir, au sortir de l’atelier de David, compris., avec une naïveté durable, que l’antiquité qu’on y donnait en exemple était une fausse antiquité, qu’il fallait remonter, pour trouver des modèles originaux, purs et suggestifs, des Romains aux Grecs, et des Bolonais aux Florentins. Il y avait déjà eu, sous la révolution, une tentative de ce genre dans l’atelier de David, où s’était formé, sous l’influence d’un tout jeune homme, Maurice Quay, un groupe qui s’intitulait les Primitifs. Maurice Quay passa pour fou et mourut jeune. C’était, on le voit, un précurseur des préraphaélites anglais et d’une bonne partie de nos peintres et sculpteurs contemporains ; mais l’heure d’un pareil retour vers le XVe siècle n’était pas encore venue. Seul, Ingres, eut le courage de son opinion. Son envoi de Rome, Jupiter et Thétis (1814), respire une intelligence profonde et une étude attentive des vases et des marbres grecs qu’on chercherait vainement dans toutes les figures mythologiques, sèchement emphatiques ou fadement élégantes, de l’école davidienne. L’attitude tranquille et puissante du Jupiter, le mouvement souple, insinuant, plein d’angoisse, de la suppliante, qui tend vers lui son cou gonflé et ses yeux humides, la fierté douce des visages, la légèreté des draperies, la beauté des proportions et la délicatesse des modelés donnent à cette œuvre singulière une saveur étrange et noble. C’est avec la même candeur, candeur touchante et de tout temps fort rare, qu’Ingres, deux ans après, peint un Napoléon Ier sur le trône, en s’inspirant, cette fois, des camées impériaux. Il étudie ensuite le visage placide et insignifiant de la Belle Zélie avec la béatitude enfantine d’un élève de Pier della Francesca ou de Pérugin. Nous eussions aimé à voir, à côté de ces études d’archaïsme antique, ces études d’archaïsme du moyen âge dont nous avons parlé. On y eût constaté que, sous la froideur voulue du coloris, se montre, pour u : i œil impartial, une connaissance bien plus vraie et bion plus sérieuse du moyen âge, étudié dans ses œuvres d’art, que dans la plupart des tableaux de genre romantique où le jeu des couleurs ci le jeu des touches dissimulent l’invraisemblance des personnages. Un dessin de Charles V, régent du royaume, rentrant à Paris, montre la conscience qu’apportait Ingres dans ces travaux en dehors du courant ordinaire de son esprit. C’est aussi à la section des dessins qu’on trouvera réunis bon nombre de ces portraits exquis à la mine de plomb et de ces études de nus ou de draperies qui font d’Ingres, comme dessinateur, l’égal des plus grands maîtres de la renaissance.

La peinture d’Ingres, toutefois, qui attire avec raison la plus vive curiosité est le fameux Saint Symphorien, de la cathédrale d’Autun, qui a suscité tant de querelles en son temps, et qui est placé tout près de la Bataille de Taillebourg, par Eugène Delacroix, afin qu’on puisse comparer les deux maîtres en deux œuvres capitales. La bataille de Taillebourg n’est pas, sans doute, dans l’œuvre de Delacroix, le morceau où sa puissance dramatique et symphonique se soit le plus nettement et le plus splendidement affirmée. Les Massacres de Scio, l’Entrée des Croisés, la Clémence de Trajan, sont, dans son genre épique, des œuvres moins discutées, peut-être parce qu’elles joignent à leurs qualités romantiques celles d’une ordonnance pondérée et claire, d’une ordonnance classique. Dans la Bataille de Taillebourg, comme dans la Mort de Sardanapale, Delacroix, au contraire, a poussé à ses conséquences extrêmes le système romantique. Absence de symétrie, violence de mouvemens, enchevêtrement des corps, confusion des plans, mutilation des figures, tout ce qu’on enseignait dans l’école à redouter, Delacroix l’accumule avec une sorte de rage et de défi dans ces deux compositions. C’est pourquoi nous les regardons comme très caractéristiques. La Bataille de Taillebourg, commandée pour Versailles, était une éloquente protestation contre la banalité avec laquelle la plupart des peintres y disposaient alors leurs batailles où l’on ne se battait que dans le lointain, la première place étant réservée au roi ou au général, toujours calme et en tenue irréprochable sur son coursier officiel. La mêlée de Delacroix, au contraire, est une véritable mêlée, grouillante, sanglante, hurlante ; le jeune roi Louis n’est pas, de tous, celui qui tape le moins dur. Comme agitation, comme bousculade, comme sonorité retentissante et vibrant accord de couleurs, comme virilité et liberté d’exécution, c’est vraiment une merveille ; on ne saurait trouver, si ce n’est chez Rubens et Rembrandt, une peinture mieux d’ensemble, plus accordée, plus une. C’est tout le contraire du système de Guérin et de Girodet, qui consistait à juxtaposer des figures isolées sans les lier autrement que par le geste expressif.

Il semble que dans le Saint Symphorien, Ingres, en déployant toute sa science, ait voulu, au contraire, accumuler les preuves de l’excellence du système classique. Comme la Bataille de Taillebourg, c’est une œuvre de combat ; dans les deux peintures, on fait montre évidente de virtuosité, là en fait de mouvement et de couleur, ici en fait d’expression et de dessin. Il est bien clair qu’Ingres a eu l’intention de provoquer les romantiques sur leur propre terrain, de leur enseigner ce qu’un dessinateur correct et ferme pouvait garder de clarté et de beauté, d’expression intellectuelle et de hauteur morale, même en entassant une multitude de figures dans un cadre restreint, même en agitant toutes ses figures d’une émotion violente et tragique. On s’étouffe sous les murs d’Autun comme sur le pont de Taillebourg. On s’y étouffe même, reconnaissons-le, avec moins de naturel ; il y a, sur les premiers plans, trop de morceaux de bravoure, de raccourcis à effet, de musculatures ronflantes, le tout exécuté avec une science admirable, mais une science qui se connaît trop et qui se montre trop. Pourquoi la virtuosité des grands dessinateurs paraît-elle souvent plus insupportable que la virtuosité des grands coloristes ? Peut-être parce qu’elle implique plus d’opiniâtreté dans le pédantisme et qu’elle s’impose plus profondément. Mais, cette première surprise passée, que d’admirables choses rassemblées, pressées, condensées dans cet étroit espace ! Comme nous sommes loin, à la fois, et du vide glacé des bas-reliefs peints du commencement du siècle, et du délayage impalpable des molles décorations d’aujourd’hui ! Comme tout est voulu, réfléchi, poussé à fond, d’un bout à l’autre, depuis cette mère, penchée sur la muraille, qui encourage et bénit son enfant par un geste héroïque d’une exagération passionnée et irrésistible, jusqu’à ce jeune saint, à la fois si énergique, et si délicat, qui réalise le type idéal du martyr enthousiaste et conscient et qui restera l’une des plus nobles créations de l’art français ! Quel que soit l’éclat de la Bataille de Taillebourg, n’est-il pas clair que cette figure, si précise, si étudiée, si puissamment synthétisée en toutes ses parties, se fixe dans l’imagination avec plus de persistance que le saint Louis, au geste rapide, au visage indécis, entrevu dans la poussière de la bataille, confondu avec son entourage ? Une peinture comme celle de Delacroix reste la preuve d’un génie exceptionnel, qui, tenant peu compte du passé, ne réserve rien pour l’avenir. Une peinture comme celle d’Ingres, plus froide en apparence, parce qu’elle est plus concentrée, ne laissant rien perdre de ce qui est acquis, devient une leçon durable et un exemple utile.

La plupart des autres peintures de Delacroix, la Liberté guidant le peuple, les esquisses du Mirabeau et Dreux-Brézé, du Boissy-d’Anglas à la Convention, du Meurtre de l’évêque de Liège, appartiennent à la maturité de sa vie, à la période la plus brillante de son activité, sous le gouvernement de Louis-Philippe, qui lui confia plusieurs commandes importantes. Ce n’est pas que la lutte entre les révolutionnaires et les réactionnaires, entre les romantiques et les académiciens, se fût apaisée après les journées de juillet par l’avènement au pouvoir des libéraux en politique qui étaient aussi des libéraux en littérature et en art. Malgré la protection marquée de plusieurs membres de la famille royale et de plusieurs ministres, notamment d’Adolphe Thiers, Delacroix et ceux qui le suivaient eurent à subir plus d’une fois les rigueurs de l’Institut, alors maître des Salons. Ni lui, ni son rival Ingres, en dehors d’un petit groupe d’artistes et d’amateurs, ne parvinrent à gagner les laveurs soit du monde officiel, soit du monde bourgeois, auxquels leurs personnalités, trop tranchantes, semblaient toujours excessives. En ce temps de juste milieu, toute la popularité alla vers les modérés et les politiques, vers ceux qui, par tempérament ou réflexion, sagesse ou calcul, semblaient vouloir tenir la balance égale entre les austérités rigoureuses du dessin classique et les explosions capricieuses de la couleur romantique. Le Musée historique de Versailles fut la carrière ouverte où s’exercèrent, avec trop de hâte, parfois avec grand talent, tous ces éclectiques. On a bien fait d’y aller chercher le Dix-huit brumaire de François Bouchot, mort à quarante-deux ans ; c’est une œuvre bien pensée et bien peinte, d’une composition exacte et vivante, d’une exécution forte et soutenue. On pourrait trouver d’autres peintures supérieures dans cette collection trop dédaignée, où travaillèrent les trois artistes distingués qui accaparèrent alors la faveur du public, Horace Vernet, Ary Scheffer, Paul Delaroche.

Il suffit d’évoquer le souvenir des œuvres spirituelles, délicates, émouvantes, auxquelles se rattachent ces trois noms pour sentir combien l’exaltation imaginative des périodes antérieures était déjà tombée et combien, en descendant de plus en plus vers la peinture anecdotique, littéraire, archéologique, on s’éloignait à la fois de l’idéal héroïque de David, de l’idéal humain de Géricault, de l’idéal passionné de Delacroix, de l’idéal plastique d’Ingres. Il serait injuste, cependant, de méconnaître, comme on est trop porté à le faire, la valeur réelle d’Horace Vernet, d’Ary Scheffer, de Paul Delaroche, en regardant uniquement l’inégalité, l’incertitude ou la faiblesse de leurs moyens d’exécution. S’il est à craindre qu’un très petit nombre de leurs ouvrages, même parmi les plus fameux, puissent faire grande figure, dans les musées, à côté des maîtres du passé, il n’en est pas moins vrai que ces hommes éminens ont exercé, soit par leurs qualités effectives, soit par leurs tendances et leurs indications, une influence considérable, non-seulement sur l’évolution française, mais sur l’évolution européenne. Leur part de gloire reste donc assez belle, et nous devions nous attendre à la voir détendue, au Champ de Mars, par quelques chefs-d’œuvre choisis.

Horace Vernet (1789-1863), à vrai dire, est le seul des trois qui s’y montre avec avantage. Le Siège de Constantine, du Salon de 1837, reste toujours une œuvre vivante, naturelle, aisée, pleine de cet entrain joyeux que nos troupiers mettent à escalader une brèche et que Vernet apportait à brosser ses toiles. D’Ary Scheffer (1795-1858), nous n’avons qu’un petit portrait, vif et fin, celui de Lafayette en 1819 ; c’est trop peu pour nous expliquer l’action du noble poète de la Marguerite et du Saint Augustin sur les âmes élevées et tendres, trop peu même pour nous enseigner ce qu’il fut comme portraitiste, car c’est surtout dans l’analyse émue des physionomies souffrantes ou pensives qu’il se monte réellement supérieur. Quant au peintre de la Mort du duc de Guise et des Girondins, il ne nous apparaît qu’avec son Cromwell de 1831, que Gustave Planche regardait comme « la pire et la plus pauvre de ses œuvres. » Sans souscrire à ce jugement, qui nous semble dur et injuste, il faut bien reconnaître que l’exécution de cette scène mélodramatique est pénible, sèche et lourde, sans air, sans lumière, sans effet. Reste le soin apporté à l’étude du personnage, des costumes, des accessoires qui fut une des causes légitimes du succès de Paul Delaroche. Mais ce n’est point là qu’on peut comprendre son mérite exceptionnel, comme metteur en scène de tragédies historiques, dût-on seulement le juger sous ce rapport et dût-on oublier qu’il est l’auteur des peintures de l’Hémicycle de l’Ecole des Beaux-Arts, c’est-à-dire l’un des restaurateurs de la peinture monumentale dans notre pays.

On doit tenir compte, lorsqu’on parle d’Horace Vernet et de Paul Delaroche, de l’influence qu’ils exercèrent, par leurs compositions claires et animées, non seulement sur les peintres, mais surtout sur les dessinateurs d’illustrations, influence qui n’est pas épuisée. Sous ce rapport, ils furent non-seulement secondés, mais complétés et dépassés d’abord par Decamps (1803-1860), et ensuite par M. Meissonier. La supériorité de ces deux maîtres, c’est d’avoir, dès le premier jour, compris que la valeur de l’œuvre résidait moins encore dans le bon choix et l’intelligence du sujet que dans la précision, la fermeté, l’exactitude de l’exécution. Au milieu du désordre romantique, Decamps, extraordinairement préoccupé de la technique, s’efforçait surtout de réappliquer les procédés empruntés aux Hollandais et aux Anglais à l’étude du paysage et des scènes familières. Dès 1827, il exposait sa Chasse au vanneau. De 1827 à 1830, il ouvrait à nos peintres le chemin de l’Orient où l’allait suivre Marilhat. Quant à M. Meissonier, plus jeune de dix ans, lorsqu’il débuta, d’abord comme illustrateur, ensuite comme peintre, c’est avec raison que les connaisseurs pressentirent en cet observateur précis, opiniâtre, implacable, le dessinateur qui allait désormais servir d’exemple à tous ceux qui voudraient placer des figures historiques ou réelles dans un milieu bien déterminé. Nous avons plusieurs spécimens du talent inégal, ingénieux, accidenté, de Decamps, dans la Cour de ferme, le Garde-chasse, la Sortie de l’école turque. L’ambition de ce peintre de genre fut toujours d’être un peintre d’histoire, et, lorsqu’il veut bien enfermer ses mêlées furieuses dans de petits cadres, comme le Samson combattant les Philistins, il y apporte une passion, à la Salvator Rosa, qui n’est point sans grandeur. Des aspirations du même genre devaient aussi plus tard agrandir singulièrement le talent de M. Meissonier. Par quelle suite obstinée d’études et d’efforts l’auteur ingénieux du Lazarille de Tormes et des premiers Liseurs est-il devenu le peintre énergique, pathétique, profond de cette poignante épopée, de ce chef-d’œuvre, le 1814, plus grand et plus puissant dans son petit cadre que toutes les grandes toiles environnantes ? C’est à quoi le Champ de Mars peut répondre en nous montrant, soit dans la section ancienne, soit dans la section moderne, une série d’études qui nous permet de suivre cette activité infatigable depuis 1839 jusqu’en 1889. Un des patriarches du romantisme que l’Exposition universelle aura remis le mieux en lumière est aussi M. Jean Gigoux. Son Portrait du lieutenant gênerai Davernicki (1833), peinture libre, chaude, vivante, comparable aux belles brossées de Gros, et ses Derniers momens de Léonard de Vinci (1837), d’une exécution non moins savoureuse en certaines parties, établissent son rôle actif dans l’évolution qui ramenait l’école vers un naturalisme intelligent.

On sait comment, à la fin du règne de Louis-Philippe, apparut une école nouvelle, composée en général d’élèves de Paul Delaroche, mais principalement influencée par Ingres et par Gleyre, les auteurs récens et applaudis de la Stratonice et des Illusions perdues. Le Salon de 1847 révéla à la fois Couture et M. Gérôme, qu’entourèrent Hamon, Picou, Gendron, etc. M. Gérôme n’a rien exposé au Palais des Beaux-Arts, mais l’Orgie romaine de Couture occupe une place d’honneur en face du Couronnement du sacre. Si le style de cette vaste composition reste assez mou et flottant, si l’ordonnance en est plus théâtrale que significative, si la facture en est plus décorative que monumentale, c’est néanmoins, par un ensemble d’habiletés peu communes, une œuvre importante dans l’histoire de notre école, et l’on comprend les espérances qu’elle put faire naître. Le système nouveau n’était d’ailleurs qu’une métamorphose, à la mode antique, du dilettantisme romantique fatigué du moyen âge et de la renaissance. La simplicité, l’observation, le naturel, y tenaient encore trop peu de place pour qu’il en sortit une forme d’art, franche et vivante, correspondant au goût de force et de vérité qui commençait à se réveiller. La plupart des artistes neo-grecs s’enfermèrent et se perdirent, plus ou moins vite, dans la bimbeloterie, l’érudition, la grâce molle et banale. On ne sait ce que serait devenu le plus ambitieux et le plus vaillant de ces nouveaux-venus, Théodore Chassériau, esprit très ardent et très ouvert, comprenant à la fois Ingres et Delacroix, voulant continuer Géricault, qui débuta brillamment par des études antiques pour aborder ensuite les conceptions héroïques. Il mourut à trente-sept ans, en 1856. Sa Défense des Gaules par Vercingétorix, de 1855, dénote un tempérament passionné, des aspirations multiples, une science compliquée, mais une volonté hésitante et qui n’a pas su se fixer encore.


III

La république de 1848, dans sa courte durée, exerça sur les beaux-arts une action assez vive dont les effets devaient être ressentis plus tard. La liberté absolue des expositions accordée aux artistes, la commande faite à M. Paul Chenavard de la décoration historique et philosophique du Panthéon ouvrirent aux artistes des perspectives nouvelles. Le Salon fut, il est vrai, rendu bientôt à la gestion officielle, mais l’organisation en resta extrêmement libérale ; et si les travaux du Panthéon furent interrompus, à la suite du coup d’état, l’idée n’en resta pas moins en l’air pour être reprise, sous une autre forme, vingt-cinq ans après. Dès ce moment, l’ambition, ouverte ou cachée, de presque tous les artistes supérieurs se tourna, comme dans l’ancienne école, vers l’activité publique et décorative. D’autre part, l’agitation des idées démocratiques qui survécut à la république excita, dans des couches plus nombreuses, le désir d’un art plus simple et plus naturel que la fantaisie romantique. C’est alors qu’entre en scène l’école réaliste qui, avec l’appui des paysagistes, durant tout le second empire, poursuit, tantôt sourdement, tantôt bruyamment, son œuvre de siège et d’attaque contre le dilettantisme officiel et mondain.

L’Exposition de 1855, à l’avenue Montaigne, en groupant les chefs-d’œuvre de la France et de l’étranger depuis le commencement du siècle, permit de constater, pour la première fois, la supériorité de l’école française ; elle donna en même temps, aux peintres des divers pays, le désir et ces habitudes de contacts publics et réguliers qui devaient-désormais modifier singulièrement l’orientation des différentes écoles. En même temps, un certain nombre d’élémens nouveaux, dus au progrès des sciences, pénétrant peu à peu dans les habitudes de la vie générale, commençaient d’exercer leur action sur le travail des artistes. Dans l’étude de leurs œuvres, il faudra, à partir de ce moment, tenir grand compte de l’influence croissante que vont exercer sur leurs habitudes d’esprit la facilité dans les déplacemens apportée par la locomotion à vapeur, l’abondance des renseignemens, sur la nature et sur l’art, fournis par la photographe, la variété des études, la multiplicité des sensations, l’instabilité d’attention qui résultent de tant de moyens d’information inattendus. Tout concourt, dès lors, à rendre plus difficile pour eux l’isolement matériel et la concentration intellectuelle nécessaires au développement de la volonté et à la maturation des œuvres, tout concourt en même temps à développer simultanément, chez les amateurs comme chez eux, avec une vivacité extrême, d’une part la connaissance du passé et le goût des curiosités, d’autre part l’admiration du présent et le sentiment de la réalité.

Dans ces circonstances, de 1855 à 1870, voici, à peu près, comment on voit se grouper les nouveaux-venus. Au premier rang, les plus en vue, les mieux encouragés, la plupart des prix de Rome. Cabanel, Baudry, M. Bouguereau. Tous trois débutent entre 1848 et 1855 et se signalent par un éclectisme habile et souple qui s’allie d’abord à des aspirations classiques d’un ordre élevé, puis, peu à peu, tourne, plus ou moins, à la recherche des grâces mondaines et d’une certaine distinction, facilement languissante. Non loin d’eux, mais moins adulés, un peu dans l’ombre, volontiers solitaires, un cercle de rêveurs, de curieux, de liseurs, de causeurs, tous esprits cultivés et praticiens raffinés, qui analysent avec passion les vieux maîtres, gardent leur indépendance vis-à-vis des classiques, des romantiques, des réalistes, tout en sachant les goûter en ce qu’ils valent. Le dilettantisme, dans ce groupe, atteint son plus haut degré de finesse et d’élévation. La plupart de ceux qui en sortent ne sont pas, tout d’abord au moins, des producteurs abondans, ce sont toujours des artistes consciencieux et chercheurs, des poètes délicats ou fiers : Gustave Ricard, Eugène Fromentin. MM. Gustave Moreau, Hébert, Puvis de Chavannes, Delaunay. La troisième troupe vit plus à l’écart, dans la banlieue de Paris, dans de modestes ateliers : ce sont les paysagistes, ceux de la première heure, Huet, Dupré, Rousseau, ceux de la seconde, Troyon, Diaz, Daubigny et les peintres de paysans, Millet, Courbet, M. Jules Breton. çà et là, entre ces trois groupes, se rattachant au dilettantisme par leur passion marquée pour quelque maître ancien, se rapprochant des réalistes par leur amour net et vif pour la nature, quelques praticiens indépendans, d’une personnalité précoce et décidée, marchent avec assurance dans la voie qu’ils ont choisie et contribuent à maintenir dans l’école les traditions d’une technique sérieuse et convaincue : Bonvin, Manet, MM. Ribot, Bonnat, Carolus Duran, Henner, Fantin-Latour, Vollon, etc.

La plupart de ces maîtres vivent encore, et l’on trouve des collections de leurs œuvres récentes dans les galeries décennales ; leurs œuvres anciennes n’en restent pas moins intéressantes à consulter, comme point de départ. On n’aurait, sans doute, qu’une idée incomplète de Baudry ou de Cabanel si on les jugeait d’après les quelques peintures, signées d’eux, qu’on voit au Champ de Mars. Tous deux, Baudry surtout, furent d’habiles décorateurs ; on aurait revu, avec plaisir et profit, des séries bien présentées de cartons et d’études pour le foyer de l’Opéra ou le Plafond de Flore. Les deux tableaux de Baudry, le petit Saint Jean de 1861 et la Vague et la Perle de 1863, sont d’ailleurs très caractéristiques. C’est l’élément parisien, la grâce, un peu maniérée, de l’enfant gâté et de la fille coquette qui s’introduit dans l’idéal classique pour le raviver, l’agrémenter, l’amollir. On se souvient des discussions auxquelles donna lieu la jolie fille de la Vague et de la Perle, se roulant, parmi les coquillages, en face de la Vénus de Cabanel, étendue, vis-à-vis de sa rivale, sur les flots. La Vénus, toute voluptueuse qu’elle fût, retenait un peu plus de son origine antique ; la Perle, dans sa pose provocante, l’emporta pour le piquant, l’inattendu, la fraîcheur et la séduction du coloris. C’est, en effet, un agréable morceau donnant l’idée de la façon dont on comprenait la beauté à cette époque, dans la nouvelle école, presque au moment où Ingres venait d’achever sa Source, dont le type reste plus simple et plus élevé. Quelques portraits bien choisis, celui du Baron Jard-Pauvillier (1855), si vif et si précis, celui du Général Cousin-Montauban, en pied, tenant son cheval (1877) et plusieurs autres des dernières années de l’artiste nous font assister à quelques-unes des métamorphoses de ce talent consciencieux et inquiet dont la manière, surtout dans le portrait, ne cessa de se modifier au gré de ses admirations changeantes. Une intelligence trop accessible et trop vive n’est pas, dans notre temps de communications faciles et de sensations multipliées, une supériorité qu’il soit facile d’allier à un travail régulier de production. La médiocrité des facultés, jointe à un tempérament de bon ouvrier, préserve, au contraire, de bien des écarts. Nul n’a plus souffert que Paul Baudry de cette supériorité compréhensive. On ne constate pas les mêmes inquiétudes chez Cabanel, qui, de bonne heure, marcha droit devant lui, ajoutant chaque jour avec conscience quelque habileté à son habileté scolaire, et qui par instans, à force de simplicité confiante, apparut comme un portraitiste supérieur. Le délicieux Portrait de Mme la duchesse de Vallombrosa, le beau Portrait de M. Armand, méritent certainement leur célébrité ; toutefois, il est regrettable, pour la gloire de ce maître distingué, qu’on non ait pu réunir un plus grand nombre. Les Parisiens les connaissent, nous le savons ; mais il y aurait eu profit pour les étrangers à comparer les façons discrètes et délicates qu’apportait Cabanel dans ses analyses de la beauté ou de la distinction féminines avec les manières brutales et impertinentes qui deviennent à la mode.

Les expositions posthumes de Ricard (1823-1872) et de Fromentin (1820-1876) ont assuré leur rang à ces artistes délicats et chercheurs, victimes, eux aussi, dans une certaine mesure, de leur subtile culture d’esprit et de leur dilettantisme anxieux, mais qui compteront pourtant, dans l’évolution moderne, autant par l’influence de leur goût que par la qualité de leurs ouvrages. De Ricard, voici quatre morceaux d’une virtuosité exquise, dans lesquels tour à tour passe le souffle de Van Dyck, de Titien, de Corrège. de Rembrandt, qui exhalent tous le charme d’une individualité extraordinairement discrète et délicate, les Portraits de M. Chaplin, Mme Sabatier, Mme de Calonne, Mlle Baignières. De Fromentin, voici un des plus beaux ouvrages de sa première manière, nette et ferme, moins personnelle, où il recherche à la fois la tenue de Marilhat et l’éclat de Delacroix, l’Audience chez le Calife, puis quelques-unes des peintures finement et délicatement chiffonnées des périodes postérieures, notamment la délicieuse Fantasia de 1869. De M. Gustave Moreau, toujours trop craintif de la lumière, toujours trop fermé dans sa tour d’ivoire, deux pièces seulement, le Jeune homme et la Mort, peint par l’artiste en souvenir de son maître Théodore Chassériau (1865) et la Galatée, au milieu des richesses éblouissantes de la flore aquatique. C’est trop peu pour faire comprendre à des passans d’une heure les fascinations Imaginatives d’un poète raffiné et fécond dont les rêves s’expliquent les uns par les autres, et qu’on aurait eu plaisir à comparer avec les derniers des préraphaélites anglais, ses seuls parens parmi les contemporains. La rareté des œuvres de M. Gustave Moreau est plus fâcheuse, au Champ de Mars, que la rareté de celles de M. Puvis de Chavannes, dont les facultés supérieures ne peuvent être réellement comprises que dans ses peintures monumentales, lorsqu’elles sont placées, en leur jour, au milieu d’une décoration bien appropriée. Nous avons eu bien des fois l’occasion de répéter ce que nous pensions des hautes qualités poétiques et décoratives de M. Puvis de Chavannes, et combien son exemple avait été utile pour rendre aux jeunes peintres le sentiment des ensembles harmonieux et de la simplicité expressive. On n’a qu’à entrer dans le Panthéon et dans la Sorbonne pour lui rendre justice. Le juger, au Champ de Mars, sur des fragmens dans lesquels s’exagèrent son maniérisme archaïque et ses simplifications de rendu, serait profondément injuste. Ce qu’il y faut admirer, ce sont ses beaux dessins préparatoires, d’une allure si mâle, d’une largeur si noble, qui font regretter de ne pas Voir toujours le peintre transporter sur ses toiles la précision du dessinateur. Deux beaux tableaux de M. Ernest Hébert, sans développer son talent poétique et mélancolique sous toutes ses faces, le montrent pourtant sous son aspect le plus noble et le plus personnel ; le Matin et le Soir de la vie et la Vierge de la délivrance, œuvres relativement récentes, offrent le résumé des qualités que M. Hébert manifestait dès sa jeunesse. M. Delaunay est le mieux servi, au moins comme portraitiste. Cinq portraits dans la section rétrospective, dix dans la section contemporaine placent au plus haut rang cet artiste savant. Comme Ricard et comme Baudry, M. Delaunay a demandé conseil aux maîtres les plus variés, mais sans jamais rien abandonner de sa fermeté soutenue et pénétrante, gardant toujours, sous l’enveloppe grave ou brillante dont il les revêt, la solidité vivante de ses corps. Dessin fin, exact, incisif, modelé profond et souple, couleur vive ou grave, éclatante ou éteinte, suivant le caractère des personnages, simplicité et puissance de l’analyse physionomique, M. Delaunay, dans quelques-uns de ces chefs-d’œuvre, unit les mérites les plus différens avec une autorité dans laquelle on ne peut s’étonner ni se plaindre de sentir parfois quelque effort de volonté. C’est une qualité si rare par le temps qui court ! Trois morceaux d’étude, l’Ixion, le David vainqueur, le Centaure Nessus, attestent ce que M. Delaunay eût pu être comme peintre d’histoire s’il avait eu, de ce côté, des ambitions égales à son talent.

MM. Ribot, Bonnat, Carolus Duran, Henner, Fantin-Latour, ont moins dispersé leur curiosité et leurs études que les précédons. Indépendans de bonne heure, secouant toute attache soit avec la tradition davidienne, soit avec la tradition romantique, épris des belles exécutions, simples, fermes, résolues, ne prenant conseil que d’un ou deux maîtres, s’abandonnant pour le reste à leur observation personnelle, ils ont tiré, des domaines où ils se sont établis, des fruits d’autant plus savoureux que ces domaines, en général assez étroits, étaient plus opiniâtrement cultivés. A défaut d’imagination inventive, ils possèdent, à un haut degré, le souci de la réalisation, le sens de la force et de la simplicité dans la mise en œuvre des moyens d’expression. Leur exemple sert à mettre en garde contre les dangers auxquels se trouvent toujours exposés les peintres modernes, soit de tomber dans l’exécution banale et fade, soit de rechercher les effets littéraires. Ils soutiennent la tradition et l’honneur du métier. Il y a vraiment plaisir à voir M. Ribot lutter contre Ribera, dans son Huître et les Plaideurs, M. Bonnat dans son Saint Vincent de Paul prenant la place d’un galérien, réunir les meilleures qualités des anciens maîtres français et italiens au commencement du XVIIe siècle, puis appliquant cette science à l’observation des figures contemporaines et des mœurs populaires, nous donner dans ses Pèlerins au pied de la statue de saint Pierre et ses Paysans napolitains devant le palais Farnèse, des modèles d’études sincères et sérieuses qui, pour la simplicité de la mise en scène, le naturel des arrangemens, la solidité et l’exactitude du rendu, ne peuvent guère être dépassées. Une des premières études de M. Henner, la Byblis changée en source, est d’une délicatesse consciencieuse que le travail du temps mot en pleine valeur. Le temps est aussi un collaborateur favorable à un autre débutant de la fin de l’empire, M. Jules Lefebvre, plus fidèle que les précédens à l’enseignement académique, dont les premières études, la Jeune fille couchée et la Femme endormie, n’ont rien perdu de leur fermeté simple et saine.

C’est durant le second empire, nous l’avons dit, que les paysagistes, longtemps obscurs, arrivent successivement à la popularité et imposent peu à peu, par une action lente et insensible, leurs façons de voir et de comprendre les objets extérieurs à une grande partie de l’école. Ils n’avaient pas été naguère les derniers à s’insurger contre le système pédantesque de David, formulé à leur usage par le grave et ennuyeux valenciennes. Au plus beau temps du paysage historique, il y eut toujours quelques réfractaires. C’étaient naturellement de braves garçons, simples et même naïfs, coureurs de forêts, flâneurs de plaine, hantant les auberges plus que les salons, un peu bohèmes, mais aimant de cœur ce que la belle société commençait d’aimer littérairement : les verdures, le ciel ouvert, le grand soleil. Timides, — ils l’étaient, — jetant un coup d’œil furtif, quand ils en avaient l’occasion, sur les petits maîtres hollandais, qui n’étaient plus en vogue, et ne se hasardant qu’avec toutes sortes de craintes à imiter leur sincérité. C’eût été de l’ingratitude de ne pas ouvrir les portes à Lazare Bruandet (1755-1805), le nomade de la forêt de Fontainebleau ; à George Michel (1753-1843), l’infatigable explorateur des merveilles de la butte Montmartre et de la plaine Saint-Denis, qui vécut près d’un siècle, sans gloire comme sans ambition, tendant d’un côté la main à Lantara et de l’autre à Théodore Rousseau. On voit, par leurs études, que le sentiment de la nature, pour s’exprimer chez eux, soit bien mesquinement, soit bien sommairement, n’en était pas moins déjà très juste et très profond. Il faut rendre aussi justice au bonhomme Demarne. Son Goûter de faneurs dans une prairie (1814) est une pièce agréable ; les fonds de verdure, baignés par la lumière, sont traités déjà avec une vérité frappante. Mais le morceau qui prouve le mieux que, dès la fin du XVIIIe siècle, on comprenait la nécessité de marcher avec décision dans la voie indiquée par Joseph Vernet, détournée et barrée par Hubert Robert et Fragonard, c’est une Vue de Meudon, par Louis Moreau l’aîné (mort en 1806). Pour la franchise de la vision, pour la liberté de l’exécution, c’est presque une œuvre moderne, avec ces qualités de tenue familière actuellement passées dans l’école de M. Français. Si on avait ajouté, à ces morceaux, quelques spécimens des paysages de style, produits, suivant les principes officiels, par l’école académique, Valenciennes, Bidauld, Victor Bertin, on aurait eu sous les yeux tous les élémens d’où est sortie l’école contemporaine. Ce serait, en effet, une erreur de croire que ces derniers artistes, aujourd’hui démodés, mais dessinateurs exacts, compositeurs réfléchis, possédant un sentiment élevé des beautés typiques et générales de la nature, n’aient pas, soit directement, soit indirectement, exercé une action durable sur leurs successeurs. Leurs élèves, Rémond, Edouard Bertin, Aligny, Michallon, furent les maîtres ou les conseillers de presque tous les paysagistes de 1830, et ceux-ci, comme leurs camarades, les romantiques de l’histoire et du genre, durent à la force même de cet enseignement classique, contre lequel ils se révoltaient, les habitudes sérieuses d’étude et de réflexion qui manquent souvent à nos jeunes contemporains, soumis à une discipline moins rigoureuse, mais moins fortifiante.

Si l’on ne se souvenait pas de ces stylistes méprisés, on comprendrait mal, par exemple, le plus populaire, à l’heure présente, des paysagistes de 1830, celui dont la gloire éclate, au Champ de Mars, comme la plus pure et la plus incontestée, Camille Corot. Né en 1796, élève de Rémond, camarade de Michallon, admirateur d’Aligny, imitateur de Joseph Vernet et de Claude Lorrain, passionné d’Italie et de poésie grecque, Corot n’éprouve, en vérité, devant la nature, rien des inquiétudes passionnées qui agitent les romantiques, La Berge, Paul Huet, Jules Dupré, rien de l’esprit d’observation précise qui tourmente les naturalistes, Théodore Rousseau, Millet. Ce doux poète, aux tendresses virgiliennes, restera toute sa vie un pur classique, dans ses compositions idylliques, par le rythme bien équilibré de ses masses, par la sobriété de ses indications adoucies, par la douceur de ses enveloppes harmoniques, autant et plus que par la grâce antique des nymphes et des dryades qu’il se plaît à y évoquer. N’est-ce point même par ces qualités scolaires, correspondant si bien à notre culture latine, par l’aisance aussi et par la souplesse aimable avec laquelle il enveloppe des généralités connues dans une exquise lumière, qu’il se fait si aisément et si universellement comprendre ? Il est certain que ses beaux morceaux, le Bain de Diane, la Ronde de Nymphes, les Baigneuses, la Biblis, où il reste fidèle aux rêveries mythologiques jusqu’à la mort, possèdent, malgré la banalité des arrangemens, un charme incomparable par la sincérité délicate de l’émotion poétique. Corot reste encore bien classique par la tranquillité heureuse avec laquelle il impose son interprétation personnelle aux objets qu’il étudie. Qu’il rêve à Ville-d’Avray, qu’il rêve dans la campagne romaine, c’est toujours le même rêve qui se prolonge, un rêve délicieux, léger, insinuant, qui, en flottant autour des choses, leur enlève leurs aspérités et leurs individualités, pour les concilier et les confondre dans l’unité idéale d’une sérénité harmonieuse.

Les vrais romantiques et les vrais naturalistes eurent d’autres façons d’agir. C’est avec passion et avec scrupules, avec une inquiétude qui, chez quelques-uns, comme chez La Berge, tourne à l’angoisse, avec une soumission qui, chez les plus grands, comme chez Th. Rousseau, devient de l’humilité, qu’ils se mirent à étudier la terre, les eaux et le ciel. Les paysagistes anglais, qui exposèrent en 1822 à Paris, leur avaient révélé, par leur manière brillante, libre, passionnée, l’insuffisance des procédés en usage et tourné leurs yeux vers les vieux Hollandais et Flamands, dont ils procédaient eux-mêmes. Paul Huet, C. Flers, MM. Jules Dupré, Cabat, les premiers, entrèrent en lice. Paul Huet expose dès 1827 ; il est salué, en 1830, par Sainte-Beuve comme un rénovateur ; c’est entre 1830 et 1840 que s’établit sa réputation. Voici la Vue générale de Rouen, du Salon de 1833, où Gustave Planche admirait « l’habile combinaison des lignes, l’immensité de la perspective, la forme heureuse et vraie des dunes, la solidité des premiers plans, la pâte légère et floconneuse du ciel ne laissant rien à désirer. » Cette belle peinture a gardé sa force, sa majesté et sa chaleur. Les Bords de l’Allier, par C. Flers, dénotent une personnalité moins puissante ; Fiers fut pourtant, à ce moment, un de ceux qui indiquèrent le plus simplement la bonne route à prendre. Les deux petites toiles de M. Cabat, le Jardin Beaujon (1834), le Buisson (1835), d’une exécution si consciencieuse et si fouillée, nous ravissent encore aujourd’hui par l’intensité et la sincérité d’observation qu’elles supposent ; on ne peut être surpris du succès qu’elles obtinrent parmi les esprits indépendans. M. Jules Dupré a une exposition considérable, comprenant douze toiles anciennes et quatre toiles récentes. Pour lui, comme pour Corot, cette exposition est un triomphe, mais de tout autre genre. Ce qu’il faut admirer en lui, depuis 1830 jusqu’en 1889, pendant soixante années de production, c’est l’énergie opiniâtre avec laquelle cet observateur passionné s’est efforcé de nous révéler la grandeur intime et profonde qui éclate, pour le grand artiste, dans les spectacles les plus communs d’une nature peu accidentée, les plaines de Normandie ou les plaines d’Angleterre. Autant Corot met de discrétion à nous communiquer rapidement ses impressions douces et vagues, autant M. Jules Dupré met d’insistance, une insistance parfois pénible, mais toujours grave et pénétrante, à nous préciser les siennes, qui sont toujours fortes et nettes. Dans les Environs de Southampton et les Pacages du Limousin, de 1835, deux toiles d’une couleur énergique et d’une ordonnance grandiose, la structure des arbres, des terrains, des nuages, est accentuée avec une résolution hautaine qui ne nous paraît dure, peut-être, que parce que, depuis un certain temps, nos yeux se sont amollis au contact des délayages impressionnistes. Mais qui retiendrait un cri d’admiration devant la Mare dans la forêt de Compiègne au soleil couchant ? Quelle fermeté dans ces branchages ! quelle souplesse, en même temps, dans ces feuillées ! Comme tout cela miroite, frémit, s’apaise sous la dernière caresse, chaude, lente, passionnée, des rayons mourans ! Et l’Orage en mer ! Trouverait-on dans Delacroix même une orchestration si hardie des verts : le vert des eaux, le vert du ciel ? Encore chez Delacroix soupçonnerait-on, peut-être avec raison, cette harmonie d’être une conception cérébrale plutôt qu’une observation visuelle, une invention séduisante du coloriste plutôt qu’une constatation rigoureuse du paysagiste ! Chez Jules Dupré on sent, au contraire, sous le labeur audacieux du rendu, une intensité d’exactitude et un acharnement de conscience vraiment merveilleux et touchans. Dans cet Orage en mer, la force lente, sûre, irrésistible de tous les élémens déchaînés est exprimée, sans fracas de brosse, sans tumulte de couleurs, avec une puissance extraordinaire. Jules Dupré, de tous nos paysagistes, est celui qui, par instans, fait le mieux sentir l’éternité calme, durable, mais non pas insensible, des choses. On peut pardonner à un pareil artiste, si profond et si varié, de n’avoir pas le style coulant d’un improvisateur.

Il y a moins de chaleur, d’intensité passionnée, d’interprétation personnelle chez Théodore Rousseau, mais par combien de nouveaux tôt rares mérites se trouve compensé ce manque d’imagination ! Personne, depuis Hobbema, n’avait analysé le paysage avec une acuité si obstinée et si pénétrante. La conscience, chez Rousseau, arriva même, sur la fin de sa vie, à de tels excès de scrupules qu’il perdit le sens des ensembles à force de minuter le détail. Son travaille rendu, dans la Maison de garde et l’Allée de village, par exemple, devient une sorte de tapisserie au petit point, un tâtillonnage puéril et agaçant. Mais ce sont les œuvres de sa maturité qu’il faut regarder, et celles-là sont, de tout point, admirables tant pour la netteté de l’expression que pour la justesse de l’impression. Seize toiles portent son nom, et l’on en voudrait trouver davantage. Avec lui on est sûr de la variété autant que de la sincérité. Les effets de printemps, par exemple, ces verdures fines, légères et fraiches, qui frissonnent dans la lumière entre des eaux transparentes et un ciel limpide, comme dans les Bords de l’Ain et le Matin, sont d’une exactitude et d’un charme prodigieux. Lorsqu’il entre en pleine forêt, il n’a pas non plus son pareil pour donner aux troncs des chênes leur solidité, aux feuillages des hêtres leur majesté, aux branchages des bouleaux leur légèreté, pour rendre, avec une précision incomparable, les traînées de soleil sur les clairières et les profondeurs de l’ombre sous les futaies. La sincérité patiente, chez Rousseau, devient presque du génie.

Avec Diaz, Troyon, Daubigny, on n’a pas affaire à des artistes d’une si haute trempe que Jules Dupré et Théodore Rousseau. Il va chez eux moins d’autorité, moins de hardiesse, plus de bonhomie familière, mais quels beaux peintres encore, francs et chaleureux ! Est-ce Diaz qui imite Rousseau ? Est-ce Rousseau qui imite Diaz ? Toujours est-il que le Matin sous bois, signé Diaz, est un chef-d’œuvre, pour lequel nous donnerions volontiers toutes les fantaisies érotiques, toutes les nymphes laiteuses et les amours mollasses, qui ont fait de Diaz le Corrège des grisettes. Les paysans de Troyon peuvent être des lourdauds, mais toutes ses bêtes, vaches, bœufs, moutons, sont des personnages extraordinairement intéressans. On ne saurait les faire vivre, simplement, puissamment, en pleine herbe et en pleine lumière, avec plus de vérité et plus de charme. La Vallée de la Touque est l’exemple le plus complet de cette représentation loyale, saine et robuste de la campagne française. Presque toutes les études de Troyon, solides et chaudes, le Bœuf dans une prairie, la Vache blanche, etc., enchantent par cette même franchise large et heureuse.

Les deux maîtres de cette période auxquels on a fait la plus large part sont Millet et Courbet. Tous deux se rattachent à l’école des paysagistes. L’importance qu’ils ont prise dans le mouvement général est précisément due à l’idée qu’ils ont poursuivie, eux, peintres de figures, d’associer les figures au paysage et d’appliquer à l’étude des figures les principes simples et clairs de la méthode paysagiste. Il n’est pas d’ailleurs deux natures d’esprit plus opposées. Millet, comme Corot, est un classique. Dans sa jeunesse, il ne rêvait que mythologie, belles musculatures, scènes plastiques et héroïques. Sa Nymphe et Satyre, son Œdipe détaché de l’arbre, de 1847, le montrent sous cet aspect. Il conserva, de ces débuts studieux, un goût profond pour les maîtres simples et, graves. On a, depuis longtemps remarqué les affinités de ses procédés, dispositions par larges masses, simplifications des modelés, tonalité grise et sourde, avec ceux des fresquistes italiens, ou plutôt de Le Sueur. L’étude des graveurs puissans d’Italie et de Hollande, de Marc-Antoine, des traducteurs de Michel-Ange, de Van Ostade est visible dans tous ses dessins. La Tondeuse de moutons du Salon de 1853, par la majesté large et sévère de l’exécution, semble un morceau détaché d’une muraille ; personne n’est plus près, pour la haute simplicité de la vision, de la grande renaissance et de la grande antiquité, que ce solitaire de Barbizon, vivant au milieu d’une plaine dénudée et de paysans misérables. Les Glaneuses, qui resteront son chef-d’œuvre réunissent l’ensemble des beautés classiques, la clarté rythmique de l’ordonnance, la puissance sculpturale des attitudes, la simplicité noble des expressions, la tranquillité chaude de l’enveloppe lumineuse. C’est dans l’Homme à la houe qu’il a peut-être atteint son maximum d’intensité chaleureuse. La transformation de la laideur abêtie par la force de la sensation ressentie et par le rayonnement du paysage y est opérée avec une sincérité et une simplicité magistrales. Il faut reconnaître d’ailleurs que Millet est fort inégal, comme peintre et même comme dessinateur. L’Exposition générale de ses œuvres l’avait déjà montré. La simplification massive du dessin enlève parfois à ses figures engoncées toute apparence de musculature, de mouvement, de vie. Sa peinture est souvent pénible, tâtonnée, plâtreuse, sans accent et sans air. Dans les dessins et les pastels, ce faire laborieux est moins sensible et moins choquant ; on en ressent, de plus près et plus à l’aise, l’extrême conscience et la grande sincérité. Presque tous les dessins exposés, représentant des scènes de la vie champêtre, étaient déjà connus ; mais on éprouve grand plaisir à les revoir, car, en aucun temps, les scènes les plus banales de la vie rustique ne furent comprises avec une intelligence si fraternelle et si cordiale, avec un sentiment plus profond de la saine et grande poésie qui émane de la simplicité des âmes et de la simplicité des choses. C’est avec un respect attendri qu’on salue la mémoire de ce noble artiste qui n’a dû sa gloire qu’à son honnêteté et qui nous a laissé, avec les germes d’un art nouveau, l’exemple d’une vie grave, digne et silencieuse.

Rien n’est absolument nouveau sous le soleil, même sous le soleil de la peinture. On peut voir au Champ de Mars une Veillée d’un peintre inconnu. Cals, exposée en 1844, que Millet a pu connaître et qui le prépare singulièrement. Un collectionneur y a aussi envoyé une Foire de Saint-Germain par le sieur Garbet, non moins obscur, exposée en 1837, où l’on est surpris de trouver d’avance-un diapason d’accords solides et durs, un sens fort et brutal de l’observation triviale, qui se retrouveront plus tard chez Courbet. La valeur de Courbet qui, au point de vue technique, est réelle et durable, et qui eut sur les pratiques amollies de l’école une influence utile, n’est cependant point telle qu’il se plaisait lui-même à le dire, et à le taire dire. La réclame, naïve ou intéressée, a joué un trop grand rôle dans l’établissement de sa renommée pour qu’il n’en faille pas rabattre. Bien qu’il se proclamât l’élève de la nature, il ne l’a vue, en réalité, ni très vite, ni très naïvement. La facture l’a surtout préoccupé, et ce n’est pas dans les maîtres simples qu’il l’a d’abord apprise. Quoiqu’il ait passé sa vie à médire des Italiens, c’est chez les moins candides d’entre eux, chez les Bolonais, qu’il s’est formé. Son beau Portrait du Louvre, qu’il exposa comme une « étude d’après les vénitiens, » est une étude d’après Caravage et le Guide, qu’il prenait peut-être pour des vénitiens. Les Demoiselles des bords de la Seine, de 1848, ses nudités, la Femme au perroquet, le Réveil, ont perdu aujourd’hui l’éclat et la fraîcheur dans les parties claires, qui trompèrent sur leur compte, lors de leur apparition. Le noir des ombres s’y étant exaspéré, l’on y sent surtout la dureté des formes, l’insuffisance des modelés, l’inexactitude des proportions, le manque d’air, la grossièreté des intentions. Dans les figures masculines et habillées comme les Casseurs de pierre, ces défauts sont moins blessans, et l’on peut y admirer la virtuosité robuste d’une brosse sans hésitation comme sans émotion ; mais c’est le paysage seul qui nettoie bien les yeux de ce praticien acharné. La Biche forcée sur la neige, les Braconniers. les Bords de la Loire, à défaut de ces puissantes études de verdures humides où il excelle vraiment, témoignent, dans ce cas, de la netteté énergique et même délicate de sa vision. Encore ne faut-il pas chicaner beaucoup sur la justesse des perspectives, linéaire ou atmosphérique.

Comme celle de Courbet, la réputation de Manet est due en bonne partie à la réclame directe ou indirecte. Il a eu sans doute, comme Courbet, l’intelligence de comprendre à temps la nécessité, pour l’école, d’en revenir à des procédés plus fermes, plus variés, plus souples, à des moyens d’exécution plus vraiment pittoresques, et, comme il était plus cultivé, il alla droit à des professeurs moins lourds et moins durs, aux vrais maîtres de la brosse, Hals, Velasquez, Goya. Ce serait rechigner à son plaisir que de nier l’agrément avec lequel s’accordent les taches vives et joyeuses dans toutes ces ébauches, hardies et provocantes, de l’Espagnol jouant de la guitare, du Toréador tué, du Bon bock. Toutefois, il n’est guère possible de trouver, dans ces morceaux de bravoure, œuvres d’un dilettantisme habile, aucune explosion de génie personnel. L’individualité de Manet se marque mieux, à la fin de sa vie, dans ses études parisiennes. Le Portrait de Jeanne au printemps et le canotier et la canotière En bateau sont, sous ce rapport, très caractéristiques. Les visages n’y comptent pas, le dessin en est plus que sommaire ; mais il y a dans le choix des tous frais, délicats, vifs, subtils, savamment mariés, dans l’enveloppement des formes par une atmosphère vibrante et lumineuse, toutes sortes de finesses justes et charmantes qui n’ont rien à dire à l’esprit, mais qui sont ravissantes pour les yeux. L’une des évolutions les plus marquées de la peinture contemporaine, nous l’avons mainte fois constaté au Salon, est celle qui la pousse à l’analyse de plus en plus délicate des phénomènes lumineux et notamment du mouvement de la figure humaine en plein air. Manet est peut-être, de tous, celui qui a le mieux poussé dans ce sens. C’est un titre de gloire suffisant, sans qu’il soit nécessaire de lui on chercher d’autres.

Entre Millet, ce silencieux, et Courbet, ce tapageur, apparaissait et grandissait, à la même époque, un troisième campagnard, M. Jules Breton, qui allait bientôt se faire une place considérable. Moins austère et plus souple que le premier, moins systématique et plus délicat que le second, plus habile que tous les deux à disposer, varier et poétiser ses compositions rustiques, il a contribué, autant et plus qu’eux, à faire pénétrer, dans le public, le goût des paysanneries. La Plantation d’un calvaire, de 1859, les Sarcleuses, de 1851 (on aurait pu montrer des œuvres antérieures) prouvent qu’il fut, lui aussi, un précurseur, joignant très vite, à une connaissance intime de la vie rustique, un sentiment délicat de la beauté plastique ou expressive dans les races saines et pures, une science supérieure de l’association harmonieuse entre les figures et le paysage qui devaient lui assurer une rapide et durable popularité. A l’heure actuelle, l’action de M. Jules Breton est aussi visible dans les sections étrangères que dans la section française.


IV

On voit par quelles suites d’actions et de réactions, de poussées alternatives dans le sens de la tradition ou de l’observation, de luttes entre les principes qui se partageront éternellement l’esprit des artistes, le principe imaginatif et le principe descriptif, l’école contemporaine de peinture est entrée en possession d’une liberté sans limites et sans contrôle qui donne à sa production incessante une variété surprenante. Les événemens de 1870-1871, en reportant, d’une part, beaucoup d’artistes vers des pensées plus viriles et plus graves, en constituant, d’autre part, une société résolument démocratique, ne pouvaient qu’activer la double tendance déjà marquée de la peinture à prendre un rôle plus important dans la vie publique et à raconter avec plus de sympathie les joies et les douleurs du peuple. Déjà en 1878, on a pu remarquer combien les nouveaux-venus inclinaient soit du côté décoratif, soit du côté naturaliste, tantôt s’abandonnant à une liberté extrême de brosse, tantôt 8’emprisonnant dans d’étroites études. On pouvait déjà alors constater aussi combien, en revanche, devenaient de plus en plus rares les ouvrages, à la fois sentis et composés, où l’imagination ne marche qu’en s’appuyant sur la science, où la science ne se montre qu’exaltée par l’imagination, des tableaux dans le genre de ceux qui fixent longtemps l’attention dans les galeries de l’exposition rétrospective.

La situation, depuis dix ans, ne s’est pas sensiblement modifiée. Lorsqu’on visite les galeries contemporaines où l’on n’aperçoit guère d’ailleurs que des peintures ayant déjà paru au Salon, on remarque d’abord plusieurs faits : en premier lieu, la grande dimension des figures et la pâleur fondante du coloris, ce qui donne à la plupart des toiles l’apparence de peintures murales plus que de tableaux ; en second lieu, la prédominance des études de mœurs contemporaines sur les sujets historiques, allégoriques ou plastiques. D’une part, l’imagination des peintres est moins excitée, leurs aspirations sont moins lointaines et moins complexes que dans les diverses périodes que nous avons parcourues. Il n’y a plus rien chez ceux qui ressemble aux exaltations scolaires de l’école académique, ni aux élans passionnés de l’école romantique. D’autre part, si leur technique est plus variée, elle est aussi plus superficielle, moins approfondie et moins sûre, et, si la querelle entre les théoriciens de la ligne et les théoriciens de la couleur passe à l’état de souvenir, l’émulation féconde qui en était le résultat fait trop souvent place à une indifférence visible et toute disposée à se contenter d’à-peu-près dans les formes comme d’à-peu-près dans la peinture. On a donc laissé perdre en chemin quelques-unes des qualités traditionnelles qui ont fait tour à tour la force de l’école classique et de l’école romantique : l’approfondissement des sujets, l’ordonnance longuement réfléchie, la plénitude dans la composition, l’intensité dans l’expression. On en a aussi gagné quelques-unes : la liberté absolue de l’imagination et de l’observation, une intelligence plus rapide et plus vive des réalités immédiates, un respect grave et sympathique pour toutes les manifestations, physiques et morales, de l’être humain à tous ses degrés de conscience et de culture. C’est cet amour puissant, général, indestructible de la sincérité chez nos peintres, c’est cette honnêteté consciencieuse de l’étude et du travail, transmise, comme un héritage inaliénable, par David, Prud’hon, Gros, Géricault, Ingres, Th. Rousseau et leurs successeurs, qui, joints à la persistance d’un enseignement scolaire solidement organisé, frappent et surprennent les étrangers et les obligent à reconnaître encore, malgré notre affaiblissement sur certains points, la supériorité dans son ensemble de la section française.

Il serait oiseux de revenir, en détail, sur des œuvres dont la Revue a rendu compte lors de leur première apparition. Nous avons seulement à constater que le nombre et le groupement de ces ouvrages permettent d’établir, beaucoup mieux qu’au Salon, la valeur absolue et relative des capitaines, vieux ou jeunes, qui se partagent aujourd’hui la direction de l’art national. Il est tel qui gagne singulièrement à présenter ses œuvres en masse, il est tel autre, au contraire, dont la personnalité s’atténue et s’efface par la monotonie ou la médiocrité multipliée de ses productions. Parmi les survivans de la période romantique MM. Jules Dupré, Français, Meissonier, tiennent encore la tête avec une autorité qui ne se ressent point du nombre des années. M. Meissonier, en particulier, résiste à la fois au double courant d’alanguissement décoratif ou de niaiserie naturaliste qui menace d’emporter les habitudes de travail et de réflexion, avec une énergie obstinée. La précision, physiologique et psychologique, avec laquelle il construit et fait mouvoir ses figures ou figurines, les plaçant toujours, avec une incomparable justesse, dans la vérité de leur milieu, avec leur vérité d’attitude, de geste, de physionomie, assure à toutes ses œuvres actuelles, comme à toutes ses œuvres passées, une valeur solide et durable. Il est possible, sans doute, d’avoir plus de brillant dans le coloris, plus de fusion dans les teintes, plus de souplesse dans le modelé ; mais n’est-ce pas justement parce qu’il est facile d’abuser de ce brillant, de cette fusion, de cette souplesse, et parce qu’il est de mode aujourd’hui d’en abuser, que la protestation un peu sèche d’un dessinateur, si attentif et si rigoureux, est un contrepoids salutaire et indispensable à des entraînemens périlleux ? En examinant les écoles étrangères, on remarque que les maîtres qui y font actuellement autorité, les Menzel, les Liebermann, les Leibl, les Alma Tadema, procèdent presque tous de M. Meissonier. Il serait facile de constater en France que, parmi les jeunes hommes de la génération dernière, son influence chez les peintres d’histoire, de mœurs, et même de paysages tend plutôt à s’étendre qu’à s’affaiblir. MM. Detaille, Morot, Le Blant, François Flameng, tous les peintres militaires, se rattachent visiblement à lui. MM. J. -P. Laurens, Merson, Maignan, H. Pille et la plupart des historiens archéologues ont puisé chez lui la passion de l’exactitude. Toute l’école des anecdotiers et des costumiers, en commençant par M. Heilbuth, en finissant par MM. Vibert et Worms, marche, depuis trente ans, à sa suite et, parmi les peintres de mœurs contemporaines, soit à la ville, soit à la campagne, c’est à qui lui demandera conseil. Ce n’est pas beaucoup s’avancer que de regarder MM. Dagnan-Bouveret, Lhermitte, Friant, Dawant, Dantan, Adan et bien d’autres, sans parler de MM. Béraud, Raffaelli, Gœneutte comme des admirateurs sagaces de son talent d’analyste et de metteur en scène. Il a suffi qu’il s’arrêtât, il y a quelques années, en Provence, et qu’il en fixât les roches ensoleillées de son regard hardi et pénétrant, pour qu’il en sortît à sa suite tout un groupe de paysagistes, de Nittis, MM. Moutte, Montenard, etc. L’artiste, savant et réfléchi, qui expose aujourd’hui l’aquarelle épique de 1807, le Guide de l’armée du Rhin et Moselle, le Voyageur et les études d’intérieurs et de paysages qu’on voit au Champ de Mars, n’est pas près, pour notre bien, de perdre ni sa surprenante fécondité, ni son action nécessaire.

Les maîtres de la génération suivante gardent, presque tous, leurs positions acquises. Quelques-uns s’élèvent à un degré supérieur. On regrette, parmi eux, l’absence de MM. Gustave Moreau et Gérôme, qui, tous deux, tiennent une place considérable dans les arts, l’un, par l’originalité poétique de son imagination, l’autre par la sévérité salutaire de son enseignement. Les peintres historiques sont peu nombreux, nous en connaissons la raison. C’est dans les monumens publics que, depuis quinze ans, s’est exercée l’autorité de la plupart d’entre eux, notamment celle de M. Puvis de Chavannes qui se contente de rappeler dans le catalogue ses grands travaux de Lyon, Amiens et Paris. Quatre seulement, MM. Bouguereau, Henner, Carolus Duran, Jules Lefebvre, se livrent à l’étude du nu et conservent encore, pour la beauté des formes, quelque reste de l’ardeur qui était la passion dominante des écoles classiques. L’Andromède et l’Eveil de M. Carolus Duran, l’Andromède, la Femme qui lit, le Saint Sébastien par M. Henner, ne sont que des figures isolées, des prétextes pour le premier à faire vibrer le jeu de ses tous éclatans, pour le second à enchanter le regard par l’harmonie subtile et douce de ses pâleurs mystérieuses. La Jeunesse de Bacchus par M. Bouguereau et la Diane surprise de M. Lefebvre sont des compositions, dans le vrai sens du mot, supposant une somme d’études, d’expérience, de talent, très supérieure à celle qu’on a l’habitude de dépenser aujourd’hui pour couvrir des toiles de cette taille. Qu’on puisse imaginer des bacchantes plus sanguines, mieux musclées, moins doucereuses que celles de M. Bouguereau, des nymphes plus ardentes et plus nerveuses que celles de M. Jules Lefebvre, cela va sans dire ; mais nous voudrions aussi bien savoir où l’on trouverait, à l’heure présente, en France ou à l’étranger, des dessinateurs aussi habiles ou aussi consciencieux de la forme humaine. M. Jules Lefebvre étudie la beauté féminine avec un respect et une délicatesse qui deviennent de plus en plus rares. Sa Psyché est un morceau d’une grâce et d’une candeur extrêmes. Il apporte, dans ses portraits, à défaut de la touche brutale ou sommaire à la mode aujourd’hui, un scrupule d’exactitude, une obstination d’analyse, une finesse d’exécution, qui en assureront la durée. Nous savons, par l’exposition rétrospective, combien les modes changeantes de l’exécution importent peu à la postérité, et que toutes les peintures sont bonnes qui disent bien ce qu’elles veulent dire en un bon langage de dessin ou de couleur. Le Portrait de miss Lawrence et celui du Centenaire Pelpel, l’un par son exquise et printanière harmonie de dessin, de couleur, d’expression, l’autre par la fermeté de l’accent, seront toujours des œuvres hors ligne. C’est, du reste, dans le portrait qu’excelle tout ce groupe. Nous avons déjà dit quel rang y tient M. Delaunay ; MM. Bonnat, Carolus Duran, Henner, Paul Dubois, Fantin-Latour, ne méritent pas une moindre estime. On ne saurait imaginer plus de façons différentes de comprendre et d’exprimer la physionomie de ses contemporains, mais toutes assurément sont bonnes lorsqu’elles arrivent à produire des résultats tels que le Portrait de mes enfans par M. Paul Dubois, un chef-d’œuvre incomparable de simplicité savante, les vigoureuses et définitives effigies de Victor Hugo, de MM. Puvis de Chavannes, Alexandre Dumas, Jules Ferry par M. Bonnat, les triomphantes et vives images de Mme la comtesse de V.., de Mlle Carolus Duran, de M. Français par M. Carolus Duran, les graves et expressifs visages de Mme Karakehia et du Portrait de mon frère par M. Henner, les physionomies honnêtes et intelligentes de M. et Mme Edwin Edwatrds par M. Fantin-Latour.

Dans la génération contemporaine, celle dont les plus âgés ont commencé de se montrer entre 1870 et 1878 et dont les plus jeunes se sont révélés depuis dix ans, les bons portraitistes sont nombreux aussi ; mais ils ne prennent plus, en général, leur point de départ, comme les précédens, dans quelque maître de la pleine renaissance ou du XVIIe siècle. L’exemple de Bastien-Lepage (1848-1884) qui, avec son instinct juste et net de campagnard indépendant, s’inspira résolument de la candeur hardie et avisée des primitifs flamands et français pour retrouver les complications minutieuses du visage humain dans son milieu habituel, n’a pas été perdu pour ses camarades. La valeur absolue et suggestive de ses portraits, si subtilement analysés, est confirmée par l’exposition actuelle. On ne saurait faire mieux, on n’a pas fait mieux, dans ce genre, depuis Clouet et Holbein, que les portraits de M. Emile Bastien Lepage, de M. André Theuriet, de Mme Sarah Bernhardt, de Mme Juliette Drouet. Il y aurait plus de restrictions à faire sur la façon dont il comprenait les figures rustiques en plein air, bien qu’il ait apporté, là aussi, une acuité énergique de vision et un sentiment hardi de la vérité dont plus d’un a profité. Il n’avait pas encore trouvé, comme on peut s’en assurer par les Foins, les Ramasseuses de pommes de terre, la Jeanne d’Arc écoutant des voix, le point juste où commence la nécessité de simplifier le détail et de désencombrer les entours des personnages, non plus que la juste proportion à établir entre l’ampleur du faire et l’ampleur des dimensions. Il n’est pas douteux que, s’il eût vécu, ce travailleur sagace et obstiné, enlevé à l’âge où beaucoup des meilleurs tâtonnent encore, n’eût transporté, dans ses études rustiques, la sûreté avec laquelle il conduisait ses portraits. Son influence, jointe à celle de Manet, qu’elle complète et corrige par un soin rigoureux de la précision linéaire et plastique, et par une sincérité d’observation constamment grave et délicate, exerce incontestablement, à l’heure actuelle, l’action la plus sérieuse sur les jeunes naturalistes. Pour ne citer que les deux triomphateurs du Salon dernier, MM. Dagnan-Bouveret et M. Friant ne sont-ils pas tous deux des émules, plus ou moins directs, de Bastien-Lepage ? M. Dagnan, sans doute, a des origines assez compliquées ; c’est un esprit studieux qui s’est formé par des études multiples et des tentatives variées. Plus préoccupé que Bastien de la composition ingénieuse et équilibrée, de la variété intéressante des expressions, de l’agrément coloré de la peinture, il s’est rencontré, à un moment donné, avec lui dans la recherche commune de la simplicité expressive et de l’exécution juste, sobre et précise. M. Friant tient de plus près à Bastien, cela saute aux yeux dans sa collection de portraits, petits ou grands, dont l’ensemble accuse nettement une personnalité déjà fort intéressante. On trouverait aussi quelques tendances identiques chez M. Raphaël Collin, dont la réputation, un peu plus ancienne, ne peut qu’être confirmée par le charme fin et distingué de la plupart de ses peintures.

C’est du côté de la représentation des mœurs contemporaines, mœurs de campagne ou mœurs de ville, que se tourne, nous le savons, la principale activité de l’école nouvelle. Pour un certain nombre de théoriciens, il semblerait même que le naturalisme direct, ce qu’ils appellent « la modernité, » fût la condition exclusive du développement de la peinture. Il y a beaucoup d’aveuglement ou d’ignorance, selon nous, dans cette affirmation. S’il est constant qu’aucune école ne peut vivre longtemps sur des formules scolaires et ne peut se développer que par un commerce régulier avec la nature, il n’est pas moins constant que l’art n’apparaît qu’au moment où l’artiste impose, volontairement ou à son insu, son interprétation personnelle à la réalité, et qu’il n’est aucune époque productive où l’on ne constate un mouvement d’imagination dans un sens déterminé, un soulèvement de l’enthousiasme artistique dû à quelque haute aspiration vers un idéal religieux, héroïque, intellectuel ou moral. L’Exposition de 1889 prouve que la vitalité actuelle de l’école ne se produit pas en dehors des lois constatées par l’expérience, et que la prétention vaniteuse où se complaisent certains naturalistes d’échapper à la tyrannie démodée d’un idéal n’est qu’une prétention enfantine et erronée.

Il suffit d’une promenade attentive dans les galeries de peinture pour voir que, si l’idéal poursuivi, avec une conscience plus ou moins nette, par nos jeunes peintres, n’est plus ni l’idéal religieux, ni l’idéal antique, ni l’idéal romantique, ni l’idéal académique, la présence d’un idéal général n’en est pas moins visible dans les aspirations intellectuelles et matérielles de la plupart d’entre eux. La glorification de l’humanité, de l’humanité présente et passée, dans ses joies et dans ses souffrances, dans ses labeurs et dans son génie, dans ses devoirs les plus humbles comme dans ses actes les plus héroïques, n’est-ce pas l’œuvre qu’ont pressentie et préparée Géricault, Delacroix, Millet, tous les génies sains et puissans du XIXe siècle ? N’est-ce pas celle que poursuivent aujourd’hui, avec plus ou moins d’élévation et de force, mais avec la même volonté, dans la peinture rustique et populaire, MM. Jules Breton, Lhermitte, Roll, Dagnan, dans la peinture historique MM. Puvis de Chavannes, J. -P. Laurens, Morot, Cormon, François Flameng ? Nous ne citons là que les chefs de colonne. Autour d’eux s’agite une multitude, active et toujours grossissante, de talens qui, sans subir une discipline rigoureuse, marchent nettement dans la même voie.

Ces aspirations vers un idéal de vérité, de simplicité, d’humanité, c’est, en grande partie, nous l’avons vu, aux paysagistes que nous les devons. Corot, Rousseau, Millet, Courbet, Jules Breton, les premiers, les ont clairement formulées. Aussi n’est-il pas surprenant que leur influence s’étende de plus en plus et que, dans les genres les plus différens, dans ceux où la nature extérieure ne pénétrait guère autrefois, dans les scènes historiques, dans les compositions allégoriques, dans le portrait même, ce soit le paysage qui joue fréquemment le rôle principal, et surtout l’habitude que donne l’exercice du paysage d’attribuer une importance extrême à la justesse de l’action atmosphérique, à l’exactitude du mouvement lumineux, à la fusion harmonieuse de l’ensemble. Les remarquables expositions de MM. Jules Breton, Roll, Lhermitte, Dagnan, sans parler de celles des paysagistes, MM. Français, Harpignies, Bernier, Busson, Pelouze, Rapin, Vollon, sont bien faites pour leur assurer toujours cette prépondérance. Si, en regard de la façon large, élevée, sympathique, presque grandiose avec laquelle les premiers étudient les paysans et les ouvriers, on se rappelle la façon vulgaire dont les traitaient, au XVIIe siècle, les artistes flamands et hollandais, les seuls dans le passé qui ressemblent à nos Français par leur goût de vérité et leur amour du présent, on saisit vite la différence, toute en notre faveur, qui distingue les deux écoles. Sauf en quelques tableaux de corporations patriotiques, hospitalières, savantes où liais, Van der Helst, Rembrandt ont réuni des personnages intéressans, avec quelle étroitesse bourgeoise, parfois avec quel mépris aristocratique, y sont traités les gens du peuple ! Hors du train-train coutumier du ménage et de l’intérieur, que Pieter de Hoogh, Metzu, Ter Borch racontent avec une bonhomie incomparable, ce ne sont que tabagies, cabarets, mauvais lieux où l’ouvrier et le paysan ne paraissent qu’un des attitudes crapuleuses ou grotesques. Avec quel sentiment supérieur de l’élévation morale et de l’intelligence grave qui peuvent habiter des âmes simples, de la grandeur salubre du travail et des noblesses douces de la vie domestique, tous les artistes dont nous venons de parler abordent les sujets familiers ! Quand MM. Roll et Lhermitte, s’efforçant de reprendre l’œuvre de Géricault, avec une franchise et une virilité auxquelles s’ajoute peu à peu la science nécessaire, donnent à leurs travailleurs des proportions épiques, ne justifient-ils pas souvent leurs ambitions par l’ampleur sérieuse et forte avec laquelle ils ont su les voir ?

La peinture historique est en train de se modifier par l’introduction des mêmes élémens. La vérité ethnographique, le caractère individuel, le paysage, tendent à y jouer un rôle de plus en plus important. Il n’y a donc pas, à l’heure actuelle, entre les peintres de la vie contemporaine et réelle, et les peintres de la vie antérieure ou idéale de l’humanité, cette scission que des esprits superficiels y voudraient constater, mais, au contraire, une tendance très marquée à un rapprochement fécond, par la mise en commun des études positives et des saines aspirations. Qu’on étudie toutes les œuvres de M. J. -P. Laurens, qu’on regarde attentivement les peintures sérieuses et savantes de MM. Olivier Merson, Wencker, Morot, qu’on se rappelle les travaux de MM. François Flameng, Lerolle, Benjamin Constant pour la Sorbonne, ceux de M. Cormon au musée du Luxembourg, on constatera que partout l’étude scrupuleuse de la réalité vivante appliquée à l’intelligence des documens historiques est l’élément qui domine, anime, vivifie. Prétendre que, sous prétexte de vérité, l’artiste doit se confiner dans la copie indifférente du milieu contemporain et qu’il n’en peut sortir sans cesser d’être artiste, n’est donc qu’un paradoxe, à peine séduisant par sa simplicité pour des esprits étroits ou blasés, mais qu’il est impossible de soutenir dans une société depuis longtemps cultivée comme la nôtre. Ce n’est pas dans un temps où le développement de la culture littéraire, l’échange rapide des communications entre les différentes races, la facilité inconcevable des voyages, excitent, remplissent, affinent de toutes façons l’imagination qu’il serait possible de l’arrêter net et de lui dire : « Tu es inutile ! »

La meilleure preuve, en fait, de l’inanité de ces théories, c’est que, dans la plus récente période, chez les artistes qu’on nous présente comme leurs défenseurs, chez les rêveurs un peu languissans aux surnoms barbares, les pleinairistes, les impressionnistes, les luminaristes, qu’on peut comparer, par certains côtés, aux décadens de la littérature, les qualités réelles qu’on y peut admirer, sont des qualités d’indépendance personnelle et poétique vis-à-vis de la nature, qui ne ressemblent en rien à, du réalisme. La plupart, de près ou de loin, procèdent de Corot et de Puvis de Chavannes, et ne se gênent pas plus qu’eux avec la réalité. Vouloir nous faire voir des travaux réalistes, par exemple, dans les fantaisies délicates, d’un charme souvent exquis, délicieusement maniérées, de M. Cazin, ou dans les excentricités lumineuses de M. Besnard, fréquemment sauvées par un fonds résistant de science et par une originalité intéressante de composition, c’est, à proprement parler, vouloir nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

Il n’y aurait donc pas, en vérité, à s’effrayer beaucoup de tout ce tapage et de tout ce verbiage à propos de modernité, si ces paradoxes, encourageons pour l’ignorance, n’avaient pour effet d’arracher trop vite les jeunes peintres à leurs études indispensables, et, sous prétexte de les rendre plus libres devant la vie, de leur enlever les moyens nécessaires pour la comprendre et pour l’exprimer. Malgré la supériorité relative de notre exposition, il ne faudrait pas s’abuser sur les causes qui rétablissent et qui sont surtout d’ordre technique et matériel, d’ordre scolaire. L’enseignement, chez nous, a été, depuis un siècle, soit dans les ateliers, soit dans les écoles publiques, donné avec conscience et reçu avec respect. C’est par le fonds de savoir et par les qualités de faire, non par l’intelligence ou l’imagination, que nous dominons sur les étrangers. Dessinateurs ou coloristes. MM. Meissonier, Donnat, Delaunay, Jules Breton, Henner, Carolus Durau, Jules Lefebvre, Jean-Paul Laurent, Morot, Ferrier, Roll, Gervex, sont, avant tout, de bons ouvriers, sachant leur métier et s’y perfectionnant chaque jour. Si l’indifférence pour la précision du dessin et pour la force de la couleur, si le goût malsain pour l’indécision des formes et l’alanguissement du rendu, que nous voyons se répandre dans certains groupes, devaient se généraliser et gagner toute l’école, nous toucherions promptement à une de ces crises de fatigue assez fréquentes dans l’histoire de la peinture, à la suite des périodes productives. C’est le phénomène qu’on a vu se produire en Italie à la fin du XVIe siècle, en France à la fin du XVIIIe, état singulier et morbide d’anarchie, d’inquiétude, d’anxiété qui mène vite à une décadence définitive, à moins qu’il ne surgisse, pour rétablir l’ordre et diriger l’activité, quelque praticien un peu rude et étroit, quelque magister énergique et convaincu, un Carrache, un Caravage ou un David !


GEORGE LAFENESTRE.