La Première Arrestation du comte Clément de Ris - 1794

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La Première Arrestation du comte Clément de Ris - 1794
Charles Rinn

Revue des Deux Mondes tome 42, 1907


LA PREMIÈRE ARRESTATION
DU
COMTE CLÉMENT DE RIS
1794

Tout ce qui touche à l’époque révolutionnaire est aujourd’hui en faveur marquée. Les circonstances qui, dans les premiers mois de 1794, ont amené, accompagné, suivi l’arrestation du citoyen Clément de Ris, Administrateur du département d’Indre-et-Loire, et de son collègue Texier-Olivier, nous ont paru devoir intéresser ce goût. Les élémens du présent récit ont été fournis, quelques-uns par les papiers d’archives, le plus grand nombre par la correspondance et les papiers privés du comte Clément de Ris. Ce dernier n’est pas un inconnu dans l’histoire. Il est célèbre par la mystérieuse tentative d’enlèvement dont il fut l’objet le 23 septembre 1800, peu de temps après que le Premier Consul l’eut appelé à faire partie du nouveau Sénat Conservateur. Plusieurs fois on a tenté de pénétrer le mystère de cet attentat[1], sans arriver à l’éclairer d’une lumière complète. Trop de gens avaient intérêt à ce que cette lumière ne fût pas faite, à commencer, semble-t-il, par le principal intéressé lui-même[2]. En attendant qu’un de ces heureux hasards, dont il ne faut jamais désespérer, y conduise, arrêtons-nous sur un épisode qui, peut-être, en contribuant à faire connaître l’homme, — une partie de l’homme tout au moins, — aidera les chercheurs dont l’enlèvement de 1800 pourrait à nouveau solliciter la curiosité.


I

Né à Paris[3]en 1750, Dominique Clément de Ris était le fils d’un procureur au Parlement[4]et le petit-neveu d’un des professeurs de droit les plus estimés de l’époque, M. Clément de Malleran. Il était donc comme voué par tradition de famille à l’étude des lois. En effet, après de fortes études classiques, il se fit recevoir avocat au Parlement en 1772. Quelques mois plus tard, la mort de sa mère[5](juin 1773) le laissait maître d’une aisance que son goût pour les plaisirs, pour la toilette, pour toutes les élégances de la vie, joint à la fréquentation d’une société libertine, l’amenèrent, en dépit des observations paternelles, à dissiper assez promptement. Restait la ressource des dettes : il en fit. Son père se fâcha : le fils ne tint pas plus compte de sa colère qu’il n’avait tenu compte de ses remontrances. Du coup, ce fut la brouille, non seulement avec le père, mais avec le reste de la famille, une brouille qui ne dura pas moins de deux années. Forcé de quitter Paris, Dominique connut après la vie large la vie étroite, après la vie facile la vie gênée, et, assagi par cette expérience en même temps qu’à bout de ressources, il se trouva mûr pour une réconciliation dont les avances, venues de lui, reçurent du père un accueil plus que froid. Des parens, des amis s’entremirent. Une trêve fut consentie, sous réserve que le jeune homme prendrait une occupation. Il ne demandait pas mieux : ventre affamé a plus d’oreilles que le dicton ne lui en prête. Un oncle célibataire, Contrôleur des Actes à Brest, lui offrit une place dans ses bureaux. C’était encore l’exil, un exil au bout du monde. Néanmoins, il accepta et n’eut point à s’en repentir. La fortune, qui favorise les audacieux, allait, pour une fois, favoriser la résignation.

Dominique Clément de Ris avait alors vingt-six ans, une belle prestance rehaussée par l’élégance d’une mise à la mode de Paris, l’humeur sociable et le goût de plaire ; il était causeur charmant, ami obligeant et d’un commerce sûr. Avec cela, partisan des idées nouvelles, admirateur et disciple de Rousseau, pour qui toute la famille avait et garda longtemps un culte. Il eut vite fait de conquérir des sympathies, tant parmi les milieux mondains de Brest, qu’auprès de ceux que préoccupaient les grands problèmes de morale, de philanthropie et de rénovation sociale à l’ordre du jour. Attiré à la Franc-Maçonnerie, il fut choisi comme Orateur de la Loge de l’Heureuse Rencontre, un nom de bon augure et qui tint ce qu’il promettait.

Là, en effet, se nouèrent les relations entre Clément de Ris et celui qui, sous peu de mois, devait le prendre pour gendre, M. Chevreux du Mesnil, Conseiller du Roi et Receveur des décimes du clergé au diocèse de Tréguier. Le mariage fut célébré en février 1777. Il fit deux heureux et beaucoup d’envieux.

Fille unique d’un père veuf et possesseur d’une grosse fortune, Mlle Chevreux était ce qu’on appelle un beau parti. Elle était de plus un bon parti : car aux avantages de l’argent elle unissait les dons de l’esprit, qui sont le charme de la femme, et les qualités de cœur et de caractère, qui sont sa force. Quatre enfans allaient naître de cette union : une fille, Clémentine, née en 1777 ; trois fils, Ange, Louis, Paulin, nés respectivement en 1779, 1782 et 1788[6].

Pour attirer et retenir son gendre auprès de lui, M. Chevreux lui avait cédé son emploi de Receveur des décimes. Clément de Ris se fixa donc à Tréguier. Le cadre eût semblé étroit à cet esprit mobile, épris de nouveautés, curieux des choses de l’intelligence, tourmenté par un incessant besoin d’activité, s’il n’avait retrouvé là un ancien condisciple, familier de la maison paternelle, un de ces hommes avec qui l’on ne pouvait avoir contact sans subir son influence, et qui resta l’ami, le confident et le conseiller de toute sa vie. C’était l’abbé Sieyès, alors chanoine et secrétaire intime de l’évêque. Entre ce dernier et Clément de Ris s’établirent également des relations suivies, que celui-ci s’appliqua à entretenir d’autant mieux qu’en Mgr de Lubersac, aumônier du Roi, il voyait un protecteur éventuel, si, un jour, l’ambition lui venait de se pousser dans les hauts emplois de l’Etat ou dans les offices de Cour.

Cette ambition vint. Elle était toute venue quand, en décembre 1781, la mort de M. Chevreux brisa le dernier lien qui attachait Clément de Ris à Tréguier. Cependant, dix-huit mois s’écoulèrent encore avant qu’il rentrât à Paris, où, après maints projets formés, quittés, repris et abandonnés derechef, il se détermina pour l’achat d’une charge de Maître d’hôtel de la Reine (avril 1786). Il entra aussitôt en fonctions, et, désireux de se rapprocher de Versailles, sans toutefois s’y fixer, obtint la location, moyennant un bail à vie, d’un appartement au château de Saint-Germain. C’est là que le trouvèrent les premiers événemens de la Révolution. Ils le jetèrent dans un grand embarras.

Son éducation, ses goûts, ses accointances avec le monde du Parlement, son intimité avec les Sieyès, les Target et autres du même bord, son affiliation à la Franc-Maçonnerie, le rangeaient parmi les partisans convaincus, — et même avancés, — des réformes. L’intérêt de sa fortune, les grosses affaires dans lesquelles elle était engagée et dont la prospérité était liée au calme politique, sa charge à la Cour, cette installation à échéance indéfinie à Saint-Germain, tout cet édifice échafaudé avec une persévérance et une ambition où la naïveté et la vanité avaient égale part, semblait exiger que le mouvement réformiste s’arrêtât à l’octroi des libertés jugées nécessaires, mais n’allât pas jusqu’à précipiter l’institution royale. Comment ne pas craindre qu’une fois déchaînés, les appétits ne fussent pas satisfaits à si juste compte ? On entrait dans l’inconnu. Clément de Ris, à qui nulle attache aux personnes n’imposait le devoir de fidélité envers le régime, si celui-ci était menacé, avait intérêt, sans compromettre le présent, à ménager l’avenir : son âge, son intelligence, son activité, son expérience des affaires lui permettraient d’y faire sa place. Pour cela, il fallait surveiller les événemens, louvoyer, si l’on peut dire, entre les partis, en un mot se réserver. La suppression de sa charge à la Cour, par mesure d’économie, en septembre 1789, l’y servit à souhait. Elle lui rendait sa liberté, et, comme il n’avait personnellement rien tenté pour se dégager, elle ne l’exposait pas dans l’avenir, lui victime, au reproche d’ingratitude.

Tout d’abord, il se tint à l’écart. On voulut le porter à la municipalité de Saint-Germain ; on le sollicita d’accepter un mandat à Paris ; il se déroba, et mit à se faire oublier autant de ténacité qu’il en avait dépensé naguère et devait en dépenser plus tard à ne pas se laisser oublier. Le souvenir des fonctions remplies par lui près de la Reine était trop proche pour ne pas être gênant à l’occasion : il fallait lui donner le temps de s’effacer, et, pour y aider, s’effacer soi-même, quitter Saint-Germain, quitter Paris, se retirer en un pays où l’on ne saurait de sa vie que ce qu’il voudrait bien qu’on en sût. Là, il se créerait des relations, des amitiés nouvelles, ferait peau neuve, et prendrait le vent. Il trouva en Touraine ce qu’il cherchait. C’était, à quatre lieues de Tours, sur les bords du Cher, le domaine de Beauvais[7], ancien fief du château d’Amboise. Depuis 1786, ce domaine, à plusieurs reprises, avait été mis en vente sans rencontrer preneur. Clément de Ris, à la faveur d’enchères progressivement décroissantes[8], en devint acquéreur, en janvier 1791, aux conditions les plus avantageuses, et, peu après, s’y fixa avec les siens (février 1791).


II

Quelques mois suffirent à le faire connaître, apprécier, aimer dans la contrée. L’aménité de son caractère, son obligeance, son inépuisable charité et celle de Mme Clément de Ris, toujours à l’affût des misères à soulager, des peines à consoler, lui attirèrent une confiance à laquelle s’ajouta la notoriété, quand on le vit se faire, auprès des esprits moins éclairés, l’initiateur des idées nouvelles, les instruire des événemens, leur expliquer le sens et la portée de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen. Cette notoriété s’accrut de celle des amis chez qui il fréquentait ou qui fréquentaient chez lui, tous gens du parti patriote, prêts à combattre toute menée tendant au l’établissement de ce que l’Assemblée avait aboli, au démembrement du pays, à la ruine de l’unité rêvée, à l’extension et à la prolongation de la guerre civile, — victimes désignées, dans le présent à la colère du parti de l’émigration, dans l’avenir à la suspicion des exaltés de leur propre parti. C’étaient, pour ne citer que les principaux, Bruley, cœur généreux, ami dévoué, que le suffrage populaire allait appeler à la mairie de Tours, puis envoyer à l’Assemblée législative ; l’ingénieur Riffault, esprit équitable et droit, futur président du Directoire du département ; Chalmel, Boucher Saint-Sauveur, Ruelle, Nioche, Pottier, Veau Delaunay, qui devaient siéger à la Convention, etc.

Bien qu’en communion d’idées avec eux, longtemps Clément de Ris se refusa à prendre un rôle actif : « Il faut voir, » répondait-il à toute proposition. Réserve prudente, mais qui ne pouvait durer indéfiniment. En 1792, il fut élu commandant de la Garde nationale du bataillon du Cher, puis Électeur du canton de Montlouis, et, dans le même temps (août), reçu membre de la Société populaire montagnarde de Tours, affiliée aux Jacobins de Paris. Le dé était jeté : il prenait position. Le résultat ne se fît pas attendre ; on lui offrit la candidature à la Convention. Il la déclina, mais ne put de même, devant le pressant appel adressé à son patriotisme, décliner l’honneur, qui menaçait d’être et qui fut une charge et un péril, de se laisser porter à l’Administration du département. Il y fut nommé par les électeurs du district de Châteaurenault, le 11 novembre, et installé le 3 décembre suivant. Ce fut, à quelques faiblesses près, la plus belle époque de sa vie publique, celle où, avec un rare désintéressement, il rendit à son pays les plus incontestables services.

Quittant sa retraite et sa quiétude de Beauvais, il était allé s’établir à Tours, pour être plus à portée de répondre à ce que les circonstances exigeraient. Là, seize mois durant, il puisa dans sa foi républicaine l’énergie de faire face aux responsabilités les plus lourdes. Repos, fortune, vie de famille, il y sacrifia tout, aidé, soutenu, encouragé dans cet esprit d’abnégation par Mme Clément de Ris, qui, du premier jour au dernier, partagea, avec une noble vaillance, les fatigues, les émotions, les dangers, les angoisses de son mari.

Le département d’Indre-et-Loire, par sa situation avancée entre la France vendéenne d’une part et la France républicaine de l’autre, était comme le quartier général de la résistance à l’insurrection. On y institua un Comité de défense, chargé « de correspondre avec les généraux, les corps administratifs des départemens voisins et les agens du pouvoir exécutif ; de recevoir, centraliser et contrôler les renseignemens relatifs à l’ennemi ; de rassembler, équiper, armer des troupes, de pourvoir à leur subsistance, de les répartir sur les points où leur présence serait jugée le plus utile ; d’instruire et de réprimer les actes d’indiscipline ou de pillage, etc., etc. » Ce Comité était composé mi-partie de militaires et mi-partie d’administrateurs du Département ou du district et de membres du Conseil général de la commune de Tours. La présidence en fut confiée à Clément de Ris ; grand honneur assurément, mais charge difficile, écrasante, périlleuse à tout point de vue. On l’allait bien voir.

Ce que fut la vie du Président du Comité de défense, deux documens intéressans le font connaître. Le premier est un rapport[9]rédigé, lors de l’arrestation de Clément de Ris en pluviôse an II (février 1794), par le citoyen Joseph Morais, ancien Secrétaire militaire de la place de Tours pour l’année 1793. Dans ce rapport, le citoyen Morais déclare que, Président du Comité militaire, Clément de Ris « s’y est comporté avec le plus grand zèle et la meilleure conduite qu’aucun républicain ou un vrai sans-culotte puisse faire, assistant de six heures du matin à deux heures après-midi, et de trois heures de relevée à minuit, et bien souvent jusqu’à trois heures de la nuit ; que même on l’a fait relever sur les quatre et cinq heures du matin ; qu’il a toujours été prêt pour la chose publique ; » il rappelle comment il a élu domicile à Tours ; comment sa famille l’y a suivi ; comment, quand les bataillons de Paris ou de la frontière sont arrivés à Tours, il a su, par un travail immense et sans relâche, suffire à tout, « ayant eu toutes les peines avec ces bataillons qui voulaient mettre à leur discrétion les membres du Comité et ceux du département, tant pour avoir des canons et habille-mens et autres fournitures promises à Paris et autres villes à leur passage, en déclamant avec violence que c’était à Tours où ils devaient recevoir ces fournitures, jusqu’à même des menaces de violences par des mots impropres qui ne devaient jamais sortir de bons républicains. Après ces demandes faites en nature de fournitures, ils faisaient demande en sommes considérables. Il leur faisait entendre raison. On faisait délivrer des mandats le plus économiques que faire se pouvait afin que tous ces bataillons fussent contens. Les registres sont pleins de ces sommes payées, et les demandes faites par ces bataillons sont existantes. L’on verra ces demandes énormes jointes aux pièces et signées tant des généraux, capitaines et soldats ; que, si l’on avait délivré ce qu’ils demandaient, il n’y en aurait pas eu pour la sixième partie des demandeurs, jusqu’aux soldats venant remplir le comité : nous ne partons pas que notre décompte depuis deux ans et un an et neuf mois ne soit fait, criaient-ils, et nous voulons de l’argent et autres munitions de guerre. Clément les a calmés, et a tenu tête aux plus entêtés par leurs demandes impossibles à y pourvoir. J’ai assisté à toutes les séances, j’ai vu tout ce qui s’est passé, et je lui rends la justice qu’il mérite. »

L’autre document, pour être d’ordre privé, n’en éclaire pas d’un jour moins vif la conduite de Clément de Ris durant cette période. C’est une lettre que, plusieurs mois après cet événement, lui écrivait un de ses anciens collègues à l’administration du Département, le citoyen Leroux : « Notre courage, dit-il, a armé contre nous plus d’une faction ; mais notre conscience est tranquille. En vain les Carra, les Julien de Toulouse, les Delaunay d’Angers ont-ils, lors de leur Commissariat dans la Vendée, jeté feu et flamme contre nous et cherché à nous perdre dans l’esprit de leurs collègues ; tu n’en as pas moins prédit à Carra que sa tête répondait du retard qu’il apporta un jour, malgré nous, au départ d’un bataillon de Paris qui devait continuer sa route pour Saumur ; nous n’en avons pas moins ajourné la distribution de son journal dans notre département ; nous n’en avons pas moins arrêté nous-mêmes son protégé Quétineau, et sa bonne amie femme Quétineau ; nous n’en avons pas moins rejeté avec horreur la proposition qu’il nous fit, la veille de la prise de Saumur, d’envoyer à Paris une force départementale. En vain Ronsin a-t-il cherché à nous perdre dans l’esprit du militaire, nous avons été justes envers tous. Nous avons arrêté les chefs de la Légion Germanique qui voulaient aller grossir la Vendée ; nous avons fait fabriquer à Tours pour plus de quatre millions d’habillemens et d’équipemens pour nos frères qui venaient au secours des départemens troublés ; nous avons, en qualité de Commissaires civils, marché nous-mêmes contre les brigands à la tête de nos bataillons, et nous n’avons cessé de dénoncer Ronsin et tous les propagateurs de la guerre de Vendée. Qu’est-il résulté de tous ces événemens ? La plupart des députés de la Convention, qui ont su apprécier notre amour pour la liberté, nous ont rendu une justice éclatante ; la plupart des chefs militaires nous ont également rendu justice. »

On sent tout l’intérêt de ces deux documens. Ils montrent les embarras avec lesquels les membres du Comité de Défense se trouvaient aux prises, et les persécutions auxquelles leur patriotisme même les exposait. Embarras, persécutions n’arrêtaient pas Clément de Ris. En tout, partout, il fut à la hauteur de son rôle, et mérita que, plus tard, on lui rendît cet hommage officiel que « durant toute l’année 1793 il avait été l’âme, de la défense républicaine dans le département[10]. »

Si pénibles d’ailleurs qu’elles fussent, ses fonctions au Comité de Défense avaient la compensation de certains avantages. Le principal fut de le mettre en relations suivies avec plusieurs des Représentans en mission dans la région, notamment avec Tallien, Goupilleau de Fontenay, Guimberteau et Garnier de Saintes. A le voir de près, ils reconnurent et apprécièrent en lui les qualités de l’administrateur, se prirent d’affection pour l’homme, et, quand il fut menacé, devinrent ses défenseurs les plus fermes. Un autre avantage, fort appréciable pour un caractère aussi prudent, fut de lui permettre, par les absences auxquelles il était obligé, d’échapper au vote de certaines mesures ou à la participation à certains actes qu’il sentait devoir, tôt ou tard, être condamnés par la conscience publique. N’exagérons pas toutefois ses scrupules en la matière. Trop souvent il fit au souci de sa sécurité le sacrifice de sa dignité ; trop souvent il apposa sa signature au bas d’actes créant des suspects ou déportant en masse des ecclésiastiques, — ce qui ne l’empêchait pas de donner asile chez lui, pendant deux mois, au supérieur du séminaire de Tours, et de protester contre les actes de la commission militaire envoyant à l’échafaud en moins de 30 jours plus de soixante victimes. L’on saisit ici la contradiction de cette nature complexe et faible, humaine et bonne par tempérament, prudente par instinct sinon par calcul, prompte à subir l’influence du milieu ; capable, par raison politique, d’approuver des mesures propres à créer des victimes, et portée, par sensibilité d’âme, à soustraire ces victimes à la rigueur de ces mesures. Au demeurant, il fut sincère ; mais il le fut au jour le jour et jusque dans ses contradictions : sincère en sa répulsion pour qui faisait de la Terreur un moyen de gouvernement ; sincère dans le concours qu’il prêtait, comme patriote, au vote ou à l’exécution d’arrêtés dont les conséquences ne pouvaient aboutir qu’à la Terreur : sorte d’Ugolin politique s’attendrissant sur les victimes, mais les sacrifiant pour se sauver lui-même.

Rappelons, à sa décharge, que l’antagonisme du Département et de la municipalité, — ou, comme on disait, de la Commune, — de Tours, rendait particulièrement délicate la situation des administrateurs. Dans la lutte engagée entre ces deux pouvoirs, la commune tenait pour les moyens extrêmes, et comme elle avait l’appoint de la partie la moins saine, mais la plus bruyante et la plus remuante des sans-culottes, comme elle prétendait représenter le sentiment populaire et le représenter seule, elle finissait par asservir à ses inspirations jusqu’à ses adversaires du Département. Comment eussent-ils résisté à la poussée de cette opinion publique, dont Voltaire disait : « On la nomme la reine du monde, et elle mérite ce nom : car, toutes les fois que la raison se présente pour la combattre, la raison est condamnée à mort. » La raison, et, avec elle, ceux qui se recommandaient d’elle !

L’âme de la commune de Tours était alors le citoyen Senard, singulier et antipathique personnage, dont le nom est associé à tous les épisodes les plus répugnans du mouvement révolutionnaire en Indre-et-Loire.

Né à Châtellerault en 1760, Gabriel-Jérôme Senard était le (ils d’un procureur. Vers 1787, il vint s’établir, comme homme de loi, à l’Isle-Bouchard, où, doué d’une parole abondante et facile, il s’appliqua, — c’était la part faite aux principes, — à propager les idées révolutionnaires ; en même temps, — c’était la part faite au casuel, — il nouait avec la Noblesse des relations qui lui valurent la protection de la princesse de Chimay, et, par cette protection, la main de demoiselle des Roziers de Monville, filleule du Roi et de la Reine, lesquels signèrent à son contrat de mariage. Senard fut donc introduit à la Cour ; mais ses idées avancées l’en firent bientôt bannir, affront toujours sensible, et plus sensible encore s’il a pour conséquence la suppression d’une pension de trente mille livres. Si parfois, ce que nous ignorons, Senard avait senti, au tréfonds de sa conscience, quelque incertitude sur la fermeté de ses convictions révolutionnaires, il n’en eut plus à dater de ce moment. Il revint à l’Isle-Bouchard où il reprit sa profession d’avocat. Il ne lui restait que cela pour vivre. C’était peu, en un bourg où il n’y avait pas de tribunal, et guère plus de plaideurs. Aussi, en 1791, alla-t-il se fixer à Tours, théâtre plus vaste et plus digne de sa faconde. Il s’y fit presque aussitôt connaître en défendant avec éclat plusieurs ecclésiastiques, accusés d’avoir fomenté des troubles. Les bonnes âmes lui en surent gré et contribuèrent à le faire nommer capitaine de la Garde nationale, ce qui menait à beaucoup de choses, et le conduisit en particulier à être choisi comme procureur de la commune de Tours. Le voilà donc en partie satisfait et dans un poste lui donnant toute facilité pour sa propagande révolutionnaire. Il en profita et prit la tête du parti jacobin. Un coup de poignard, qu’il reçoit en 1792, ajoute encore à sa popularité. Il devient le favori, le représentant attitré de quiconque a une vengeance à exercer, une haine à satisfaire, une délation à produire. Il fraternise avec le bourreau Sanson et la femme Sanson, son épouse. Il fraternise avec la femme Sailly, une poissarde forte en gueule, ardente à la curée. Autour de lui gravite une populace grisée de convoitises, abêtie jusqu’à la férocité par la hantise de l’aristocrate. Et toute cette tourbe épie, réclame, attend et espère de lui l’occasion de donner cours à ses appétits et à ses instincts. Cette occasion s’offrit en juin 1793.

Les administrateurs du district de Chinon, à la nouvelle de l’approche d’un corps de cavalerie vendéenne, avaient pris la fuite, et la ville était tombée au pouvoir de l’ennemi. Le scandale avait été d’autant plus grand, que, peu auparavant, ces mêmes administrateurs avaient solennellement juré de s’ensevelir sous les ruines de la cité plutôt que de la rendre. Traduits devant le Conseil du Département, ils alléguèrent, pour leur défense, la pureté de leurs intentions, le désir de porter les archives en lieu sûr, de soustraire à l’ennemi les équipemens et les munitions en réserve dans la ville, d’épargner aux habitans les représailles suites d’une défaite certaine, etc. La discussion fut vive dans le conseil. Deux partis se formèrent, dont l’antagonisme ajouta aux germes de division existant déjà. Les uns, poussés par les injonctions de Senard et de la commune, réclamaient un exemple ; les autres penchaient pour l’admission de circonstances atténuantes. Ces derniers l’emportèrent. Les administrateurs chinonnais furent renvoyés indemnes, et deux délégués du département furent désignés pour les accompagner et les réintégrer dans leurs fonctions. L’opinion se prononça hautement contre cet arrêt, et, mettant à profit ce mécontentement, la municipalité de Tours demanda, et obtint des Représentans en mission, la création d’une commission militaire chargée d’enquêter sur les menées royalistes et contre-révolutionnaires, et de prendre à leur sujet toute mesure estimée utile. Senard fut appelé à la présider.

Aussitôt le conseil du Département s’émeut. Il proteste, indigné, contre une institution qu’il qualifie de monstrueuse et attentatoire à tous les principes de la liberté. La protestation se renouvelle à chaque séance et n’a pour effet que d’irriter Senard, de le porter de plus en plus à la violence. Il fait régner à Tours, et dans tout le département, la Terreur avec ses vilenies et ses atrocités. On voit cet ex-défenseur du clergé briser de ses mains la sainte ampoule de Marmoutiers. Les prisons, et, quand elles deviennent trop étroites, les églises s’emplissent de suspects. L’échafaud, dressé place d’Aumont, y reste en permanence durant quarante jours. Le conseil du Département proteste de plus belle, et parmi les plus énergiques à flétrir ce régime de délations, de suspicions et d’exécutions, sont Clément de Ris et ses amis Chalmel et Texier-Olivier. Ils se désignent ainsi eux-mêmes à la rancune et aux représailles de Senard. Sa vanité blessée ne leur pardonne pas d’avoir dit qu’il avait surpris ses pouvoirs du Comité de sûreté générale. Son ressentiment contre Tallien, coupable d’avoir, en mainte circonstance, arraché des prévenus à la prison et des victimes à l’échafaud, retombe sur Clément de Ris. Sourdement il exploite contre lui et l’envie qui s’attache à la richesse, et le mécontentement de certaines gardes nationales que, par crainte de les voir lâcher pied ou pactiser avec les Vendéens, Clément de Ris avait fait rappeler du théâtre de la guerre. Néanmoins, il n’ose encore l’attaquer ouvertement, car il lui sait, à la Convention, des amis puissans ; il le sait soutenu par le Département, soutenu par la Société populaire, soutenu par les Représentans qui l’ont vu à l’œuvre, Tallien, Guimberteau, Garnier de Saintes, qui se déclare pris pour Clément de Ris d’une amitié franche et républicaine. Senard ne veut engager la lutte qu’avec la certitude de la victoire.

De son côté, Clément de Ris ne s’alarmait pas plus que de raison. Fort des appuis qui viennent d’être rappelés, il semblait avoir fait sienne la philosophie que Tallien lui prêchait dans une de ses lettres : « Les méchans vous calomnient ? Ils font leur métier ; ils gagnent leur argent. Les bons citoyens vous rendront justice, et, pour être tardive, elle n’en sera que plus éclatante. » Sans se hausser jusqu’à l’absolue confiance, que n’autorisaient ni les temps, ni les hommes, il espérait avoir endormi le soupçon et conjuré l’imminence de la persécution, tant par les services rendus à la défense républicaine que par les gages multiples qu’il avait donnés de son civisme. Ne l’avait-on pas vu le 27 brumaire, coiffé du bonnet rouge et au cri de : Vive la république ! danser en compagnie du représentant Guimberteau, autour d’un bûcher où brûlaient les titres de noblesse et les archives ecclésiastiques ? Ne l’avait-on pas vu, le 20 frimaire, dans le même appareil, suivre par les rues de Tours le char de la Déesse Raison, et applaudir le citoyen Bouilly[11] juché aux pieds de la Déesse, et dans un discours pathétique, vouant à l’exécration l’es rois, la royauté et les derniers restes de la féodalité ? Plus récemment encore, n’avait-il pas, de ses deniers, acheté une portion de terre, provenant des biens d’un émigré de Vernou, et fait don de ce terrain à celui des habitans de ladite commune, qui serait désigné par ses concitoyens comme le plus patriote, le plus laborieux et le plus chargé de famille[12] ? La reconnaissance publique à son égard ne venait-elle pas de se manifester par le vote qui l’avait élu, à l’unanimité, Président de l’administration municipale du canton de Montlouis ?

À ces raisons d’être rassuré s’en ajoutait une autre. Il avait traversé victorieusement la crise suraiguë d’épuration, qui, dans l’automne de 1793, sévit, à tous les degrés, sur la République. Dans le département d’Indre-et-Loire, cette épuration s’était faite sous la surveillance des représentans Guimberteau et Levasseur. Des membres de l’ancienne administration ils n : en avaient conservé que douze. Non seulement Clément de Ris était du nombre, mais il avait été appelé au Comité directeur du département, honneur qui lui avait valu du représentant Garnier de Saintes ce billet flatteur et réconfortant : « Je vois avec plaisir, brave républicain, que l’épuration révolutionnaire t’ait trouvé digne de figurer avec avantage dans l’administration des affaires publiques. Je t’avais vu assez pour croire à la pureté de tes principes, et ma croyance est aujourd’hui conviction. » Cette conviction Garnier de Saintes la conserva : on le verra au dévouement avec lequel il s’emploiera à servir et à défendre Clément de Ris devenu suspect. Epuré comme administrateur du département, épuré comme membre des divers comités dont il faisait partie, Clément de Ris l’avait été encore, et à maintes reprises, comme membre de la Société populaire. Là, les purs de la veille n’étant jamais assez purs au gré des purs du lendemain, à tout instant, à tout propos, l’épuration recommençait et les scrutins succédaient aux scrutins. Devant tous Clément de Ris avait triomphé. Il n’eut pas longtemps à jouir de son triomphé.


III

Brusquement, dans les derniers jours de janvier 1794, sur un rapport de Barrère à la Convention, Guimberteau fut appelé à Rouen. Sans doute on craignait qu’un séjour trop prolongé parmi les mêmes populations ne fit tourner sa rigueur en modérantisme. Peut-être même avait-on reçu quelques doléances en ce sens. Il fut remplacé par Francaslel, assisté du citoyen Mogue que le Comité de salut public lui avait adjoint. Clément de Ris eut l’intuition de ce que cette substitution allait avoir de malencontreux pour lui. Il perdait en Guimberteau un ami, un soutien. Un inconnu lui succédait. Vraisemblablement ceux qui n’avaient pas eu l’oreille de Guimberteau allaient s’appliquer à circonvenir les nouveaux arrivans. Il fit part de ses craintes à Garnier de Saintes, alors à Blois. Celui-ci le rassura de son mieux : « En perdant Guimberteau, disait-il, ta cité a perdu un garçon estimable et d’un patriotisme bien pur. Je ne suis pas étonné qu’il ait emporté tes regrets. Les braves gens savent s’apprécier. Je verrai avec plaisir Francastel venir prendre sa place : il joint à beaucoup d’énergie beaucoup d’honnêteté. J’apprécie l’intrigant dont tu me parles à toute sa valeur, et il n’eût pas fait grands voyages avec moi. Francastel n’aime pas mieux que d’être éclairé sur le compte de pareils hommes, car ils sont tous de malhonnêtes gens, la seconde qualité étant inséparable de la première. » (22 pluviôse, Il février.) Garnier de Saintes avait attendu quelques jours avant de répondre à son ami. Quand sa lettre arriva. Clément de Ris était arrêté de l’avant-veille. Que s’était-il passé ?

Garnier de Saintes avait dit juste en parlant de l’énergie de Francastel. Celui-ci, dans sa mission à l’armée de l’Ouest, avait déployé la plus grande rigueur : il sentait ce qui manquait à ces populations du centre, molles ou plutôt indifférentes, et semblait, disposé à prendre toutes les mesures propres à combattre leur tiédeur. Il écrivait, dès le 8 nivôse (28 décembre 1793) aux Jacobins : « Nous nous occupons de réchauffer les plus froids. « Ce n’est pas ici la température de Paris. Mais que Paris soit toujours vigilant, révolutionnaire au même degré ; que les Jacobins ne cessent d’imprimer le mouvement révolutionnaire, et l’esprit public se maintiendra toujours partout à la même hauteur. » Ce langage n’avait pas été sans influer sur le choix fait de lui pour prendre, à Tours, la succession de Guimberteau.

Garnier de Saintes n’était pas moins sincère en louant l’honnêteté de Francastel. Quand celui-ci, lors de son arrivée à Tours, découvrit au milieu de quelles basses intrigues il aurait à se débattre, pris de dégoût, il allégua un dérangement de sa santé pour se faire relever de ses fonctions. Il apparaît toutefois, à la nature même du prétexte invoqué, qu’en lui l’énergie, prête à s’exercer contre ceux du parti adverse, hésitait à se compromettre en défendant des patriotes suspects à leur propre parti. Il était de ces hommes chez qui la volonté du bien plie sous la faiblesse du caractère. Répugnant à sanctionner des injustices réprouvées par leur conscience, ils répugnent tout autant à se mettre en lutte ouverte avec les promoteurs influens de ces injustices. Tous les temps, et surtout les temps de troubles civils, ont produit de ces gens-là, réfractaires au mal et cédant néanmoins devant lui. Clément de Ris lui-même n’en est-il pas un exemple ? Ajoutons que si Francastel avait été, avec des instructions spéciales, désigné pour remplacer Guimberteau en Indre-et-Loire, c’était, de toute évidence, non pour le continuer, mais pour faire, au contraire, ce que Guimberteau n’avait pas osé ou n’avait pas voulu faire.

D’autre part, Garnier de Saintes s’était trop avancé en comptant sur l’énergie de Francastel pour secouer la tyrannie de Mogue. Il la secoua d’autant moins, qu’empêché, pour un motif ou pour un autre, de quitter Angers, il laissa Mogue le précéder à Tours. Là, celui-ci fut aussitôt accaparé par le parti de la commune, et amené à s’entendre avec lui, à entrer dans le complot ourdi par Senard et ses acolytes contre ceux qu’on voulait perdre. Il résulte, en effet, d’une enquête ultérieurement[13]ouverte, que l’intrigue avait été habilement préparée. Senard s’était rendu de sa personne à Châteaurenault[14]pour frayer la voie. Il y avait cherché, sollicité, trouvé des mécontentemens prêts à seconder ses desseins et à servir ses rancunes, et finalement il avait, dans un repas d’adieu, tenu ce propos significatif : « Je sais que j’ai des ennemis ; mais attendez une décade, je les déjouerai bien. » Sur ces entrefaites, Mogue arrive à Tours. On ne perd pas de temps. Il est pris au débotté, prévenu, flatté, pressé d’agir, de recueillir des renseignemens à Châteaurenault. Il se laisse convaincre, et, incontinent, demande audience au Conseil du département et y remet la réquisition suivante[15] :

« Mogue, commissaire du Comité de salut public, et chargé particulièrement par Francastel, Représentant du peuple à Angers, à qui le Comité de salut public vient de confier l’importante mission de régénérer les autorités constituées et les fonctionnaires publics de toutes les communes du département d’Indre-et-Loire, conformément à la loi du 14 frimaire : Requiert les Administrateurs régénérés du département d’Indre-et-Loire de lui remettre pour demain un tableau avec notes sur les talens, sentimens, principes publics et révolutionnaires, état et qualités avant la Révolution, probité, activité au travail, ainsi que sur les degrés de chaleur de leur républicanisme, de tous les citoyens qui composaient les six administrations du district extra muros du département, séant à Tours avant le décret du 14 frimaire. » (Séance du 12 pluviôse, 1er février 1794.)

Il n’y avait pas à se méprendre sur le sens et la portée de la réquisition. Ce qui se préparait, c’était, avec toutes ses conséquences, la révision de l’épuration présidée par Guimberteau. Muni des renseignemens demandés, Mogue poursuit, précipite son enquête, tandis que, dans l’ombre, on s’évertue par tous les moyens, intimidations, insinuations perfides, allégations imprécises et sans preuves, à provoquer dans Tours un mouvement d’opinion contre Clément de Ris et Texier-Olivier. La femme Sanson est le principal artisan de ces sourdes menées. Elle se montre partout avec Mogue, boit avec Mogue, dîne, soupe avec Mogue ; puis se répand dans les faubourgs et proclame « qu’il faut en finir, qu’il va y avoir une hétacombe d’aristocrates ; » elle excite les exaltés, secoue les indifférens, intimide les pusillanimes, ramène les hésitans : il ne faut pas, dit-elle, mécontenter Mogue ; Mogue est tout-puissant ; Mogue sera terrible à ceux qui se compromettraient en faveur de Clément, de Texier et de Chalmel ; rien n’est à redouter de la Société populaire, Mogue a été envoyé pour la bouleverser.

Une décade suffit, — Senard avait été bon prophète ! — à mener l’affaire à bonne fin. Mogue était arrivé le 11 pluviôse ; le 21, l’on apprenait que Clément de Ris et Texier étaient décrétés d’accusation : déjà Texier venait d’être arrêté à Tours.

Pour avoir eu un rôle plus effacé que Clément de Ris, Texier-Olivier n’en avait pas moins, depuis seize mois, défendu avec une inlassable énergie la cause du droit et de la justice. Par là, il avait mérité la haine de la faction Senard. Originaire de Reignac[16], où il était né en 1764, avocat, procureur syndic de sa commune, appelé, en septembre 1792, au Directoire du département[17], c’était, au dire d’un de ceux qui l’ont le mieux connu, le Représentant Bouclier Saint-Sauveur, « un homme de bien, qui, pour réparer des abus, n’avait pas besoin d’autre aiguillon que celui de son propre cœur. » Ce témoignage est complété et confirmé par ce que nous apprend, de son caractère et de sa conduite en 1793, le rapport rédigé, lors de son arrestation, par le citoyen Morais.

« Homme hardi, ne craignant pas à développer le sentiment et voulant défendre l’opprimé, soutenant la justice, expliquant avec éloquence les titres des lois, ayant beaucoup de mémoire, écrivant bien, parlant de même, très bon républicain, sans reproche et bon travailleur, on peut dire de lui : lorsqu’il y a eu un rassemblement de dix mille individus qui se sont faussement attribué le droit de parcourir les bourgs et villages et villes, pour taxer de leur chef toute marchandise et denrée, qu’au sortir d’Amboise ces dix mille hommes se sont présentés jusqu’aux portes de la ville de Tours, Texier, à la tête des gardes nationales de Tours, fit tant qu’on repoussa ces malheureux mal instruits de leur mission, et ils virent bien qu’ils étaient trompés par de faux patriotes qui les avaient mis en erreur. Ces faits sont notoires et réels. Texier a rendu service aux habitans de la cité de Tours et à ces malheureux en prenant la fuite (il veut dire : en les forçant à prendre la fuite) sans qu’il y eût de part et d’autre aucun homme de blessé. Qu’est-il arrivé à Texier lors de l’arrivée de la Légion Germanique ? C’est à la connaissance de tout le peuple de Tours. Cette légion avait avec elle deux officiers français, qu’on avait avec ignominie arraché leurs épaulettes de capitaine. Depuis leur départ jusqu’à leur arrivée à Tours, dans chaque ville où ils couchaient on les faisait mettre en prison. Etant à Tours, on les avait mis chez un particulier avec une garde de deux sentinelles de leurs gens, afin qu’ils ne pussent réclamer justice d’aucun corps constitué. Cette affaire a pénétré au Département qui a de suite pris des mesures sages pour assurer la liberté à ces malheureux opprimés. Texier prit la parole et leur défense. La séance a tenu sans désemparer jusqu’à deux heures après minuit. Texier fit tant qu’il obtint une garde de garde nationale pour la sûreté de ces deux officiers. » Bref, car on ne saurait suivre le rapport dans ses détails et ses redites, par les soins de Texier, les officiers français furent rendus à la liberté, et treize officiers de la Légion Germanique, déclarés coupables, furent arrêtés et emprisonnés. Morais conclut en déclarant que Texier est bon républicain, bon sans-culotte, et qu’on ne peut lui reprocher aucun acte contre les mœurs et contre les lois. Malheureusement, il avait contrecarré et combattu Senard : c’était plus qu’il n’en fallait pour le faire arrêter.

Pendant qu’à Tours, on perquisitionnait chez Texier, un agent du Comité de sûreté générale, le citoyen Toupiolle, se présentait à Beauvais, où toute la famille était alors réunie, et notifiait à Clément de Ris l’ordre qu’il avait reçu de l’arrêter et de le conduire à Paris. Il y mit d’ailleurs toutes les formes, en homme qui avait du monde, peut-être pour s’être frotté au monde. Il est, en effet, permis de se demander si ce Toupiolle n’était pas un ancien domestique de ce nom, qui, arrêté à Paris, le 27 mai 1793, sous l’inculpation de troubles, avait, devant le Tribunal révolutionnaire, bénéficié d’une ordonnance de non-lieu, et était devenu l’un des agens du Comité de sûreté générale. Toujours est-il qu’il se conduisit avec tact (l’affirmation est de M. Clément de Ris). Même, il fut si affecté de la douleur de Mme Clément de Ris et de ses enfans, qu’il déclara ne vouloir plus désormais se charger de pareilles missions.

Ce que dut être cette douleur, il est aisé de se le figurer. On savait trop quel sort menaçait les inculpés devant ce Tribunal, où il était si difficile parfois, non pas même de faire accepter, mais de faire entendre ses moyens de défense. L’appréhension que cette liberté de s’expliquer ne fût refusée aux deux prévenus perce dans toutes les lettres qu’écrivent en l’occurrence les Représentai les plus autorisés et les moins suspects. L’impression laissée dans le souvenir des enfans par ces terribles journées se retrouve dans une lettre que, trois ans plus tard (janvier 1797), Emile Clément de Ris écrivait à son père : « Il m’en souviendra longtemps de la soirée affreuse du 23 pluviôse. Le tableau de notre famille désolée, de nos amis éperdus est gravé dans mon cœur aussi bien que dans mon esprit. Je vois encore maman étendue presque sans vie, et nous tous autour d’elle, tandis que les scrupuleux commissaires examinaient tes papiers, désespérés de n’en trouver aucun qui te compromît. Et je pourrais ne pas détester un gouvernement auteur de tant de crimes ! C’est alors que nous jurâmes, si le ciel délivrait la France du joug qui l’opprimait, de ne souffrir jamais à l’avenir une pareille tyrannie. » Une lettre, écrite par M. Clément de Ris vers la même époque, atteste que, chez les parens, le souvenir n’était pas moins vivace que chez les enfans : « Nous bénissons aujourd’hui la Providence, avec un redoublement de reconnaissance de ses bontés, de m’avoir arraché aux exécrables griffes des Terroristes qui m’ont arrêté il y a aujourd’hui trois ans. Je ne m’attendais pas alors qu’un jour, en confondant les victimes avec les bourreaux, on m’accuserait d’avoir été du parti de ces monstres. Telle est la justice des hommes. Les amis de la vertu seraient bien à plaindre, s’il n’y en avait pas une autre. » (11 février 1797.)

Les journées des 21 et 22 pluviôse an II (10 et 11 février 1794) furent employées par Toupiolle et ses acolytes à terminer l’enquête, à examiner et à rassembler les papiers, à préparer le départ des prisonniers, départ que ceux-ci hâtaient de tous leurs vœux. Plus on s’empresserait à comparaître devant le Comité de sûreté générale, moins on paraîtrait craindre son arrêt et suspecter sa justice. Il fut donc convenu que Clément et Texier partiraient au plus tôt avec leurs gardiens, Toupiolle et Martineau. Mme Clément, toujours vaillante, et moins que jamais disposée, en ce pressant péril, à abandonner son mari, les suivrait avec Clémentine, dès qu’elle aurait avisé, avec les amis de Tours et d’ailleurs, aux moyens d’agir dans l’intérêt des prévenus. Ceux-ci quittèrent Tours le 23 pluviôse (12 février). Ils arrivèrent à Blois le soir même et dînèrent chez le Représentant Garnier de Saintes. Toupiolle fut du dîner. Sa vanité y trouvait son compte, autant que son appétit : dix-huit mois plus tard il en parlait encore avec fierté. Lui, l’ancien valet, manger à la table des maîtres ! Lui, l’agent subalterne du Comité, convive d’un Représentant, commensal de deux Administrateurs régénérés de département ! Après le repas, Garnier dicta, en présence de Toupiolle qui devait la remettre, — marque de confiance propre à tuer eu lui ce qui pouvait subsister de préventions, — une lettre à l’adresse du citoyen Louis, du Bas-Rhin, membre du Comité de sûreté générale. Après quoi, l’on continua la route sur Paris[18], tandis que Garnier de Saintes écrivait à Mme Clément de Ris, pour la rassurer : « Votre mari, aimable citoyenne, vient de dîner avec moi. Il se rend à Paris, et son voyage ne sera qu’un triomphe pour sa vertu. Je lui ai donné une lettre pour un membre du Comité de sûreté générale, mon ami intime. Elle ne contribuera pas peu à lui faire rendre prompte justice. En parlant de lui, je n’ai pas oublié son lâche calomniateur qui m’était déjà connu sous les traits odieux qui le décèlent. Soyez, ainsi que votre chère fille, sans regrets comme sans alarmes. Vos peines du moment vous préparent des journées bien consolantes. N’oubliez pas, en passant ici, de venir me faire une visite. Rappelez-moi au souvenir de votre aimable famille. Sécurité et confiance. »

Sécurité ! confiance ! de tels sentimens se prêchent, mais ne se commandent pas, et la situation ne les comportait guère. Il est toutefois une vertu qui, pas un moment, ne faiblit en Mme Clément de Ris, c’est le courage. Elle y puisa, comme aussi dans sa grande tendresse, la force de suffire à tout. Elle vit les uns, écrivit aux autres, à Tallien alors à Bordeaux, à Guimberteau alors à Rouen, etc. Puis, ces premières mesures prises, se sentant plus utile à Paris que partout ailleurs, le 15 février, elle partit, avec sa fille Clémentine, le cœur serré, l’angoisse dans l’âme.

Les trois garçons étaient restés à Tours, en quelles dispositions, on le devine. Le plus profondément troublé était Emile, le cadet, nature sensible, nerveuse à l’excès. Le chagrin, chez cet enfant de onze ans, s’exalte et s’exhale en un flot de paroles sous lesquelles on croirait ouïr le sanglot. La lettre qu’il écrit à sa mère, au lendemain du départ, n’est qu’un bouillonnement d’idées, d’images qui se pressent, de sentimens qui débordent, de questions et de recommandations mêlées, de pensées pour tous ceux dont le nom et la mémoire interviennent dans ce drame ; c’est un adieu qui ne sait plus finir, qui cesse, qui reprend, et s’allonge en un post-scriptum après lequel il se répète comme un écho, l’écho du désespoir que cette petite âme est impuissante à contenir. Lisez plutôt :

« Que votre départ m’a fait de peine, chère maman, que j’ai souffert en voyant s’éloigner la voiture ! C’était encore une consolation pour moi de voir ce qui renfermait ma bonne maman et ma tendre sœur. Mais dès que mes yeux ne m’ont plus permis de vous suivre, je me suis livré à tout l’excès de ma douleur. Que je souffrais de me voir éloigné de tout ce qui m’est le plus cher au monde ! Je m’en rapproche en vous écrivant, et par conséquent je deviens heureux. Votre voyage a-t-il été fait sans qu’il vous arrive quelque chose de fâcheux ? Avez-vous été coucher à Orléans ? À quelle heure êtes-vous arrivées à Paris ? Vous avez, sans doute, été voir papa le soir même ? Qu’il a dû être content de vous voir réunis ! Mais il lui manquait son petit Ange, son petit Loulou et Paulin. Comment Texier se porte-t-il ? Dites-lui bien des choses de ma part. Dites-moi aussi s’ils ont déjà paru au Comité de sûreté générale. Écrivez-moi le plus tôt que vous pourrez. Je vais toujours en classe et au dessin : je m’y applique le plus que je peux.

« P.-S. — Adieu, chère maman. Embrassez bien papa pour moi. Dites-lui que je l’aime bien et que je pense à lui bien souvent. Dites-lui aussi que, s’il peut m’écrire, il me fera bien du plaisir. Bien des choses de ma part à ma sœur, ainsi qu’à ma tante. Adieu encore une fois, chère maman. Dépêchez-vous de revenir et vous verrez que vous êtes toujours aimée et que vous le serez toujours de votre petit Loulou.

« P.-S. — Adieu encore une fois. »

A Tours, l’émotion, parmi les patriotes non inféodés à Senard, n’était pas moins vive que dans la famille. Personne, pas plus qu’à Blois Garnier de Saintes, ne se méprenait sur la main dont partait le coup, ni sur les motifs vrais, sinon avoués, de la dénonciation. Ces motifs, nul ne les a mieux mis en relief, avec plus de courage et de vigueur que Tallien, dans une lettre à son collègue Vadier, du Comité de sûreté générale. Voici le passage, où il ne craint pas, si ce sont là des crimes, de se compromettre en les flétrissant comme les flétrissaient et les administrateurs du Département et les membres de la Société populaire qui, tout entière, en la circonstance, se solidarisa avec Clément de Ris et Texier-Olivier. « Il est vrai que le Département et la Société populaire se sont souvent élevés contre les intrigues, contre les auteurs de la prolongation de la guerre de Vendée, ils ont soulevé un coin du voile de cette conspiration qui, j’espère, sera un jour connue de toute la France. Il est vrai qu’ils ont dénoncé Carra, Quétineau, et plusieurs autres contre-révolutionnaires ; il est vrai qu’ils ont dénoncé les états-majors inutiles, les freluquets épauletiers, les généraux de brigade de vingt et un ans, les dilapidations des hommes inutiles, les brigandages de certains agens du conseil exécutif, l’immoralité de certains comédiens devenus sans s’en douter des hommes importais et qui, pour avoir changé de théâtre, n’ont pas changé de principes[19]. Mais, ces torts, ils les partagent avec tous les bons citoyens. »

A la Société populaire, l’indignation s’était affirmée plus forte que nulle part ailleurs. Sitôt l’arrestation des deux administrateurs connue, les membres avaient été convoqués pour protester contre l’accusation et aviser aux moyens d’agir en faveur des accusés. Mogue et Senard se rendirent à la séance, avec espoir d’intimider le vote. La discussion fut violente, le tumulte indicible, la séance révolutionnaire au premier chef : le club délibérant, Senard pris à partie par le plus grand nombre, défendu par quelques fidèles ; les tribunes garnies de poissardes tenant pour Senard et pour Mogue, vociférant, huant dès qu’on incriminait ce dernier, applaudissant avec frénésie dès qu’un membre hasardait son éloge, le tout avec échange de lazzis, de quolibets, de propos grossiers qu’on ne peut rapporter ; au premier rang, la femme Sailly et la femme Sanson, celle-là ne tarissant pas sur les mérites de Mogue, celle-ci se répandant en mauvais propos sur les membres de la Société, et répétant à qui voulait l’entendre, qu’avant deux mois « il y aurait plus de 200 têtes d’aristocrates à bas, et des bonnets rouges 43. » Interrogée par un assistant sur les motifs de l’arrestation, « Tu ne sais que cela ! » répondit-elle, et, tournant le dos, elle ajouta en ricanant : « Il y en aura bien d’autres[20] ! » Ni d’elle, ni de-personne on ne put rien tirer de plus précis.

Passant outre aux menaces et aux intimidations, la Société décida d’envoyer à Paris deux délégués, chargés de plaider aux Jacobins la cause de Clément de Ris et de Texier. Elle fit choix des citoyens Aubert et Aubineau, ce dernier jardinier à Tours. Vainement, par de nouvelles menaces, on essaya d’arrêter leur départ. Ils se mirent en route, firent diligence, et, dès le 29 (17 février), Chalmel pouvait écrire de Tours à Mme Clément : « Nous recevons aujourd’hui une lettre d’Aubert, qui fait part de ses premières démarches. J’en attends la suite avec grande impatience. Ma sœur me marque que nos amis ne sont point dans une maison d’arrêt, mais gardés par deux citoyens à l’hôtel des Bons-Citoyens. Tant mieux de toutes façons. Texier frère écrit aussi à Bergeon. Ce soir, je lirai ces différentes lettres à la Société qui en entendra la lecture avec bien du plaisir, car tout le monde m’arrête dans les rues pour me demander si j’ai des nouvelles. Ecrivez-nous un mot ; ne vous alarmez point et comptez sur la justice nationale. » Le même jour, les délégués étaient reçus aux Jacobins[21], et « réclamaient la liberté de deux patriotes, membres de la Société, emprisonnés par erreur. » Un membre, le citoyen Blouin, essaya de protester, alléguant que la Société populaire de Tours était sujette à caution ; il se trouvait à Tours, dit-il, au mois de juin précédent ; on représentait sur le théâtre des pièces inciviques, et les membres de la Société populaire présens ne protestaient pas. Aubert répliqua que, depuis lors, la Société populaire avait été épurée plusieurs fois, et la pétition fut renvoyée à la commission des défenseurs officieux.

A Tours, ces nouvelles et d’autres, qui y parvinrent presque en même temps, commencèrent à rassurer les amitiés angoissées. On sut que l’affaire avait été portée devant la Convention et y avait trouvé un accueil bienveillant. Aux Jacobins, l’accueil avait été plus froid, mais non tel qu’il dût décourager l’espoir. Le 4 ventôse (23 février), Emile Clément de Ris écrit à sa mère : « La lettre de ma sœur que nous avons reçue hier, ainsi que la vôtre à Chalmel, nous ont beaucoup rassurés. Nous n’avons pas vu dans celle-ci la tristesse qui était dans la première que vous avez écrite à ce citoyen. Il paraît par vos lettres que l’arrestation a été arbitraire. Celles que la Société reçoit chaque jour des commissaires mandent la même chose. Ils ont écrit hier. Ils disent qu’ils ont paru hier à la Convention, et qu’après les avoir écoutés avec la plus grande attention, on a applaudi à leurs discours ; qu’ensuite ils ont été aux Jacobins où ils ont aussi parlé, mais pas autant de temps qu’ils auraient désiré. Veau a parlé pour papa et Texier. En sortant des Jacobins, ils ont rencontré de Serre qui leur a dit n’avoir pas encore vu Mogue. Vous reconnaîtrez à ce trait la fourberie de cet homme. »

Pendant ce temps, les Représentans, amis de Clément de Ris et de Texier, ne demeuraient pas inactifs. Ceux qui étaient à Paris agissaient, Sieyès tout le premier. Ceux que leur mission retenait au loin écrivaient. De ceux-là, le plus net, le plus énergique dans ses affirmations fut Guimberteau : « Citoyens collègues, écrivait-il aux membres du Comité de sûreté générale, la famille de Clément de Ris, Administrateur révolutionnaire du département d’Indre-et-Loire, nommé par Levasseur, notre collègue, vient de m’écrire qu’il avait été arrêté, ainsi que Texier-Olivier, son collègue, par votre ordre. Elle me charge de demander de rendre justice à ces citoyens auprès de vous, et je crois ne pouvoir me dispenser de vous rendre compte des faits qui sont à ma connaissance. Il y a à peu près quatre mois et demi que je connais Clément et Texier pour de bons et loyaux républicains. L’opinion de la Société populaire et des citoyens de la commune entière de Tours a été, dès le moment de mon arrivée, prononcée en leur faveur, et elle ne s’est pas démentie. De toutes les maisons que j’ai eu l’occasion de connaître, celle de Clément de Ris est la seule où j’aie pris un repas, et je puis dire à sa louange que, si on voulait voir la résurrection des mœurs et des vertus patriarcales, on en trouverait le modèle chez lui. Je ne sais pas ce qu’il a fait avant la Révolution, mais je sais bien qu’il l’a parfaitement servie de toutes les manières, et, si vous voulez avoir des renseignemens certains sur l’un et l’autre de ces concitoyens, vous pourrez consulter Tallien, Garnier de Saintes, Ichon, Monestier et beaucoup d’autres Montagnards de la Convention, qui les aiment, qui les estiment, et qui vous donneraient des instructions utiles sur leur compte. N’en doutez pas, il est des malveillans à Tours, qui n’y sont qu’accidentellement[22], qui servent des intrigans[23], et qui font un mal horrible à la Révolution. Nous devons sévir contre les conspirateurs, les aristocrates, les égoïstes. Mais opprimer un patriote est faire rétrograder la Révolution, et il est des pestes qui ne veulent pas autre chose, pour mieux réussir dans leurs projets liberticides. Vos principes sont bien connus, bien affirmés. Vous voulez purger la République de tous les genres de malveillance : je le veux comme vous. Mais pour arriver à ce but salutaire, il faut examiner, et c’est tout ce que je vous demande pour Clément et Texier. Salut et fraternité. » Tallien, au témoignage de qui Guimberteau en appelle, n’avait pas attendu la requête pour prendre la défense de son ami. Un passage de sa lettre à Vadier a déjà été cité. En voici d’autres, où l’on saisira toutefois comme la préoccupation, tout en servant la cause de ses amis, de ne pas engager sa responsabilité plus que de raison :

« J’ignore, disait-il, les motifs de leur arrestation, mais je dois à la justice de dire ce que je sais sur leur compte, ce que j’ai eu l’occasion de voir pendant sept mois de séjour dans la ville de Tours, » et, rappelant l’estime universelle qu’on leur porte, le zèle, le courage de Clément de Ris, cette activité à laquelle « on doit que la guerre de Vendée n’ait pas fait de ravages encore plus effrayans sur les bords de la Loire, » il ajoute, — en homme qui n’aime pas à s’oublier et ne veut pas qu’on l’oublie : — « Ce comité[24], de concert avec moi, approvisionnait nos armées, et ce n’est pas sa faute si elles ont été conduites par des chefs imbéciles et contre-révolutionnaires[25]… À l’époque du 31 mai, j’étais à Paris. J’en partis le 3 juin. Carra m’avait précédé et avait partout dénaturé les événemens de ces sublimes journées. J’arrivai à Tours, et je trouvai les esprits dans les meilleures dispositions. Ce Clément, persécuté aujourd’hui, avait fait imprimer et distribuer avec profusion une lettre que je lui écrivais de Paris, et dans laquelle je lui peignais, en Montagnard, les journées qui venaient de se passer. Carra proposa une force départementale. Le Département repoussa avec horreur cette proposition. Texier parla avec vigueur, et toutes les autorités constituées réunies tirent une adresse d’adhésion aux journées des 31 mai et 2 juin. Dans toutes ces circonstances, j’ai toujours vu ces deux patriotes se montrer avec courage. » Il termine par une dernière objurgation : « Je le répète, je ne prends pas leur défense pour des faits postérieurs au 9 août, date de mon départ ; mais je crois voir dans leur persécution une des branches du système de calomnies suivi avec constance depuis quelque temps par des hommes qui veulent nos places, non pour y faire le bien général, mais pour assurer leur fortune particulière. C’est à toi que je remets le soin de venger ces deux patriotes. S’ils sont coupables, qu’ils soient punis. S’ils sont innocens, que justice prompte leur soit rendue, et que leurs calomniateurs soient punis de la manière la plus sévère. Adieu, mon cher ami ; je t’embrasse fraternellement. Comme je n’écris jamais que sous la dictée de ma conscience, et que je dis toujours la vérité, tu peux faire de cette lettre l’usage que tu croiras, soit pour la République, soit pour ces deux individus. »

À ces interventions se joignit celle de presque tous les représentans d’Indre-et-Loire, en première ligne de Nioche et de Pottier[26]. A une lettre de remerciemens reçue de Clément de Ris après sa libération, celui-ci adressait cette réponse, nouvelle preuve de la sympathie que Clément de Ris avait inspirée : « Citoyen frère et ami, patriote persécuté, outragé, calomnié, tu devais compter sur tes amis pour t’arracher à l’oppression. J’ai fait pour toi ce que la justice voulait, ce que le patriotisme inspirait, en un mot ce que tu aurais fait pour moi, ce que tu ferais si des ennemis s’acharnaient à ma perte. Tu ne me dois donc point de remerciemens. Ma satisfaction est dans ma conscience et dans mon cœur. Ils me disent que j’ai bien fait en te rendant tous les services qui étaient en mon pouvoir. Voilà ma plus douce récompense. Ton estime et ton amitié, voilà ce que je te demande, voilà ce que j’attends de toi : j’ose assurer que j’en suis digne. Je me repais avec plaisir du moment où, ma carrière politique terminée, et rentrant dans mes foyers, je pourrai goûter la satisfaction de passer quelques momens avec un ami dont la connaissance m’est devenue précieuse. » (8 germinal.)

Grâce à tant et de tels appuis, l’affaire ne traîna pas, comme on eût pu le craindre, et tourna à l’avantage des prévenus. Le 5 ventôse, Emile Clément de Ris écrivait, de Tours, à sa sœur : « J’ai reçu ta lettre hier. J’y vois avec plaisir que le Comité de sûreté générale commence à s’occuper de notre affaire et qu’elle ne sera pas si longue que je le pensais. C’est bon. Dubois-Crancé et Santerre sont ici. Il y a trois jours, celui-ci vint au club et demanda la parole. On la lui refusa sous prétexte qu’il n’avait qu’une carte de la Société d’Orléans. Il fut donc obligé de s’asseoir, n’étant pas du tout content de ce qu’on venait de lui faire. En s’en allant, il reconnut mon frère. Après les premiers complimens, il lui demanda des nouvelles de papa. Mon frère lui répondit que papa avait été arrêté. Santerre a promis d’écrire au Comité de sûreté générale. Avant-hier, Dubois-Crancé et Santerre sont venus à la Société populaire. Chalmel, qui est vice-président, leur avait fait un petit discours : le Représentant a fort bien répondu. Il paraît qu’il n’a pas mauvaise opinion de la ville de Tours. »

Le lendemain de ce jour (6 ventôse), le Comité de sûreté générale rendait l’arrêté suivant :


« Vu les pétitions, mémoires, et renseignemens produits : le Comité de sûreté générale arrête que les citoyens Clément de Ris et Texier-Olivier, Administrateurs du département d’Indre-et-Loire, seront mis sur-le-champ en liberté, et que les scellés apposés sur leurs papiers et effets seront levés sans retard.

« Signé : VADIER, VOULLAND, JAGOT, LOUIS du Bas-Rhin, LE BAS.

« Pour copie conforme : le Représentant du peuple, membre du Comité, chargé de la correspondance, GUFFROY.


Ainsi Clément de Ris et Texier triomphaient de toutes les inimitiés suscitées contre eux.

Quelques jours plus tard, munis d’un laissez-passer délivré, dès le 7 ventôse, par le Comité de sûreté générale, ils quittaient Paris pour aller reprendre leurs fonctions. Ils ne s’arrêtèrent qu’à Mer, le temps d’embrasser Garnier de Saintes, qui, à la première nouvelle de la libération, avait écrit, de Blois, à Clément de Ris : « Tu m’as donné un agréable dessert, mon cher ami. Je reçois ta lettre à onze heures du soir. Elle m’annonce ta délivrance et celle de ton estimable collègue. Vive la patrie ! Souffrir pour elle, c’est sentir plus vivement le prix de l’amour qu’on lui porte. Hâte-toi de venir recevoir les embrassemens de l’amitié. J’ai écrit à la Convention nationale à ton égard. La lettre arrive un peu tard, et je ne suis pas fâché qu’elle ne t’ait pas été nécessaire. Cependant, je serais satisfait pour toi qu’elle fût mise dans le Bulletin. Comme elle ne contient que des faits vrais, elle présente un certificat qui peut plaire à la pureté de tes principes. Je pars demain pour Mer. J’y demeurerai quatre jours. Fais en sorte de m’y trouver ; c’est sur ta route. Nous porterons de bien bon cœur une santé à la Montagne. J’embrasse tes aimables citoyennes. Dis de ma part bien des choses amicales à Texier et au brave Nioche, qui s’est conduit à ton égard comme un républicain vertueux. »

La rentrée à Tours des deux administrateurs, de plus en plus régénérés, et, cette fois, à la source pure entre les pures, fut saluée par tous les patriotes d’un chaleureux accueil. C’est encore Garnier de Saintes, infatigable autant qu’enthousiaste correspondant, qui nous le fait connaître. Aux félicitations adressées à son ami, il mêle néanmoins le très sage avis de ne pas s’endormir dans la confiance d’une parfaite sécurité. Des ennemis déçus dans un projet de vengeance et déjoués dans leurs calculs n’en sont que plus terribles, car à l’acharnement de la haine s’ajoute chez eux l’acharnement de la revanche à prendre. « Je ne suis point étonné, écrit Garnier, de l’accueil que t’ont fait tes concitoyens. Victimes de la méchanceté et du crime, vous deviez être dédommagés, Texier et toi, par les hommages de l’estime des âmes vertueuses et honnêtes ; et, à raison de ce que vous réunissez plus d’amis, le méchant doit avoir plus à rougir et plus de haine à satisfaire. Mais vous triomphez, et les efforts d’un ennemi démasqué sont toujours impuissans. Je ne serais pas étonné que celui qui vous poursuit vous aliène mes collègues qui sont dans les environs de Tours : car nous ne sommes pas à l’abri d’être surpris. Mais votre justification les mettra en garde contre les mesures que la malveillance chercherait à leur surprendre. Sois donc tranquille, mon cher Clément ; marche toujours dans la même voie, et ris-toi des efforts du crime. Tôt ou tard il a sa récompense. Nous lui faisons la guerre comme aux Autrichiens, et si quelquefois nous en sommes la dupe, notre vengeance est en proportion du mal qu’il a causé à la patrie. » (22 ventôse.)

Les prévisions de Garnier de Saintes étaient fondées. Autant l’élargissement de Clément de Ris et de Texier-Olivier avait causé de joie parmi les patriotes, autant il excita d’indignation et souleva de colères dans le clan des harengères et des partisans de Senard. Les conciliabules entre la femme Sanson et Mogue reprirent de plus belle. De nouvelles intrigues se nouèrent. Cette fois, Senard en paya les frais. La Société populaire prit les devans. Elle ouvrit une enquête sur les événemens de pluviôse. Plus de vingt témoins furent entendus. Leur témoignage mit en pleine lumière, et le néant des imputations naguère dirigées contre Clément de Ris et Texier-Olivier, et l’indignité de Senard. Celui-ci fut exclu de la Société populaire, et, bientôt après, arrêté, il ne dut qu’à la protection de Mogue d’échapper à la guillotine.


IV

Le drame était fini. Seize mois plus tard, il devait avoir son épilogue. C’est, après la grande pièce, la petite pièce ; après la tragédie, la comédie, une comédie ne manquant pas de saveur.

Le 22 prairial an III (10 février 1795), Clément de Ris, en villégiature à sa campagne de Beauvais, y goûtait, après trois années de travail, d’agitations, et de perpétuels qui-vive, la satisfaction de s’appartenir un moment et d’appartenir à sa famille, quand il reçut une lettre datée de Paris, le 20 prairial, et ainsi conçue :

« Citoyen, vous vous rappelez l’époque désagréable où j’eus l’occasion de vous connaître. Sans vous retracer le détail de cet événement, on a poussé la malignité jusqu’à me soupçonner d’être votre dénonciateur. Il est intéressant pour moi, citoyen, que vous détruisiez ces soupçons et que vous attestiez le contraire. Je ne vous ai pas laissé à douter, dans le temps, quels ils étaient, et, lorsque je dînai avec vous chez le Représentant du peuple, le citoyen Garnier de Saintes, à Blois, ni vous ni lui n’en doutâtes, et la lettre dont je fus chargé pour le citoyen Louis du Bas-Rhin, dictée en ma présence, en contenait la preuve la moins équivoque. Je vous demande donc, citoyen, de m’envoyer le plus tôt possible un écrit qui détruise ces injustes imputations sur ma moralité, et rende compte de ma conduite à votre égard. Je ne crois pas avoir démérité votre estime. Ma liberté dépendra de votre réponse et de la célérité que vous mettrez à me la faire ; j’invite le citoyen Texier-Olivier à joindre son témoignage au votre. Voulez-vous bien présenter mes respects à madame votre épouse et à mademoiselle votre fille. Salut et fraternité.

« Signé : TOUPIOLLE, rue du Buisson-Louis, Haute-Courtille, n° 9, section de Bondy. »

Si Clément de Ris se souvint de l’époque désagréable à laquelle Toupiolle faisait allusion, ce fut surtout pour compatir à la situation non moins désagréable de son geôlier d’hier, et, par retour du courrier, il expédia le certificat ci-dessous :

« Je soussigné, Dominique Clément de Ris, cultivateur propriétaire, demeurant à Beauvais, commune d’Azay-sur-Cher, district de Tours, département d’Indre-et-Loire, et ancien membre de l’Administration du département, déclare, en honneur et conscience, que, lors de mon arrestation à Tours, le 21 pluviôse an II de la République, ordonnée sur un arrêté du Comité de sûreté générale, le citoyen Toupiolle, l’un de ceux chargés de le mettre à exécution, s’est conduit vis-à-vis de moi et de ma famille avec la douceur et la modération qui caractérisent un bon républicain ; qu’il n’a eu aucune part aux dénonciations calomnieuses faites contre moi, dont l’auteur est un homme étranger à la section de Bondy ; que ledit citoyen Toupiolle fut si vivement affecté du spectacle de la désolation de ma femme, de mes enfans et de mes amis, qu’il me dit, du ton le plus affectueux, que jamais il ne se chargerait de pareilles missions ; que ledit citoyen Toupiolle mit, dans l’examen de mes papiers, tant à Tours qu’à ma campagne, toute l’honnêteté et toute la délicatesse qu’on peut attendre d’un homme de bien ; que, pendant tout le temps que j’ai été sous sa garde, il m’a laissé jouir de toute la liberté qu’il était en son pouvoir de m’accorder ; qu’il m’a traité, et ma famille, avec tous les égards que lui inspirait la persuasion de mon innocence ; qu’après mon arrivée à Paris, il vint me visiter dans ma prison, rue de Lancry, et me donna les consolations de l’amitié et de la fraternité, et qu’au moment de mon élargissement, ordonné le 6 ventôse, il me donna les témoignages les plus sincères de joie et de satisfaction. D’après cette conduite et cette suite de faits, dont je puis et dois attester l’exacte vérité, je n’ai eu qu’à me louer des procédés du citoyen Toupiolle, et j’ai conservé pour lui un sentiment d’estime, d’amitié et de reconnaissance, dont je m’empresserai de lui donner un témoignage en toute occasion. C’est un devoir dont je m’acquitterai toujours avec autant d’empressement que de plaisir. »

Ne dirait-on pas d’un avocat plaidant la cause de son client ? On sent, dans les paroles de Clément de Ris, tout à la fois le désir d’aider à l’élargissement du détenu ; l’attention à exprimer ses sentimens en des termes flattant la vanité de l’homme ; et qui sait ? peut-être la préoccupation des indiscrétions que Toupiolle pourrait commettre sur ce qu’il avait vu ou entendu au temps, où, geôlier plein de complaisances, il conduisait ses prisonniers de Tours à Paris.

Quoi qu’il en soit, le plaidoyer produisit son effet : Toupiolle fut remis en liberté, mais non sans longues formalités administratives, car l’affaire traîna jusqu’au 7 thermidor. Dès le lendemain, Toupiolle remercia Clément de Ris dans une lettre où sa vanité éclate dans tout son jour, et, avec elle, d’autres petits travers. Ici, nous entrons en pleine comédie.

« Citoyen, vous ne m’imputerez pas, sans doute, l’ingratitude ni la négligence d’avoir différé jusqu’à ce moment de répondre à votre obligeante lettre du 24 prairial dernier, et de vous informer des suites de mes désastres. J’attendais, comme vous devez le penser, avec la plus vive impatience, le moment où je pourrais vous en annoncer la fin. Ils ont donc cessé hier seulement, que j’ai obtenu du Comité de sûreté générale ma mise en liberté définitive et mon réarmement.

« Par un empressement que j’ai fort blâmé, je n’ai pu prendre lecture du certificat que vous m’avez adressé. Mais je sais qu’il était conçu en termes si délicats, si remplis de sensibilité, que l’effet en a été le plus heureux. Recevez, citoyen, mes sincères remerciemens de l’intérêt que vous avez pris à moi. Le souvenir en est gravé dans mon âme en traits ineffaçables. Votre témoignage et celui de quelques autres personnes à qui j’ai pu être utile, ont produit, sur ceux de mes concitoyens chargés d’examiner ma conduite, une impression profonde ; les détails précieux dans lesquels vous êtes entré pour faire partager vos sentimens ont attendri jusqu’aux larmes. Je me plais à vous le dire. C’est une récompense digne de vous. Quant à moi, je ferai l’impossible pour me procurer une copie du certificat ; qu’il me sera doux de l’arroser de celles de la reconnaissance (sic).

« La lettre que vous aviez écrite au citoyen Ysabeau[27], votre ami, auquel vous me recommandiez, ne lui est point parvenue. C’est ainsi qu’il s’en est expliqué à ma femme, le 2 de ce mois, jour où elle le rencontra et lui parla pour la seule fois sur la terrasse des Feuillans. Sa personne lui fut indiquée par un employé du Comité de sûreté générale. Elle l’aborda et lui parla de vous. Il lui demanda alors, avec le plus vif intérêt, de vos nouvelles, dont il n’avait pas reçu depuis longtemps. Pour réponse, elle lui présenta la lettre que vous m’aviez écrite. Il l’a gardée, et devait la lui remettre, le soir du même jour, au Comité, où il lui avait donné rendez-vous. Lui n’eut pas le bonheur de l’y rencontrer. Je ne lui en ai pas moins l’obligation de l’intérêt qu’il promit de mettre à mon affaire, sur votre recommandation.

« Voilà, citoyen, ce qui s’est passé au sujet de votre ami. Vous décriez bien me procurer moyen de recouvrer votre lettre, qui m’est infiniment précieuse. Ce moyen serait de m’en adresser une pour lui ; en la lui remettant, je réclamerais la mienne. Si vos affaires ou celles du gouvernement vous rappelaient en cette ville, je vous demande en grâce de m’en informer. Il sera doux pour moi d’embrasser un ami généreux. »

N’est-il pas amusant, ce personnage obséquieux et vaniteux tout ensemble, protecteur plein de lui-même, et obligé soucieux de garder par devers lui les lettres et les certificats où l’on fait son éloge, — soit par précaution, en vue de malheurs toujours à prévoir (ce Toupiolle était un sage ! ), soit à titre de parchemins attestant que lui aussi avait joué son petit rôle dans le grand drame de la Révolution.

Que pensa Clément de Ris de cette missive ? Répondit-il à Toupiolle ? Rien, dans sa correspondance, ne nous l’apprend. Il est cependant présumable qu’il s’en tint là. — D’autres soins l’occupaient.


V

Senard était personnellement hors d’état de nuire. Mais il avait fait école. A Tours, tout un clan d’âmes basses avaient appris de lui quel parti l’on peut tirer de la délation et de la calomnie. Pour ces gens-là, Clément de Ris restait la victime désignée, la tête à frapper. Il se vit en butte à mille suspicions, à d’incessantes tracasseries, qui finirent par énerver, par écœurer jusqu’au découragement cet homme d’un esprit pourtant si souple et si fécond en ressources. Il s’en ouvrit à Garnier de Saintes et lui communiqua son dessein de résigner ses fonctions d’Administrateur. Garnier de Saintes l’en dissuada. À son sens, un homme droit, honnête, conscient du devoir rempli et du devoir à remplir, doit attendre sa révocation, mais non la prévenir par une démission qui fait le jeu des adversaires et leur laisse la place libre : « Fort de la droiture de tes sentimens, disait-il, lu dois trouver, dans un moment de revers, l’énergie que donne toujours une conscience droite. Arme-toi donc de celle énergie et de cette force de caractère, qui voit, avec le froid de la raison, les événemens qu’il n’a pas amenés. Il n’y aurait qu’un sentiment de découragement, qui pourrait te faire songer à la retraite, et ce n’est pas quand on s’est entièrement dévoué au salut de la patrie qu’un tel sentiment doit trouver aujourd’hui accès en notre âme. Raidis-toi donc, mon ami, contre les difficultés et les obstacles, et termine ta carrière comme tu l’as commencée. »

De si sages avis firent patienter la résolution de Clément de Ris, mais ne la changèrent pas. Seulement, il s’ingénia à ne pas perdre le bénéfice de la notoriété qu’il s’était acquise, et que son arrestation comme son acquittement avaient accrue en y ajoutant la consécration du martyre. Il chercha une compensation. Il allait l’avoir dans la place de membre de la Commission d’instruction publique créée en Germinal, et à laquelle il fut appelé le 24 floréal (13 mai 1794). Il se flattait de trouver là le calme et la sécurité dont ses fonctions politiques en Indre-et-Loire n’autorisaient plus l’espérance. Cette fois encore l’avenir allait tromper son attente.


CHARLES RINN.

  1. Notamment M. Ernest Daudet, dans son livre la Police et les Chouans ; M. Carré de Busserolle, la Vérité et curieuse révélation sur l’enlèvement du sénateur Clément de Ris ; M. G. Le Nôtre dans la 2e série de ses Vieilles maisons, Vieux papiers. Faut-il rappeler aussi que l’enlèvement de Clément de Ris a inspiré à Balzac son roman Une ténébreuse affaire ?
  2. Interrogé par ses amis, par ses proches, par ses enfans, sur ce qu’il savait de son enlèvement, toujours M. Clément de Ris se dérobait : « Ne parlons pas de cela, » répondait-il invariablement. Jamais l’on n’en put tirer autre chose. — Nous avons eu communication de sa volumineuse correspondance, de tous ses papiers, et nous n’y avons rien trouvé jusqu’ici qui ajoute à ce qu’on sait déjà, ou plutôt à ce qu’on ne sait pas, soit qu’il ait détruit, par prudence, tout ce qui avait trait à cette affaire ; soit, autre hypothèse qui ne manque pas de vraisemblance, que ceux-là mêmes qui avaient préparé et machiné son enlèvement eussent eu précisément pour but de dérober les papiers qui seuls pouvaient faire la lumière. Les ont-ils détruits ou cachés en un recoin d’où on les exhumera quelque jour ? toute la question est là.
  3. Nous avons cru utile d’entrer dans quelques détails biographiques, non-seulement en vue de l’intelligence du récit qui va suivre, mais aussi pour rectifier, d’après des documens de famille authentiques, les nombreuses erreurs de dates et de faits qui figurent dans toutes les notices ou tous les écrits où il a été parlé de M. Clément de Ris.
  4. Louis Clément de Ris (1714-1786), procureur au Parlement de Paris, Conseiller du Roi, Secrétaire en sa grande Chancellerie, était originaire de Langres. — 11 avait eu trois enfans, une fille, née en 1745, un fils, mort à 21 ans en 1769, et Dominique, né en 1750.
  5. Elle se nommait Marie-Jeanne Auvray, et était originaire d’Ypres.
  6. Un seul de ces quatre enfans atteignit l’âge d’homme, Louis dit Emile, qui, en 1827 succéda à son père comme Pair de France. Clémentine mourut à 21 ans à Azay-sur-Cher. Ange mourut au même âge étant élève à l’École Polytechnique. Paulin fut tué à la bataille de Friedland.
  7. Canton de Montlouis, commune d’Azay-sur-Cher, où l’on voit encore dans le cimetière le tombeau des Clément de Ris.
  8. La mise à prix primitive avait été de 200 000 livres et plus, — indépendamment de charges considérables. — M. Clément de Ris en devint acquéreur pour 127 000 livres, libre de toute charge.
  9. Ce rapport est intitulé : Projet de vérité déclarée de la conduite des citoyens Clément de Ris et Texier-Olivier.
  10. Non seulement, Clément de Ris avait payé de sa personne, payé de son argent, — car il avait fait en armes, en blé, en avoine, en argent, de nombreux dons patriotiques, — mais il avait instruit les siens à se joindre à lui et à montrer l’exemple de l’abnégation et du courage. C’est ainsi qu’à deux reprises, on vit son fils Ange enrôlé, bien qu’il eût à peine treize ans et demi, dans les rangs de la garde nationale, marcher contre les Vendéens. Exemple d’autant plus louable que l’enfant était de santé délicate et peu faite pour de pareilles fatigues. Mais l’ardeur de son tempérament et son enthousiasme pour la Révolution soutenaient ses forces comme ils avaient inspiré sa conduite.
  11. C’est le littérateur, l’auteur des Contes à ma fille et des Contes à mes petites amies. Il était alors tort intimement lié avec les Clément de Ris.
  12. Janvier 1794. — Le bénéficiaire du don patriotique fut un nommé André Guesneau, père de cinq enfans, dont l’aîné n’avait pas cinq ans, et soutien d’une vieille mère âgée de plus de quatre-vingts ans « à laquelle il donnait ses soins et avec laquelle il partageait le prix de ses sueurs. » Registre des Délibérations du directoire du District de Tours. Séance du 12 fructidor an II.
  13. Le 16 germinal an II (5 avril 1794).
  14. C’étaient, on l’a vu, les électeurs du district de Châteaurenault qui avaient envoyé Clément de Ris siéger au Conseil du département.
  15. Registre des délibérations du Directoire du département d’Indre-et-Loire. — Registre de l’Intérieur.
  16. Commune du département d’Indre-et-Loire.
  17. La vie de Texier-Olivier s’écoula presque entière dans les fonctions administratives. Commissaire du pouvoir exécutif en Indre-et-Loire sous le Directoire, membre du Conseil des Cinq-Cents, membre du Comité de l’Intérieur, préfet sous l’Empire, révoqué par les Bourbons, il vécut dans lu retraite sous les gouvernemens de la Restauration et de Louis-Philippe, et mourut en 1849.
  18. Dès l’arrivée à Paris, Toupiolle se hâta de faire payer aux prisonniers les frais de leur arrestation et de leur voyage, comme en témoigne la quittance suivante : « Nous soussignés, commissaires du Comité de sûreté générale, reconnaissons avoir reçu du citoyen Clément de Ris la somme de 1 265 francs 5 sols, pour les dépenses par nous faites relativement à son arrestation et à celle du citoyen Texier-Olivier. Dont quittance à Paris, le 28 pluviôse, l’an II de la République. — Signé : Toupiolle et A. Martineau, commissaires. »
  19. Allusion à Ronsin, vaudevilliste improvisé soldat, nommé capitaine le 1er juillet, général quatre jours après, et dont la suffisance n’avait d’égale que l’insuffisance. Il avait trouvé en Clément de Ris un opposant décidé.
  20. Déclarations, devant la Commission d’enquête du 16 germinal, de Marguerite Malha, veuve Lefebvre, et de Marie Chassepied, femme Manchonnier.
  21. Séance de la Société des Jacobins du 29 pluviôse an II. — Présidence de Thérion.
  22. Allusion à Mogue.
  23. Allusion à Senard.
  24. Le Comité de défense, dont Clément de Ris était le président.
  25. Allusion à Ronsin.
  26. Albert-Charles Pottier (1755-1829), ancien juge au tribunal de Loches, député à la Convention, y vota la mort du Roi. — De 1794 à 1815, il remplit dans sa ville natale, sous différens titres, les fonctions de procureur de gouvernement, fut exilé en 1816 comme régicide et mourut à Nyon (Suisse), sans avoir jamais pu obtenir l’autorisation de rentrer en France.
  27. Représentant du département d’Indre-et-Loire.