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La Société coloniale - Abolition de l’esclavage

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DE
LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

ABOLITION DE L’ESCLAVAGE.


Suivant la déclaration du ministère, l’abolition de l’esclavage dans nos colonies doit être solennellement discutée à la session prochaine. Rarement un problème plus difficile, plus compliqué, aura été soumis à nos assemblées délibérantes. Une foule d’êtres, aujourd’hui choses vénales et transmissibles, prenant rang tout à coup parmi les citoyens, déclarés aptes à acquérir après avoir été possédés eux-mêmes ; une population éclose comme par enchantement, qu’il faudra initier à la vie civile ; l’équilibre à maintenir entre deux races suspectes l’une à l’autre ; dans l’ordre industriel, la concurrence volontaire substituée à un despotisme sans contrôle ; le passé de nos colonies à réparer, leur avenir à prévoir ; les intérêts présens et positifs de la métropole à concilier avec les devoirs de sa tutelle morale : telles seront les suites de la réforme que l’opinion publique réclame instinctivement, et que les pouvoirs constitués sanctionneront tôt ou tard. Le débat qui va s’ouvrir est de ceux qui donnent l’éveil aux nobles facultés de l’esprit. L’historien et le moraliste, l’homme politique et l’homme d’affaires, auront des solutions à fournir. Le régime actuel de la population noire, ses dispositions morales, les circonstances qui nécessitent son affranchissement, les difficultés qu’on doit craindre de la part des colons, les systèmes d’émancipation proposés ou déjà mis à l’épreuve, les écueils de l’application, les chances favorables ; que de points à éclaircir, que d’éventualités à prévoir !

Dans un champ sans limites où l’encombrement des matériaux est une difficulté de plus, il était nécessaire qu’une main exercée et vigoureuse traçât le cadre de la discussion. Le monde politique aura cette obligation à M. le duc de Broglie. Dans l’enquête préparatoire dont les procès-verbaux ont été publiés, on a pu remarquer son habileté à concentrer les lumières sur le point débattu, à grouper les avis, à provoquer les solutions nettes et décisives. Le Rapport sur les questions relatives à l’esclavage et à la constitution politique des colonies est le résumé de cette enquête ; mais M. de Broglie en a fait une œuvre qui lui appartient en propre par le plan et par la rédaction. L’émancipation des noirs y est considérée dans ses relations avec l’ordre public, avec l’intérêt réel de la population esclave, avec l’intérêt des colons, avec le maintien du système colonial. Ce cadre, vaste et bien ordonné, admet l’analyse des documens et la discussion des principes, l’énoncé positif et l’adroite digression qui en corrige l’aridité. S’il était convenable d’apprécier une œuvre de conviction politique et religieuse dans les mêmes termes qu’une composition de fantaisie, nous dirions que le style du Rapport est ferme, abondant et d’une lucidité parfaite. Il ne trahit jamais ces artifices qu’on tolère dans un livre, mais qui choquent dans un document officiel. Quand l’écrivain s’anime, c’est que sa pensée s’élève et que l’émotion déborde : c’est l’éloquence de l’homme d’état et non pas celle du littérateur. On remarquera, dans la série d’études qui va suivre, que nous avons souvent appelé en témoignage cette raison supérieure qui domine les faits d’assez haut pour les observer avec une parfaite impartialité.


I. — APERÇU HISTORIQUE.

On attribue communément au célèbre Barthélemy de Las-Casas l’idée d’introduire dans les Antilles des travailleurs africains pour soustraire les indigènes à la tyrannie dévorante des Espagnols. Les recherches de l’abbé Grégoire et de M. de Humboldt ont rétabli la vérité des faits. La vente des nègres voués à l’esclavage était tolérée depuis long-temps dans l’Europe méridionale. Elle se généralisa, vers le milieu du XVe siècle, à la suite de l’exploration des côtes africaines entreprise par ordre du fameux prince Henri de Portugal. L’importation des noirs devint bientôt une industrie assez lucrative pour que les Espagnols et les Portugais s’en disputassent le monopole. De part et d’autre, on institua des compagnies consacrées à ce nouveau genre de spéculation. Vingt ans avant la découverte du Nouveau-Monde, les noirs, déjà nombreux à Séville, formaient une population à part, reléguée dans un quartier isolé, avec une chapelle, des lois et une police particulière. Ils étaient réservés à la domesticité ou appliqués à la culture de la canne à sucre, que les Maures avaient depuis long-temps introduite dans la Péninsule. Ce furent d’abord des nègres de cette espèce, « nés en Espagne, dans les maisons chrétiennes, » qui furent transportés en Amérique : les premières autorisations, datées de 1500, ne sont accordées qu’à cette condition. Mais l’avidité des Espagnols épuisa si rapidement la race caraïbe, que la population noire de la Péninsule se trouva insuffisante pour fournir les travailleurs nécessaires aux conquérans du Nouveau-Monde. On commença à brocanter ou à enlever de pauvres sauvages, sur les côtes d’Afrique, avec l’autorisation du gouvernement de Madrid. « La cour ordonne, dit le statut royal de 1511, que l’on cherche les moyens de transporter aux îles un grand nombre de nègres de la Guinée, attendu qu’un nègre fait plus de travail que quatre Indiens. »

La traite était donc en vigueur dans le Nouveau-Monde lorsqu’en 1517 Las-Casas sollicita, au nom des colons espagnols, la permission de recruter en Afrique des esclaves travailleurs, « afin que leur service dans les établissemens ruraux et dans les mines permît de rendre moins dur celui des naturels. » Toutefois, s’il n’est pas exact d’attribuer à l’ami des Indiens l’expédient dont on déplore aujourd’hui les conséquences, il est certain qu’il lui a donné crédit par l’autorité de ses conseils. Les scrupules s’éteignirent dans les consciences religieuses : la cour de Madrid commença à concéder des assientos (priviléges de traite) que les favoris se disputèrent pour les revendre à d’impitoyables spéculateurs. Les hommes d’état qui gouvernèrent la France, jusqu’à Colbert, tolérèrent ce trafic comme une nécessité politique sans oser la légitimer par une sanction légale. Créateur d’un système colonial basé sur l’esclavage, Colbert n’hésita pas à recommander l’importation des noirs dans les possessions françaises, et, depuis l’arrêt de 1670 jusqu’au décret consulaire de 1803, on ne compta pas moins de six ordonnances pour encourager, par des primes et des priviléges, un commerce rangé aujourd’hui au nombre des délits infamans. Au XVIIIe siècle, l’Angleterre rechercha le monopole du transport des noirs bien moins pour les besoins de ses cultures coloniales que dans l’intérêt de sa marine. Aux négociations d’Utrecht, où ses représentans avaient le droit de parler en maîtres, elle réclama impérieusement les assientos, c’est-à-dire le privilége du trafic des nègres dans les parages du Nouveau-Monde, clause perfide qui donna lieu à de continuelles contestations, et même à des guerres maritimes. Les négriers anglais appartenaient en général au commerce de Liverpool, et, en 1787, cette place avait en mer 130 navires qui chargèrent 74,000 esclaves sur les côtes d’Afrique.

Lorsqu’au nombre approximatif des noirs implantés dans les colonies européennes, on ajoute celui des esclaves vendus annuellement au Caire, pour être répartis dans les états barbaresques ou orientaux ; lorsqu’on tient compte du nombre des victimes tuées dans les guerres que se font les chefs africains pour se procurer des prisonniers ; lorsqu’on évalue la mortalité causée par les trajets et l’acclimatement, on s’étonne du nombre prodigieux d’individus que la traite a dû ravir à l’Afrique depuis 1511. Les estimations varient depuis 30 jusqu’à 60 millions : c’est entre ces deux chiffres que nous trouverions la vérité, s’il entrait dans notre plan de nous appesantir sur ces faits.

Dans un récent plaidoyer en faveur de l’esclavage[1], M. Granier de Cassagnac a osé écrire ce qui suit : « La traite se réduit à un simple déplacement d’ouvriers avec un incontestable avantage pour ceux-ci… Les esclaves vendus par les rois africains sont des esclaves à eux, travaillant chez eux, nés chez eux… Les tribus africaines ne sont pas agricoles ; elles ne peuvent pas se développer indéfiniment parce que les subsistances sont bornées, et pourvu que les chefs de tribus aient le nombre de bras nécessaire pour exécuter le travail indispensable de production, ils vendent le reste. Ce sont donc des ouvriers qu’ils cèdent aux Européens, voilà toute la traite. » Si les Africains vivent de la chasse et de la pêche, au lieu de demander une alimentation plus saine à un sol fertile, n’est-ce pas que les guerres incessantes, les rapts, les dévastations, s’opposent à cette sécurité sans laquelle l’agriculture est impossible ? Toute population disséminée sur un territoire assez vaste pour qu’elle y trouve à vivre dans les hasards du vagabondage restera toujours dans une dégradation voisine de la sauvagerie : que cette population augmente, au point d’épuiser les ressources naturelles de son territoire, elle demandera sa subsistance à la terre, elle acceptera le joug du travail que la seule nécessité impose au vulgaire des hommes. C’est en vertu de cette loi que tous les peuples, d’abord nomades, sont passés à l’état sédentaire. Tout porte à croire que l’Afrique eût réalisé dans quelques-unes de ses parties cette loi de la civilisation, si la race noire, naturellement paisible et prolifique, eût été forcée de se livrer à un travail fécond, au lieu d’être amoindrie et dégradée par un brigandage féroce. Que beaucoup de nègres des Antilles préfèrent la tutelle d’un bon maître au despotisme d’un chef africain, nous n’avons pas de peine à le croire ; mais il ne faut pas conclure d’après les exceptions : il est hors de doute que la population noire transplantée dans le Nouveau-Monde devrait être cinq fois plus nombreuse qu’elle ne l’est aujourd’hui, si l’esclavage n’avait pas été pour elle un fléau dévorant. Dans les pays libres, la classe des prolétaires est toujours plus féconde que celle des gens riches. Un contraste bien frappant a lieu dans les Antilles. À Cuba, la population blanche a triplé en cinquante ans ; à Porto-Rico, elle s’est accrue de 88 pour 100 en quatorze ans. M. Schœlcher a calculé[2] que, si la race noire de la Jamaïque s’était développée dans les mêmes proportions, elle aurait dû compter, au jour de l’affranchissement, plus de 2,500,000 ames : elle en présenta seulement 350,000.

Il est possible que les adversaires de l’esclavage aient exagéré les horreurs de la traite ; mais M. Granier de Cassagnac fait abus de son talent lorsqu’il adoucit les teintes sombres du tableau au point de nous présenter ce commerce comme inoffensif et licite. Qu’on se figure, sur la plage africaine, un troupeau de misérables créatures, depuis l’enfance jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, garrottées lorsqu’elles sont à craindre ; les unes nées dans l’esclavage, les autres victimes de la guerre ou ravies frauduleusement à ceux qui les aimaient ; toutes également tristes et épouvantées. Arrive le marchand blanc, l’homme civilisé, qui étale sous les yeux du barbare africain des toiles bleues, du tabac, des liqueurs, des fusils, de la poudre ; on fait les lots, on débat les prix : rarement un beau nègre est payé plus de 200 fr. en marchandises dont la valeur réelle est d’environ 120 francs ; puis, on embarque les victimes dans ces maisons flottantes dont elles se font la plus effrayante idée. On les entasse à fond de cale ou dans les entreponts. L’espace réservé aux nègres est rarement assez élevé pour qu’ils puissent s’y tenir debout, et ils sont d’ordinaire tellement serrés, qu’ils n’ont pas la liberté de leurs mouvemens. Ceux qui inspirent des craintes sont assujétis avec des ferremens[3]. C’est ainsi que se fait un trajet de quinze à dix-huit cents lieues. Une chaleur suffocante, des exhalaisons fétides, la mauvaise nourriture, la frayeur, le chagrin, déterminent une mortalité plus ou moins grande qui, parfois, frappe contagieusement les blancs de l’équipage. En pareil cas, les esclaves morts ou devenus infirmes sont jetés à la mer comme marchandises avariées. Dans une pétition présentée aux chambres, en 1826, par d’honorables négocians français, on affirmait que, d’après des documens authentiques, les capitaines des navires négriers jettent tous les ans à la mer plus de 1,500 esclaves vivans, mais, à la vérité, trop mal portans par suite des souffrances qu’ils ont endurées, pour être vendus avec avantage. » La perte retombe sur les compagnies d’assurances maritimes qui ont garanti le chargement sur police d’honneur. Un honorable voyageur anglais, M. Gurney, qui visita récemment les Antilles[4], vit dans le port de la Havane trois grands bâtimens négriers dont l’un, la Duchesse de Bragance, avait chargé 1,100 esclaves sur la côte d’Afrique, et en avait perdu 240 pendant la traversée. Voilà ce qu’est en réalité la traite des nègres : elle ne saurait être autre chose.

Les conventions diplomatiques, les croisières, le droit de visite, une pénalité sévère qui assimile la traite à la piraterie, et par-dessus tout une réprobation presque générale, ont été sans efficacité jusqu’à ce jour. L’odieux commerce de la chair et du sang humain a été déplacé, mais non pas amoindri. Ne faut-il pas qu’un nombre considérable de négriers sillonnent encore les mers pour qu’en moins de quinze mois (du 1er janvier 1839 au 9 mars 1840) les Anglais aient pu saisir et vendre 82 navires, chargés de 5,458 nègres ? La dépréciation des noirs sur les marchés africains, depuis que la traite y rencontre tant d’obstacles, vient d’ailleurs en dédommagement des risques de l’entreprise. On assure que, dans les lieux sévèrement observés, l’encombrement des captifs cause un tel embarras aux marchands africains, qu’ils les offrent aux plus vils prix pour s’en défaire. En 1842, le taux moyen des hommes, dans les environs de Sierra-Léone, était tombé à 12,000 kauris[5] ou 72 francs ; beaucoup d’esclaves ont été vendus moitié moins. Les négriers sont donc enflammés plus que jamais par l’espoir des plus grands bénéfices. Il suffit, suivant M. Gurney, qu’un tiers des esclaves traités en Afrique arrivent vivans à Cuba pour que l’expédition donne un produit de 100 à 200 pour 100 aux capitalistes et une prime de 12 dollars par tête d’esclave aux magistrats espagnols, qui ferment les yeux en ouvrant la main.

Il est constaté que les populations vouées à l’esclavage tendent plutôt à diminuer qu’à s’accroître. L’augmentation du nombre des noirs dans les colonies d’origine espagnole et portugaise ne peut donc être que le résultat des importations annuelles. Or, le Brésil, qui possédait seulement 600,000 esclaves en 1818, en compte aujourd’hui 2,500,000 ; Cuba et Porto-Rico, qui avaient, en 1808, moins de 200,000 esclaves, en ont 700,000 aujourd’hui. Qu’on prenne ces chiffres pour base d’une évaluation, qu’on fasse la part des autres pays où l’introduction des noirs est tolérée, et l’on trouvera que la traite enlève encore annuellement plus de 150,000 ames à l’Afrique. Les abolitionistes exagérés portent même ce nombre à 500,000, en faisant compte des victimes qui périssent dans les captures, les marches forcées, les détentions à la côte, les traversées et l’acclimatement[6]. Les mesures qu’on a prises pour abolir la traite n’ont eu d’autre effet que de la rendre plus meurtrière. M. Granier de Cassagnac avoue que « depuis que les négriers sont réduits à cacher leurs armemens, les installations sont beaucoup moins commodes. » Le voyageur que nous avons déjà cité, M. Gurney, trouva moyen de s’introduire dans ces baraques où l’on dépose les noirs nouvellement débarqués : il y vit avec douleur plusieurs centaines d’enfans « maigres, décharnés, la plupart portant encore sur la peau des traces de meurtrissures et de contusions provenant, selon toute apparence, du frottement de leurs corps contre les parois du bâtiment, où ils avaient été entassés comme des harengs dans une caque. Depuis que les administrateurs des colonies françaises ont pris des mesures de répression loyales et efficaces, le monopole de la traite est exploité par les Espagnols et les Portugais. Ils ont ordinairement pour complices des spéculateurs américains. La plupart des bâtimens employés par les négriers sont construits dans les ports des États-Unis, et une masse considérable de capitaux est engagée par les agioteurs de l’Union dans le commerce des esclaves. Quant aux articles d’échange, ils sortent communément des manufactures anglaises.

Depuis l’origine de la traite, il s’est trouvé dans tous les pays des ames généreuses pour protester contre de telles iniquités ; mais, de même que dans les arts la priorité d’une découverte appartient moins au premier qui émet une idée qu’à celui qui la réalise, on ne doit glorifier dans l’ordre moral que ceux qui ont fait triompher un principe par leur infatigable persistance. Tels furent Thomas Clarkson, qui, dès l’an 1780, fonda une société pour provoquer l’abolition de la traite et de l’esclavage, et surtout Wilberforce, qui pendant vingt ans (de 1787 à 1807) reproduisit à chaque législature sa fameuse motion en faveur des noirs. Ainsi prit naissance ce grand parti abolitioniste, qui ne cessa de grossir depuis cette époque, au point d’imposer les résolutions les plus importantes au gouvernement britannique. Les lois portées contre la traite en 1793 par la convention française, en 1794 par le congrès américain et par le Danemark, ne furent que des hommages rendus à un principe : un acte décisif, et qui doit faire époque dans l’histoire de l’humanité, est l’adoption, en 1807, de la motion de Wilberforce. Le pays qui avait accaparé depuis un siècle le monopole de la traite entra dès-lors dans la voie de l’émancipation, et y marcha avec cette ténacité qui distingue le caractère anglais. Malgré la mobilité des ressorts constitutionnels, le gouvernement, tantôt convaincu, tantôt entraîné, ne cesse d’agir dans le sens des sympathies nationales ; il ne signe plus de transaction diplomatique sans y insérer une clause favorable aux noirs. Sous les murs de Paris en 1814, au congrès de Vienne en 1815, au congrès de Vérone en 1823, ses diplomates obtiennent des grandes puissances l’engagement réciproque de poursuivre les négriers. Auprès des états de second ordre, l’Angleterre agit directement, par voie d’intimidation, par des subventions, des indemnités. En 1810, elle achète l’adhésion du Portugal ; en 1813, celle de la Suède, à qui elle cède la Guadeloupe ; en 1817, celle de l’Espagne, au prix de 10 millions de francs[7]. Elle s’impose, non peut-être sans quelque arrière-pensée, les frais de la police des mers ; elle fortifie par le commerce et par des monopoles l’organisation de ses colonies, afin de les mieux préparer à la grande épreuve de l’émancipation. En 1823 intervient la motion de M. Buxton, éloquemment soutenue par Canning, pour la modification de l’ancien système de l’esclavage. Pendant dix ans encore, les actes parlementaires, les circulaires ministérielles, se suivent pour relever la race noire de sa dégradation. On institue des protecteurs pour les esclaves ; la peine du fouet est supprimée à l’égard des femmes ; peu à peu on travaille à rendre l’émancipation inévitable, et enfin, en 1833, la Grande-Bretagne, proclamant solennellement l’abolition de l’esclavage dans dix-neuf de ses colonies occidentales, affranchit plus de 700,000 noirs, et s’impose un sacrifice de 500 millions de francs pour indemniser les propriétaires dépossédés.

Soit par aveuglement, soit pour se faire une arme des préjugés populaires, les partisans de l’esclavage affectent d’attribuer à des combinaisons machiavéliques la grande résolution qui sera dans l’histoire un des plus glorieux titres de la nation anglaise. M. Dejean de La Bâtie, membre du conseil colonial de l’île Bourbon, s’est fait l’organe de ces préventions injustes dans un rapport adressé au gouvernement[8]. Le motif secret que l’Angleterre cache, assure-t-il, sous des semblans d’humanité, est de détruire les cultures coloniales du Nouveau-Monde, dans l’intérêt de son empire oriental, de transformer des colonies ruinées en postes militaires ou en entrepôts de commerce, d’armer tous les nègres libérés, et d’étouffer au besoin la marine commerciale des autres nations par un immense déploiement de forces. Pour preuve de perfidie, on allègue que l’Angleterre, qui affranchit 700,000 nègres, laisse dans l’esclavage 3 ou 4 millions d’Indiens. Nous ferons remarquer à ce sujet que l’esclavage dans l’Hindoustan a pour excuse la hiérarchie des castes, et qu’on ne pourrait pas décréter l’égalité sociale sans blesser un grand peuple dans ses sentimens religieux. C’est ainsi que la commission préparatoire instituée en France a déclaré que ses dispositions bienveillantes ne sont pas applicables au Sénégal, parce que les esclaves y sont musulmans. Au contraire, l’affranchissement des noirs dans le Nouveau-Monde a été une manifestation instinctive du sentiment européen, une inspiration chrétienne. Oui, c’est ce groupe sérieux et convaincu que l’on nomme en Angleterre le parti religieux, c’est un cri des consciences qui a commandé l’acte de 1833. À chaque temps d’arrêt dans sa marche, le pouvoir était relancé par des associations puissantes, des motions parlementaires, des pétitions sans nombre. C’est ce même parti religieux qui subventionne des missionnaires pour moraliser les esclaves, qui entreprend dans tous les pays du monde une propagande abolitioniste, qui lance une protestation appuyée par plus d’un million de signatures lorsque le gouvernement français veut rétablir la traite, qui, en 1838, provoque une pétition de 600,000 femmes à l’avénement de la jeune reine d’Angleterre, qui, en 1841, renverse le cabinet whig pour avoir voulu réduire la surtaxe du sucre étranger au détriment du sucre colonial, mesure qui aurait pu compromettre le succès de l’émancipation.

Lorsqu’en 1807 le parlement abolit la traite, les négriers annoncèrent la ruine de Liverpool. Dix ans après, cette place sollicitait l’autorisation d’agrandir son port, et aujourd’hui son commerce est décuplé. Il en a été de même des sinistres prophéties qui présentaient l’affranchissement des noirs comme un signal de dévastation et de massacres. Il y eut sans doute des froissemens d’amour-propre, des mécomptes de spéculateurs, une sourde inquiétude, quelques jours de crise à la Jamaïque et à la Guyane, incidens que nous apprécierons en étudiant l’émancipation anglaise dans ses résultats et dans ses conséquences. Mais, en résumé, « on peut avancer que cet évènement, au premier aspect si formidable, que cet appel de près de 800,000 esclaves à la liberté, le même jour, à la même heure, n’a pas causé en huit ans, dans toutes les colonies anglaises, la dixième partie des troubles que cause d’ordinaire, chez les nations les plus civilisées de l’Europe, la moindre question politique qui agit tant soit peu sur les esprits[9]. »

Spectatrices intéressées de ces grands évènemens, nos colonies françaises en ont été profondément émues. L’abolition de la traite, les mesures prises depuis 1831 pour empêcher l’introduction des esclaves traités, ont faussé l’ancien système colonial ; la nécessité de ménager les instrumens humains qu’on ne peut plus remplacer a restreint le bénéfice immoral du travail forcé. La probabilité d’une émancipation prochaine a déprécié les biens-fonds et suspendu le crédit. Pour les blancs, l’avenir est plein d’incertitudes et de périls. Les noirs ont entendu tomber les chaînes de leurs frères, et ils attendent. Leur attitude calme, leur force d’inertie, causent plus d’alarmes aux colons qu’une effervescence déclarée ; on renonce aux anciens moyens de correction, la discipline des ateliers se relâche. « En somme, dit M. Lavollée, ceux qu’on appelle des esclaves se sont arrangés pour faire ce qu’ils veulent, et leurs prétendus maîtres tremblent pour la plupart devant eux. » Ceux qui condamnent l’émancipation, d’accord avec ceux qui la désirent, reconnaissent qu’un remaniement de notre société coloniale est inévitable.

Depuis long-temps le gouvernement est attentif à ces symptômes. D’une part, des intérêts considérables, et d’autre part des principes sacrés, donnent au débat qui se prépare une ampleur solennelle. L’hésitation est excusable ; la sage lenteur est un devoir. Que ceux qui ont chaque matin un avis à fournir sur la question à l’ordre du jour apprennent comment une résolution importante est préparée dans la région où l’on porte sérieusement le poids des affaires. À partir de 1830, pour ne pas remonter au-delà, on commence à s’occuper de la moralisation des noirs en les rapprochant graduellement de la liberté. On facilite les affranchissemens (1831) ; on ordonne le recensement des esclaves, et on constitue leur état civil en prescrivant l’inscription officielle des naissances, des décès et des mariages dans cette classe (1833 et 1839). Les dispositions du Code noir, tombées en désuétude à cause de leur rigueur extrême, comme la mutilation et la marque, sont abolies (1833). On propage l’instruction religieuse et l’instruction primaire parmi les noirs (1840) ; on institue en leur faveur un patronage confié aux magistrats et aux ministres du culte. Une loi du 24 avril 1833 règle la constitution politique des colonies à culture, en fondant pour chacune d’elles une représentation locale sous le nom de conseil colonial. D’autres projets, relatifs à l’expropriation forcée et à l’organisation judiciaire, sont étudiés. Dès 1835, on met les conseils coloniaux à l’épreuve en les consultant sur divers points relatifs à l’émancipation[10]. Juges intéressés dans cette cause, ces conseils perdent tout crédit par leur partialité évidente. Par contre-coup, la législature nationale manifeste à plusieurs reprises l’intention d’abolir le travail forcé. Une proposition de M. Passy, reproduite par M. de Tracy, est prise en considération, et M. de Tocqueville, rapporteur d’une commission instituée par la chambre, fait, en 1839, un rapport dont le gouvernement accepte les bases. Nouvelles enquêtes, accumulation de documens offerts à la méditation des hommes spéciaux. Une circulaire ministérielle du 18 juillet 1840 institue dans chacune des colonies un conseil spécial, composé des principaux fonctionnaires, dans l’espoir d’en obtenir des avis désintéressés sur la question à l’ordre du jour. M. Jules Lechevalier est chargé d’étudier les actes relatifs aux colonies anglaises avant et après l’épreuve de l’émancipation, et son analyse intelligente résume en trois volumes énormes vingt-cinq volumes in-folio de pièces officielles. On ne s’en tient pas aux écrits d’origine anglaise. Des commissaires français sont envoyés sur les lieux pendant le régime de l’apprentissage, après la libération complète, et plusieurs de leurs rapports, notamment ceux de M. Layrle, ne sont pas moins remarquables par la lucidité et la pénétration administrative que par le talent descriptif[11]. Une série de Notices statistiques sur nos possessions extérieures a été complétée[12]. L’état économique et industriel de nos deux principales colonies a été étudié par M.  Lavollée, inspecteur des finances, dont le mémoire, concis et substantiel, est un document des plus instructifs[13]. Enfin, le 20 mai 1840, une commission consultative, choisie parmi les membres des premiers corps de l’état, a été instituée sous la présidence de M. le duc de Broglie. Dans cette commission, les sciences économiques ont été représentées par MM. Rossi et Passy ; la pratique financière, par MM. de Saint-Cricq et d’Audiffret ; les intérêts moraux, par MM. de Tocqueville, de Sade, de Tracy et Bignon ; les intérêts maritimes, par MM. de Mackau, de Moges et Jubelin ; le commerce, par MM. Reynard et Wustemberg ; l’administration, par MM. Galos et de Saint-Hilaire. Ce comité a déjà fourni trois sessions (1840-41-42) ; ses Procès-verbaux forment jusqu’à ce jour trois volumes, et c’est le beau Rapport[14] de son président qui, plus tard, deviendra la base de la discussion solennelle.

On voit que les enquêtes, les études préparatoires, n’ont pas fait défaut jusqu’ici ; essayons à notre tour de constater les opinions et les faits.

II. — LA RACE NOIRE.

Au XVIe siècle, les blancs qui exterminaient les hommes rouges et les remplaçaient par des noirs affirmaient que les Caraïbes étaient lâches et ineptes, et que quatre Indiens valaient moins pour le travail qu’un seul nègre. Aujourd’hui que la race caraïbe est à peu près détruite, à l’exception de quelques milliers d’hommes connus sous le nom d’Ibaros, on affecte de l’exalter. « C’est, dit M. Granier de Cassagnac, une race superbe, leste, active, probe, amie du travail et de l’ordre. » Les nègres, à leur tour, sont tellement rabaissés par des observateurs intéressés ou prévenus, que la première question à débattre est celle-ci : La race noire est-elle susceptible d’être élevée à la civilisation ? En est-elle digne présentement ?

Montesquieu s’est écrié, dans un accès de verve ironique : « Si nous supposions que les nègres soient des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes des chrétiens. » Cette boutade a été prise à la lettre par les partisans de l’esclavage. Ils feignent de ne pas concevoir la sympathie qu’on témoigne à ces Africains que la nature semble avoir affublés d’une livrée de servitude ; ils ne voient en eux que des êtres imparfaits, placés dans l’échelle animale entre les bipèdes blancs et les quadrumanes. Deux mots seulement à ce sujet. Dans l’état actuel de la science, il n’est pas possible de décider avec certitude si les caractères que présente le nègre sont accidentels ou variables, ou bien s’ils sont éternels et indélébiles. La majorité des naturalistes s’est prononcée, nous le savons, pour la seconde hypothèse, mais il y a, en faveur de la première, des opinions et des faits qui, à la rigueur, permettraient le doute au moraliste. Les dernières recherches anatomiques sur la peau établissent assez vaguement que la coloration de l’épiderme dépend de la figure des petites écailles formées à la surface par une sécrétion particulière des tissus[15]. N’est-il pas possible que cette agglutination du fluide sécrété soit modifiée, chez le noir, par des influences physiques, par une alimentation défavorable, par les inimaginables bizarreries de la vie sauvage ? Nombre d’exemples pourraient servir de commentaire à notre pensée ; rappelons seulement un fait qui a frappé un voyageur étranger à toute idée systématique[16] : c’est que, dans l’Hindoustan, la teinte de la peau est plus ou moins foncée suivant le degré qu’occupent les individus dans la hiérarchie des castes. La science affirme aussi que les sécrétions de l’appareil tégumentaire déterminent la qualité et la couleur des cheveux. La chevelure crépue et laineuse du nègre serait donc en rapport avec la nature de sa peau. Quant à la dépression du front, c’est un résultat et non pas une cause. Tout le monde sait que les organes se développent ou s’atrophient, selon l’emploi qu’on en fait. Les sauvages abrutis, dont les facultés mentales sont inexercées, laissent dépérir en eux l’organe de l’intelligence ; à mesure que leur front fuit et s’abat, leur mâchoire qui s’allonge rappelle le museau de la bête. Par une raison contraire, chez l’homme dont le moral est surexcité, le cerveau s’enrichit du tribut de toutes les forces vitales ; le front s’élève et rayonne : c’est ainsi que l’angle facial, abaissé chez le Hottentot stupide, se redresse, suivant la mesure de l’intelligence, jusqu’à la majesté idéale du Jupiter Olympien.

Contester à la race noire l’aptitude à la civilisation, ce serait donner un démenti formel aux témoignages historiques. S’il est vrai, comme l’affirment Hérodote, Diodore et Manéthon, que la société égyptienne ait eu pour berceau l’Éthiopie, il faut saluer les nègres comme les instituteurs du genre humain. « Quel sujet de méditation, a dit Volney, de penser que cette race d’hommes, aujourd’hui notre esclave, est la même à qui nous devons nos arts, nos sciences, et jusqu’à l’usage de la parole ! » Pour ce qui concerne l’Afrique moderne, nous renvoyons les hommes impartiaux au grand ouvrage de Ritter[17], compilation honnêtement savante, qui interroge tous les voyageurs connus, et réunit un grand nombre de témoignages favorables aux Africains. Nous n’énumérerons pas, comme l’a fait complaisamment M. Schoelcher[18], les hommes de race noire qui se sont distingués par leur science ou leurs vertus. Pour rester dans les limites de la vérité pratique, nous dirons que la race noire, prise dans son ensemble, constitue au sein de l’espèce humaine une variété abâtardie et dans un état d’infériorité déplorable, mais qu’il n’y a pas d’impossibilité absolue à l’œuvre de sa régénération. Entraînées ou convaincues, toutes les nations blanches y coopéreront forcément. L’Angleterre a donné l’élan ; étudions la tâche réservée à la France.

La population totale de nos quatre colonies à cultures est, d’après le dernier recensement de 1840, de 376,000 ames. Dans ce chiffre, les esclaves comptent pour 253,124. Les noirs créoles en composent aujourd’hui la majorité, et parmi ceux qu’on a importés d’Afrique, les derniers venus, qui ont déjà douze ans au moins de séjour, ne le cèdent pas aux autres en aptitudes diverses. Chaque habitation est un petit état, qui a son gouvernement absolu, son culte, sa discipline, son tribunal, sa prison, son hôpital, et quelquefois ses écoles. L’autocrate est le colon propriétaire ; il a pour ministres l’économe, le régisseur et le commandeur. Quelques grandes plantations comptent plusieurs centaines de nègres. Tout ce qu’on demande aux esclaves, c’est l’emploi machinal de leurs forces pendant neuf heures par jour, le dimanche excepté. La case avec le jardin, le rechange, les soins médicaux, l’ordinaire, voilà ce que doit le maître à chacun des travailleurs. La case, dans les pays non encore émancipés, est une hutte légère divisée en deux compartimens, mal distribuée, mal éclairée, mal tenue ; le jardin qui l’entoure doit être de la contenance d’un douzième de carreau[19]. Une casaque de drap, deux pantalons et deux chemises de toile que les nègres portent jusqu’au dernier lambeau sans les ravauder jamais, voilà pour le rechange. La chaussure n’est qu’un objet de luxe, qu’un nègre porte habituellement à sa main. L’hôpital s’ouvre de droit pour tous les malades, les infirmes, les vieillards, pour les femmes en couches, pour l’enfant abandonné. L’ordinaire de la semaine se compose de neuf livres de farine de manioc, et de deux à trois livres de morue ou de bœuf salé. Dès l’âge de quatorze ans, l’esclave mâle ou femelle a droit à l’ordinaire dont la quotité est réglée par les ordonnances. Cependant, à la Guadeloupe, on remplace cette ration hebdomadaire par un jour de liberté, le samedi, avec autant de terre que chacun en peut mettre en culture. Cet arrangement est défendu par le Code noir ; on le tolère pourtant, et on fait bien, parce qu’il est favorable aux deux parties. Le maître, outre l’économie d’une avance de fonds considérable, y trouve l’avantage de regarnir, par un assolement utile, les champs fatigués par la culture de la canne ; l’esclave assez laborieux pour tirer bon parti de son samedi récolte, avec ce seul jour, assez de denrées pour se procurer une nourriture saine et variée, et pour revendre au marché l’excédant de ses produits avec un bénéfice net de 2 à 400 francs par année. Beaucoup d’esclaves se font un meilleur revenu encore en élevant de la volaille et des bestiaux ; les plus intelligens exercent quelquefois des métiers, ou entreprennent des spéculations de compte à demi avec leurs maîtres. Ceux-ci apportent, dans les relations de ce genre une loyauté qui ne se dément presque jamais. Leur respect pour la propriété de leurs esclaves va jusqu’au scrupule chevaleresque. Il n’est donc pas difficile à un esclave laborieux et rangé d’arrondir son pécule. On pourrait même dire de plusieurs d’entre eux qu’ils sont riches, en comparant leurs économies à celles que peuvent réaliser les ouvriers européens. M. Granier de Cassagnac, à qui il faut pardonner de charger les couleurs, puisqu’il tire un si bon parti du pittoresque, nous montre à Marie-Galante un nègre enrichi qui fait travailler à la journée son maître ruiné, et qui, « lorsque le pauvre blanc se sent accablé, lui frappe sur l’épaule en lui disant avec bonté : — Eh bien ! maître, ça ne va donc pas aujourd’hui ? »

Ajoutons enfin que le régime de l’esclavage s’est notamment amélioré depuis un quart de siècle. Les prescriptions barbares du Code noir, qui déjà était un progrès sur les coutumes antérieures, sont tombées dans le domaine de l’histoire ancienne. Plus d’affreux cachots, de mutilations, d’instrumens de rigueur, de tortures arbitraires. Depuis l’abolition de la traite, l’impossibilité de recruter à l’extérieur le personnel des ateliers a forcé les maîtres à ménager les instrumens de leur fortune. On a favorisé les unions fécondes ; on a pris grand soin des femmes enceintes et des enfans en bas âge. Il est à remarquer aujourd’hui, dit M. Lavollée, qu’il meurt, proportion gardée, plus d’enfans de couleur libres que d’enfans esclaves. » La population noire, qui jadis décroissait de cinq pour cent annuellement, se maintient, du moins à la Martinique et à la Guadeloupe, où les sexes sont égaux en nombre, et la vie moyenne de l’esclave acclimaté, si l’évaluation qui la porte à trente-neuf ans est exacte, serait beaucoup plus longue que celle des Européens de nos climats. Ce qui a contribué plus que tout le reste à l’adoucissement du sort des noirs, c’est ce libéralisme instinctif qui circule partout, c’est cette humanité des gens du monde qui tient aux bonnes manières autant qu’aux entraînemens généreux ; car les créoles blancs sont, à leur insu, atteints de cette philantropie européenne qu’ils condamnent chez les autres comme une monomanie funeste. Élevés pour la plupart en France, où ils reçoivent l’éducation la plus distinguée, ils ne conservent plus des préjugés coloniaux que la vanité de l’épiderme. Il s’est donc établi entre les deux races un échange de soins tutélaires et de confiance affectueuse. L’esclave ne dit plus, en parlant du maître « L’œil du blanc brûle le noir, » proverbe affreux des anciens jours. Le sans-gêne du domestique noir est un sujet d’étonnement pour l’étranger ; sa familiarité est bestiale comme son dévouement. On voit les négrillons courir comme de jeunes chats dans les appartemens. Fait-on de la musique au salon, les portes et les fenêtres se garnissent aussitôt de têtes noires qui montrent leurs dents blanches et leurs yeux arrondis. Pour caractériser cette société coloniale, ne suffit-il pas de dire qu’un petit nombre de familles libres, sans prendre aucune mesure de précaution, vivent en pleine sécurité au milieu d’une population esclave constamment armée[20] ? « Ce tableau est vrai, dit dans son dernier livre M. Schoelcher, le détracteur le plus passionné de l’esclavage ; je n’hésite pas à le peindre, bien qu’il contrarie ce que j’écrivais, il y a un an : j’avais été trop loin. »

Les colons peuvent donc répéter, avec une apparence de raison, que la condition matérielle des noirs est supérieure à celle de la plupart des ouvriers européens. Et pourtant trouverait-on beaucoup de prolétaires, même parmi les plus pauvres, qui consentissent à échanger leurs souffrances, contre la satiété indolente de l’esclave ? Pas un seul peut-être. C’est que l’esclave, aux yeux de la loi, n’est pas un homme, mais une chose, chose meuble dans les villes, immeuble dans les exploitations rurales ; c’est que, cantonné dans l’enclos d’une habitation, il a besoin, pour en sortir, de la tolérance du maître ; c’est qu’il ne s’appartient jamais à lui-même, et ne sait pas à qui il appartiendra demain[21]. Appelé au travail par le fouet, il est exposé, pour une faute de discipline, à recevoir jusqu’à vingt-neuf coups de fouet, et, ce qui est pis encore, à voir dépouiller et fouetter sous ses yeux ceux qu’il aime, sa femme, sa fille. Il y a sur chaque habitation des colonies, dit M. Schoelcher, quatre hommes[22] qui ont le droit d’y mettre nues toutes les femmes, et de les exposer aux regards de tout l’atelier. Nous aimons à répéter que les colons français n’abusent plus de leur omnipotence. Sans admettre, avec M. Granier de Cassagnac, que les deux tiers des esclaves n’ont jamais été taillés (c’est le mot consacré), nous reconnaîtrons que les châtimens corporels sont plus rares et moins sévères. Certains propriétaires ont décidé que les femmes seraient fustigées par-dessus leurs vêtemens. Il en est d’autres qui ont remplacé le fouet par la détention de nuit, genre de correction très désagréable aux esclaves. Mais cette humanité, qui honore les planteurs français, n’est-elle pas en contradiction avec le principe de l’esclavage qu’ils défendent obstinément ? Le travail forcé est-il possible sans une pénalité prompte et vigoureuse ? Si la production de Cuba excède celle des Antilles anglaises et de Maurice réunies, si Porto-Rico avec 41,000 esclaves produit presque autant de sucre que la Martinique avec 78,000, si les colonies espagnoles obtiennent pour 11 francs ce qui en coûte 22 dans les colonies françaises, n’est-ce pas surtout que dans les premières l’esclavage a été maintenu avec toutes ses iniquités ?

Les détracteurs de la race noire attribuent souvent à la perversité de ses penchans naturels la démoralisation presque générale de nos esclaves. C’est de l’injustice, c’est de la cruauté. On affecte d’oublier qu’on n’avait à peu près rien fait, jusqu’à ces derniers jours, pour l’éducation morale et religieuse des nègres. Il s’est trouvé, au contraire, des esprits étroits et sordides qui ont considéré l’avilissement des noirs comme un gage de sécurité pour les blancs. Quelle moralité demander à des malheureux ravalés systématiquement au niveau de la brute, et dont la vertu suprême est la crainte servile et l’obéissance irréfléchie ? On dit que les noirs ont de la répugnance pour le mariage, que les liens de la famille leur paraissent insupportables. Oublie-t-on que l’ancienne constitution de l’esclavage les condamnait à une promiscuité immonde, et que la fatalité de l’habitude pèse encore sur eux ? Dans les pays recrutés par la traite, le nombre des mâles, pour nous servir de l’expression jadis usitée par les planteurs, est toujours supérieur à celui des femelles. L’équilibre s’est rétabli peu à peu dans nos colonies à mesure que la population esclave s’est renouvelée naturellement par les naissances : il y a même aujourd’hui un excédant en faveur du sexe féminin à la Martinique et à la Guadeloupe ; mais à la Guyane, colonie moins surveillée, les hommes sont encore en majorité. À Bourbon, où l’introduction frauduleuse des Africains est facile, il y a seulement 25,000 femmes pour plus de 42,000 hommes. Dans les colonies espagnoles, la disproportion est plus scandaleuse encore ; les femmes forment à peine le tiers de la population servile, et le voyageur que nous avons cité plusieurs fois, M. Gurney, a ouï dire que, sur plusieurs habitations, il n’y a pas une seule femme. Que résulte-t-il d’un pareil état de choses ? C’est qu’une femme, toujours victime de la violence, appartient forcément à plusieurs hommes. Dès que l’heure du travail est passée, chacun franchit l’enclos de l’habitation et court où le caprice l’appelle. On a remarqué que les nègres choisissent presque toujours au loin les objets de leur amour, comme pour écarter les occasions de jalousie. Presque personne ne songe à légitimer de pareilles relations. Les tristes fruits de ce vagabondage nocturne sont méconnus par le père ; les mères elles-mêmes ne s’attachent que faiblement à des enfans qui peuvent être enlevés et vendus à douze ans, « à cet âge, dit M. de Broglie, où commencent les dangers de l’exemple et la séduction du vice. » La démoralisation reprochée aux noirs n’est donc qu’une des fatalités de leur condition, et ce qui le prouve, c’est que le nombre des mariages, dans quelques-unes des îles émancipées, est déjà plus élevé que dans les principaux pays de l’Europe[23].

Un état qui comprime et détériore les facultés humaines devait fournir des exemples de dépravation maladive. Telle est la rage de l’empoisonnement, trop commune aux Antilles. Le poison n’est pas, comme l’a dit M. Schoelcher, l’arme défensive de l’esclave, la protestation de l’opprimé ; c’est le venin répandu par certaines créatures viciées et malfaisantes. Il y a des noirs qui empoisonnent par vengeance ; le plus grand nombre verse la mort sans intérêt, sans colère, uniquement pour satisfaire des instincts pervertis. Ils tuent ainsi les bestiaux d’une habitation, quelquefois des créatures humaines. On leur attribue une effrayante habileté dans cet art infernal. « Ils empoisonnent à jour fixe, dit M. Granier de Cassagnac, à l’échéance de trois mois, de six mois, d’un an, et ne se trompent jamais. » Comment les nègres apprennent-ils à connaître les plantes vénéneuses ? Où se procurent-ils l’arsenic et les drogues qu’ils emploient aussi, à ce qu’on assure ? Nul ne le sait. On parle, en frissonnant, de conciliabules nocturnes, d’affiliations secrètes ; il y a encore des esprits faibles qui rêvent maléfice et sorcellerie. Quoi qu’il en soit, une vague terreur comprime le maître et le tient continuellement en éveil. Perd-il quelques bestiaux, il voit dans ce sinistre des symptômes de mécontentement. Avant de changer la discipline traditionnelle, il sonde les dispositions de ses ateliers, dans la crainte « d’avoir le poison chez lui. » Bref, si le noir a parfois la monomanie du crime, le blanc semble avoir celle de la peur.

Il y a lieu de croire cependant que ces appréhensions sont exagérées. M. Lavollée fait observer à ce sujet que dans ces climats, où les maladies contagieuses sont fréquentes, rien n’a été fait pour les prévenir ni pour les combattre. À la Martinique surtout, qui est, assure-t-on, le chef-lieu des empoisonneurs, les animaux, après avoir travaillé sous un soleil ardent, sont parqués, la nuit, dans des lieux fangeux et mal abrités. « Les savanes, prairies naturelles qui servent aux pâturages, sont abandonnées à elles-mêmes, sans qu’on prenne aucun soin de l’écoulement des eaux, sans que l’on s’inquiète de les nettoyer des herbes malfaisantes qui croissent partout en abondance. Souvent même c’est au milieu des marais, au sein des miasmes les plus dangereux, qu’on fait paître les animaux des journées entières. » À la Guadeloupe, au contraire, où une agriculture plus avancée diminue les causes d’insalubrité, les épizooties sont si rares, que l’élève des bestiaux est déjà pour quelques planteurs une spéculation profitable. Par la même raison sans doute, « le poison, suivant M. Granier de Cassagnac, a toujours été inconnu dans les îles anglaises, et il l’est encore dans les îles espagnoles. Les empoisonneurs sont généralement exportés à Porto-Rico, et ils n’empoisonnent plus dès qu’ils y sont. » Il est à noter enfin que le poison était inusité, même à la Martinique, au XVIIe siècle, puisque le Code noir n’en parle pas, et que mention en a été faite pour la première fois dans un acte législatif de 1724. De nos jours même, les médecins, les vétérinaires, appelés judiciairement à faire des autopsies, n’ont presque jamais reconnu des symptômes qui pussent être attribués avec certitude à des actes criminels. De ces faits, les gens calmes et modérés aiment à conclure qu’il y a beaucoup d’exagération dans tout ce qu’on débite. Probablement le poison est devenu un agent mystérieux et terrible comme ces êtres idéalisés par les superstitions populaires. Les imaginations faibles, les natures viciées, ont contracté une irritabilité pernicieuse. Il y a eu des crimes : quelquefois la fureur homicide a dégénéré en monomanie contagieuse, ainsi qu’il arriva à la Martinique en 1822 ; mais on aurait tort de voir là l’indice d’une dépravation particulière à la race africaine : ce fut seulement une contagion morale, comme celles qui affligent parfois les sociétés le mieux constituées.

Quant à l’insouciance, à la paresse innée, principal reproche adressé aux noirs, est-il nécessaire de les en justifier ? Indifférent au résultat de son travail, ne supportant pas, comme l’homme libre, la responsabilité de sa conduite, le nègre esclave travaille tout juste autant qu’il faut pour éviter les coups. Cette disposition le rend tellement routinier, qu’il oppose une invincible inertie aux innovations, même à celles qui seraient de nature à lui épargner quelque fatigue. On a vu des nègres de la Jamaïque se refuser long-temps à remplacer le panier par la brouette, et ils ne consentirent d’abord à l’employer qu’à condition de la porter sur la tête, comme ils avaient coutume de faire avec les paniers. C’est que l’esclave ne livre à son maître que le mouvement automatique de son corps, en lui refusant autant que possible son intelligence. On a signalé souvent quelque chose d’enfantin dans le caractère des nègres : ne sont-ils pas en effet de grands enfans qui n’ont pas encore senti l’importance et la dignité du travail ? Comme l’enfant, le nègre a besoin de gesticuler pour se sentir vivre : de là sa passion frénétique pour la danse ; comme l’enfant encore, il a l’heureux privilége de s’isoler du monde, où il ne vit pas pour son compte, et de caresser des émotions factices : il parle et se répond à lui-même ; si l’idéal dans lequel flotte sa pensée était plus relevé, nous dirions qu’il est poète. Au jardin, à l’atelier, il se trouve toujours un chanteur pour roucouler une interminable complainte dont le refrain est repris en chœur par tous les ouvriers. Dans les circonstances solennelles, l’émotion commune est traduite par des chants qu’un improvisateur commence et auxquels toutes les voix s’unissent. Suivez des yeux cet esclave qui marche nonchalamment courbé sous son fardeau ; il murmure une espèce de chant dont les paroles improvisées se rapportent à la belle fille qu’il va voir la nuit, au camarade dont il est jaloux, au châtiment qu’il craint, à la vengeance qu’il médite. En cheminant ainsi, il passe devant quelque vieux nègre hors de service, qui, accroupi au pied d’un arbre, retiré en lui-même, et dans une sorte d’extase, marque un rhythme vigoureux en frappant un tambourin ou en égratignant des cordes sonores. Sans une parole échangée, il y a aussitôt sympathie entre ces deux hommes. L’esclave jette bas son fardeau, se laisse aller à la mesure, se met en mouvement et s’échauffe peu à peu jusqu’à la danse convulsive. Arrivent tour à tour huit ou dix nègres qui font comme le premier, et le délirant bamboula s’en va crescendo jusqu’au moment où paraît le terrible commandeur, qui s’élance en faisant siffler son fouet et en taillant à tort et à travers. Plus de danse, plus d’ivresse. Chacun reprend son bagage et s’enfuit au plus vite en poussant des cris lamentables. De pareilles scènes, fréquentes dans les colonies, ne donnent-elles pas une triste idée de cette enfance perpétuelle où l’esclavage retient des créatures humaines ?

Les administrateurs de la Guadeloupe, appelés à donner leur avis sur les conséquences probables de l’émancipation, ont distingué dans la population noire de nos colonies trois groupes principaux : en premier lieu, les hommes rangés et sédentaires qui ont le besoin des affections de famille et le sentiment des devoirs sociaux ; la seconde classe, la plus nombreuse des trois, comprend les individus actifs, intelligens, mais dépravés, qui courent toutes les nuits d’habitation en habitation, s’épuisent par la débauche, et ne s’imposent un travail supplémentaire que pour acquérir de nouveaux moyens de libertinage. La troisième classe est celle des êtres insoucians et abrutis, sans passions comme sans désirs, qui iraient nus, si on ne les forçait pas à se vêtir, qui se laisseraient périr d’inanition, si on ne les forçait pas à vivre. Cette classification ne semble pas rassurante ; mais, à bien considérer, ne serait-elle pas applicable à la plupart des sociétés ? Les honnêtes gens, la foule qui secoue la chaîne du devoir, les êtres abrutis, n’est-ce pas là le triple élément de toute agglomération d’hommes ? Sans s’abuser sur les défauts des nègres esclaves, quelques observateurs s’étonnent de ne pas les trouver plus pervertis. Un des principaux propriétaires de la Trinité, M. Burnley, consulté par la commission coloniale, s’exprimait ainsi : « La race africaine est douce et maniable, et, dans l’état d’esclavage, elle a peut-être moins de défauts que n’en pourrait avoir toute autre race. » Beaucoup de personnages graves, dont les réponses sont consignées dans les documens officiels, rendent bon témoignage de l’éducabilité des noirs et de leur aptitude à l’état social. Depuis l’expérience anglaise, il n’est plus permis de dire que les nègres, livrés à eux-mêmes, retourneraient à leurs habitudes sauvages. Tel est leur désir d’acquérir ce qu’ils appelaient jadis, dans leur langage pittoresque, la science de la plume et de l’encre, qu’on commence à s’effrayer d’un engouement pour l’étude nuisible au travail des champs. On a vu, à la Jamaïque, des vieillards s’asseoir à côté des enfans sur les bancs des écoles. Dès l’année 1838, les dix-sept colonies britanniques des Indes occidentales, dont la population est de 902,000 ames, comptaient 1440 écoles, et le tiers des maîtres étaient des gens de couleur. Déjà 1 individu sur 9 recevait l’instruction primaire. En France, la proportion n’est présentement que de 1 sur 12.

Il serait plutôt à craindre que les nègres, fascinés par notre civilisation, ne prissent pour le progrès un ridicule plagiat des mœurs européennes. On espérait en faire des ouvriers libres : ils voudraient tous être des propriétaires indépendans. Dans quelques îles où l’émancipation a présenté des phénomènes exceptionnels, l’exagération des salaires a malheureusement favorisé le goût des nègres pour l’ostentation et la sensualité. Dans les demandes faites à la métropole, l’augmentation, qui est considérable depuis quelques années, ne porte que sur des objets d’agrément et de fantaisie. Il faut aux affranchis des draps fins, des gants, de la parfumerie, des ombrelles, de la bijouterie, de la soie, des dentelles, des vins, des liqueurs, des comestibles recherchés. Quant aux logemens, aux mobiliers, ce fut un changement à vue comme ceux qui font contraste dans les théâtres. Au lieu de la hutte en bambou, avec une litière dans un coin, vous trouvez communément aujourd’hui, dit M. Schoelcher, « des tables, des chaises, des lits, des canapés, des buffets ornés de vaisselle et de verrerie, enfin des glaces et jusqu’à des toilettes de femme avec des enveloppes de mousseline. » Plus de bonne fête sans vin de Champagne, et après le banquet le jeu. Il est rare, lisons-nous dans une enquête, qu’en passant le dimanche devant les maisons qui sont toujours ouvertes, on n’entende pas le cliquetis des dollars et les exclamations des joueurs. La passion dominante chez les nègres est celle de la parure. « Sur cent femmes, dit un magistrat de Sainte-Lucie, on en voit quatre-vingt-dix-neuf qui ont des boucles d’oreilles d’une valeur de 50 à 75 fr. Les noirs dépensent tout ce qu’ils ont pour se procurer des vêtemens et des bijoux. » Partout la mode capricieuse a chassé l’ancien uniforme de l’esclavage. M. Schœlcher s’extasie sur la bonne tournure de ses protégés, qu’il nous montre « en redingote ou en habit très bien faits, avec gilet de satin, chemise à jabot, bottes, et l’indispensable parapluie. » Les esclaves des îles françaises, dès qu’ils ont amassé quelque argent, ne le cèdent pas à leurs voisins en coquetterie puérile. M. Granier de Cassagnac triomphe dans la description d’un bal d’esclaves à la Martinique. En déplorant que l’entraînant conteur ait gaspillé tant d’esprit pour faire une malice à de pauvres nègres, on devient malgré soi son complice, et on regrette qu’il soit arrivé trop tard pour décrire cet autre bal travesti de la Guadeloupe, dans lequel figuraient des nègres en François Ier et en Louis XIV, et des négresses en Mlle de Lavallière et en Mme de Pompadour.

Ne pouvant nier les rapides progrès des affranchis anglais, les malveillans affirment que la population noire des West-Indies était mieux préparée que nos esclaves à l’exercice de la liberté. Cette assertion est démentie par les faits comme par les témoignages écrits. Pendant les dix années qui précédèrent l’acte de 1833, une animosité violente mit souvent les deux races aux prises. La Jamaïque et la Guyane furent plus d’une fois inondées de sang. L’abus du fouet, non-seulement comme correction, mais comme stimulant au travail, avait fait prendre en horreur le travail des champs ; le libertinage était universel. Si ce tableau, qui ressort des enquêtes de 1832, est exact, les dispositions des affranchis anglais étaient encore moins favorables à coup sûr que celles de nos esclaves. C’est encore à tort qu’on cite l’affreuse anarchie de la république haïtienne pour prouver que les nègres sont incapables de s’élever à l’état social. La dernière dictature que l’indignation publique vient de renverser n’a été, assure-t-on[24], qu’un despotisme cruel et monstrueusement égoïste, qui a spéculé sur l’abrutissement de la race noire. Il ne faut pas oublier que les passions de l’esclavage et les fureurs de la guerre civile ont composé jusqu’ici la seule éducation des Haïtiens, que ce peuple né d’hier et dans des circonstances inouïes n’a pas encore rencontré un de ces hommes supérieurs dont la main est nécessaire pour donner l’impulsion à une société. Attendons à l’œuvre ceux qui vont diriger la république haïtienne : ils ont pris sur eux une lourde responsabilité ; s’ils sont à la hauteur de leur mission, la sympathie de l’Europe les soutiendra.

Si nous ne nous abusons pas, il résulte des faits que nous venons d’accumuler que la race africaine n’est pas incapable d’être civilisée. L’affranchissement de nos esclaves est donc possible ; s’il est possible, c’est un devoir. Il y a toutefois des difficultés à l’accomplissement de cette grande mesure ; nous allons les découvrir, en étudiant l’organisation industrielle de nos colonies.

III. — SITUATION ÉCONOMIQUE DES COLONIES.

Dans l’opinion des hommes d’état qui fondèrent le système colonial des temps modernes, une colonie devait être avant tout un marché privilégié ouvert à l’industrie métropolitaine. Entre les entrepreneurs de colonisation et le pays auquel ils appartenaient, avait lieu un pacte fondé sur un double monopole : d’une part, les colons prenaient l’engagement de demander tous les objets de leur consommation à leur patrie européenne, et d’autre part la métropole s’engageait à ne tirer que de ses propres colonies les denrées que refuse le climat de l’Europe. Colbert exagéra ces principes à l’égard des établissemens français. À lire les règlemens qui interdisent tous rapports commerciaux avec les étrangers, on croirait qu’il s’agit d’une ville en état de blocus : confiscation des vaisseaux étrangers surpris en flagrant délit de commerce ; à ceux qui achèteraient des marchandises prohibées, une forte amende, et pour la récidive trois ans de galères ! Défense est faite aux planteurs d’entreprendre les cultures françaises, et même celles qui répondent aux nécessités premières, comme le vin et les céréales. De toutes les charges qui pesaient sur les transactions, la plus onéreuse, à coup sûr, était cette obligation d’acheter fort cher des rebuts de magasin, de marchandises de fabrication légère, que les marchands de la métropole réservaient pour ce genre de commerce, dit de pacotille. Malgré ces entraves, nos colonies étaient florissantes ; c’est qu’elles trouvaient un ample dédommagement dans le privilége de fournir sans concurrence toutes les denrées tropicales consommées ou exportées par la France. Ainsi, en 1789, la partie française de Saint-Domingue échangeait seule contre des produits européens autant de sucre, vingt fois plus de café, et dix fois plus de coton que n’en produisent actuellement toutes nos colonies. Après 1815, la monarchie, qui aimait à s’inspirer des traditions du passé, essaya la restauration de l’ancien régime colonial, et, depuis la loi de 1822, qui écartait les sucres exotiques par une surtaxe de plus de 100 pour 100, jusqu’en 1833, les planteurs durent encore réaliser des bénéfices considérables.

Peu à peu, et sans qu’on s’en aperçût à temps, diverses circonstances concoururent à fausser le pacte colonial. Après avoir encouragé la traite, on ouvrit tout à coup les yeux sur l’immoralité de ce commerce ; on l’abolit et on fit bien. Mais, puisqu’on imposait une restriction onéreuse aux colons, il eût été juste de proscrire d’une manière absolue les provenances des pays où la traite est pratiquée. Bien loin de là, on allégea la surtaxe qui avait écarté les sucres étrangers. Survient à l’improviste un concurrent des plus perfides, le sucre indigène. Les financiers s’engouent pour le miracle de la chimie, et lui laissent prendre un développement considérable à la faveur d’une exemption d’impôt. Les colons demandent-ils comme une faveur le droit de perfectionner leur industrie, réclament-ils l’abolition de cette loi injuste et ridicule qui les oblige à n’expédier que des marchandises grossièrement préparées, afin de laisser aux usines de la métropole les profits de la main-d’œuvre : on leur oppose les droits acquis des raffineurs. La menace de l’émancipation vient par surcroît comprimer le génie industriel. Il n’en fallait pas tant pour déterminer dans nos colonies une détresse d’autant plus douloureuse, que les colons y conservent les goûts aristocratiques et le laisser-aller de l’opulence.

Les efforts qu’on pourrait faire pour régénérer nos possessions transatlantiques rencontrent malheureusement un obstacle radical : c’est l’organisation ou plutôt l’essence même de la propriété. Une plantation coloniale est à la fois une exploitation agricole et une entreprise industrielle. Cette double spéculation constitue une propriété fort riche, à n’en considérer que le revenu ; ce n’est plus qu’une valeur lourde et incertaine dès qu’on songe à en réaliser le capital. Un domaine de cette nature, fonds commun d’une famille, reste presque toujours indivis, du consentement de tous les intéressés ; les droits de chacun sont garantis par des inscriptions hypothécaires : à ces priviléges légaux s’ajoutent presque toujours des engagemens particuliers, de sorte que beaucoup d’exploitations n’appartiennent plus qu’en apparence aux titulaires. À la fin de 1836, le montant de la dette inscrite à la Martinique s’élevait à 228 millions 921,288 francs, somme qui dépasse les deux tiers de la valeur totale des capitaux engagés dans cette colonie. À la Guadeloupe, les inscriptions montaient à 283 millions, c’est-à-dire à une somme qui atteint, à 35 millions près, la valeur approximative de toutes les propriétés de l’île et de ses dépendances. Les colons poussent, assure-t-on, la négligence jusqu’à ne pas faire opérer la radiation des dettes éteintes, et on va jusqu’à dire qu’il faudrait réduire de plus de moitié le chiffre des inscriptions. Quel que soit en réalité le montant de la dette hypothécaire, elle constitue une charge écrasante, sans préjudice des simples engagemens commerciaux.

La pénurie étant générale, chacun sentant qu’il peut être au premier jour en butte aux poursuites judiciaires, il en résulte que toutes les sympathies sont pour celui qui ne paie pas ses dettes. Une sorte d’assurance mutuelle des débiteurs contre les créanciers fait échouer tous les moyens de contrainte. « La saisie-arrêt (opposition mise sur les recouvremens) est le plus souvent illusoire par suite du défaut de numéraire. La saisie-brandon (saisie des récoltes sur pied) y est aussi à peu près impraticable. Quant à la saisie-exécution (saisie exécutée au domicile du débiteur), les frais en couvrent presque toujours le montant. Resterait au créancier la saisie-immobilière (vente des biens-fonds) : le système hypothécaire existe ; mais il s’arrête devant l’expropriation forcée dont l’exécution est suspendue[25]. » On retrouve là encore les traditions de l’ancien régime. À une époque où les plantations étaient moins nombreuses et plus considérables, on regardait comme impossible de les aliéner. Le capital disponible a toujours été trop rare dans les colonies pour qu’une grande propriété y pût être vendue sans une dépréciation ruineuse. Une vente partielle est à peu près impraticable. Les esclaves, évalués comme meubles, représentent les deux cinquièmes de la valeur du domaine, c’est-à-dire qu’une plantation de 500,000 francs renferme une population noire de 200 individus estimés en moyenne à 1000 francs par tête. Autoriser la saisie des esclaves d’un débiteur, ce serait suspendre l’exploitation ; saisir les terres et les équipages d’atelier, ce serait affamer les esclaves. Telles sont les considérations qui ont fait interdire, dans nos possessions américaines, la vente des immeubles par autorité de justice. Quelle que soit la force des argumens qui justifient cette illégalité, ils sont réfutés par le fait. L’île Bourbon a admis l’expropriation forcée, et elle s’en trouve bien.

En répudiant ainsi notre code civil, les colons nécessiteux repoussent ses dispositions favorables, on peut le dire, au débiteur lui-même, parce qu’elles sauvent son crédit en sauvant son honneur. Le plus grand vice d’une législation impuissante, est de conseiller les manœuvres frauduleuses. Telle est l’opération connue dans les Antilles sous le nom de blanchissage. Le débiteur, après avoir exagéré la première créance inscrite sur sa propriété, en dédommage secrètement le porteur. Le bien grevé d’hypothèques est ensuite mis en licitation pour être vendu par folle enchère, au comptant et en espèces. La rareté du numéraire éloignant les acquéreurs, le bien est adjugé au complice du vendeur pour le prix de sa créance frauduleuse. Alors, au moyen d’une contre-lettre, ou par l’effet d’une vente simulée à l’un des parens du débiteur, l’adjudicataire rétrocède les droits qu’il vient d’acquérir. Le gage hypothécaire étant anéanti, toutes les créances sérieuses deviennent nulles et sans objet. On porte à soixante, pour la Guadeloupe seulement, le nombre des habitations qui ont été blanchies par cette manœuvre odieuse.

Est-il donc étonnant que le crédit soit à peu près nul dans les Antilles ? On n’oserait pas même flétrir du nom d’usurier les capitalistes qui, ayant à courir de tels risques, se réservent les chances d’un bénéfice énorme. Suivant M. Lavollée, l’intérêt ordinaire et avoué de l’argent est de 12 pour 100 ; mais le prêteur, répugnant à paraître dans des transactions usuraires, confie ses fonds à des courtiers qui exigent le renouvellement de l’obligation tous les trois mois, avec une commission de 1 pour 100 chaque fois, ce qui élève à 16 pour 100 l’intérêt annuel. Vienne une crise, la prime d’assurance s’élèvera à 2 et 3 pour 100, non plus par trimestre, mais par mois. Tous les achats étant faits à crédit, les vendeurs augmentent dans une même proportion le prix de leurs marchandises, car ils veulent à leur tour se ménager une prime d’assurance pour les risques qu’ils ont à subir : alors le renchérissement est tel, même pour les objets de consommation courante, qu’il constitue une différence de 30 pour 100 entre les achats au comptant et les achats à terme. Quoique disposés à tous les sacrifices, les colons ne seraient pas certains d’obtenir à souhait le capital circulant dont ils ont besoin pour vivifier leurs travaux. Toute entreprise se met en relation directe avec un commissionnaire, qui est ordinairement un négociant armateur ou un courtier de la métropole. Celui-ci pourvoit aux besoins journaliers de son commettant : il fournit à la première demande les ustensiles et les approvisionnemens de toutes sortes ; en retour, le colon alloue à son commissionnaire un intérêt de 5 pour 100 sur les fournitures faites n’importe à quelle époque de l’année, et il lui adresse ses produits comme nantissement. Le commissionnaire en opère la vente, et se couvre de ses avances avec tous les frais accessoires de transports, de douanes et d’emmagasinage. De tels services sont sans doute payés bien cher, il est peu de créoles qui ne maudissent leurs officieux correspondans ; mais quel moyen de s’en passer ? Chaque jour ajoute un nœud de plus au réseau d’engagemens qui les enlace, et présentement, dit-on, les colonies ne doivent pas moins de 60 millions aux ports de mer. Pour comble de malheur, ces manœuvres irrégulières, cette complication d’intérêts, donnent lieu à des procédures interminables : il est constaté qu’à la Martinique, les frais judiciaires s’élèvent à 1,800,000 francs par année.

Si les colons avaient du moins la consolation des joueurs qui se ruinent ; s’ils pouvaient caresser l’espoir d’une veine meilleure ! Mais l’illusion ne leur est pas même permise. Un retour de prospérité commerciale semble impossible dans les conditions présentes du travail. Un entrepreneur obéré produit nécessairement à des prix désavantageux : chacune de ses opérations étant grevée d’une prime au profit des usuriers, son bénéfice s’amoindrit peu à peu jusqu’à ce que son capital ne soit plus qu’une valeur morte entre ses mains. C’est ainsi qu’aujourd’hui, suivant les calculs de M. Lavollée, une partie du capital engagé dans nos colonies ne rapporte même plus 1/2 pour 100.

On entrevoit dès-lors la véritable cause de l’opposition des colons à tous les projets d’affranchissement. Ce n’est pas la substitution du travail salarié au travail gratuit qui les inquiète ; peut-être tournerait-elle à leur avantage. Ce qui les épouvante, c’est la nécessité d’une liquidation générale, à l’inauguration d’un régime nouveau ; c’est la mise en vigueur de l’expropriation forcée qui déposséderait un tiers au moins des propriétaires en titre ; c’est la crainte de voir passer aux mains des créanciers l’indemnité promise par l’état pour le rachat des esclaves. En vain chercherait-on à persuader aux colons qu’ils sont, pour la plupart, à bout de leurs ressources, qu’une réforme industrielle est inévitable. Ils le savent, ils l’avouent. Mais la crise de transition doit être mortelle pour plusieurs, douloureuse pour tous, et ils préfèrent les souffrances du présent aux hasards de l’avenir. Ce qu’ils comprennent le mieux dans le nouveau sort qu’on leur propose, c’est qu’il faudrait renoncer aux habitudes innées de prodigalité et de nonchalance. Ces créanciers dont on ne s’effarouche guère aujourd’hui, on se les représente armés des rigueurs de la loi, franchissant les limites des habitations pour en chasser les possesseurs héréditaires. L’aristocratie blanche sent trembler sous elle ce sol que ses ancêtres ont fertilisé ; dans sa vague frayeur, elle se cramponne, en fermant les yeux, aux ruines d’un passé qui s’écroule. Toute innovation est de la philantropie, et tout philantrope est un brigand quand il n’est pas un sot.

L’inquiétude, l’irritabilité des colons, sont excusables ; mais cette disposition est très fâcheuse, pour eux-mêmes surtout. Au point où ils ont laissé venir les choses, un remaniement complet de la société coloniale leur offrirait du moins des chances de salut, et il nous semble que l’émancipation, conduite dans un esprit de bienveillance pour les propriétaires, présenterait une circonstance des plus favorables pour le succès d’une réforme économique. À la veille de la crise, quand ils devraient s’armer d’énergie et déployer leurs ressources, les colons ne songent qu’à recruter des avocats et à soulever des chicanes : ils font d’énormes sacrifices pour fausser les organes divers de la publicité, mais ils ne parviennent qu’à s’abuser eux-mêmes en essayant de dérouter l’opinion.

Les innombrables difficultés qu’on oppose se résument dans un seul problème : après l’affranchissement, et avec le travail libre, les noirs fourniront-ils encore la somme de travaux nécessaire pour la prospérité de nos colonies ? Chacun répond à cette question suivant ses intérêts ou ses sympathies ; chacun va puiser dans les résultats de l’expérience anglaise ses chiffres et ses argumens, et les statisticiens des deux partis ont trouvé moyen d’appuyer sur les mêmes bases des conclusions si formellement opposées, qu’on a peine à croire qu’il s’agisse des mêmes pays et des mêmes choses. Ce contraste n’est pas inexplicable. L’émancipation, opérée à la fois dans dix-neuf colonies, n’a pas produit partout les mêmes effets. Chacun des agens a raconté ce qu’il a eu occasion d’observer dans les lieux où il a été envoyé, et sans doute il est arrivé à plusieurs de prendre l’incident pour le fait général. Ce fut ainsi qu’on accumula une masse assez embarrassante de renseignemens contradictoires. Suivant la tactique habituelle des hommes de parti, les défenseurs de l’esclavage ont pu s’emparer de certains faits isolés, et s’en servir comme d’un épouvantail. Les rapports de M. Layrle et de M. Dejean de la Bâtie méritent parfois ce reproche. Le délégué de la Martinique, M. Jollivet, a pris la peine de compulser les documens anglais et français[26] pour en extraire les témoignages désavantageux, sans mentionner ceux qui leur servent de correctifs. Il signale des paroisses de la Jamaïque, de la Dominique et de la Guyane, où la désertion subite des travailleurs a ruiné les ateliers. Au lieu d’établir une moyenne de production sur un certain nombre d’années, il compare une récolte favorable à une récolte malheureuse, afin de pouvoir constater un déchet d’un tiers. M. Jollivet cache trop mal sa robe d’avocat sous le frac du représentant pour que sa parole exerce beaucoup d’influence. En s’appuyant à leur tour sur les exceptions, les abolitionistes pourraient soutenir que la liberté a été plus féconde que l’esclavage à Antigue, à Saint-Christophe, à Nevis, à Montserrat, à Tortola, et surtout à Maurice.

Lorsqu’au lieu de grouper les chiffres dans l’intérêt d’un parti, on se propose, comme nous, d’arriver à une conviction sérieuse, il faut négliger les accidens locaux, et dominer l’ensemble des faits. En comparant l’importation et la vente des sucres en Angleterre pendant les huit dernières années de l’esclavage et pendant les huit années qui ont suivi l’acte d’affranchissement, on arrive aux résultats suivans :

SUCRES. PRODUCTION TOTALE DES HUIT ANNÉES. MOYENNE ANNUELLE. PRODUIT DE LA VENTE TOTALE. VENTE ANNUELLE EN MOYENNE.
kilogr. kilogr. francs. francs.
Esclavage (1826-33) 
1,771,517,120 221,439,640 1,254,246,665 156,768,333
Liberté restreinte et complète (1834-41) 
1,500,350,657 187,543,832 1,358,219,495 169,771,438

Pendant la première période, la quantité vendue présente un excédant de 271,166,463 kilogrammes ; mais, pendant la seconde période, les frais de production ayant élevé les prix, le produit de la vente offre une plus-value de 104,072,830 francs. En moyenne, sous le régime du travail libre, il y a déficit dans la fabrication d’environ 16 pour 100 par année, mais le produit de la vente est augmenté, au profit des planteurs, comme au détriment des consommateurs, d’environ 8 pour 100.

Il convient de remarquer que la période postérieure à l’acte de 1833 se décompose en deux époques de quatre années, savoir : temps d’apprentissage (1834-37), pendant lequel le travail était obligatoire pour les affranchis, et régime de liberté absolue (1838-41), pendant lequel les noirs ont été livrés à leurs propres instincts. Les débuts du travail libre jetèrent les amis des noirs dans l’inquiétude et le découragement. La première année de liberté, préparée, il est vrai, par la discipline de l’apprentissage, avait fourni 209 millions de kilogrammes de sucre. La troisième année, la production tomba à 139 millions ; mais, dès l’année suivante, s’est manifesté un retour d’activité qui ne s’est plus ralenti. Les quantités obtenues remontèrent à près de 143 millions de kilogrammes en 1841, et en 1842 dépassèrent 160 millions. Relativement au rhum et au café, en comparant les résultats du travail forcé à ceux du travail plus ou moins libre, on trouve un déficit qui varie du cinquième au tiers dans les quantités produites ; mais, de même que pour les sucres, la différence est à peu près compensée, au profit des colons, par l’élévation des prix de vente.

Ainsi donc, livrés à eux-mêmes et dans des conditions très favorables à la paresse, les noirs ont employé volontairement au travail les trois quarts du temps qu’ils étaient forcés d’y consacrer dans l’état d’esclavage. Il serait même injuste d’attribuer uniquement à l’inconduite des affranchis la diminution des récoltes. Combien d’autres causes ont contribué au déficit ! Il est avéré que la période de liberté s’est composée de saisons sèches et ingrates, tandis que les quatre années de l’esclavage prises pour point de comparaison ont présenté une succession de saisons favorables. La récolte du café a baissé progressivement depuis plusieurs années, non-seulement dans les îles émancipées, mais dans toutes les Antilles. Ce phénomène a pour cause une maladie dont l’arbuste est atteint, et qui obligera les colons à renouveler tous les plants. La détresse financière n’était pas moins grande, avant l’émancipation, dans les colonies anglaises que dans les nôtres. Un propriétaire de la Trinité, M. Burnley, a déclaré que les neuf dixièmes de l’indemnité étaient restés dans la métropole pour y éteindre les dettes hypothécaires. Forcés d’abandonner à leurs créanciers les capitaux qui devaient salarier le travail libre, beaucoup de planteurs renoncèrent à la culture tropicale et transformèrent leurs domaines en pâturages. On en cite même qui, par dépit ou par découragement, laissèrent leurs champs en friches : ils avaient prophétisé que les noirs resteraient dans le désœuvrement ; ils se ruinèrent pour n’en avoir pas le démenti.

Ne faut-il pas enfin faire la part du dérangement des habitudes, de l’effervescence inévitable au début du nouveau régime ? Cette fièvre de liberté qui donne le vertige aux nations vieillies lorsqu’elles réalisent quelqu’une de leurs illusions politiques, était-il possible que les noirs n’en subissent pas l’atteinte en passant d’un état bestial à la dignité de citoyens ? Ils pourront donc travailler et se reposer à leurs heures, quitter les maîtres trop exigeans, devenir riches peut-être ! Ils pourront aimer ces belles campagnes dont les échos ne rediront plus le claquement du fouet ! Pour s’assurer que ce n’est pas là un rêve, chacun a hâte de se saturer d’air libre, de vivre un instant pour son propre compte. Que se passe-t-il au-delà de ce domaine dont beaucoup n’ont jamais franchi les limites ? Il faut bien le savoir : la plupart des laboureurs prennent le chemin des villes ; leur ambition est d’y apprendre un métier lucratif, car ils ont en dégoût le travail des champs, qui leur rappelle leur abjection primitive. D’autres, beaucoup mieux avisés, comprennent que le gage de la liberté réelle, c’est la propriété, si modeste qu’elle soit. Dans ces pays lointains, où la population est clairsemée, où le travail est rare et indolent, il y a toujours des terrains vagues dont l’envahissement est toléré, ou de petits lots de terre d’une acquisition très facile. Des épargnes considérables avaient été faites pendant l’esclavage. On assure qu’à la Jamaïque la population noire, composée de 312,000 ames, se trouvait en possession d’une somme évaluée à 38 millions de francs au moins. À ceux même qui n’avaient pas d’avances, il suffisait de quelques mois d’une vie sobre et laborieuse pour économiser sur les salaires le prix d’une acre ou deux de terre. Si ineptes que leurs adversaires les supposent, les noirs reconnurent bientôt que des acquisitions en détail étaient désavantageuses ; ils s’entendirent pour acheter en commun de grands domaines, qu’ils se partagèrent ensuite par lots suivant l’apport de chacun. On a vu à la Guyane de pareilles compagnies réunir jusqu’à 200 associés, acheter un bien de 400,000 francs, fournir au comptant la moitié de cette somme, et s’engager pour le reste à très court terme. Les adjudicataires divisent aussitôt le terrain en petits champs, font litière des anciennes plantations, démolissent la maison domaniale pour en utiliser les matériaux, et sèment de tous côtés des maisonnettes élevées sur briques, couvertes d’ardoises, bien planchéiées intérieurement, coquettement peintes à l’extérieur, et garnies de fenêtres vitrées et de jalousies. Si jamais la qualification de bande noire fut applicable, ce doit être assurément à ces démolisseurs du Nouveau-Monde.

Ce bonheur d’être chez soi, jouissance discrète et inaltérable, ce désir si naturel de s’élever à l’indépendance du propriétaire, se sont manifestés avec d’autant plus de vivacité parmi les noirs, qu’ils ont rencontré des dispositions moins favorables chez leurs anciens maîtres. À la Guyane, la désertion fut provoquée par une coalition des planteurs pour comprimer les salaires. À la Jamaïque, les colons qui devaient, aux termes de la loi, laisser pendant trois mois aux affranchis la jouissance gratuite de leurs anciennes cases, ne tinrent aucun compte de cette clause, et prétendirent même exercer une retenue sur les salaires, de façon à percevoir, non pas un loyer fixe par famille, mais une sorte de capitation sur les travailleurs. Presque partout les missionnaires protestans, en leur qualité d’abolitionistes, avaient eu à subir des avanies de la part des colons. La passion personnelle finit par envenimer leur philantropie, et, pour se venger des blancs, ils entreprirent de soustraire les noirs à l’obligation du travail salarié. Ce furent ces missionnaires qui dirigèrent les acquisitions collectives de terrains et la création des villages libres. Ainsi établis, les noirs purent traiter avec leurs anciens maîtres de puissance à puissance. Ils n’ont pas renoncé à s’engager comme journaliers sur les plantations à sucre ; mais, n’éprouvant pas la contrainte de la nécessité, ils font leurs conditions pour le paiement, en prennent à leur aise, et au moindre mécontentement se retirent fièrement sur leurs terres. Leur éloignement, diminuant le nombre des bras, encourage les exigences de ceux qui restent. Dans les pays où les circonstances locales ont favorisé l’établissement de ces villages libres, les conditions de la main-d’œuvre sont devenues ruineuses pour les propriétaires. Les laboureurs qui travaillent à la tâche s’arrangent pour gagner en quelques heures le prix d’une journée. À la Trinité, en se retirant à midi, souvent même à dix heures, ils ont gagné 2 shellings et demi (plus de 3 francs), outre une ration d’une demi-livre de morue, une mesure de rhum, et de temps en temps une charge de cannes à sucre, qu’ils emportent pour leurs bestiaux. À la Guyane, le salaire du laboureur s’est élevé jusqu’à 1 florin et demi (2 fr. 62 cent.), avec la nourriture et l’habitation ; l’artisan gagne le double. À la Jamaïque, le gain journalier est évalué à 4 francs, en raison des allocations supplémentaires. M. Dejean de La Bâtie affirme qu’à Maurice, certains ouvriers coûtent à leurs maîtres 16 fr. par jour. Malgré tant de sacrifices, on ne parvenait pas à retenir sur les plantations les bras nécessaires à leur prospérité. Alors une lutte désespérée, désastreuse, s’établit entre les colonies rivales comme entre les habitans d’une même colonie. Les pays dont la population est faible[27], proportionnellement à l’étendue de leur territoire, ont envoyé des émissaires pour débaucher à tous prix les ouvriers des îles plus peuplées. Les travailleurs ont été en quelque sorte mis aux enchères : pour les retenir, les propriétaires riches ont fait construire des maisonnettes plus attrayantes encore que celles des villages libres ; on a quelquefois fait circuler l’eau sucrée et le punch dans les ateliers. En un mot, les affranchis, obtenant de forts salaires sans perdre le logement, le jardin, les rations, les soins médicaux, ont réuni ainsi les bénéfices du travail libre et les avantages du travail forcé.

Le seul étonnement qu’on éprouve après avoir énuméré les causes qui ont concouru à l’amoindrissement de la production, c’est que le déficit n’ait pas été plus considérable. On peut donc s’en tenir, à ce sujet, aux conclusions que M. Jules Lechevalier a puisées dans un océan de chiffres. — Le travail matériel, apprécié dans son ensemble, a diminué depuis l’affranchissement, mais la diminution est moins grande qu’on ne devait le craindre ; elle n’est pas directement imputable à la paresse, à l’inaptitude des noirs. — La production des denrées coloniales, particulièrement du sucre, du rhum et du café, a subi une baisse de 25 à 30 pour 100 ; mais le défrichement des terres, la culture des végétaux alimentaires, l’élève des bestiaux et de la volaille ont augmenté : il y a donc eu déplacement d’activité plutôt qu’abandon du travail. — La désertion des ouvriers dans les villages libres a été ordinairement provoquée par le mauvais vouloir des maîtres. L’exagération des salaires tient à des causes que des mesures de bonne police pourraient corriger.

En résumé, détresse financière de nos colonies, effroi des débiteurs à la menace d’une liquidation générale, tels sont les motifs véritables de l’opposition des colons français à tous projets d’affranchissement. Dangers d’une interruption des travaux, impossibilité de rétribuer convenablement la main-d’œuvre, insuffisance de la circulation pour le paiement des salaires, telles sont les craintes qu’on exagère. C’est au point de vue de ces difficultés qu’il faut se placer pour apprécier les divers modes d’affranchissement proposés jusqu’ici.

IV. — SYSTÈMES PROPOSÉS.

Ayant à faire connaître les modes divers d’émancipation proposés ou déjà mis en pratique, nous imiterons l’usage suivi par les assemblées délibérantes dans le vote des amendemens, et nous commencerons notre série d’analyses par les systèmes les plus excentriques.

Les difficultés présentes devaient accréditer les théories économiques qui condamnent absolument les établissemens coloniaux. Après avoir fait d’énormes sacrifices pour substituer dans ses colonies le travail libre au travail forcé, la France ne pourrait-elle pas les perdre à la première guerre ? N’est-il pas indifférent pour notre marine d’aller chercher les sucres dans les ports libres du Brésil ou des Indes, ou de les prendre dans les ports privilégiés des Antilles ? L’achat des sucres étrangers ne serait-il pas avantageux aux consommateurs, qui profiteraient des bas prix, avantageux au trésor, qui prélèverait une taxe plus forte ? Ne se ménagerait-on pas ainsi les moyens de multiplier les traités de commerce dans l’intérêt des fabriques de la métropole ? Ces argumens, puisés dans les doctrines de Say, ont trouvé de l’écho jusqu’au sein de nos assemblées consultatives. Interrogés en 1841 sur la question des sucres, les conseils généraux de l’agriculture et du commerce demandèrent, à mots couverts, l’émancipation politique de nos possessions extérieures, c’est-à-dire la rupture du pacte colonial et la conservation de nos colonies comme positions militaires, mais l’abandon des spéculateurs coloniaux à leur mauvais sort. Il y a des opinions qu’on ne discute point parce qu’elles blessent le sentiment intime : celle-ci est de ce nombre. Proposerait-on l’abandon d’un département continental parce qu’il serait pauvre ? Nos établissemens lointains ne sont-ils pas aussi des départemens français ? D’ailleurs une force mystérieuse, un irrésistible besoin d’expansion pousse évidemment les populations de la vieille Europe vers les terres lointaines et inexploitées, et, sans s’inquiéter des théories contraires aux colonies, toutes les nations rivalisent d’efforts pour en acquérir.

Quelques conseils coloniaux ont soutenu que, puisqu’on s’arrogeait le droit de leur enlever les outils de leur industrie, les esclaves, il serait équitable de les exproprier tout-à-fait en rachetant du même coup les terres et les usines affectées aux exploitations. Cette idée, émise dans un moment de dépit, ramènerait le gouvernement à l’époque où Colbert fondait la compagnie des Indes occidentales en dépossédant les planteurs français établis dans les Antilles. Nous ne rappellerions pas une pareille proposition, si des spéculateurs ne s’étaient pas offerts pour la mettre à l’épreuve. Une société, formée récemment à Paris pour la colonisation de la Guyane française, a déjà publié une série d’études préparatoires[28] sous la direction de MM. Ternaux-Compans et Jules Lechevalier. Cette société ne prétend à rien moins qu’à devenir usufruitière de toute la Guyane, c’est-à-dire d’une superficie de dix-huit mille lieues carrées, en obtenant, d’une part, la mise en possession des terrains inoccupés, et, d’autre part, la faculté d’expropriation à l’égard de toutes les terres déjà possédées par des particuliers. Formée par le concours des grands capitalistes, constituée en société anonyme par actions, au capital de 50 millions, la compagnie représenterait une exploitation agricole d’un sol très riche, une entreprise commerciale immense et privilégiée, une banque coloniale ayant droit d’émettre des billets. L’abolition de l’esclavage serait le premier acte de la compagnie, et on s’appliquerait à augmenter la population laborieuse en organisant un vaste système de recrutement en Europe ou en Afrique. Pour réaliser ces merveilles, la société ne demanderait à l’état qu’un prêt de 20 millions, ou la garantie d’un minimum d’intérêt de 4 pour 100. Cette dernière clause, suivant les auteurs du projet, resterait sans application en raison des bénéfices qu’il est permis d’espérer, et, en supposant que de pareilles mesures, légitimées par le succès, fussent étendues à d’autres colonies à esclaves, la France aurait émancipé les noirs, satisfait les propriétaires et régénéré la société coloniale sans bourse délier. Cette combinaison, qui rappelle les épopées financières de Law, a été développée par M. Jules Lechevalier d’une manière très spécieuse. Cette substitution d’un propriétaire unique et collectif à la propriété morcelée et vivifiée par la concurrence, ce démenti donné aux idées qui régissent le monde commercial, laissent peu de chances à l’audacieux programme. Néanmoins, la grandeur et la nouveauté d’une telle perspective ont excité, au sein de la commission coloniale, une curiosité sympathique. On a émis le vœu qu’une exploration de la Guyane française fût entreprise sous les auspices du gouvernement, et on annonçait, il y a peu de jours, que la compagnie allait mettre à l’essai le plan d’immigration qui doit fournir des travailleurs libres à la colonie dépeuplée.

Quant aux projets qui tendent directement à l’affranchissement des esclaves, ils sont innombrables. On doit les ramener à trois systèmes principaux : — abolition immédiate et générale de l’esclavage ; — affranchissement partiel et progressif ; — affranchissement général et simultané, mais avec un délai préparatoire plus ou moins long.

Le système de l’abolition immédiate et sans restrictions a pour lui l’autorité du fait accompli. L’épreuve a eu lieu à Antigue, et, de l’aveu unanime, les résultats ont été meilleurs dans cette île que dans toutes les autres. L’acte de 1833 laissait aux colons anglais la faculté d’établir ou de n’établir pas un régime transitoire entre l’esclavage et la liberté. Seule entre toutes, l’assemblée législative d’Antigue osa déclarer, le 4 juin 1834, que le 1er août suivant, les esclaves seraient appelés à une liberté sans restrictions. L’aurore du grand jour éclaira un beau spectacle : les temples furent ouverts, et 30,000 noirs s’y rendirent, calmes, sérieux, fièrement émus et assez maîtres d’eux-mêmes, dès la première heure de liberté, pour réprimer l’exaltation bruyante. Pas d’orgie, pas de rancunes à satisfaire. Protégés eux-mêmes par la liberté, les maîtres renoncèrent peu à peu aux mesures de précaution qui étaient nécessaires sous l’esclavage, et aujourd’hui une garnison de quelques centaines d’hommes suffit à la sécurité de 2,000 blancs, dont 165 propriétaires, au milieu d’une population de 34,000 noirs. À Antigue, comme ailleurs, la partie intelligente de la population noire s’est établie dans les villes pour y exercer le commerce ou les professions mécaniques ; beaucoup de femmes ont abandonné le travail des champs pour les soins de l’intérieur, et cependant la supériorité du travail libre sur le travail forcé, l’emploi de la charrue que repoussaient les esclaves, ont augmenté l’ensemble de la production d’environ 20 pour 100. La propriété foncière tend à remonter au taux qu’elle représentait en capital lorsqu’elle était garnie d’esclaves, de sorte que les propriétaires auront touché, en pur bénéfice, leur part de l’indemnité[29]. Les droits sur les importations, qui ont fourni, en 1833, dernière année de l’esclavage, 13,576 liv. sterl., se sont élevés, après cinq ans de liberté, à 24,650. Le revenu du trésor colonial présente un accroissement considérable et soutenu ; on a diminué les contributions locales ; les biens se dégagent peu à peu de leurs charges hypothécaires ; l’intérêt de l’argent est tombé à 6 pour 100.

Dans l’impossibilité de nier ces résultats, on les a expliqués par des circonstances particulières à l’île d’Antigue. Le territoire, a-t-on dit, présente 69,000 acres en superficie ; les vallées seulement, comprenant 24,000 acres, sont mises en culture ; toute la partie montagneuse est aride et stérile, sans ressource pour l’alimentation, sans refuges pour le marronnage. Ainsi, la population ouvrière, surabondante pour les terres exploitables, s’est trouvée, dès le premier jour, dans la condition des vieilles sociétés européennes, et, partagée entre 169 propriétaires à qui il était possible de s’entendre, elle est restée forcément dans son ancien cadre. Sans repousser cette explication, nous attribuerons avant tout la bonne conduite des noirs aux dispositions conciliantes des maîtres. Tandis que les planteurs de la Jamaïque exigeaient de leurs anciens esclaves des loyers exorbitans, les affranchis d’Antigue conservaient gratuitement la jouissance des logemens et des jardins ; on a vu même beaucoup de colons remplacer les anciennes cases par des maisonnettes commodes et élégantes, afin de retenir les ouvriers, dont ils craignaient l’éloignement. Les abolitionistes se sont autorisés du succès phénoménal obtenu à Antigue, pour conclure en faveur d’une émancipation en masse et sans transition, avec une indemnité allouée aux propriétaires. Il y aurait, ce nous semble, beaucoup de témérité à répéter l’expérience sur une plus grande échelle et dans des conditions différentes. M. Rossi, qui s’est montré, dans les délibérations préparatoires, hardi et pénétrant, n’a pas transigé avec le libéralisme éclairé qu’il professe. Peu s’en est fallu qu’au sein du comité colonial, l’autorité de sa parole n’acquît une majorité au système d’Antigue. Cependant, la difficulté d’obtenir immédiatement une indemnité suffisante, les hasards d’une épreuve dont l’insuccès ruinerait nos colonies, ont été exposés par M. de Broglie, dont l’avis négatif a prévalu.

En opposition formelle avec le précédent système, beaucoup de personnes jugent préférable de prolonger l’expérience pour éviter les secousses, de libérer les noirs partiellement et progressivement, dans l’espoir de préparer les esprits et de concilier les intérêts. Un plan émané des colonies aurait pour but de substituer le servage à l’esclavage, d’attacher les noirs à la glèbe, en leur accordant, tous les trois ans, un jour de plus par semaine, de façon à préparer leur libération en dix-huit ans. Suivant M. Agénor de Gasparin, auteur d’un livre intitulé Esclavage et Traite, il suffirait de permettre à l’esclave adulte de se libérer progressivement, c’est-à-dire de racheter un à un et successivement tous les jours de la semaine. Il serait trop long de mentionner les autres projets fondés sur les mêmes bases. Ce partage du travail entre le maître et l’esclave aurait de graves inconvéniens. Le travailleur, être passif aujourd’hui, et demain citoyen libre, se réserverait à coup sûr pour les jours où il s’appartiendrait à lui-même : ce serait mettre l’homme blanc aux prises avec le noir, et le noir aux prises avec sa conscience. Cette faculté qu’il faudrait accorder à l’esclave de se racheter avec ses économies, et contre le vœu de son maître, a été repoussée dans la plupart des colonies, non pas par des raisonnemens, mais avec des cris de fureur. On conçoit que les ouvriers les plus intelligens, les plus laborieux, se rachèteraient les premiers ; il ne resterait bientôt plus dans les ateliers que les sujets rétifs ou inertes. Il suffirait de la désertion subite du commandeur, du raffineur, du charpentier, pour entraver une sucrerie : un spéculateur riche désorganiserait à volonté les ateliers de ses concurrens, en débauchant ses meilleurs auxiliaires. Aujourd’hui, il est de l’intérêt et de la vanité du maître que l’esclave soit riche ; il en serait autrement, si le pécule devenait, dans les mains des noirs, une arme contre les blancs. Les maîtres alors trouveraient bien le moyen d’empêcher les esclaves d’amasser. C’est ce qui arrive dans les colonies espagnoles, où le droit de se racheter jour par jour est depuis long-temps écrit dans la loi.

Ces écueils furent aperçus sans doute par les hommes prépondérans de nos assemblées législatives. Néanmoins, plusieurs d’entre eux, fascinés par l’espoir de régénérer nos colonies sans secousses dangereuses, s’attachèrent à l’idée d’une émancipation graduelle. Deux propositions furent faites en ce sens à la chambre des députés, l’une en 1833 par M. Hip. Passy, et l’autre, l’année suivante, par M. de Tracy. La première donna lieu à un rapport de M. Charles de Rémusat. C’est le propre de cet homme d’état d’aborder les questions avec une réserve habile, et l’on sait que sa parole discrète et sympathique a d’autant plus de portée qu’elle détermine la conviction sans trahir la prétention de l’imposer. M. de Rémusat se garda de conclure en faveur d’un système, et se borna à recommander les mesures préparatoires applicables à tous les modes d’affranchissement : dans l’état des esprits, c’était le plus sûr moyen d’avancer la cause des noirs. Le second plan disparut sous l’inspiration aventureuse du second rapporteur. M. de Tocqueville, écartant le mode progressif, se prononça pour un affranchissement général, avec des dispositions qui faisaient de son rapport un système tout nouveau. Consultés sur ces divers projets, les conseils coloniaux se divisèrent : la Martinique et la Guyane optèrent pour une émancipation générale, différée autant que possible ; la Guadeloupe et Bourbon donnèrent la préférence aux mesures partielles et progressives. Parmi tant d’incertitudes, que pouvait faire la commission coloniale ? Élaborer deux projets de loi, dont l’un eût pour base l’affranchissement graduel, et l’autre, l’affranchissement général.

Les nombreux projets qui tendent à effectuer progressivement la libération des noirs ont donc été pesés et refondus par le comité dont M. de Broglie est l’organe. De ce travail est résultée une combinaison dont le double ressort est : — rachat forcé par l’état des enfans en bas-âge, des vieillards et des infirmes ; rachat facultatif des travailleurs adultes, au moyen de leur propre pécule. — En conséquence l’état achèterait les enfans au-dessous de sept ans, et ceux qui naîtront à l’avenir de parens non libres. À l’expiration de la sixième année, le maître recevrait le prix du rachat évalué à 500 fr. par tête d’enfant. De sept à vingt-un ans, le jeune affranchi serait reçu, à titre d’engagé, par le propriétaire auquel appartiendrait la mère. L’autorité interviendrait comme tutrice en faveur de l’enfant, et veillerait à ce qu’il reçût une éducation religieuse et morale soit à domicile, soit dans une école ; en aucun cas, il ne pourrait être séparé de sa mère. À vingt-un ans, l’affranchi entrerait en possession des droits assurés aux Français par le code civil, et dès-lors sa mère et son père, s’il était né en légitime mariage, seraient affranchis par l’état moyennant une indemnité équitable. Ainsi serait évité le contraste immoral d’un fils libre et d’une mère esclave. Les individus incapables de travail, en raison de leur âge ou de leurs infirmités, seraient déclarés affranchis et resteraient confiés aux soins de leurs anciens maîtres, moyennant une pension alimentaire payée par l’état. Quant aux adultes valides, leur sort serait en général amélioré par une série de règlemens. Leur pécule, que le maître respecte aujourd’hui par tolérance, deviendrait une propriété mise à l’abri de la loi. Toute personne non libre serait admise à racheter sa liberté à prix débattu, et en requérant au besoin l’arbitrage des magistrats publics. Enfin, la présente loi, après vingt ans d’exécution, recevrait son complément par une abolition complète de l’esclavage. Tel est le plan appuyé par la minorité de la commission[30]. Sa timidité est son principal mérite. Il offre en outre un avantage qui est de nature à faire impression sur les chambres, celui de l’économie, puisque le sacrifice imposé à l’état ne dépasserait pas 80 millions, répartis sur plus de vingt années. Mais les inconvéniens sont nombreux. Le plus grand danger serait de substituer à la discipline ordinaire un régime bâtard, qui n’offrirait ni les bénéfices du travail forcé, ni les chances du travail libre ; la désorganisation des ateliers aurait lieu comme dans le système du rachat par simple pécule. Qui sait si la jalousie, le désespoir des esclaves privés des moyens de se libérer, ne détermineraient pas une irritation dangereuse pour l’ordre public ? Qui sait si les colons prêteraient les mains à un mécanisme qu’il leur serait facile d’entraver ?

À tout prendre, le système qui réunit le plus de chances est celui d’une émancipation générale et simultanée, avec un régime intermédiaire, comme passage de la servitude à la liberté. Or, ce système admet trois variantes principales : l’apprentissage anglais, la combinaison imaginée par M. de Tocqueville, et celle que M. le duc de Broglie a formulée.

L’acte mémorable qui accomplit l’abolition de l’esclavage dans dix-neuf colonies anglaises[31] sanctionnait en substance les dispositions suivantes — Tout individu, de l’un ou de l’autre sexe, âgé de six ans et au-dessus, inscrit sur les rôles des esclaves antérieurement au 1er août 1834, deviendra, dès cette époque, apprenti-travailleur ; en cette qualité, il devra son travail, pendant un temps déterminé, à la personne à qui il le devait comme esclave. Les apprentis sont divisés en trois classes : les travailleurs ruraux attachés au sol, les travailleurs exerçant une profession mécanique, et les domestiques. — Le temps de l’apprentissage, pour les individus des deux dernières classes, est de cinq ans (à dater de la promulgation de la loi jusqu’au 1er août 1838), et il sera de sept ans (jusqu’au 1er août 1840) pour les travailleurs ruraux, dont on ne pourra exiger plus de 45 heures par semaine. — Tout apprenti peut obtenir la liberté complète moyennant estimation des services dont il est redevable. — Le maître doit pourvoir à tous les besoins de l’apprenti, comme précédemment de l’esclave. — Des juges spéciaux et salariés sont institués pour veiller à l’exécution de la présente loi. Ces magistrats ont seuls, et à l’exclusion des anciens maîtres, l’autorisation de faire punir les apprentis en état de contravention. — Une indemnité de 20 millions sterling (500 millions de francs) est allouée aux possesseurs dessaisis par la présente loi.

Dans l’esprit de cette combinaison, le temps de l’apprentissage est à la fois une période de transition dans l’intérêt de l’ordre public, et un complément de l’indemnité en faveur des propriétaires, auxquels on laissait pendant six ans le bénéfice du travail gratuit. La seule île d’Antigue dispensa les noirs de l’apprentissage et se trouva bien de cette résolution hardie, quoiqu’elle n’eût pas obtenu du gouvernement anglais les compensations qu’elle espérait. Dans les dix-huit autres colonies, il y eut des déceptions et des crises. Les noirs, à qui on avait dit dans la proclamation officielle qu’ils allaient être libres comme les blancs de la métropole, ne comprirent rien à cette étrange liberté qu’on leur offrait. Le 1er août 1834, on les avait rassemblés dans les temples pour remercier Dieu de leur libération, et le lendemain il fallait rentrer dans l’atelier pour n’en plus sortir sans le bon vouloir du maître, il fallait reprendre la livrée de la servitude et travailler bon gré mal gré sous le fouet du commandeur, sans autre rémunération que le maigre ordinaire de l’esclavage. Pour ces hommes, en qui on avait éveillé le sentiment de l’indépendance, la libéralité britannique semblait une ironie. De leur côté, les maîtres se plaignaient amèrement, doublement lésés par l’insuffisance de l’indemnité[32] et par la perturbation de l’ancienne discipline. Ils souffraient surtout dans leur orgueil par suite du recours continu des esclaves aux magistrats protecteurs. Le mécontentement réciproque devint nuisible aux travaux : il fallut sévir contre les délinquans, et il fut constaté que les châtimens correctionnels avaient été plus nombreux pendant le noviciat de la liberté que sous le joug de l’esclavage. Les doléances des noirs retentirent jusque dans la métropole : l’opinion publique s’en émut ; on accusa les colons de neutraliser par leur malveillance les énormes sacrifices que la Grande-Bretagne s’imposait dans un but d’humanité. On touchait alors au terme de la libération définitive de la classe privilégiée des apprentis (1838). À un mot d’ordre donné par les clubs philantropiques, les processions de pétitionnaires se mirent en mouvement pour demander la suppression de l’apprentissage. Lord Brougham présenta en une seule fois trois cent vingt pétitions à ce sujet, et parmi plusieurs autres pétitions colossales, on distinguait celle des six cent mille femmes, adressée à la jeune reine. Le ministère, encore une fois entraîné, accepta la discussion solennelle que les abolitionistes voulaient engager dans le parlement. Des débats fort animés firent ressortir ce qu’il y avait d’injustice et de danger à laisser les laboureurs dans une servitude déguisée sous le nom d’apprentissage, tandis qu’on délivrait les artisans et les domestiques. Le secrétaire des colonies demanda à son tour s’il était juste de casser d’autorité le contrat passé avec les planteurs, et, sans nier que la mesure demandée ne fût désirable, il pria la législature métropolitaine d’en laisser le mérite aux colonies. Cette sage invitation fut entendue au-delà des mers, et, comme d’ailleurs les blancs n’avaient pas beaucoup plus que les noirs à se louer de l’état des choses, les législatures et les administrations locales se prononcèrent toutes pour l’affranchissement général et sans acception de classes, à partir du 1er août 1838. Éclairées par cette triste expérience, les colonies françaises ont protesté formellement contre l’apprentissage anglais.

Parmi les personnes qui prétendent connaître nos assemblées délibérantes, il en est beaucoup qui doutent qu’on obtienne jamais d’elles l’énorme somme destinée à indemniser les possesseurs d’esclaves. Cette crainte inspira sans doute à M. de Tocqueville la combinaison qu’il a substituée, dans son rapport du 23 juillet 1838, au projet de M. de Tracy. Dans l’hypothèse de M. de Tocqueville, l’état, proclamant l’émancipation générale, rachèterait immédiatement tous les esclaves. Pendant une période de transition, considérée comme un temps de minorité pour la population affranchie, l’état agirait en qualité de tuteur, c’est-à-dire qu’il engagerait les services des noirs aux entrepreneurs, en prélevant une retenue sur les salaires, de manière à recouvrer l’intérêt de l’indemnité, et même à constituer un fonds d’amortissement pour le capital. Aux termes de ce projet, le jardin et le congé du samedi seraient assurés au travailleur, en outre de la portion disponible de son salaire journalier. Quant aux enfans et aux invalides, l’état en accepterait la charge, soit qu’il les plaçât dans des établissemens hospitaliers, soit qu’il les laissât dans l’habitation de l’ancien maître, moyennant une pension alimentaire. Ce plan fut accueilli avec une extrême faveur, et dans le monde politique, où le progrès a toujours pour premier effet quelques millions de plus à voter, on trouva très original de se montrer magnanime sans bourse délier. Malheureusement l’attrayante conception de M. de Tocqueville n’a pu résister à l’examen approfondi des hommes spéciaux.

Pour racheter immédiatement 253,000 esclaves, il faudrait en payer la valeur intégrale, c’est-à-dire un capital d’environ 300 mil., dont l’intérêt annuel, à 4 pour 100, absorberait 12 mil. Or, les conseils coloniaux ont déclaré que, dans l’état de l’industrie sucrière, le salaire qu’on pourrait allouer aux noirs engagés varierait entre 60 et 75 cent., avec la jouissance de la case et du jardin[33]. Ainsi le travail de 169,000 engagés, à raison de 250 journées par année, en déduisant le samedi et les jours fériés, produirait environ 27 à 29 millions ; sur cette somme, il y aurait à rabattre les dépenses à faire pour les enfans et les infirmes, et les frais exceptionnels d’administration. Si l’on prélevait encore 12 millions pour l’intérêt de la somme avancée par l’état, plus la somme nécessaire pour créer un fonds d’amortissement, le restant à répartir entre les noirs serait-il suffisant pour qu’ils pussent subvenir à leur entretien et aux frais éventuels laissés à leur charge ? Avec un prélèvement de 40 centimes par jour, comme on l’a proposé, il faudrait un temps considérable pour amortir la somme avancée par l’état, et pendant cette période, qui userait plus d’une génération, les affranchis seraient replongés sous le dur esclavage de la nécessité. Il a donc fallu abandonner la séduisante espérance de faire participer les noirs aux sacrifices qu’on s’imposera pour eux.

Une fois la combinaison financière écartée, le projet dont M. de Tocqueville a pris la responsabilité perd tout son prestige, et les avantages qu’il conserve ne sauraient être mis en balance avec les difficultés de l’exécution. La somme à payer pour une dépossession immédiate des propriétaires est tellement forte qu’on ne l’obtiendrait jamais des chambres. L’idée de déférer à l’état la tutelle du noir réputé mineur se justifie par le désir de rompre les traditions de l’esclavage. Mais alors qu’on se figure l’état propriétaire de tous les bras disponibles, et l’administration transformée en bureau de placement. Dans chacune de nos colonies, le gouvernement aurait donc un compte ouvert pour chacun des salariés, et puis des comptes courans avec chaque plantation, chaque maison où l’on demanderait des laboureurs, des artisans, des domestiques ? Il faudrait non-seulement régler les salaires en maximum et en minimum, mais encore débattre les prix d’engagement, apprécier les aptitudes, se porter caution, à l’égard des entrepreneurs, des instrumens qu’on leur louerait, et à l’égard des ouvriers de la solvabilité des entrepreneurs : quelle comptabilité ruineuse à établir ! Qu’arriverait-il si les colons coalisés suspendaient les travaux de concert, ou si, au contraire, la demande de travailleurs excédait de beaucoup le personnel disponible ? Les partisans de la mesure que nous discutons répondent que ces difficultés, très sérieuses quand on se place au point de vue des sociétés européennes, n’existent plus dans les sociétés coloniales, où chaque ouvrier a déjà sa destination. Mais si chaque ouvrier doit conserver la place qu’il occupait dans l’ancien cadre du travail, comment concilier cet arrangement avec la promesse de rompre le tête-à-tête du maître et de l’esclave, de soustraire le noir émancipé aux habitudes dégradantes de l’obéissance passive ? La tutelle du ministère public serait sans doute exercée dans nos colonies avec intelligence et circonspection, et cependant il nous semblerait difficile que nos magistrats évitassent l’animosité que suscitèrent les juges spéciaux de l’apprentissage anglais. En multipliant les objections de cette nature, M. Rossi a manifesté ce talent incisif et lumineux qui sait élever un débat spécial jusqu’à la hauteur d’une exposition de principes : son avis contribua particulièrement à faire rejeter par le comité colonial le projet qui avait obtenu en 1839 la faveur de la chambre élective et l’adhésion du gouvernement.

« Quand on veut aborder avec succès les assemblées législatives, les propositions les plus simples sont toujours les meilleures. » Cette parole de M. le duc de Broglie semble le passeport du projet de loi qu’il a formulé. Rien de plus simple en effet que son programme. — Dans dix ans, à partir de la promulgation de la loi, l’esclavage cessera d’exister dans les colonies françaises. Pendant cette période, l’autorité procédera par voie d’ordonnance à l’amélioration du sort des noirs : l’individu non libre obtiendra la faculté d’acquérir des biens meubles, de faire acte de propriété dans de certaines limites, et de racheter les années de travail gratuit auxquelles il sera astreint. — Tout individu affranchi, soit par une transaction particulière, soit à l’expiration des dix années d’esclavage, sera tenu à une résidence de cinq années consécutives dans la colonie où il aura été affranchi, et pendant ces cinq années il devra s’engager au service d’un des habitans de la colonie : l’engagement aura lieu à prix débattu, suivant un tarif réglé chaque année en maximum et en minimum. Une rente de 6 millions à 4 pour 100, formant un capital de 150 millions, est attribuée comme indemnité aux colons dépossédés ; mais cette somme, dont les intérêts seront capitalisés au profit des ayant-droit, ne leur sera délivrée qu’à l’expiration des dix années pendant lesquelles le travail forcé et gratuit doit être maintenu. — Les enfans au-dessous de quatorze ans suivront le sort de leur mère ; l’indemnité comprend la pension viagère des vieillards et des infirmes chez leurs anciens maîtres. En résumé, statu quo pendant dix années, engagement de cinq ans pour assurer la continuité du travail, indemnité modérée, voilà le projet en trois mots. La supériorité de ce programme est incontestable. Il place le débat sur une limite où les intérêts et les passions hostiles peuvent se concilier. Pour la majorité des colons, le meilleur système est celui qui retardera le plus la grande expérience dont ils craignent de faire les frais. La Martinique demandait un statu quo de quinze à vingt ans avec une indemnité de 1,200 francs par tête. Le délégué de Bourbon, M. Sully-Brunet, a même déclaré que le maintien du travail gratuit pendant vingt ans et sans indemnité serait la mesure la plus agréable à ses commettans. Le terme de dix années, suivi d’un engagement forcé de cinq ans, ne s’éloigne pas beaucoup de ces vœux : un délai plus court serait ruineux pour les colons pris au dépourvu ; un délai plus long serait désespérant pour les noirs. L’apprentissage anglais transférait le pouvoir disciplinaire à des juges spéciaux salariés par l’état. Ces agens temporaires furent ordinairement des militaires en retraite, étrangers à la justice civile et aux habitudes coloniales. L’intervention capricieuse de ces juges improvisés contribua surtout à entretenir la guerre entre les deux races. La plus grande difficulté de l’administration coloniale a toujours été de trouver des fonctionnaires probes, intelligens, habiles, qui consentissent à s’expatrier : avec les qualités requises pour faire sa fortune dans la métropole, on ne va pas la chercher au-delà des mers. Tout système qui multipliera les agens entraînera des choix suspects et échouera par cette raison. Dans l’esclavage mitigé qu’on propose, le pouvoir correctionnel restera aux maîtres, qui ne sont plus disposés aujourd’hui à en abuser, sauf quelques exceptions déplorables ; le gouvernement n’interviendra que par des mesures générales, pour procurer peu à peu aux noirs les adoucissemens conciliables avec la discipline. Ceux qui sont opposés à la prolongation de l’esclavage affirment qu’il est impossible de moraliser des esclaves : les préfets apostoliques s’applaudissent au contraire des bons résultats qu’ils ont obtenus en ces derniers temps, quand ils n’ont pas été contrariés par les propriétaires. Au surplus, nous avouons que nous comptons peu sur cette moralité hâtive, sur cette vertu de serre-chaude qu’on fait éclore sous le souffle d’un prédicateur : ce n’est qu’à la longue, et par une pratique soutenue des devoirs sociaux, que se forme, au sein d’un peuple, ce sentiment moral qui fait sa force et sa noblesse.

Dans l’état de nos finances, le plus grand obstacle à l’adhésion des chambres est le règlement de l’indemnité. La commission s’est livrée à de fastidieuses recherches pour établir, en moyenne, le prix vénal des esclaves pendant ces dernières années : ces recherches ont donné pour résultat, à la Guadeloupe, une moyenne de 1,102 francs par tête d’esclave de tout sexe et de tout âge ; à la Martinique, approximativement, 1,200 francs ; à la Guyane, 1,362 francs, à Bourbon, 1,600 francs. En combinant toutes ces indications, on arrive à une moyenne générale de 1,200 francs par tête. Le dernier recensement officiel accuse une population esclave de 253,124 individus : l’indemnité à répartir dépasserait donc 300 millions dans l’hypothèse d’une restitution intégrale. Aucun ministère n’oserait adresser aux chambres une pareille demande, Il faudra donc, à l’exemple du gouvernement britannique, prendre un moyen terme, allouer aux colons expropriés la moitié de l’indemnité en argent, et leur laisser pour l’autre moitié les bénéfices du travail forcé pendant dix années encore. On rendrait aux noirs un très mauvais service, si on demandait pour eux plus qu’il n’est possible d’accorder. Leur cause sera gagnée, si l’indemnité, réduite à 150 millions, n’offusque pas les mandataires parcimonieux de nos départemens.

Si, à l’exemple de l’Angleterre, on devait solder l’indemnité à la promulgation de la loi, il serait à craindre que nos planteurs n’épuisassent les noirs pendant la période du travail forcé. Mais on évitera de mettre aux prises la cupidité et la conscience. La liquidation ne sera effectuée qu’à l’expiration des dix années d’esclavage : ainsi, le propriétaire, intéressé à représenter le plus grand nombre possible de sujets, ménagera les travailleurs, et prodiguera aux enfans et aux vieillards des soins efficaces. Le fonds d’indemnité étant d’ailleurs constitué immédiatement par l’inscription sur le grand livre d’une rente de 6 millions, les colons obérés pourront se créer des ressources en déléguant leurs titres éventuels : à l’échéance, les ayant-droit toucheront les créances en principal et en intérêts accumulés depuis dix ans, c’est-à-dire qu’une somme de 210 millions devra être alors versée par l’état.

Après dix années consacrées à préparer les esclaves, à liquider la propriété coloniale, à refondre les élémens d’une société nouvelle, il ne restera plus qu’à assurer la continuation du travail sous le régime de la liberté. Tel est l’effet présumé de cet engagement de cinq ans qui doit suivre les dix ans d’esclavage mitigé. Durant cette époque transitoire, le travail sera de rigueur comme sous la servitude ; il sera salarié comme dans l’état libre ; l’autorité en réglera les conditions de façon à prévenir les coalitions pour le taux des salaires, soit entre les maîtres contre les noirs, soit entre les noirs contre les maîtres. On veut que, dans nos colonies, l’affranchi, pour qui on aura fait d’énormes sacrifices, ne puisse pas abuser des facilités éventuelles pour se soustraire à l’obligation du travail utile à la communauté. S’il devient propriétaire, il ne pourra consacrer à la culture de son propre champ que les heures qui lui seront laissées par son contrat d’engagement. Une pareille disposition ne sera pas sans exemple aux Antilles. La liberté des républicains d’Haïti est entravée bien plus étroitement encore par le code rural élaboré en 1826, au sein d’une assemblée composée exclusivement de noirs et d’hommes de couleur.

Tel est, dans son esprit, le système que M. le duc de Broglie a fait jaillir d’une controverse habilement dirigée. Mis en balance avec l’autre système d’affranchissement partiel et progressif, il a obtenu la majorité des suffrages[34], et il deviendra sans doute la base du projet de loi qui doit occuper les chambres à la prochaine session.

V. — APPLICATION.

En politique, c’est moins le mérite absolu d’un système qui en assure le succès, que le tact et la persévérance dans l’exécution. Quelle que soit la valeur théorique du plan qu’on adoptera pour l’abolition de l’esclavage colonial, cette grande mesure ne réussira qu’à une condition, c’est que les blancs y prêtent la main. Il faut donc les rassurer loyalement, afin d’en obtenir un concours loyal. Il faut que l’entreprise soit présentée et conduite de façon à ce que la substitution du travail libre au travail forcé paraisse aux planteurs une spéculation acceptable. Nous insistons sur ce point dans l’intérêt même des noirs. C’est un mauvais moyen de protéger les classes opprimées, que de le faire au préjudice direct de la classe prépondérante : ceux qui réussissent la fortune, les lumières, l’expérience, le crédit, parviennent toujours à fausser les améliorations qu’ils n’approuvent pas, et les révolutions ne sortent jamais que des réformes qui échouent. Il y a tout à craindre si les colons, inquiets et malveillans, contrecarrent les pouvoirs législatifs ; mais qu’on leur fasse entrevoir la chance d’une bonne affaire, et l’affaire deviendra également bonne pour les esclaves, bonne pour la métropole.

De l’aveu général, le prélude de toute réforme est la restauration du crédit. Jamais l’argent ne circulera librement dans nos colonies, tant que les créanciers y seront hors la loi. Il faut donc, avant toutes choses, liquider la propriété et offrir à l’avenir des garanties sérieuses aux capitalistes par l’application de notre régime hypothécaire et des conséquences rigoureuses qu’il entraîne. La mise en vigueur de l’expropriation forcée est nécessaire, tout le monde en convient ; mais l’opération sera douloureuse. Quand on pense que la dette hypothécaire de la Martinique et de la Guadeloupe est évaluée au plus bas chiffre à 140 millions, on se demande comment une pareille somme pourrait être réalisée par des ventes judiciaires, dans des îles où l’argent est extrêmement rare, où le commerce est en décadence, où les esprits sont aigris et agités. Les adjudications faites en de pareilles circonstances, et nécessairement à vil prix, ne donneraient-elles pas lieu à des manœuvres spoliatrices, préjudiciables aux créanciers eux-mêmes ? Si l’indemnité qui doit salarier les ouvriers libres est sacrifiée pour éteindre les dettes de l’esclavage, le travail ne sera-t-il pas entravé, le succès de l’émancipation compromis ? En exposant ces craintes, les conseils coloniaux ont demandé que l’indemnité fût déclarée insaisissable, sinon en totalité, du moins en partie. Une semblable prétention a paru monstrueuse aux légistes qui ont voix dans les conseils de la métropole. M. de Broglie pense qu’un répit de deux ans, accordé aux débiteurs, suffit pour qu’ils se mettent en garde contre les rigueurs de la loi, et qu’en offrant aux adjudicataires trois ans de terme pour le paiement, on empêchera par la concurrence la dépréciation des biens à vendre. Il est difficile d’apprécier l’efficacité de ces ménagemens, sans connaître, au moins par évaluation, le montant des dettes sérieuses et immédiatement exigibles. On devrait atténuer davantage les effets de la loi, si la somme des engagemens susceptibles de donner lieu à des exécutions judiciaires paraissait assez forte pour qu’on eût à craindre un déplacement subit et violent de la propriété.

Ne pourrait-on, pour faciliter la liquidation, combiner les réformes projetées avec le renouvellement du crédit au moyen de quelques institutions financières ? Nous savons qu’il serait difficile de déterminer l’intervention des spéculateurs de la métropole dans le commerce colonial. Les capitaux français sont timides et sans essor ; ils ne se meuvent que terre à terre et dans le cercle étroit de la routine. En Angleterre, l’imagination mercantile pétille de verve ; elle aime à franchir les mers et à planer sur le monde. Il y a à Londres une trentaine d’associations financières exclusivement consacrées aux spéculations coloniales. Depuis peu d’années, on a fondé à la Jamaïque et à Antigue plusieurs banques pour le service spécial des West-Indies, et à quelques lieues de nos îles, où on ne trouve pas toujours à emprunter à raison de 36 pour 100, l’argent circule librement au taux moyen de 6 pour 100, avec tendance à baisser encore. Mais comment déterminer une circulation vivifiante ? comment créer ce fonds de roulement, sans lequel le travail salarié languirait ? Convient-il d’entrer en arrangement avec une société privilégiée, comme celle qui se présente pour l’exploitation de la Guyane ? N’y aurait-il pas lieu d’essayer quelque système de crédit foncier[35], à l’imitation de ce qui se pratique en Prusse et en Pologne ? Un pareil mécanisme, que beaucoup de personnes voudraient voir approprié à la France, n’est pas sans inconvénient dans les pays riches, où la circulation est déjà abondante. La mobilisation du capital des biens-fonds y aurait les mêmes effets qu’un accroissement subit et prodigieux du numéraire disponible. Si cet accroissement n’était pas absorbé par un déploiement proportionnel des opérations commerciales, il tournerait au préjudice des classes laborieuses, parce qu’alors la dépréciation de l’argent déterminerait, sans compensation pour les pauvres, le renchérissement de tous les objets consommables. Mais cet inconvénient n’existe plus dans les pays particulièrement agricoles, où la vie s’éteint par défaut de circulation. Tel est précisément l’état de nos colonies à cultures. La Pologne se trouvait dans des circonstances analogues, lorsqu’elle fut forcée d’emprunter à la Prusse son système des lettres de gage. La propriété dépérissait, écrasée sous des charges hypothécaires qui avaient pour origine, comme dans nos colonies, les abus du travail servile. Ce fut le gouvernement qui organisa et couvrit de sa garantie un mécanisme ingénieux de crédit foncier, afin d’opérer sans secousses une liquidation inévitable[36]. Nous regrettons de ne pouvoir nous expliquer sur ce point avec plus de précision : un programme financier ne s’improvise pas. Pour restaurer le crédit, il faut avoir sondé profondément les ressources et les garanties qui doivent en être la base : ces études préparatoires exigeraient un ensemble d’informations à la portée seulement de ceux qui sont revêtus d’un caractère officiel. S’il nous est permis de revenir avec insistance sur un point qui, dans notre conviction, est le nœud de la difficulté, nous dirons que nos colonies, dans un état déplorable aujourd’hui, ne sauraient être sauvées que par un remède héroïque inspiré par la grande science du crédit. Si le gouvernement recule devant une innovation hardie, que du moins il s’efforce d’abaisser les entraves réglementaires devant l’industrie privée. Nous ne sommes qu’un écho des hommes le mieux informés, en répétant que toute réforme échouera, si elle n’a pour premier effet de soulager la pénurie qui stérilise nos établissemens coloniaux.

Si les capitaux ne manquaient plus aux planteurs, il y aurait peu à craindre l’interruption du travail. Les propriétaires n’étant pas forcés de vendre leurs terres par petits lots pour se créer des ressources, et, d’un autre côté, des mesures de police étant prises pour empêcher un envahissement trop facile des terres vagues du domaine[37], les noirs ne pourraient plus dicter des lois à leurs anciens maîtres en se retranchant dans les villages libres. Tout porte à croire, au surplus, que la population noire, sous l’influence vivifiante de la liberté, prendra un accroissement assez rapide pour que le manque des bras ne cause plus d’inquiétude. Il est d’expérience que, dans les Antilles, les femmes de la classe libre sont beaucoup plus fécondes que celles qui vivent dans l’esclavage. Parmi les premières, on comptait, en 1788, trois enfans au-dessous de douze ans pour une femme négresse ou mulâtre ; parmi les esclaves, le nombre des femmes était à celui des enfans comme 3 à 2, c’est-à-dire, en décuplant les chiffres pour rendre la proportion plus sensible, que 10 femmes libres avaient 30 enfans, et que 30 femmes esclaves n’en avaient que 20. Même dans les pays septentrionaux de l’Europe, le passage de la servitude à la liberté a toujours été marqué par une fécondité exceptionnelle. En conséquence, tandis que la multiplication des naissances introduira parmi les travailleurs une concurrence favorable aux maîtres, la supériorité du travail à la tâche et à prix débattu sur le travail servile, l’emploi de la charrue et des bonnes méthodes de culture, diminueront le nombre des bras nécessaires. C’est l’avis de tous les observateurs, et l’un des moins favorables aux noirs, M. Layrle, a dit dans son rapport sur la Barbade : « J’ai vu souvent, dans les pays émancipés, des habitations manœuvrées jadis par cent esclaves l’être aujourd’hui par quarante affranchis. »

Comme ressource extrême, on pourrait, à l’imitation de l’Angleterre, tenter les hasards d’une immigration. Rien n’est plus simple, en apparence, que de déverser le trop plein de nos villes industrieuses dans les pays où la subsistance est facile, où les bras manquent au travail ; en réalité, nulle entreprise n’est plus chanceuse. Il y a quatre ou cinq ans, lorsque les planteurs anglais se crurent menacés d’une désertion générale des noirs, ils demandèrent des travailleurs à toutes les contrées du globe. Les assemblées locales votèrent des sommes considérables pour fournir des primes d’encouragement ; des sociétés, formées sur la plus vaste échelle, mirent en pratique divers plans d’immigration ; des agens insidieux contractèrent des enrôlemens dans les deux mondes. Maurice attira en assez grand nombre des coolie indiens[38] et des Malgaches. La Trinité embaucha des noirs libres des États-Unis, et fit l’essai d’un nouveau mode de recrutement sur la côte méridionale de l’Afrique. La Guyane, la Jamaïque et les colonies secondaires des West-Indies se partagèrent un pêle-mêle d’Anglais, d’Irlandais, de Français, de Portugais, d’Allemands, d’insulaires de Malte et des Açores, d’Américains du Nord, d’Hindous, d’Africains de diverses races, librement engagés ou capturés par les négriers. La position fausse de ces auxiliaires donna lieu à des contestations sans nombre, et jusqu’ici l’expérience ne paraît pas avoir été plus brillante pour les maîtres que pour les émigrans. Lorsque ceux-ci ne sont pas façonnés à la civilisation européenne, comme les prolétaires de l’Hindoustan ou les nègres de l’Afrique, il est difficile de les traiter franchement comme des ouvriers libres, et on est forcé d’enchaîner ces barbares par une discipline qui ressemble beaucoup à l’esclavage. Aussi les sociétés religieuses n’ont-elles pas manqué de dénoncer les engagemens libres comme une traite d’un nouveau genre, plus perfide que l’ancienne ; elles ont eu assez de crédit pour faire suspendre les importations des coolies et pour jeter de la défaveur sur les recrutemens opérés à la côte d’Afrique. Quant aux blancs civilisés, la grande difficulté est celle de l’acclimatement. On est généralement porté à croire que la race blanche est impropre à la grande culture des denrées tropicales : c’est une erreur propagée à dessein par les partisans de l’esclavage. À quelque race qu’on appartienne, les fonctions vitales sont dangereusement troublées par un grand changement atmosphérique. Les nègres y résisteraient moins encore que les blancs, si les négriers, intéressés à leur conservation, ne les astreignaient pas à des règles hygiéniques que négligent souvent les Européens livrés à eux-mêmes. D’ailleurs, a-t-on jamais fait le compte des nègres qui réussissent, comme on dit aux colonies ? Nullement. On sait qu’une partie d’entre eux, 2 sur 5 environ, doivent payer le tribut mortel. C’est un déchet prévu dont les spéculateurs ne s’inquiètent guère.

On oublie trop facilement que Saint-Christophe, la Martinique et la Guadeloupe furent mis en culture par des laboureurs français, et que, pendant le premier siècle d’exploitation, les noirs employés comme auxiliaires dans ces îles y furent en minorité. Présentement encore, il y a à Cuba beaucoup de blancs qui partagent les fatigues des esclaves. Il n’est donc pas exact de dire d’une manière absolue que le climat des tropiques dévore les Européens ; mais il est malheureusement vrai que, parmi les émigrans d’Europe, la mortalité est ordinairement très grande[39]. La raison en est simple : ce ne sont pas les bons ouvriers, les hommes énergiques et moraux qui sont réduits à s’expatrier ; on ne recrute jamais que des individus plus ou moins dégradés par la misère et l’inconduite. À peine débarqués, ils abusent des facilités offertes au libertinage, et s’épuisent lorsqu’ils auraient le plus besoin de leurs forces pour surmonter les influences mortelles. Rien ne serait plus désastreux pour nos colonies, dans les circonstances présentes, que l’insuccès d’un appel fait aux travailleurs européens. Si l’on doit avoir recours au grand remède des immigrations, il conviendra que l’autorité souveraine en règle minutieusement l’usage. Le choix des personnes ou plutôt des familles à recruter, les précautions sanitaires pendant le trajet, le régime hygiénique après le débarquement, l’assainissement des localités, les modifications à introduire dans les procédés de culture, les conditions des engagemens, fourniront matière à des études très variées. La surveillance serait plus facile et plus efficace si l’on concédait le monopole des transports à une compagnie loyale et assez puissante pour accepter les chances d’une responsabilité sévère.

Un homme fort distingué, M. Burnley, a dit devant la commission coloniale : « Le succès de l’abolition du servage en Europe a tenu précisément à cette circonstance que le prix et la qualité du travail libre, à l’époque où cette révolution s’est accomplie, étaient devenus préférables à ceux du travail esclave. » Si nous ne nous abusons point, il s’en faut peu que l’émancipation ne présente déjà, dans les Antilles françaises, les mêmes chances de réussite. Nous espérons qu’on nous pardonnera, en pareille matière, l’aridité d’une argumentation hérissée de chiffres. L’administration de la Guadeloupe, consultée sur le prix de revient des sucres, a fourni le budget d’une habitation de 200 nègres[40]. Prenons ces comptes pour base, et essayons d’évaluer le coût de la main-d’œuvre dans les conditions présentes :

CAPITAL ENGAGÉ.
Première mise de fonds pour l’achat de 200 nègres : 226,500 fr., dont l’intérêt, calculé sur le pied de 10 p. 100 (taux modéré dans l’état de nos colonies), représente un déboursé annuel de 
22,650 fr.
La construction de quatre-vingts cases pour les esclaves, portée en masse à 28,000 francs, absorbe chaque année en intérêts 
2,800
Hôpital et dépendances, 4,000 francs, soit par année 
400
DÉPENSES COURANTES.
Médecins, médicaments 
2,500
Nourriture (toutes réductions faites en raison de l’abandon du jardin et du samedi) 
10,800
Vêtemens 
3,800
Total de la rétribution allouée au travail 
42,950 fr.

Sur 200 nègres, y compris les enfans et les vieillards, on ne compte que 135 travailleurs, qui, déduction faite des jours fériés et du samedi, ne travaillent que 250 jours par année, sans même en rabattre les interruptions accidentelles. Le propriétaire n’obtient donc en réalité que 33,750 journées, qui lui coûtent 42,950 fr., c’est-à-dire en moyenne un peu plus de 1 fr. 27 c. la journée, sans évaluer la jouissance de la case et du jardin. M. Passy est arrivé, par un autre calcul, à un chiffre équivalent, soit 1 fr. 89 c. pour les hommes et 1 fr. pour les femmes, en moyenne 1 fr. 45 c. Eh bien ! abstraction faite des colonies dont nous avons signalé la condition exceptionnelle[41], le prix du travail accompli par nos esclaves correspond au taux moyen des salaires obtenus par les affranchis anglais, qui est, suivant M. Jules Lechevalier, de 1 fr. 25 à 1 fr. 50 cent. pour la journée de neuf heures. En plusieurs lieux, les salaires sont tombés bien au-dessous de cette moyenne. « À la Barbade, disait en 1841 M. Layrle, la première classe des travailleurs ruraux se paie 1 fr.c. par jour, la seconde 81 cent. » À Antigue, à la Dominique, à Montserrat, la rétribution du travail libre est plus faible encore. Plusieurs causes concourent à l’abaisser insensiblement. Sous l’esclavage, toutes les forces des colonies étaient appliquées à l’exploitation des denrées de luxe : les denrées alimentaires, dont on négligeait la culture, étaient insuffisantes, et par conséquent à très haut prix. Depuis l’affranchissement, au contraire, tous les nègres industrieux spéculent sur la production des vivres, si bien que la subsistance devenant de jour en jour moins dispendieuse, on peut s’attendre à une diminution proportionnelle des salaires.

Dans des pages fort attrayantes, où l’homme d’état semble s’effacer devant l’écrivain, M. de Broglie trace un ingénieux tableau de la société coloniale, telle qu’il l’entrevoit dans l’avenir. Malgré l’autorité de son expérience, nous ne pouvons accepter toutes ses prophéties, et nous aimons à croire qu’il se trompe lorsqu’il prédit, sans trop s’en inquiéter, que l’émancipation de nos colonies y réduira nécessairement la production du sucre. Les cultures variées de la petite propriété peuvent fort bien se développer sans nuire à l’exploitation principale, et il en sera ainsi, pourvu qu’on évite plusieurs fautes commises par nos voisins, pourvu surtout que l’affranchissement se combine chez nous avec une réforme industrielle que la dernière loi sur les sucres a rendue inévitable. En frappant le sucre de betterave d’un impôt progressif jusqu’au terme d’une égalité parfaite avec le sucre colonial, on a voté la mort de la fabrication indigène : c’est un fait que la remarquable discussion de la chambre des pairs vient de mettre hors de doute. Si le sucre de betterave avait été franchement prohibé, les colons auraient pu s’endormir sous la sauve-garde du monopole. La décision prise va au contraire les tenir en éveil, car elle condamne les industries rivales à une lutte désespérée, décisive. Si les colons ne trahissent pas leur propre cause, ils doivent triompher. Les fabricans de la métropole ont, en peu d’années, touché les limites du perfectionnement : loin d’avoir épuisé ses ressources naturelles, l’industrie coloniale est vieillie sans sortir de l’enfance. La culture et la fabrication sont encore, dans les Antilles, ce qu’elles étaient il y a cent cinquante ans. Le sol rend moitié moins qu’il ne devrait donner avec un bon régime d’engrais ; la lenteur des procédés occasionne une perte sur la main-d’œuvre, et la déperdition est tellement considérable, qu’on tire à peine de la canne 7 pour 100 de sucre, au lieu de 18 pour 100 qu’elle contient. Les colons repoussent le reproche d’apathie en disant qu’ils ont été paralysés jusqu’ici par une législation tyrannique, et que d’ailleurs les innovations ont porté malheur à plusieurs d’entre eux ; mais de pareilles excuses ne sont plus de saison : il faut se tirer de l’ornière, si l’on ne veut pas y périr.

Divers perfectionnemens viennent d’être mis à l’essai. Une compagnie s’est constituée récemment dans le but d’exploiter un procédé dont le succès déplacerait l’industrie des sucres. Ce procédé consiste à dessécher les cannes dans les colonies au moyen d’un courant d’air chaud qui en enlève la partie aqueuse, pour ne laisser que le sucre et le bois ; après cette opération, les cannes seraient transportées en France, et converties en sucre dans les usines de la métropole. Une idée plus sympathique, parce qu’elle est moins subversive, est celle que M. Paul Daubrée a développée dans un écrit remarquable[42], et que M. Vincent a réalisée avec succès à Bourbon. La réforme doit avoir pour base le principe fécond de la division du travail. Aujourd’hui, chaque propriétaire est à la fois agriculteur et fabricant ne manipulant que sa propre récolte, il ne lui est pas possible de se mettre en frais pour perfectionner son matériel. Au lieu de ces officines particulières, on commence à construire des établissemens communs, vastes usines disposées d’après les indications de la science, munies d’appareils d’une puissance illimitée, manœuvrées par des ouvriers de choix, opérant avec économie sur des masses considérables, soit que les entrepreneurs achètent les récoltes des petits cultivateurs, soit qu’ils travaillent à prix débattu pour les grands propriétaires. M. Vincent, qui le premier se fit expédier à Bourbon des appareils construits à Paris par MM. Cail et Derosne, les mit en mouvement le 1er octobre 1838. La première année, il fabriqua 550,000 kilogrammes de sucre ; la seconde, 900,000 ; la troisième, un million. En retirant de la canne une quantité de sucre qui excède de 30 à 40 pour 100 la moyenne commune, il obtint une qualité infiniment supérieure à tout ce que produisent ses concurrens. M. Daubrée, qui vient de s’embarquer pour la Guadeloupe avec un choix d’appareils, y réalisera également des prodiges. L’exemple entraînera peu à peu les autres propriétaires. Au lieu de renouveler isolément leur matériel, ils associeront leurs capitaux pour fonder de grandes usines où ils enverront leurs récoltes. Les résultats de cette simple innovation sont incalculables. N’est-il pas évident que les planteurs, consacrant tous leurs soins au travail des champs, pourront enfin s’approprier les méthodes européennes, économiser les forces humaines par l’emploi de la charrue, renouveler les cultures qui s’épuisent, varier les exploitations, essayer des défrichemens. De son côté, le nègre, possesseur d’un coin de terre, cultivera la canne, lorsqu’il sera sûr de vendre à la fabrique sa chétive récolte, de même qu’il vend au marché les fruits de son jardin. On verra ainsi la petite propriété se constituer sans que la production des denrées tropicales s’amoindrisse, et le sucre colonial, obtenu en plus grande quantité et à plus bas prix, triomphera certainement du sucre indigène sur les marchés de la métropole.

Cette perspective est tellement éblouissante, qu’on craint, en la considérant, d’être dupe d’une illusion. Et pourtant nous ne sortons pas des limites étroites de la vraisemblance. Si l’indemnité contribuait à l’extinction des dettes hypothécaires ; si l’argent était ramené, comme dans les îles voisines, au taux de 6 pour 100, de façon à ce qu’on pût établir aisément un fonds de roulement pour les salaires ; si de bonnes méthodes de culture étaient introduites ; si la fabrication était perfectionnée, toutes choses possibles, toutes choses probables, pourvu que l’émancipation soit bien conduite, l’abolition de l’esclavage serait un bienfait plus certain pour les maîtres que pour les esclaves.

La régénération sociale de nos colonies doit être couronnée par un ensemble de réformes politiques et administratives. Une loi du 24 août 1833 a institué des conseils coloniaux qui partagent l’autorité législative, en ce qui les concerne, avec les trois pouvoirs constitutionnels. Ces assemblées locales communiquent avec la métropole par l’intermédiaire de leurs délégués. Consultés sur les questions relatives à l’esclavage, ces conseils ont répondu avec une aigreur qui sort des convenances délibératives, et leur attitude a démontré qu’ils sont moins propres à représenter les intérêts généraux de nos colonies émancipées que les préjugés et les passions de la race blanche. Déchirer la charte coloniale de 1833 serait une mesure extrême qui ressemblerait à un châtiment, si elle n’était pas adoucie par une honorable compensation. Il entre donc dans les desseins du gouvernement d’assimiler nos établissemens coloniaux aux départemens français, en leur accordant la représentation directe dans la chambre élective. Un projet de loi, conçu dans ce sens, a été élaboré par la commission. Si ce projet obtenait la sanction légale, la compétence des conseils coloniaux serait restreinte au rôle des conseils consultatifs de nos départemens, et nos quatre colonies tropicales enverraient sept députés au Palais-Bourbon. Deux articles insérés dans la loi des finances de 1841 sont comme un acheminement à cette grande mesure. Les recettes et dépenses intégrales des colonies figurent présentement au budget de l’état, où n’apparaissaient auparavant que les subventions servies par la métropole. En 1842, l’ensemble des dépenses générales ou locales, ayant dépassé les recettes de 2,233,740 fr., il a fallu grever de pareille somme le budget national, pour couvrir ce déficit.

Si l’affranchissement est prononcé, le vieux mécanisme de l’administration coloniale se trouvera insuffisant ; il faudra en multiplier, en assouplir les ressorts. L’esclave, en obtenant des droits, acceptera des devoirs. Il n’était justiciable que de l’arbitraire du maître ; il aura à répondre devant l’autorité de toute infraction aux lois et à la morale. Beaucoup de méfaits qu’on ne prend pas même la peine de constater aujourd’hui seront considérés un jour comme des délits punissables, qu’il faudra châtier, si on ne peut les prévenir. En renonçant aux bénéfices du despotisme, chaque propriétaire fermera son hôpital, sa prison, ses écoles. Il sera donc nécessaire de remplacer la discipline de la servitude par un ensemble d’institutions appropriées aux sociétés libres. La section dans laquelle M. de Broglie a envisagé l’abolition de l’esclavage dans ses rapports avec le maintien de l’ordre public annonce cette puissance d’organisation qui distingue l’homme d’état véritable du théoricien rêveur. Force militaire, police civile et judiciaire, religion, bienfaisance, éducation, tout est prévu, tout est réglé jusque dans les moindres détails financiers. Comme il importe d’apprécier avec exactitude ce qu’il en doit coûter à la métropole pour la régénération de ses colonies, nous devons consigner ici les résultats généraux de cette partie du Rapport.

La force militaire de nos colonies à esclaves est ainsi répartie :

Guadeloupe 
Garnison : 2,912 hommes. Milice locale : 6,708 hommes.
Martinique 
3,028 4,103
Guyane 
985 467
Bourbon 
1719 6,593
Garnison 
8,642 hommes.
Milice 
17,871 hommes.

Si l’émancipation était accordée, les deux premières colonies réclameraient la formation de plusieurs compagnies d’artillerie, de gendarmerie, de chasseurs des montagnes. Un plus grand déploiement de force armée ne serait pas nécessaire à la Guyane et à Bourbon. La dépense pour les régimens de nouvelle création se répartirait comme il suit :

Guadeloupe 
Première année : 1,130,000 fr. Années suivantes : 618,000 fr.
Martinique 
2,196,000 1,211,000
3,326,000 fr. 1,829,000 fr.

Quant à l’administration de la justice, M. de Broglie, rappelant l’insuccès des juges spéciaux anglais, conseille avec raison au gouvernement de ne créer que des magistratures régulières et permanentes. Il suffirait de bien déterminer la compétence des magistrats en exercice, de leur donner au besoin des suppléans, d’augmenter le nombre des justices de paix. La dépense annuelle pour les quatre colonies n’excéderait pas 269,500 fr.

À la fermeture des cachots particuliers, il faudra ouvrir de nouvelles prisons publiques. Huit maisons centrales de détention, et quarante-quatre geôles à proximité des justices de paix, nécessiteraient un déboursé de 1,620,000 f., pour premier établissement, et une charge annuelle de 34,000 f.

L’éducation d’une race déchue commande aussi des sacrifices très dispendieux : il faudra appeler les humbles missionnaires des congrégations enseignantes, multiplier les salles d’asile et les écoles primaires. La dépense prévue s’élèverait en matériel à la somme de 1,740,000 francs, et en personnel à la somme de 488,100 fr. ; cette dernière somme constituerait seule une dépense annuelle.

Aujourd’hui, l’esclave annulé par l’âge ou les infirmités reste forcément à la charge du spéculateur qui a exploité sa jeunesse. Les affranchis que la misère ou l’inconduite auront réduits à l’impuissance tomberont à la charge du public, et il y aura nécessité d’ouvrir à ces malheureux des infirmeries et des lieux de refuge. Il existe déjà dans les colonies des hôpitaux où l’on reçoit les militaires, les indigens de la classe libre, et les noirs du domaine colonial. En laissant à la charge des maîtres les esclaves que l’émancipation trouvera en état d’invalidité, il suffira de construire huit hospices nouveaux, comprenant 2,110 lits : on évalue à 678,000 francs la dépense primitive, et à 80,000 francs la dépense annuelle en personnel, entretien et médicamens.

Le clergé colonial, tel qu’il est constitué, ne paraît pas devoir être à la hauteur de sa nouvelle mission pour en agrandir, pour en épurer le cadre, il suffirait d’une faible allocation annuelle, imputable sur un crédit déjà ouvert au département de la marine.

En résumé, la mise de fonds première pour réédifier la société coloniale serait de 7,364,000 fr., et le surcroît des dépenses annuelles de 2,718,500 fr. De compte fait, l’intérêt de l’indemnité, le transfert déjà effectué du budget colonial au compte de l’état, le surcroît prévu des dépenses administratives, représentent une rente annuelle de plus de 11 millions dont la métropole accepterait la charge. En se plaçant au point de vue des intérêts financiers, on se demande quels avantages la France aurait à espérer en dédommagement de cet énorme sacrifice ?

Puisque, dans les idées régnantes, la fondation des colonies a pour but de réserver à l’industrie métropolitaine des marchés privilégiés à l’abri des concurrences commerciales et des perturbations de la politique extérieure, il faut entretenir ces marchés dans un état florissant. Malgré leur détresse actuelle, nos quatre colonies à sucre sont encore notre sixième débouché[43].

L’échange des produits entre elles et la France entretient un roulement annuel de plus de 120 millions de francs, ce qui est environ la seizième partie de toutes nos transactions extérieures. Les droits perçus en France sur les sucres seulement dépassent 30 millions. La navigation coloniale occupe 10,000 marins, et elle représente les quatre septièmes de notre navigation au long cours, les pêches exceptées. Or, l’affranchissement des noirs devant avoir pour effet de créer une population de consommateurs, augmentera, dans une proportion remarquable, les bénéfices de ce mouvement commercial. Ce n’est pas là une conjecture gratuite. Invoquons encore une fois l’expérience anglaise. Les exportations de la Grande-Bretagne aux Indes occidentales et à Maurice, évaluées en francs et en nombres ronds, donnent les résultats suivants :

Moyenne des quatre dernières années de l’esclavage (1830-33) 69 millions.
des quatre années de l’apprentissage (1834-37) 85
des quatre premières années du régime libre (1838-41) 100

Il y a, nous le savons, un temps d’arrêt dans cet accroissement. Depuis deux ans, les demandes faites à l’Europe ont été moins considérables. Il est au moins présumable qu’après les premières fluctuations, l’excédant de la vente, au profit de l’industrie britannique, ne restera pas inférieur à 25 p. 100. Les chances paraissent plus belles encore pour l’industrie française. Que la fabrication perfectionnée écarte la concurrence du sucre de betterave, que mille ressources négligées aujourd’hui soient fécondées, et l’on verra le mouvement d’échange entre la France et ses colonies obéir à une merveilleuse progression. Le trésor prélèvera sur ces transactions bien au-delà de ses avances, et il se trouvera, en définitive, qu’un sacrifice commandé par la politique et par la morale aura été un placement avantageux. Le seul dédommagement à espérer pour la métropole consistant dans les bénéfices que promet une grande extension de son commerce extérieur, il est évident que le système le plus favorable au développement de l’industrie coloniale sera en réalité le moins dispendieux. Cette dernière considération est décisive en faveur du projet appuyé par la majorité de la commission coloniale.

Qu’il y ait urgence de régénérer nos colonies, c’est ce qu’on ne saurait mettre en doute. Pour être efficace et durable, la réforme économique, conçue dans l’intérêt de la race blanche, doit se combiner avec l’affranchissement des noirs. Lorsqu’à la session prochaine le débat sera ouvert solennellement sur l’abolition de l’esclavage, on ne manquera pas d’exagérer les difficultés de l’entreprise, les sacrifices qu’elle impose, les dangers qu’elle entraîne. Aux clameurs de l’égoïsme, aux frayeurs menteuses ou réelles, il suffira d’opposer ces nobles paroles de M. le duc de Broglie : « Les grandes choses ne sont grandes que parce qu’elles sont difficiles ; les grandes nations ne sont grandes que parce qu’elles font de grandes choses.


A. Cochut.
  1. Voyage aux Antilles. — Les Antilles françaises, in-8o. — Si la coquetterie sémillante du style et le don d’amuser, trop rare de notre temps, pouvaient être de quelque poids dans l’affaire en litige, la cause des possesseurs d’esclaves serait assurée ; mais, malgré son incontestable valeur littéraire, le livre de M. Granier de Cassagnac est sans portée sérieuse, sans dangers pour les nègres, parce que l’auteur se réfute lui-même par sa propre exagération.
  2. Des Colonies françaises : Abolition immédiate de l’Esclavage, 1 vol. in-8o. — Colonies étrangères et Haïti : Résultats de l’Émancipation anglaise, 2 vol. in-8o, chez Pagnerre. — Organe de l’opinion radicale, abolitioniste passionné, M. Victor Schœlcher a publié une série d’ouvrages en faveur des noirs. Tout entier à leur cause, il semble avoir fait abnégation de la vanité littéraire. Son plan est ordinairement indécis, son langage inculte et diffus : du moins la passion conserve toujours chez lui un accent de probité qui commande l’estime, et il faut lui savoir gré des utiles renseignemens qu’il fournit.
  3. Nous ne mentionnerons pas ici certains navires négriers où, suivant les procès-verbaux de saisie, les nègres devaient rester couchés, comme des morts dans le cercueil, dans des casiers de moins de deux pieds de haut ; ce serait, comme nos adversaires, généraliser des exceptions.
  4. Un Hiver aux Antilles, en 1839-1840, par J.-J. Gurney.
  5. Les kauris sont de petits coquillages qui servent de monnaie dans l’intérieur de l’Afrique, et dont la valeur est conventionnelle ; 100 kauris représentent 60 centimes.
  6. Voyez Buxton, de l’Esclavage, traduit par Pacaud.
  7. Le Portugal et l’Espagne prirent l’argent, firent des ordonnances contre la traite, et continuèrent de favoriser les négriers.
  8. Abolition de l’Esclavage dans les colonies anglaises, quatrième publication du ministère de la marine.
  9. Rapport de la commission coloniale, page 8.
  10. Leurs délibérations ont donné matière à deux publications volumineuses, savoir : Questions relatives à l’abolition de l’esclavage (1840-43), in-4o, de plus de mille pages ; — Avis des conseils coloniaux, 2 vol. in-4o (1839).
  11. Abolition de l’Esclavage dans les colonies anglaises, quatrième publication du ministère de la marine. — Les trois premiers volumes de cette série renferment l’historique de l’émancipation.
  12. vol. in-8o (1838-40).
  13. Notes sur les cultures et la production de la Martinique et de la Guadeloupe, par M. Lavollée, in-4o (1841).
  14. Un vol. in-4o de 360 pages, plus les pièces à l’appui.
  15. N’ayant aucun titre pour aborder de pareilles questions, nous laissons parler les maîtres.

    « Comment s’opère la coloration ? — Il est présumable que la forme de l’écaille ou de l’utricule joue un rôle quelconque dans la production de ce phénomène. Les nègres et les cétacées qui ont la peau noire auraient-ils une écaille de forme identique (en spatule) ? Celle de l’homme européen a la forme d’un trapèze Si, comme nous le présumons, les écailles de la peau du nègre diffèrent de celles du blanc, et si la différence de forme en produit une dans la couleur, ce point d’organisation expliquerait peut-être dans les deux races la dissemblance de coloration sans avoir besoin de recourir à l’influence si contestée du soleil. » (Breschet et Roussel de Vauzème, Recherches anatomiques sur les appareils tégumentaires des animaux, mémoire lu à l’Académie des Sciences, et inséré dans les Annales des Sciences naturelles (1834), zoologie, tom. II, pag. 340-41.)

  16. Les Anglais dans l’Hindoustan. — Revue des deux Mondes, 1842, tome 31, page 640.
  17. Géographie de l’Afrique, traduite par E. Buret, 3 vol. in-8o.
  18. Surtout dans un petit volume intitulé Abolition de l’Esclavage, 1840.
  19. Mesure coloniale qui représente un peu moins de onze ares.
  20. Les nègres ne quittent presque jamais le coutelas, qui est employé pour les cultures.
  21. M. Granier de Cassagnac justifie ainsi les ventes d’esclaves : « La vente d’un esclave se réduit à ceci : on a un marché avec un ouvrier ; cet ouvrier doit travailler pour vous sa vie durant, et vous devez l’entretenir, en santé comme en maladie, sa vie durant. Eh bien ! vous cédez les conditions de ce marché à quelqu’un du consentement de l’ouvrier. Voilà toute la chose ; qu’y a-t-il d’immoral ? » M. Granier de Cassagnac épargne souvent à la critique la peine de la réfutation ; il suffit de le citer.
  22. Le maître, l’économe, le régisseur, le commandeur, et ce dernier n’est qu’un esclave, qui peut avoir les petites passions, les basses rancunes d’un esclave.
  23. On compte en Angleterre, chaque année, 1 mariage sur 128 personnes ; en Prusse, 1 sur 200 ; en France, 1 sur 131 ; en Belgique, 1 sur 144. Pendant l’année 1839, on a compté à la Jamaïque 1 mariage sur 100 personnes, et à Antigue 1 sur 133.
  24. Telle est l’opinion de M. Schœlcher, qui a consacré presque tout son second volume sur les Colonies étrangères à l’histoire d’Haïti. Les renseignemens curieux rassemblés dans cette œuvre de circonstance font regretter que l’auteur n’en ait pas plus soigné la composition littéraire.
  25. Déposition de M. Bernard, procureur-général de la Guadeloupe, devant la commission coloniale.
  26. L’Émancipation anglaise jugée par ses résultats, brochure in-8o.
  27. On compte à Antigue 345 individus par mille carré, et plus de 700 à la Barbade. Au contraire, il n’y en a que 56 à la Jamaïque, 18 à la Trinité, 1 seul à la Guyane. Relativement à l’insuffisance de la population, nos propres colonies sont dans les conditions les plus défavorables. On compte 20 individus par mille carré à la Martinique, 17 à la Guadeloupe, 8 seulement à Bourbon. La Guyane française est à peu près dépeuplée ; elle n’a que 20,000 individus pour 18,000 lieues carrées.
  28. Notice historique sur la Guyane française, par M. Ternaux-Compans. — Statistique de la Guyane, avec une belle carte. — Extraits des auteurs et voyageurs, etc. Quatre volumes jusqu’à ce jour.
  29. Antigue a touché pour sa part 425,538 liv. sterl. (110,638,450 fr.)
  30. Cinq voix seulement contre neuf.
  31. Les îles Bermudes, les îles Bahama, la Jamaïque, Honduras, les îles Vierges, Antigue, Mont-Serrat, Nevis, Saint-Christophe, la Dominique, la Barbade, la Grenade, Saint-Vincent, Tabago, Sainte-Lucie, la Trinité, la Guyane anglaise, le Cap de Bonne-Espérance et l’île Maurice.
  32. Le bilan d’indemnité fut basé dans chaque colonie sur les prix de vente des esclaves de diverses catégories pendant les années précédentes : le compte fait, les 500 millions furent partagés entre les colons, au prorata, comme dans une faillite. Le prix des esclaves varia suivant les localités. Les trois colonies où ils furent rachetés à plus haut prix furent Honduras (53 liv.shell. par tête, en moyenne), la Guyane (51 liv. 17 shell.), et la Trinité (50 liv.shell.). Dans les îles Bermudes, le prix tomba jusqu’à 12 liv. 10 shell.) Ainsi, tandis que les esclaves de Honduras étaient payés 1,334 francs, on payait ceux des Bermudes 309 francs.
  33. Nous nous réservons de contrôler plus loin les calculs des conseils coloniaux à l’occasion des salaires.
  34. Les voix se répartirent ainsi :

    Pour l’émancipation partielle et progressive : MM. de Mackau, d’Audiffret, Jubelin, Wustemberg, de Saint-Hilaire.

    Pour l’émancipation générale et simultanée, avec un régime intermédiaire : MM. de Sade, de Tocqueville, Reynard, Rossi, Passy, Galos, Bignon, de Tracy, de Broglie. — Plusieurs membres ne se réunirent à la majorité qu’avec des restrictions.

  35. Les propriétaires y reçoivent des lettres de gage jusqu’à concurrence d’une certaine partie de la valeur de leur propriété, soit moitié, soit trois cinquièmes. Ces lettres, qui sont des contrats hypothécaires mobilisés sous la garantie de l’état, sont transférées par simple endossement, et remplissent dans la circulation les fonctions de l’argent. Le service de l’intérêt est combiné de diverses manières avec l’amortissement de l’obligation principale.
  36. En 1832, le parlement britannique, prenant en considération la détresse des colonies occidentales, accorda un prêt de 1 million de livres sterling (25 millions de francs) pour dix ans, à raison de 4 pour 100. Chaque emprunteur adhéra, comme garantie, à une inscription privilégiée sur ses propriétés.
  37. Il y a dans chacune de nos colonies des terres non appropriées, dont la surface est égale à la Martinique et à la Guadeloupe, au quart de l’étendue de ces îles ; à Bourbon, au tiers de l’île ; à la Guyane française, aux deux tiers environ de cette immense possession. Mais il s’en faut que toutes les terres appropriées soient mises en culture. À la Martinique et à Bourbon, les deux cinquièmes seulement des terrains appartenant à des propriétaires sont cultivés ; à la Guadeloupe, les exploitations ne forment que le quart des propriétés ; à la Guyane, le dixième. En somme, les propriétés forment à peu près le tiers de la surface totale de nos colonies, et les cultures n’atteignent pas même au tiers des propriétés.
  38. On nomme ainsi, dans les Indes orientales, des hindous des classes inférieures qui vivent très misérablement en qualité de manœuvres ou de domestiques.
  39. En 1839 et 1840, deux mille Français furent transportés à la Trinité par des bâtimens du Havre ; en 1841, plus des deux tiers avaient succombé.
  40. Dans les Notes de M. Lavollée, page 93.
  41. La Guyane, la Jamaïque, la Trinité, Maurice.
  42. De la Question coloniale sous le rapport industriel, 1841.
  43. Elles viennent après les États-Unis, l’Angleterre, les États sardes, l’Espagne et la Suisse.