Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant/05

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Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant
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V

IBRAHIM-PACHA.

I.

Le 13 mars 1822, le gouvernement de Corinthe, par une déclaration solennelle, avait mis en état de blocus les côtes de l’empire ottoman. « La nation grecque, disait-il, combat de son propre mouvement contre la tyrannie ; ses prétentions sont incontestables. Selon le droit des gens admis par l’Europe, elle met en état de blocus toutes les côtes possédées depuis longues années par l’ennemi, tant dans l’Épire que dans le Péloponèse, l’Eubée et la Thessalie, d’Épidaure jusqu’à Salonique, les ports des îles de la mer Égée, des Sporades et de la Crète. En conséquence, tous les navires, quel que puisse être leur pavillon, qui entreraient dans lesdits ports après avoir été informés du présent décret par les amiraux ou capitaines grecs seront de bonne prise, et on en disposera selon les lois en vigueur. » L’Angleterre trouva cette déclaration légitime ; c’étaient ses propres doctrines en matière de police navale que la Grèce appliquait. La France et l’Autriche jugèrent la prétention des insurgés excessive. La navigation commerciale par bâtiment grec, si l’on en excepte quelques transports de grains opérés sous pavillon russe, avait presque entièrement cessé. Cette brusque interruption tendait à rétablir les anciennes relations des ports ottomans avec les divers pavillons européens. La Caravane avait reparu ; elle était principalement exploitée par les Autrichiens. Un autre genre de spéculation s’était aussi développé à la faveur des circonstances nouvelles. Le blocus des places de la Morée et de l’île de Candie offrait des nolis avantageux aux bâtimens qui se décidaient à ne pas tenir compte des prohibitions du gouvernement grec. Le bénéfice semblait d’autant plus assuré que dans le principe on était fondé à compter sur l’appui des forces navales. La Porte se montrait fort étonnée que les bâtimens de guerre de ses alliés hésitassent à favoriser le ravitaillement des places qu’elle ne réussissait pas à faire approvisionner par ses escadres. « Elle va, écrivait-on de Constantinople au chevalier de Viella, passer une note à ce sujet. » Il n’est pas sans intérêt de faire ressortir ici la scrupuleuse loyauté dont nos chefs de station ne cessèrent de faire preuve en ces délicates circonstances.

M. le chevalier de Viella était un chevalier chrétien et un fervent royaliste. Entré au service le 31 mai 1778, à l’âge de quatorze ans, il avait obtenu le grade de lieutenant en 1786. Il avait assisté aux trois combats du comte de Guichen contre l’armée navale de lord Rodney, à la bataille livrée par le comte de Grasse dans le canal de La Dominique. À l’époque de la révolution, il émigra, fit la campagne de 1792 à l’armée des princes, et se rendit ensuite en Angleterre. Réintégré dans la marine en 1814, il vint prendre à Toulon le commandement du vaisseau la Ville de Marseille, destiné à transporter le marquis de Rivière à Constantinople. Le 20 mars le surprit dans cette position. Il passa en Espagne et fut chargé par le duc d’Angoulême de missions importantes à Naples et à Gênes. En 1816, il commandait l’Hermione et portait au Brésil le duc de Luxembourg, ambassadeur extraordinaire du roi ; en 1820, il prenait. le commandement de la Fleur de Lis, sur laquelle nous le retrouvons, après une campagne de trois ans, placé par un choix. spécial à la tête de l’importante station du Levant. Si quelqu’un devait être, par instinct et par, conviction, peu favorable à des insurgés, c’est à coup sûr l’officier dont je viens de raconter succinctement les services. M. de Viella ne se méprit pas cependant un instant sur son devoir, — tant la notion du droit est simple pour qui la cherche avec une âme vraiment chevaleresque. Après avoir notifié aux membres du gouvernement grec l’intention du gouvernement français de considérer comme nulle la déclaration de blocus du 13 mars, M. de Viella ne s’en montra pas pour cela moins soigneux de garder en toute occasion la plus stricte neutralité. Les Autrichiens étaient très disposés au contraire à protéger les opérations de leurs navires de commerce par la force. Un de leurs bricks de guerre n’avait pas craint d’entrer violemment à Négrepont au mépris d’un blocus effectif et régulier. Le commandant français ne se crut point autorisé à enfreindre les règles qu’en dehors de toutes les conventions internationales a tracées pour la navigation neutre une éternelle et immuable justice. Jamais on ne le vit consentir à seconder des prétentions déloyales, et il est déplorable, écrivait-il le 27 janvier 1823 au ministre, quand on scrute à fond ces questions litigieuses, de trouver presque toujours chez le plaignant de premiers torts qui ont souvent provoqué et par conséquent atténué ceux de l’agresseur. On ne manque jamais de rencontrer dans la discussion la cupidité qui se joue des principes et des règlemens. » Voilà le langage de l’honnête homme. Cependant il faut une grande fermeté pour résister aux clameurs qu’une pareille impartialité soulève. Le commerce français, qui voyait les navires de Trieste se livrer ouvertement aux transports de troupes et de munitions de guerre, approvisionner presque seuls toutes les places bloquées, se plaignait avec amertume de manquer de protection. Il aurait voulu qu’on ne tînt pas entre les Grecs et eux la balance à ce point égale. De là des tiraillemens, des nécessités d’explications toujours désagréables et une contention d’esprit dont la santé de nos commandans de station payait trop souvent les frais. Les Anglais éprouvaient moins de frottemens que nous. Leur principe n’a jamais été de favoriser les neutres ; ils n’avaient d’ailleurs avec la Turquie qu’un commerce direct, et presque aucun de leurs bâtimens ne faisait la caravane. Aussi « agissaient-ils peu et laissaient-ils beaucoup aller. » Lorsque les Grecs bloquaient Nauplie, un brick anglais voulut entrer dans le port ; les Grecs tirèrent à boulet sur ce bâtiment et tuèrent le second. Les Anglais, si jaloux d’ordinaire des immunités de leur pavillon, firent peu d’éclat de cette grosse affaire ; ils affectèrent de n’y voir qu’une spéculation manquée.

Le chevalier de Viella ne garda que pendant six mois le commandement de la station du Levant. Le 27 janvier 1823, il remettait le service au capitaine de Rigny, qui, au retour d’une mission de peu de durée sur la côte de Catalogne, avait reçu l’ordre de se rendre de nouveau avec la frégate la Médée à Smyrne. Le 11 mars, la Fleur de Lis mouillait sur la rade de Toulon après une traversée de quarante-cinq jours. Smyrne était alors, surtout pendant les rudes et sombres mois d’hiver, plus éloignée de la France que ne le sont aujourd’hui, grâce à la vapeur et au canal de Suez, Batavia, Singapour, Manille et Saigon. Les nouvelles ne faisaient pas à cette époque sur les ailes du télégraphe le tour du monde en quelques heures. C’étaient nos capitaines qui, à la sueur de leur front, « torchant de la toile, » abordant de nuit aussi bien que de jour les passages les plus délicats, devaient apporter la pâture impatiemment attendue par la curiosité publique. C’était aussi à eux, à la connaissance qu’ils avaient acquise de ces pays lointains, qu’on s’adressait pour avoir le sens et la véritable portée des événemens. On les appelait à Paris, on les interrogeait, on les écoutait, revenant de Smyrne, avec cet intérêt qu’obtiendrait à peine aujourd’hui un voyageur descendu des plateaux où se forment les sources du Nil. Il n’y avait point à craindre que M. de Viella desservit auprès de Louis XVIII la cause de l’insurrection grecque. Ce serviteur fidèle des petits-fils de saint Louis avait pris en horreur la férocité musulmane. « On pouvait espérer, écrivait-il au ministre le jour même de son arrivée à Toulon, que la fin tragique du favori tout-puissant Haled-Effendi, ennemi acharné des chrétiens, et la chute du ministère composé de ses créatures amèneraient un changement dans le système politique de la Porte, mais ce résultat se fait encore attendre. On en attribue la cause à l’influence toujours subsistante de Regib-Pacha, musulman fanatique, espèce de forcené dont les conseils violens ont provoqué l’armement en masse de la population turque et le massacre de plusieurs milliers de Grecs. »

Promu au grade de contre-amiral le 4 août 1824, nommé membre du conseil d’amirauté le 11 août, créé comte par ordonnance du 10 décembre 1828, M. de Viella a dignement représenté, dans le corps où on le vit reparaître après une absence de plus de vingt ans, la glorieuse marine dont les derniers débris avaient péri à Quiberon. Il était au nombre des officiers qui étaient rentrés dans le corps de la marine en 1815, mais non pas de ceux qu’on appelait avec ironie des rentrans ; il savait son métier, et par le nom de rentrans l’opinion voulait désigner ceux qui avaient oublié le leur. Admis à la retraite le 1er septembre 1830, il est mort à Paris le 24 mai 1840, à l’âge de soixante-seize ans.

Son successeur au commandement de la station du Levant, le capitaine de Rigny, n’était pas un philhellène, il ne l’était pas du moins au même degré que l’amiral Halgan. L’esprit froid et positif de ce capitaine, en qui germait déjà l’homme d’état, ne donnait pas de place au sentiment dans le domaine de la politique. Les jugemens du chevalier de Rigny sur les affaires de la Grèce n’en ont que plus de poids, car on ne saurait les accuser d’avoir été influencés par l’enthousiasme. Voici de quelle façon le commandant de la Médée appréciait, le 13 février 1823, la situation qu’avaient faite aux insurgés leurs récens succès. « M. l’ambassadeur, écrivait-il au ministre de la marine, m’engage à profiter des communications que je pourrai avoir avec les chefs grecs pour leur annoncer que le congrès de Vérone n’a pu s’occuper d’eux, et qu’il ne leur reste d’autre parti à prendre que la soumission. M. de Latour-Maubourg paraît tenir à ce que la France soit pour quelque chose dans l’influence de ces conseils. En déférant, comme je le dois, à cette direction officielle, je ferai observer à votre excellence que les Grecs seront peu disposés à entendre ce langage au moment même où Nauplie a capitulé, où Spina-Longa et Gira-Pietra viennent d’être pris en Candie, où Modon et Coron sont près de tomber. »

C’est une pente assez naturelle aux agens diplomatiques d’épouser la cause et les intérêts de la puissance auprès de laquelle ils représentent leur souverain. Un ambassadeur de France à Constantinople sera toujours, — c’est son rôle, et l’on pourrait presque dire que c’est aussi son devoir, — partisan absolu de l’intégrité de l’empire ottoman. Au mois de février 1823 d’ailleurs, l’heure était peu propice aux révolutionnaires. Le moment de l’intervention armée de la France en Espagne approchait. Les Grecs s’efforçaient, il est vrai, de séparer leur cause de celle des Espagnols et des Napolitains. « Les habitudes démagogiques que semblaient leur avoir transmises avec le sang dorien leurs illustres ancêtres » venaient à chaque instant démentir leurs paroles. En vain combattaient-ils sous l’étendard de la croix, les rivalités religieuses dont l’Orient n’avait pas cessé d’être le théâtre éloignaient d’eux les vœux et le concours de l’église catholique.

Dès le début de son commandement, le capitaine de Rigny eut à prendre sous sa protection des intérêts qui, favorisés par les Turcs, avaient tout à craindre de la jalousie des Grecs orthodoxes. Les Latins, je l’ai déjà dit, avaient pris l’habitude de regarder le roi de France comme une seconde providence. C’était son nom qu’ils invoquaient dans leurs calamités et qu’ils mêlaient sans cesse à leurs prières. L’image de saint Louis ornait toutes leurs églises. Encouragées par la continuité de nos actes protecteurs, leurs communautés s’étaient imaginé que leurs modestes clochers ne profiteraient pas seuls d’un auguste appui ; elles voulurent s’en prévaloir pour se soustraire aux charges publiques. Ce ne furent pas alors les autels seulement, ce furent les foyers et la vie même des catholiques qui se trouvèrent menacés. Eperdus et peu habitués à de semblables luttes, les catholiques se réfugièrent sous le pavillon blanc qui flottait arboré au faîte de leurs églises. La fureur redoublée des Grecs ne s’arrêta pas devant cet emblème. C’en était fait de ces populations timides, si la main royale se fût retirée d’elles. À Naxos, à Santorin, à Syra, les mêmes scènes s’étaient renouvelées. Syra surtout avait le privilège d’exciter au plus haut degré l’animosité de ses turbulens voisins. La presque totalité des habitans de cette île professait la religion catholique ; il y avait là un évêque, une cathédrale, des établissemens religieux. Les mœurs et les habitudes de la communauté se ressentaient des soins d’un clergé pauvre, mais fidèle à ses devoirs. Grâce à notre protection, Syra avait réussi à garder la neutralité ; les autres îles de l’Archipel et la partie orientale de la Morée venaient s’y approvisionner des grains apportés par les bâtimens russes de la Mer-Noire, par les bâtimens autrichiens d’Alexandrie. Les catholiques syriotes ne prenaient pas de part à ce commerce ; à peine recueillaient-ils quelques légers bénéfices résultant du transit. Tout l’avantage de cette position unique dans l’Archipel était donc pour les Grecs, qui n’eussent trouvé nulle part un marché mieux placé, un entrepôt approvisionné à moins de frais. L’envie, cette mauvaise conseillère des individus et des peuples, ne leur laissa pas voir cependant sans une rage jalouse la prospérité passagère de Syra. L’île catholique se trouva soudainement assaillie par tous les bandits de l’Archipel. En cette difficile occurrence, les mesures prévoyantes et énergiques du capitaine Hargous, qui ne commandait cependant qu’une goélette, préservèrent Syra du pillage. Le capitaine de Rigny se porta de sa personne le 4 mars 1823, avec la Médée, sur le théâtre des troubles. Les craintes étaient déjà calmées, l’ordre à peu près rétabli. « J’ai trouvé, écrivait-il au ministre de la marine, des cœurs pénétrés de la plus vive reconnaissance, et je me suis senti glorieux d’être Français. Lorsque je descendis de la ville pour me rembarquer, le rivage, qui la veille encore ne répétait que des cris d’angoisse et de fureur, se couvrit de toute la population agenouillée et bénissant le nom du souverain de la France. Tel est le spectacle dont j’ai été le témoin. Ce succès est entièrement dû à la fermeté et à la présence d’esprit du lieutenant de vaisseau Hargous. »

Ainsi grossissait insensiblement l’hostilité sourde qui, au sein même de la station, devait constituer un parti peu favorable à la cause de la Grèce. Les hommes dont la première vertu est le respect de l’ordre et de la discipline sympathisent difficilement avec les auteurs des excès qu’ils se voient obligés de châtier. M. de Latour-Maubourg était arrivé à Constantinople sur la corvette la Cornaline le 26 décembre 1821. Le 28 janvier 1823, il informait le capitaine de Rigny « que le roi avait daigné accueillir ses vœux et lui permettre de rentrer en France. » Le 20 février en effet M. de Latour-Maubourg quittait Constantinople par la voie de terre, après avoir dû successivement prendre passage sur la gabare l’Active et sur la flûte l’Ariège. La France perdait en lui un représentant très digne et très capable, un agent très propre à consolider notre influence en Turquie ; la Grèce ne perdait pas un ami, M, de Latour-Maubourg était convaincu qu’il ne fallait pas appliquer trop rigoureusement le sens, du mot neutralité aux deux parties contondantes.

Telle paraît avoir été aussi l’opinion de M. le comte de Beaurepaire, que la frégate la Médée avait transporté dans le Levant, et qui, au départ de M. le marquis de Latour-Maubourg, était resté a chargé des affaires de sa majesté très chrétienne près de la Porte-Ottomane. » Formellement accrédité en cette qualité dans une visite solennelle qu’il avait faite le 22 février au grand-vizir, à son lieutenant le kiaïa-bey et au reiss-effendi, M. de Beaurepaire s’empressa d’informer le capitaine de Rigny de son installation officielle. « Pendant la traversée que je viens de faire à votre bord, lui disait-il, nous avons été unis dans les mêmes sentimens, les mêmes vœux, le même zèle… Quand j’ai été reçu par les ministres du sultan, quand j’ai échangé avec eux des protestations motivées par tous les souvenirs d’une constante amitié, je n’ai pu ni dû oublier la marine royale. J’ai eu soin de faire remarquer que j’avais attendu à Smyrne pour remonter à Constantinople le bâtiment du roi qui était allé délivrer à Athènes des musulmans. Il y a ici parmi les Turcs qu’a sauvés M. de Reverseaux un officier de janissaires qui occupe dans son corps le poste important d’ousta (de major). Il rend et fait rendre une justice éclatante ; aux Français, les meilleurs amis de la Turquie. »

Le départ du ministre russe de Constantinople n’avait pas amené, comme on l’appréhendait, la guerre avec la Russie ; les ouvertures de l’Angleterre, disposée à étendre à la Morée le protectorat qu’elle exerçait sur les îles ioniennes, avaient été repoussées avec indignation par le divan ; la France ne réclamait pour les Grecs que de la clémence, Le sultan Mahmoud pouvait donc se livrer sans crainte à l’inflexibilité de son caractère. Il promettait de ne plus faire ravager par sa flotte des îles sans défense ; il n’admettait pas que la diplomatie pût donner à des sujets rebelles un autre conseil que celui de déposer les armes. La Grèce triomphante était d’ailleurs, il faut bien l’avouer, beaucoup moins intéressante que la Grèce éplorée et tendant avec désespoir ses bras vers l’Europe. L’anarchie avait en Morée suivi de très près la victoire. Les capitaines grecs qui venaient de chasser les Turcs se regardaient comme leurs successeurs naturels. Ils montraient peu de déférence pour les Phanariotes et pour le parti qui eût voulu dès lors essayer de fonder en Grèce un état de choses légal et régulier. « On a donné à M. de Reverseaux, écrivait le chevalier de Viella dès le mois d’octobre 1822, une étrange nouvelle. Le général Colocotroni, à qui beaucoup de courage, de grandes richesses et l’expérience acquise dans les régimens ioniens ont assuré de nombreux partisans, vient de renverser le gouvernement provisoire. » Colocotroni n’avait pas poussé la violence jusque-là mais il refusait d’admettre l’assemblée législative dans Nauplie. Il se réservait la possession de cette forteresse, comme Odysseus affichait la prétention de garder l’Acropole d’Athènes. Chaque faction voulait avoir sa place forte. Les Moréotes, les Rouméliotes, les Albanais, les Phanariotes, les Maniotes et les insulaires se disputaient avec acharnement le pouvoir. Il nous est bien facile de railler ces dissensions intestines. Ce qui eût été selon moi merveilleux, c’est qu’un pays de tout temps divisé, soustrait depuis quelques jours à peine à la domination turque, eût pu échapper à des épreuves que le ciel n’épargne même pas aux peuples dont l’unité nationale est faite depuis des siècles, La guerre civile devait naître forcément pour la Grèce de prétentions rivales ; elle pourrait ruiner son crédit, ensanglanter son sol, elle n’aurait point la vertu de la désagréger.

La catastrophe de Chio avait porté un coup funeste à la considération du gouvernement de Corinthe. En 1823, le bey du Magne, Petro Mavromichali, remplaça Mavrocordato à la tête du pouvoir exécutif. Mavrocordato, Petro-Bey, Colocotroni, Odysseus, tels sont les personnages qu’on vit entrer en lutte à cette époque. Les sympathies françaises se sont longtemps rangées du côté de cette race vaillante des Mavromichalis qui paya si largement de son sang le triomphe de la liberté hellénique. La faveur de Capo d’Istria rattacha la famille des Colocotronis à la politique russe ; le parti anglais soutint de son influence Mavrocordato et les Hydriotes ; mais quel intérêt rétrospectif offriraient aujourd’hui ces tristes épisodes ? Encouragées et entretenues par des intrigues étrangères, les querelles intérieures des petits peuples ne méritent pas d’occuper une place dans l’histoire ; tout au plus pourrait-on leur en assigner une dans les archives des chancelleries.

II

La campagne de 1823 fut surtout une campagne maritime. La Porte avait à cœur de reprendre sur les Grecs l’ascendant qu’elle avait perdu, moins par la défaite de ses armées que par l’impuissance de ses flottes. Ayant à reconquérir un archipel et une péninsule, rien ne lui était possible, si elle se laissait interdire par les brûlots hydriotes le seul chemin qui pût conduire ses troupes sur les territoires insurgés. « La nomination d’un nouveau capitan-pacha qui passe pour un homme entreprenant, fin et délié, les levées de galiondjis qu’on presse en ce moment, annoncent, écrivait le capitaine de la Médée le 13 février 1823, que la Porte armera encore au printemps ; on pense toutefois qu’elle armera un plus grand nombre de frégates et moins de vaisseaux. » La Porte ne voulait plus en effet exposer aux attaques des brûlots ces masses « mal dirigées et mal montées » qui semblaient ne sortir du Bosphore que pour aller au-devant d’un désastre. La flotte ottomane devait, sans y comprendre cette fois la flotte égyptienne, destinée à opérer isolément, se composer de soixante-trois voiles, dont dix-sept appartenant aux régences barbaresques. Alger fournirait six navires, Tunis sept, Tripoli quatre. On faisait les plus grands efforts pour composer aussi bien que possible les équipages de cet armement, et on avait embauché des matelots européens en assez grand nombre ; mais le principal espoir du sultan résidait dans le nouveau chef auquel la Porte venait de confier ses vaisseaux. L’homme appelé à de si hautes fonctions en remplacement du trop prudent Méhémet n’était plus un de ces personnages que la faveur du prince va souvent chercher en Turquie dans les rangs les plus humbles. Khosrew-Mohamed-Pacha avait derrière lui une longue carrière politique. Si Ali-Pacha pouvait être considéré comme le type du guerrier albanais, Méhémet-Ali comme la personnification du soldat rouméliote, Khosrew représentait bien le fonctionnaire turc tel qu’on nous l’a dépeint au début de ce siècle. Il avait été l’esclave du capitan-pacha qui en 1801 reçut de la Porte la mission de reprendre possession de l’Égypte, et ce fut ce même capitan-pacha qui vint présider à l’installation de son ancien serviteur en qualité de gouverneur d’une province où l’autorité du sultan était à peine reconnue par les Anglais et par les mamelouks. Khosrew fut ainsi jeté, avec le firman du sultan et un corps de troupes sur lequel il ne pouvait en aucune façon compter, au milieu du plus affreux désordre qui ait jamais mis à l’épreuve la résignation d’un pacha ottoman. La sédition lui ravit et lui rendit tour à tour l’autorité. Il passa pendant cinq ans du palais à la geôle et de la geôle au palais. Le chef des Albanais, qui l’avait chassé, fut tué par ses propres soldats ; Méhémet-Ali, qui l’avait d’abord emprisonné au Caire, le fit sortir de prison pour l’opposer comme le représentant légitime du sultan aux mamelouks. Les Albanais le précipitèrent de nouveau du pouvoir pour y élever le gouverneur d’Alexandrie, ce Kurchid que nous avons vu en 1821 pacha de la Morée et assiégeant Ali dans Janina. Kurchid ne jouit pas longtemps de son élévation ; Méhémet-Ali ameuta contre lui les troupes, qui ne voulaient accepter ni la suprématie des Albanais ni la domination des mamelouks. Ces derniers événemens se passaient en 1806, et la voix de la France était alors écoutée à Constantinople. Le consul de France à Alexandrie, M. Drovetti, fit plaider auprès du sultan la cause du seul homme qui lui parût capable de rétablir la paix en Égypte. Méhémet-Ali dut à l’intervention de notre ambassadeur la confirmation de l’autorité qu’il avait usurpée. Sa prédilection pour l’influence française n’a probablement pas eu dans le principe d’autre origine. Mais laissons Méhémet-Ali, et revenons à Khosrew.

Maltraité par tous les partis, Khosrew eût dû avoir en égale horreur l’Angleterre et la France. Les sympathies qu’on lui supposait pour nous faillirent mettre cependant sa vie en danger. Lorsque le maintien de l’ancien gouverneur fut devenu impossible en Égypte, le sultan Sélim l’avait envoyé en Bosnie. Là Khosrew rencontra un consul de France qui ne tarda pas à prendre sur son esprit un étonnant ascendant. L’entrevue de Tilsitt n’avait pas encore décidé le puissant empereur des Français à laisser les destins de la Turquie s’accomplir. M. David, consul-général à Bosna-Seraï, entretint facilement Khosrew dans des sentimens favorables à la seule alliance qui pût alors balancer les dispositions malveillantes de la Russie et de l’Angleterre. « Khosrew, nous dit M. David, avait d’abord voulu se faire aimer, il en fut bientôt réduit à se faire craindre. Pour la moindre infraction à ses ordres, la tête du coupable tombait ; à la moindre menace de guerre, son sabre sortait du fourreau. Brave militaire, homme de courage et de résolution, il admirait Napoléon et aimait les Français. Cette prédilection le rendit suspect à la populace. » Sélim III venait d’abdiquer en faveur de son neveu Mustapha. Le 24 juillet 1807, un capidji-bachi arriva en Bosnie. Il apportait à Khosrew, de la part du nouveau souverain, un sabre d’honneur. Tout ému, du moins en apparence, de ce témoignage flatteur de la bienveillance du nouveau souverain, le pacha combla le capidji de caresses et de présens ; mais les émissaires du sultan ont souvent une distinction flatteuse à la main et un firman de mort caché dans la doublure de leur pelisse. Le capidji-bachi était un vieillard qui avait assisté autrefois au siège d’Ochakof par les Russes. Les fatigues du voyage, peut-être aussi le sorbet que Khosrew lui fit offrir au sortir du bain, l’obligèrent à s’aliter le 4 août ; le 5, il était mort. Khosrew lui fit faire des funérailles splendides. Quelques mois après, Mustapha était étranglé, Mahmoud montait sur le trône, et Khosrew, dont le divan appréciait l’énergie, se voyait appelé au gouvernement de la Macédoine. Quelques historiens se sont obstinés à voir dans le pacha de la Bosnie « l’homme le plus astucieux et le plus faux qu’ait jamais produit l’empire ottoman. » Ce qui est certain, c’est qu’à diverses reprises Khosrew occupa les emplois les plus importans, qu’il vit successivement tomber autour de lui ses amis et ses adversaires, dirigea les affaires dans des circonstances éminemment critiques, et mourut plein de jours, chose assez peu commune à toute époque chez les hommes d’état de la Turquie.

M. le comte de Beaurepaire rendit visite au capitan-pacha le 3 avril 1823. Khosrew se montra plein d’ouverture, de confiance et d’humanité. Il entretint longuement le chargé d’affaires de France du but qu’il se proposait et des difficultés qu’il éprouverait à l’atteindre. Les places de Nauplie, d’Hydra et d’Ipsara étaient assurément des places de résistance ; là n’était pas pourtant le plus grand obstacle que l’amiral entrevoyait à l’accomplissement de ses desseins. « Il m’a parlé, écrivait M. de Beaurepaire, des rigueurs et des sanglantes exécutions qui ont eu lieu, particulièrement à Chio, comme d’un souvenir qui éloignerait de lui des gens à qui il va porter des paroles de pardon et de paix. Il ne désespère pas toutefois de convaincre les Grecs de la sincérité de ses intentions bienveillantes, car les Grecs le connaissent et savent que, bien différent de quelques autres capitans-pachas, il les a toujours bien traités. » Ce sujet amena Khosrew à parler de Kara-Ali, qui avait sauté l’année précédente devant Chio. « C’était pour moi, dit-il, un ancien et fidèle compagnon d’armes. Je l’aimais et je connaissais tout son mérite. »

Le temps s’écoulait, et la flotte ottomane restait toujours mouillée devant Constantinople. Le capitan-pacha se refusait absolument à prendre la mer avant d’avoir complété l’organisation de ses équipages, composés en majeure partie de gens étrangers à la profession de marin. Enfin le 24 avril, un peu rassuré « par la désunion des Grecs, qui semblait à son comble en Morée, par la peste qui frappait une partie de leur population, » il consentit à quitter le Bosphore, mais ce fut pour s’arrêter aux Dardanelles. Le 17 mai, il y était encore. L’escadre barbaresque, composée d’une douzaine de frégates ou corvettes, l’attendait devant Ténédos. Il la rejoignit le 21 mai avec quarante-quatre bâtimens, dont dix-huit ou vingt frégates et un seul vaisseau. Menacés à la fois par la flotte de Constantinople et par l’escadre d’Égypte, « les Grecs, nous dit le capitaine de Rigny, prirent le parti d’observer ce formidable armement en l’évitant. » Cinquante voiles se réunirent dans les eaux d’Ipsara ; une autre division s’établit en croisière sous Candie, et, les contributions levées à la hâte dans les îles désarmées n’ayant pas suffi, des bâtimens isolés allèrent « rapiner » sur les côtes de Syrie, de Chypre et d’Égypte. « Sous prétexte de molester les Turcs, écrivait le capitaine de la Médée, ces prétendus corsaires inquiètent beaucoup les pavillons européens. »

Le 2 juin 1823, le chef de notre station navale eut, comme M. de Beaurepaire, une entrevue avec le capitan-pacha. Il le rencontra dans les eaux de Métélin, où la flotte ottomane, qui comptait alors quinze frégates, treize corvettes et une soixantaine de bâtimens d’un rang inférieur, embarquait les troupes que des bateaux lui amenaient de tous les points de la côte d’Asie. « Après quelques préliminaires très polis, » la conversation tomba sur les Grecs. Khosrew fut le premier à reconnaître « qu’on avait mal agi avec eux. » Les exécutions de Constantinople et le massacre de Chio avaient dû exaspérer les révoltés ; son plan à lui était tout autre. Les moyens d’action dont il disposait étaient puissans ; il lui serait sans doute facile d’entreprendre une attaque sur Samos. « La chose paraissait tout à fait sourire au grand-seigneur ; » mais on verrait alors se renouveler les scènes désastreuses de Chio : Khosrew préférait enfreindre ses ordres. Ce n’était pas la première fois qu’il était revêtu de la dignité de capitan-pacha. Les insulaires, en particulier les Hydriotes, avaient toujours rencontré en lui un protecteur ; sa seule élévation au poste de grand-amiral suffisait pour indiquer de la part du sultan des dispositions plus clémentes. Après avoir ainsi exposé au capitaine de Rigny ses projets avec une grande apparence d’abandon, l’honnête Khosrew ne crut pas s’être encore suffisamment affranchi des formes diplomatiques. « Laissons là dit-il au capitaine de la Médée, toutes les circonlocutions d’une inutile étiquette et parlons en soldats. Que penseriez-vous d’une proposition d’accommodement adressée à Hydra par votre entremise ? — Sur quelles bases ? — La soumission et la remise des armes. — Quelle sera la garantie ? — Ma parole. Les Hydriotes me doivent beaucoup ; ils savent qu’on peut se fier à moi. » Le capitaine de Rigny eut la politesse de ne pas démentir le pacha ; il ne se sentit pas suffisamment fondé à demander aux Grecs la remise de leurs armes et « à leur répondre des suites. »

À quelques jours de là le capitan-pacha quittait les eaux de Métélin et allait débarquer ses troupes sur les côtes de l’île de Négrepont. « J’ai été témoin, écrivait le capitaine de Rigny le 6 juillet 1823, de cette première preuve de modération : les flammes de quarante villages incendiés ont éclairé pendant toute une nuit la Médée et le Silène. La présence de nos bâtimens dans ces parages n’a pas été inutile au salut de ceux des Grecs qui ont pu gagner la rive. Nous avons aussi recueilli beaucoup de malheureux qui, entassés dans de frêles embarcations, se trouvaient livrés sur la mer aux horreurs de la faim. » Une autre irruption de la flotte turque dans le golfe de Volo avait été également sanglante. Le capitan-pacha passa ensuite devant Coron et devant Modon, qu’il ravitailla. Il alla jeter enfin le reste de ses troupes à Patras.

La flotte égyptienne, forte de soixante voiles, était de son côté arrivée à Rhodes. Elle devait attaquer et brûler Caxos, se porter sur Candie, et rejoindre de là le capitan-pacha avec ses bâtimens de guerre. La peste, qu’elle apportait, et qui régnait déjà dans une partie des îles, suspendit ses opérations et l’obligea bientôt à rentrer à Alexandrie. Les Grecs restèrent ainsi pendant plus d’un mois les maîtres dans l’Archipel. Ils en profitèrent pour ravager la côte d’Asie. Cent vingt voiles parties d’Ipsara débarquèrent 3,000 hommes dans le canal de Mitylène. Après avoir brûlé Sandarlik, Guzel-Hissar, Mosco-Nisi, les Grecs se rembarquèrent, et tentèrent une nouvelle descente sur l’île de Métélin. Là ils réussirent à enlever quelques femmes turques appartenant à la riche famille des Kara-Osman-Oglou. Jusqu’alors ils avaient tout massacré sans tenir compte de l’âge ou du sexe ; ils cédèrent cette fois à l’appât d’une rançon de 500,000 piastres. Immédiatement les Turcs égorgèrent 1,500 Grecs à Pergame. Quel était le provocateur ? de quel côté étaient les représailles ? Il serait assurément injuste d’imputer les horreurs de cette guerre féroce à un seul parti ; on ne peut oublier cependant que les Turcs avaient eu durant près de cinq siècles le gouvernement des Grecs ; n’étaient-ils pas jusqu’à un certain point responsables de l’état de civilisation dans lequel ils les avaient laissés ?

En apprenant les descentes opérées sur les côtes de l’Asie-Mineure, le capitaine de Rigny s’était empressé de se rapprocher de Smyrne, « craignant qu’il n’arrivât quelque malheur dans cette ville ; » mais les consuls européens avaient pris les devans. Ils avaient adressé aux Grecs une sorte de sommation pour les inviter à s’abstenir de pousser leurs incursions dans le golfe où tant d’intérêts neutres se trouveraient inévitablement compromis par leur présence. Les Grecs respectèrent cette interdiction, ils ne cessèrent pas pour cela leurs rapines. Les marins d’Hydra et d’Ipsara ne vivaient depuis quelques mois que du produit de leurs pillages. Les coffres des primats albanais étaient vides. Condouriotti, Tombazis, demandaient en vain au gouvernement central de l’argent pour équiper et faire agir la flotte ; l’argent manquait partout. Le riche butin fait sur les armées turques restait entre les mains de la faction militaire dont Colocotroni venait de se déclarer le chef. La dîme des îles, levée par les éparques, rentrait avec difficulté. Des prêteurs aventureux s’étaient, il est vrai, présentés ; on n’avait pu s’entendre sur la nature du gage. Les Grecs ne pouvaient offrir en garantie que les propriétés turques confisquées en Morée, et la restitution de ces biens serait, — on n’en pouvait douter, — la première condition d’un arrangement pacifique. Rendue plus turbulente encore par sa détresse et par son inaction, la milice navale n’aurait pas hésité à tourner ses armes contre les primats, si ceux-ci, cédant aux représentations des commandans étrangers, eussent voulu lui refuser des patentes de course. La piraterie était un mal endémique dans l’Archipel. Comment se flatter de la faire disparaître quand elle devenait, pour ainsi dire, le gagne-pain de toute une population famélique ?

L’affreux désordre qui régnait chez les Grecs aurait dû favoriser singulièrement les projets de répression du sultan Mahmoud ; mais la Turquie avait aussi ses embarras intérieurs. Les janissaires, qui mettaient tant d’ardeur à massacrer les chrétiens sur les rives du Bosphore et dans les rues de Smyrne, en montraient beaucoup moins quand on les pressait d’entrer en campagne. Quinze bataillons avaient reçu l’ordre de se disposer à marcher ; ce fut par un vaste incendie qu’ils répondirent. L’arsenal militaire de Tophana fut entièrement détruit, et cet accident contribua beaucoup à paralyser les préparatifs de la campagne. L’armée destinée à envahir la Morée ne devait pas cette fois pénétrer dans la péninsule par l’isthme de Corinthe. Les troupes de la Thessalie, composées en majeure partie de cavaliers, se borneraient à ravager la Grèce orientale ; la principale armée, formée des contingens des deux Albanies, se concentrerait sur les bords du golfe de Lépante, où la flotte ottomane irait la rejoindre. Le 20 juillet 1823, les Turcs, au rapport du capitaine de Rigny, n’avaient encore rien entrepris sur le Péloponèse, « soit que le capitan-pacha dans le golfe de Lépante, Yusuf-Pacha à Patras, Mustapha-Pacha et le corps de troupes qu’on assemblait à Larisse cherchassent à combiner leurs mouvemens, soit que ces lenteurs provinssent de difficultés locales, de l’indécision avide des Albanais ou de l’impossibilité d’un plan concerté. »

L’invasion de la Morée avait été le fait capital de la campagne de 1822. Je n’ai pas voulu distraire de cet événement important l’attention du lecteur en l’entretenant des opérations secondaires qui avaient lieu à la même époque dans la Grèce occidentale ; le moment est venu de combler cette lacune et de montrer dans quelle situation respective le nouveau plan de campagne adopté par le sultan Mahmoud allait trouver les insurgés de l’Acarnanie et les Albanais. Le jour même où Dramali-Pacha établissait son quartier-général à Corinthe le 16 juillet 1822, — un autre pacha non moins entreprenant, mais destiné à une meilleure fortune, Méhémet-Reschid, conduisait ses cavaliers à la charge contre une colonne qui s’était imprudemment avancée jusque sous les murs d’Arta. Les Grecs perdirent dans cette malheureuse affaire, à laquelle on donna le nom de bataille de Péta, 400 de leurs meilleurs soldats et les trois quarts de leurs officiers philhellènes. Le 6 novembre 1822, le nouveau pacha de Janina, Omer-Vrioni, rejoignit Méhimet-Reschid, et 10,000 Ottomans vinrent camper devant Missolonghi. — Cette place ne possédait alors que 600 défenseurs, un fossé de quelques pieds de profondeur et quatorze canons montés sur ses remparts. Si imparfaitement fortifiée qu’elle pût être, Missolonghi n’en était pas moins à cette heure la clé de voûte de l’insurrection. Si elle succombait, les Turcs traversaient sur-le-champ le golfe de Patras et allaient donner la main aux troupes de Dramali-Pacha, établies depuis leur échec dans la plaine de Corinthe. Mavrocordato se jeta dans Missolonghi et déclara sa ferme résolution d’y périr.

Ce fut lui qui anima, qui soutint, qui dirigea la défense. Petro-Bey, Zaïmis, Delyannis, accoururent de la Morée à son appel. Le novembre, sept bricks hydriotes chassèrent les bâtimens que Yusuf-Pacha avait envoyés de Patras mettre le blocus devant Missolonghi, des munitions arrivèrent de Livourne, et la garnison se trouva portée par les renforts que lai amenèrent d’autres chefs moréotes au chiffre de 2,500 hommes. Harcelé sur ses derrières par les Grecs de l’Acarnanie et de l’Étolie, Omer-Vrioni résolut de brusquer l’attaque. L’assaut fut donné le 6 janvier 1823 au point du jour. Une volée de mousqueterie tirée à bout portant suffit pour repousser les volontaires albanais. Une seconde colonne, composée des Turcs de Méhémet-Reschid, laissa 200 morts sur le terrain. Six jours après cet échec, Omer-Vrioni se retirait par Vrachori et Karavasera sur Arta.

La campagne de 1823 menaçait la Grèce occidentale d’un danger plus sérieux. Tous les contingens de la haute et de la basse Albanie avaient été cette fois convoqués. Le gouverneur de Scutari, Mustaï-Pacha, réunit à Ochrida, sur les confins de la Macédoine, 5,000 Guègues musulmans et 3,000 catholiques mirdites. Le août 1823, la première division de cette petite armée, composée d’environ 4,000 hommes, atteignait la vallée de Karpenisi, et établissait son bivac au pied des montagnes où le Sperchius prend sa source. Pour se rendre de Karpenisi à Vrachori, il ne lui restait qu’une faible distance à franchir ; mais les sentiers les plus difficiles des Alpes peuvent seuls se comparer à cette route, tracée à travers une succession de passages effrayans et de rochers gigantesques. Marco Botzaris partit de Vrachori avec 400 Souliotes, et surprit à minuit le camp des Guègues. Les troupes ottomanes, brusquement assaillies au milieu de leur sommeil, prirent la fuite. Marco Botzaris se précipita vers la tente du bey. Cette tente avait été dressée dans un enclos et se trouvait gardée par les Mirdites. Les vaillans soldats qui comptent les compagnons de Scanderbeg parmi leurs ancêtres défendirent avec acharnement l’enceinte que les Souliotes tentaient d’escalader. Au moment où Marco Botzaris, s’appuyant sur son long fusil, s’apprêtait à franchir la muraille, une balle vint le frapper au front. Il tomba ; les Souliotes emportèrent son corps et laissèrent le champ de bataille aux Mirdites. Quelques jours après cette fatale escarmouche, Mustaï-Pacha arrivait à Karpenisi. Il trouva la route de Vrachori ouverte, et opéra sans peine dans cette ville sa jonction avec les troupes venues de Janina. Au mois d’octobre 1823, les deux corps combinés attaquaient Anatolikon, n’osant pas encore s’adresser à Missolonghi. Le 12 décembre 1823, ils avaient lancé sur Anatolikon 2,000 bombes ; les maladies leur avaient enlevé 2,000 hommes. Omer-Vrioni et Mustaï-Pacha jugèrent prudent de renoncer à une entreprise que l’approche de l’hiver pouvait convertir en désastre. Ils opérèrent leur retraite, plus pressés de se séparer que désireux de combiner une seconde fois leurs efforts. Ainsi se termina la campagne de 1823 dans la Grèce occidentale. Le peu d’importance de cette diversion laissait tout l’intérêt se concentrer sur les opérations de la flotte, opérations dont le sultan se promettait encore de sérieux résultats.

Le capitan-pacha n’avait fait qu’un très court séjour dans le golfe de Lépante. Vers la fin du mois de septembre 1823, il ramenait son escadre à travers l’Archipel. Provoqué par les batteries que les Grecs avaient établies sur l’île de Tine, il reçut dédaigneusement cette insulte. « Sa conduite, écrivait le capitaine de Rigny, annonce quelque modération envers les îles désarmées ; elle décèle aussi une certaine timidité vis-à-vis des autres. » À la fin du mois d’octobre, le capitan-pacha était dans le golfe de Volo, et s’emparait de Tricheri, position d’où il pouvait faire passer aisément ses troupes dans la Phtiotide. « Ce mouvement, écrivait encore le capitaine de Rigny, paraît avoir pour but de se mettre en communication avec les troupes turques qui bloquent Missolonghi. Si cette opération a des suites, la position des Grecs sera critique, et je pense qu’ils ne devraient pas attendre pour capituler avec un ennemi dont, au dernier moment, ils auront tout à redouter. » Le fantôme de la puissance ottomane faisait donc encore illusion aux esprits les plus perspicaces ! À chaque nouvel effort de la Porte, il semblait que les Grecs dussent être écrasés sous le large pied du colosse ; on les retrouvait à l’issue de la campagne plus vivans, plus alertes, plus déterminés que jamais. Le 7 novembre 1823, à cette date où le capitaine de Rigny exprimait ainsi ses inquiétudes sur le sort de l’insurrection, ce n’était ni Anatolikon, ni Missolonghi qui capitulait, c’était l’Acro-Corinthe dont les Grecs prenaient possession pour la seconde fois. Au même moment, le capitan-pacha était attaqué dans le golfe de Volo. Un brûlot ipsariote abordait sa frégate, et peu s’en fallait que Khosrew n’eût le sort de Kara-Ali. À cette vue, le désordre se mettait dans son escadre : pour la rallier, il ne trouvait d’autre moyen que de fuir jusqu’aux Dardanelles, abandonnant Trikeri et Skiathos aux Grecs.

« Ainsi, disait le capitaine de Rigny, revenu de ses appréhensions, les formidables armemens des Turcs ont été sans effet, et, malgré leur misère, la confiance va renaître parmi les insurgés. La troisième année de la révolution grecque est près d’être accomplie ; les efforts combinés des flottes et des corps ottomans n’ont abouti à rien. Livrés à eux-mêmes, les Turcs ne sauraient soumettre les Grecs que par la transplantation et à la suite de cruautés inévitables. Ce gouvernement ne peut agir que par des ressorts. analogues à sa nature. Lui conseiller l’humanité, la clémence, l’ordre, l’exiger jusqu’à un certain point, c’est lui ôter tous ses moyens d’action. D’un autre côté, les Grecs, divisés aussitôt que l’événement leur sourit, ne peuvent guère aller au-delà de ce qu’ils ont fait. Ils ne renverseront pas l’empire ottoman ; il faut donc qu’ils vivent à ses côtés. » Détacher un rameau pour sauver le tronc, mettre surtout et le plus promptement possible un terme à cette horrible guerre, telle aurait dû être la pensée de tous les hommes d’état de l’Europe. Malheureusement les souverains entretenaient alors d’autres projets ; ils venaient de se déclarer résolus « à repousser partout le principe de la révolte, sans examiner de quelle manière, ni dans quel pays ce principe se montrerait. »

Le 1er avril 1823, on avait appris à Smyrne qu’une rupture était imminente avec l’Espagne, — le 26 mai, que nos troupes étaient au cœur de la péninsule ; le 4 novembre, on était informé de la reddition de Cadix. Le prince Mavrocordato et quelques autres personnages influens s’étaient depuis longtemps efforcés, dans les entretiens confidentiels qu’ils avaient eus avec le chevalier de Rigny, d’effacer l’impression qui pouvait rendre les rois de l’Europe défavorables à la cause de la Grèce. « Il ne faudrait pas croire, écrivait M. de Rigny le 5 décembre 1823, que les Grecs n’aient pas été frappés du coup qui a abattu les cortès. Leurs chefs étaient très attentifs aux conditions qui seraient accordées aux révolutionnaires de la péninsule. Ils nous interrogeaient à ce sujet avec anxiété, et lorsque nous leur avons répondu : aucune ! leur surprise a paru accompagnée de quelques regrets. »

Ce fut dans cette situation que le capitaine de Rigny laissa le peuple qu’il devait plus tard contribuer si puissamment à délivrer. Il le laissa en proie à ses discordes intestines, en butte à tous les soupçons, à toute la malveillance que l’anarchie ne manque jamais d’inspirer. Dès le mois d’août, il avait annoncé au ministre de la marine que « les constantes douleurs dont il était atteint et les fièvres tierces qui venaient de le surprendre le contraindraient probablement à demander son rappel. » Il résista pendant tout l’hiver, s’opiniâtrant à ne pas quitter le théâtre où il se sentait lui-même si utile et où le gouvernement du roi ne pouvait se décider à le remplacer. Enfin le 28 mars 1824, le vice-amiral commandant de la marine à Toulon remit au capitaine Drouault les instructions qui lui conféraient le commandement de la station du Levant. Le capitaine Drouault devait, avec la frégate la Galatée, se rendre à Smyrne en passant par Tunis ; la frégate la Junon, accompagnée de la gabare la Truite, recevrait, pour le transporter jusqu’à Ténédos, le général comte de Guilleminot, chargé de représenter le roi Louis XVIII auprès de la Porte ottomane.

Le 20 mai 1824, la Junon et la Truite entraient dans l’Archipel ; le 23, ces deux navires commandés, le premier par le chevalier de Cheffontaines, capitaine de vaisseau, le second par le lieutenant de vaisseau Graëb, étaient ralliés devant Milo par la Galatée, arrivant de Tunis sous les ordres du capitaine Drouault, par la Médée, que le capitaine de Rigny amenait de Smyrne avec le brick le Cuirassier, la gabare la Chevrette, les goélettes l’Estafette et l’Amaranthe, dont les commandans étaient alors le capitaine de frégate Le Blanc, les lieutenans de vaisseau Perrey, Ricaudy et Bezard. La Médée et la Galatée escortèrent seules le nouvel ambassadeur de France jusqu’à l’entrée du canal des Dardanelles ; la Truite le conduisit à Constantinople. Le 30 mai, le capitaine de Rigny remettait le commandement de la station au capitaine Drouault et appareillait du port de Folieri pour rentrer à Toulon.

Né à Lorient le 10 avril 1775, le capitaine Drouault comptait en 1824 près de trente ans de service. La marine française ne possédait pas d’officiers dont la réputation fût mieux établie. « Modèle de bravoure et de désintéressement, » — ce sont les expressions mêmes de l’amiral Duperré, — il avait étonné les pilotes de la Plata par la hardiesse de ses manœuvres lorsqu’en 1820 il conduisit la frégate la Duchesse de Berry sur la rade de Buenos-Ayres. C’était un homme de mer de la vieille école, un homme de guerre de la trempe de ces capitaines à qui l’empire n’eut point à regretter d’avoir confié ses premiers équipages de haut-bord. Il avait combattu les Anglais de 1794 à 1815 ; s’il leur pardonnait les deux blessures qu’il avait reçues sur la Loire dans la campagne d’Irlande, sur le vaisseau l’Auguste au siège d’Anvers, il ne les tenait pas aussi aisément quittes de celles que leurs armes victorieuses avaient infligées à notre amour-propre national. Dans la station dont on le chargeait, M. Drouault ne vit pas d’intérêt plus pressant que de contrecarrer les projets ambitieux des éternels ennemis dont il avait appris à redouter la perfide habileté bien plus que la puissance. Ce sentiment jaloux ne devait pas l’incliner vers la Grèce. « La Morée, disait-il, est entièrement sous la domination des Anglais. Ils ont donné de l’argent ; ils en donnent et en promettent encore. » Le premier emprunt grec venait en effet d’être contracté à Londres. Le revenu de la Grèce entière ne dépassait pas 2 millions de francs. Les prêteurs anglais consentaient à verser plus de 7 millions, c’est-à-dire à peu près le revenu de quatre années, entre les mains d’une faction engagée dans la guerre civile. Faut-il s’étonner qu’une pareille confiance ait paru suspecte à un homme aussi prévenu contre l’Angleterre que l’était le commandant de la Galatée ?

Les mêmes ombrages se reproduisaient avec plus de vivacité encore à Constantinople. Peu initié aux franchises d’un peuple libre, le sultan Mahmoud trouvait fort étrange qu’un gouvernement allié tolérât vis-à-vis de ses sujets rebelles un appui aussi manifeste. Son mécontentement ne fit que s’accroître quand il apprit qu’un pair d’Angleterre était arrivé à Missolonghi et figurait ouvertement dans les rangs des insurgés. Le 5 janvier 1824, lord Byron, trompant la surveillance de la croisière turque, avait pris terre à Missolonghi. Le 19 avril de la même année, une foule émue assistait à ses obsèques. La Grèce porta le deuil de cet étranger qui, vieux à trente-six ans, mécontent de lui-même, désabusé des autres, était venu chercher, sur un territoire voué aux luttes héroïques, « la tombe d’un soldat, » et n’y avait, par une amère ironie du sort, rencontré que la fièvre. « Dans ce panier à vase, il y avait, suivant l’expression de Byron lui-même, moins de chance de finir par une balle que par la quinine. » Des déceptions de tout genre contribuèrent à enflammer le sang ardent du poète. Missolonghi présentait alors un triste spectacle. Tous les chefs sauvages de la montagne y étaient accourus avec leur troupe. Mavrocordato y avait amené 5,000 hommes, qu’il ne trouvait ni le moyen de nourrir, ni le moyen de payer. La plage était encombrée de marins déserteurs, la ville remplie de clameurs et de meurtres, et pendant ce temps « les barons allemands, les volontaires anglais, les idéologues qui voulaient avant tout faire fleurir sur ce sol nouveau la liberté de la presse, » ne manquaient pas une occasion de se quereller. N’était-ce pas là cependant ce que Childe-Harold devait s’attendre à trouver à Missolonghi ? Quiconque avait visité la Grèce, courbée sous le joug des Turcs, ne pouvait penser qu’une pareille domination y eût formé « des hommes de Plutarque. » Lord Byron se jeta donc tête baissée et de gaîté de cœur au milieu des intrigues, des folies, des désordres qui allaient fatiguer, jusqu’à les briser, les ressorts de son âme. Sa résolution ne fut pas celle d’un esprit qui a conservé son sang-froid ; on la dirait prise au sortir d’un banquet, sous l’influence des fumées d’un vin capiteux. Ce fut, pour emprunter le langage sarcastique du poète, « un moment d’intoxication ; » mais cette intoxication lui inspira le plus noble et le plus généreux mouvement de sa vie. Gardons-nous de railler les enthousiasmes qui ont échauffé notre jeunesse ! Si, pour remplacer ces soleils éteints, le ciel ne se hâtait d’allumer de nouveaux foyers, la vie aurait bientôt, avec la chaleur, disparu de la surface de la terre.

III

La Porte en 1824 eût été fort embarrassée de constituer de nouvelles armées. Les janissaires continuaient de répondre par la sédition et par l’incendie au moindre appel que le sultan ou les ulémas adressaient à leur zèle ; les gouverneurs de Scutari et de Janina réussissaient à peine à maintenir leur autorité dans leurs propres pachaliks ; les levées asiatiques ne fournissaient plus que des troupes découragées. Il ne restait donc au sultan, pour venir à bout de l’insurrection, qu’une ressource : il fallait qu’il se confiât sans réserve à son puissant vassal le vice-roi d’Égypte. Pendant que la Turquie s’épuisait en efforts toujours impuissans, Méhémet-Ali n’avait pas cessé un instant de poursuivre ses préparatifs militaires. Il avait voulu avoir des troupes instruites à l’européenne ; dès les premiers mois de l’année 1824, 15,000 réguliers attendaient au port d’Alexandrie l’ordre de s’embarquer ; 8,000 autres faisaient l’exercice au Caire. Le destructeur des mamelouks n’était pas homme à se laisser arrêter dans l’exécution de ses desseins par les résistances d’une opposition frondeuse. Le gouverneur de la citadelle du Caire, soupçonné de désapprouver l’introduction en Égypte du nizam-djedid, paya de la tête son attachement à la vieille tactique albanaise. Si peu novateurs que pussent être les Turcs qui entouraient encore Méhémet-Ali, ils comprirent sans peine la portée de ce terrible exemple ; à dater de ce jour, la fantaisie ne vint à aucun d’eux de contester la supériorité de la charge en douze temps. Le colonel Sève fut à la même époque introduit au sein de l’islamisme sous le nom de Soliman-Bey, et l’armée égyptienne eut en sa personne un des plus vaillans généraux qui aient jamais conduit des troupes de nouvelle formation au combat.

Avant de se résoudre à conférer à Méhémet-Ali le commandement suprême des forces de terre et de mer qui devaient agir contre la Morée, le sultan Mahmoud lui avait déjà confié le soin de soumettre la Crète. Au mois de juin 1822, le gendre du vice-roi d’Égypte, Hassan-Pacha, avait débarqué à la Sude 5,000 Albanais. Au mois de mars 1824, Hussein-Bey achevait la conquête de l’île. Dévastée par le fer et par le feu, la Crète faisait présager aux îles de l’Archipel et à la Morée le sort qui les attendait. Les catholiques et leurs protecteurs eux-mêmes commençaient à en éprouver quelque alarme. « Les Turcs, écrivait M. le comte de Beaurepaire au capitaine Drouault, ne savent pas toujours distinguer l’innocent du coupable. Le vice-roi a été trop contrarié de la conduite de ses soldats en Crète pour que nous puissions nous reposer entièrement sur la docilité de ces troupes à suivre les instructions que Méhémet-Ali n’aura sans doute pas refusées à la sollicitation de notre consul. » Pour désintéresser la France, la Porte affectait en effet de distinguer soigneusement les populations qui suivaient le rit latin des rebelles appartenant à la religion orthodoxe. « Nous connaissons, disait au mois d’octobre 1823 le capitan-pacha, revenu de Patras, au capitaine de Rigny, la répugnance avec laquelle les catholiques coopèrent aux efforts de la Grèce insurgée. » L’intelligent et loyal capitaine ne s’était pas laissé prendre à cet artifice. « Khosrew lui offrait, écrivait-il au ministre, beaucoup plus que je ne lui demandais et que je n’ai voulu accepter. » Méhémet-Ali, plus empressé encore, se chargeait d’aplanir les difficultés qu’on avait éprouvées jusqu’alors pour la reconstruction de l’église du Mont-Carmel. « Désireux de faire quelque chose qui pût être agréable à la France, » il avançait sur son propre trésor au pacha d’Acre, Abdullah, les fonds nécessaires pour cet objet. La France fort heureusement sut résister à toutes ces séductions cauteleuses. Nous verrons bientôt son gouvernement en donner une preuve éclatante.

Du moment que l’invasion ottomane n’avait plus pour point de départ la Roumélie et l’Albanie, qu’il lui fallait traverser l’Archipel dans toute sa longueur avant d’arriver en Morée, le premier soin du vice-roi et du sultan devait être de prendre des mesures efficaces pour garantir aux troupes embarquées la sécurité du trajet. Tout transport séparé par quelque accident du gros de la flotte était à peu près certain d’être capturé, tant qu’on n’aurait pas réduit à l’obéissance les îles où se préparaient les arméniens ennemis. L’île de Caxos était particulièrement odieuse à Méhémet-Ali, car c’était de Caxos que partaient d’ordinaire les entreprises dirigées contre l’Égypte. Hussein-Bey reçut l’ordre de compléter la conquête de la Crète par l’enlèvement de ce nid de pirates. Trois frégates et dix corvettes choisies pour cette expédition partirent d’Alexandrie sous les ordres d’Ismaël-Gibraltar. Cet Ismaël était un marin hardi, entreprenant, digne en tout point de l’école à laquelle il s’était formé, — je veux parler de l’école des corsaires barbaresques. Le capitaine de Reverseaux l’avait vu en 1823 « parcourir audacieusement l’Archipel et défier les arméniens grecs avec une seule frégate. » La nouvelle entreprise dont on chargeait cet amiral égyptien exigeait de la résolution et de la promptitude. Par son aridité et sa côte de fer, Caxos ressemble beaucoup à Hydra. Les Grecs étaient parvenus à loger sur ce roc stérile 7,000 habitans, dans une de ses criques quinze bricks et quarante bateaux, qui depuis trois ans désolaient les côtes de Caramanie, de Syrie et d’Égypte. Les Caxiotes se montraient rarement dans les rangs de la flotte régulière. On les accusait, non sans raison ; d’avoir un penchant des plus décidés pour la piraterie. Au mois d’avril 1823, le capitaine Lalande, sur le brick-aviso la Gazelle, avait reçu mission de leur aller réclamer 25,000 piastres en indemnité d’un bâtiment français dépouillé par eux. Il leur avait en même temps signifié le vif déplaisir que causait au commandant de la station leur conduite. Depuis cette époque, les Caxiotes s’étaient trouvés sous le coup de soupçons plus graves encore ; on n’hésitait pas à leur attribuer la disparition de navires qui n’étaient jamais arrivés à leur destination et dont on avait en vain demandé des nouvelles à toutes les criques de l’Archipel. Impitoyables pour les prisonniers turcs ; ils étaient gens, disait-on, quand ils avaient pillé un bâtiment neutre, à cacher sans scrupule leurs méfaits au fond de ces abîmes « qui ne racontent pas d’histoires. » Fondées ou non, ces accusations, quand ils furent attaqués, éloignèrent d’eux toute intervention étrangère. Le 19 juin 1824, à la faveur de la nuit ; Hussein-Bey débarqua sur la côte qui regarde Candie 3,000 de ses Albanais. Ces hardis, montagnards escaladèrent lestement les rochers et investirent en silence les quatre villages bâtis sur la hauteur. Surpris à l’improviste, les Caxiotes n’étaient pas de taille à lutter corps à corps avec leurs agresseurs. Tout homme capable de porter les armes fut égorgé sur-le-champ. Les vieilles femmes partagèrent ce triste sort ; les jeunes et les enfans, au nombre de 2,000, furent transportés sur le marché d’Alexandrie.

Le désastre de Caxos répandit la consternation dans la Grèce, il éveilla peu de sympathie parmi les neutres. Un pareil événement était tout au plus de nature à faire baisser le taux des assurances sur les places de Marseille et de Trieste. Il n’en fut pas de même pour la catastrophe qui un mois plus tard atteignit Ipsara ; Les Ipsariotes avaient pris à bon droit possession de la faveur publique. Il suffit d’un héros pour illustrer un peuple, Canaris n’avait pas de rival dans l’admiration de tous ceux qui suivaient avec anxiété les efforts de la Grèce. Le coup qui allait frapper sa patrie ne pouvait que retentir douloureusement dans le cœur des philhellènes.

Le soin de réduire Ipsara avait été laissé à la flotte de Constantinople. Le 20 avril 1824, Khosrew quitta le Bosphore avec une flotte de quatre-vingt-deux voiles, dont un vaisseau de 74, un vaisseau rasé, cinq frégates, quarante-cinq corvettes, bricks, goélettes ou canonnières ; trente bâtimens de transport, sur lesquels étaient embarqués 3,000 janissaires et arnautes. Après une fausse attaque sur l’île de Skiathos, le capitian-pacha vint mouiller au port Sigry de Métélin, et y fût rejoint par 11,000 hommes des contingens d’Asie. Il était évident dès lors qu’il allait tenter « un coup décisif » sur Ipsara. « Les habitans, écrivait M. de Reverseauxy adjoint par le ministre de la marine en qualité d’attaché naval à l’ambassade de Constantinople, sont disposés à la plus vigoureuse résistance. Ils veulent se montrer dignes de leurs héroïques aïeux, et ont fait jurer à 200 Albanais désignés pour garder leurs femmes et leurs enfans enfermés dans un couvent de les massacrer tous en cas de défaite. » La population ipsariote proprement dite ne dépassait pas 7,000 âmes ; mais les réfugiés de Chio, d’Aïvali, de Smyrne, avaient en 1824 porté le chiffre des habitans à près de 30,000.

Située à la hauteur de l’île de Chio, dont la sépare un canal de 3 lieues de large, Ipsara n’est qu’un rocher dont la plus grande longueur n’excède pas 4 milles, et qui, sur presque tout son pourtour, présente des escarpemens inabordables, inaccessibles, tranchés à pic. Ce boulevard naturel sur lequel les Ipsariotes se reposaient en partie du soin de leur défense a cependant deux points vulnérables : au nord une anse peu profonde que borde et termine la plage de Kanalo, au sud la petite baie de Choralolimani comprise entre la pointe de Paleo-Castro et la pointe de Saint-George. Cette crique, exposée aux vents de sud-est, servait de port aux Ipsariotes. Entre la côte occidentale et l’îlot d’Anti-Psara, distant de 1 mille 1/2, s’étendait la rade extérieure : c’est là que cinquante bricks, en partie désarmés, se tenaient depuis près d’un mois à l’ancre. De construction toute récente, la ville avait été bâtie sur la presqu’île de Paleo-Castro. Un morne abrupt la dominait et portait à son sommet, sur la face qui surplombe la mer, le principal ouvrage d’ipsara, le fort de San-Nicolo, construit à la turque, armé de onze canons.

Le capitaine de Villeneuve-Bargemont commandait alors dans les mer du Levant la corvette l’Isis. Le 30 juin 1824, il fut rejoint dans les eaux d’Ipsara par la goélette l’Amaranthe, placée sous les ordres du lieutenant de vaisseau Bezard. Un officier, M. Bouchet, fut sur-le-champ envoyé à terre. Il trouva tous les Ipsariotes sous les armes. « Nous saurons, disaient-ils, prouver notre fidélité à la Grèce. Que le capitan-pacha débarque sur cette île autant de Turcs qu’il pourra ! nous voudrions qu’il nous en amenât 50,000. » Le 2 juillet, à la pointe du jour, la flotte ottomane, venant de Métélin, se dirigeait, à la faveur d’un léger vent de nord, vers la pointe nord-ouest d’Ipsara. Cette flotte, qui ne comptait pas alors moins de cent quatre-vingts voiles, formait une longue ligne dont la tête et la queue, placées sous la protection de quelques frégates, se composaient en majeure partie de bâtimens à rames. Le vaisseau du capitan-pacha s’était posté au centre. Dans l’après-midi, la brise fraîchit un peu et permit à l’armée turque de s’approcher de la baie du nord, que le capitan-pacha avait reconnue en personne quelques jours auparavant et qu’il avait choisie pour y opérer la descente. A sept heures du soir, les bricks et les canonnières ouvrirent le feu sur les batteries qui défendaient cette partie de la côte. Les Grecs ripostèrent, et pendant toute la nuit la canonnade se prolongea « un peu au hasard, » Le lendemain 3 juillet, à la pointe du jour, par un temps magnifique et un calme parfait, les bateaux à rames jetèrent sur deux points différens de la baie une masse de troupes qui, soutenues par le feu nourri des bâtimens, refoulèrent sans peine le cordon de palikares auquel on avait confié la surveillance plutôt que la défense des crêtes. Assaillans et défenseurs, tous se précipitèrent pêle-mêle vers une petite batterie. La lutte s’engagea sur ce point, et devint bientôt acharnée ; pendant plus d’un quart d’heure, on vit simultanément arborés sur les parapets le pavillon turc et le pavillon grec. Enfin ce dernier drapeau disparut ; le pavillon turc flottait seul.

Ce n’était qu’un échec, mais cet échec devint le signal d’une inconcevable déroute. En proie à la panique, les Grecs se retirèrent sans ordre et avec la plus grande précipitation vers le sud de l’île, ne prenant que le temps de tout brûler sur leur passage. La brise cependant s’était élevée du nord-ouest. Le capitan-pacha en profita pour donner l’ordre aux frégates et aux corvettes le plus à portée de doubler la pointe septentrionale de l’île et de pénétrer dans le canal d’Anti-Psara. Une population éperdue entraînait en ce moment vers le port les soldats qui auraient pu tenter encore de la défendre. Dix ou douze bricks chargés de fugitifs venaient d’appareiller : les frégates et corvettes d’avant-garde chassèrent ces bâtimens et les canonnèrent longtemps à petite distance. Vivement serré par deux frégates, un brick dut son salut à un stratagème qui montrera jusqu’à quel point les Turcs avaient habitué leurs ennemis à compter sur leur simplicité. Ce brick se couvrit tout à coup d’une épaisse fumée. « C’est encore un brûlot ! » se dirent les deux commandans des frégates, et d’un commun accord ils levèrent la chasse, ne croyant pouvoir s’éloigner ni trop tôt ni trop vite d’un bâtiment qui allait immanquablement sauter. Dès que les marins grecs eurent vu leurs persécuteurs à distance, ils étouffèrent la flamme qu’ils avaient si à propos allumée et continuèrent de se sauver à toutes jambes. Bien peu d’habitans avaient pu trouver place sur ces premiers navires ; pour ceux qui n’avaient pas encore quitté les rivages d’Ipsara, la mer n’était plus une issue, elle ne pouvait leur offrir que le choix du trépas. Amenée par le vent du nord, la flotte de Khosrew occupait le canal d’Anti-Psara ou environnait l’île. Une multitude de petits navires et de bateaux non pontés cherchaient à s’échapper dans toutes les directions. Les bâtimens turcs tiraient sans pitié sur les fuyards, les canots leur donnaient la chasse, et les arnautes, enivrés par le sang déjà répandu, allaient d’une barque à l’autre massacrer tous les malheureux que les boulets n’avaient pu atteindre. Les eaux de la rade s’empourpraient à vue d’œil ; « dans l’espace d’une encablure, » le commandant de l’Isis compta le long de son bord « trente cadavres de femmes et d’enfans. »

Le fort seul de San-Nicolo tenait encore. Ce chétif ouvrage ripostait avec une étonnante vigueur au feu des frégates qui le canonnaient, à celui des assaillans qui tentaient de l’escalader ; 400 Grecs, protégés par une misérable enceinte, résistaient à plus de 6,000 Turcs. Le commandant de Villeneuve ne put supporter ce spectacle. Le 4 juillet, à neuf heures du matin, il se rendait auprès du capitan-pacha. « Je viens vous offrir, lui dit-il, ma médiation. » Autorisé par Khosrew, un officier de l’Isis, M. le lieutenant de vaisseau De Flotte, alla porter à terre des propositions de trêve ; le propre trésorier du capitan-pacha lui servait d’interprète. L’exaspération des troupes ottomanes était telle qu’il fut impossible de leur faire accepter l’idée d’un arrangement. Ces troupes avaient déjà fait des pertes considérables ; elles gagnaient peu à peu du terrain. À six heures du soir, elles se trouvaient à portée de voix du fort. Les assiégés et les assiégeans se provoquaient mutuellement par mille injures. À six heures et demie, une immense clameur se fait entendre. Les Turcs de tous côtés ont entouré et gravi la colline ; les retranchemens extérieurs sont envahis. Du pont de l’Isis, on distingue, on peut suivre les moindres incidens de la mêlée. Nos officiers, leur lunette à la main, ne perdent pas de vue le drapeau grec. Aussi longtemps que ce saint haillon flottera sur la batterie, il n’y aura pas lieu de désespérer. Un soldat turc s’élance : avant qu’il ait touché la hampe au haut de laquelle ondoie l’étoffe à peine soulevée par le souffle mourant de la brise, une effroyable explosion a ébranlé et déchiré l’air : le fort, les héros qui l’ont défendu, l’ennemi qui vient de l’envahir, tout a volé en éclats. Les Ipsariotes ont tenu leur parole, aucun d’eux n’a trahi la cause de la Grèce.

Dès que l’obscurité de la nuit peut couvrir ses mouvemens, l’Isis se rapproche du précipice que domine le fort écroulé. Un morne silence répond seul à ses recherches. Il n’y a pas là de victimes à sauver ; la rage des Turcs n’a oublié personne. Le lendemain matin, les embarcations de l’Isis vont visiter les falaises de la côte septentrionale. Nos marins fouillent avec un religieux scrupule les grottes, les ravins, les moindres cavités des rochers. Cette fois, grâce à Dieu, leurs soins ne sont pas perdus. Des femmes, des enfans, des soldats grièvement blessés, ont trouvé un refuge dans ce coin de l’île éloigné du lieu de l’action et négligé en conséquence par les Turcs. À une heure de l’après-midi, le pavillon du roi de France couvre de son ombre protectrice 156 individus arrachés à une mort certaine.

Depuis le sac de Chio, jamais pareil carnage n’avait ensanglanté le théâtre de la guerre ; jamais aussi épouvantable calamité n’avait mérité la compassion de l’Europe. De 7,000 Ipsariotes, 3,000 seulement échappèrent par la fuite au massacre ; 17,000 réfugiés furent égorgés ou emmenés en esclavage. Cent navires. tombèrent entre les mains du capitan-pacha, « Ipsara, écrivait M. de Reverseaux, recelait les plus braves des Grecs. C’était une des principales colonnes sur lesquelles s’appuyait l’édifice de leur régénération ; il est incroyable qu’une heure et demie ait suffi pour la ranger sous la domination des Turcs. Aussi parle-t-on de la défection des Albanais que les Ipsariotes. avaient appelés à leur aide ; l’astucieuse bravoure de Khosrew les avait fait acheter à l’avance. » La Porte se plaignit de l’intervention. du capitaine de l’Isis aussitôt qu’elle en fut informée. On n’avait pas le droit, suivant elle, de barrer le chemin à sa vengeance et de soustraire, des rebelles au châtiment qu’ils avaient mérité. « Adressez mes félicitations, sincères à M. de Villeneuve sur sa belle conduite à Ipsara, » écrivit le comte de Guilleminot au commandant de la station française, revenu en ce moment de Nauplie à Smyrne. Ce fut la seule réponse qu’obtinrent de notre ambassadeur les réclamations du divan.

Le comte de Reverseaux, le vicomte de Villeneuve, étaient à cette époque l’espoir de notre marine renaissante. Ils l’ont quittée trop tôt, l’un en 1831, l’autre en 1835, s’arrachant, comme le brave Villaret-Joyeuse, à la profession qu’ils aimaient, au grand corps où ils étaient honorés. Dès que la paix leur parut suffisamment établie en Europe, ils n’hésitèrent plus à sacrifier un brillant et certain avenir à leurs vieilles convictions de famille. De pareils hommes ne se remplacent pas aisément. Par bonheur, le temps des grandes guerres maritimes était bien passé ; s’il eût fallu de nouveau entrer en lutte avec l’Angleterre, notre marine se fût certainement aperçue du vide qu’avait laissé dans ses rangs le départ d’aussi valeureux capitaines.

La prise d’Ipsara était un fait accompli ; on pouvait au moins essayer de sauver Samos. Éveillés par une aussi effroyable catastrophe au sentiment de leur propre danger, Hydra et Spezzia s’étaient hâtées d’équiper leur flotte. Le 15 juillet, Miaulis surprenait vingt-sept navires turcs mouillés dans le port d’Ipsara ; le 11 août, Sachtouris détruisait une flottille qui transportait de nouvelles troupes asiatiques à Métélin. Le 16, le capitan-pacha avec toute sa flotte se présentait à l’entrée du golfe de Scala-Nova. Cinquante bâtimens grecs n’hésitèrent pas à offrir le combat à ses quarante-deux frégates et corvettes Canaris était là Il ne voulut s’attacher qu’à poursuivre la frégate sur laquelle il avait l’année précédente vu flotter le pavillon du capitan-pacha. Il atteignit ce magnifique navire dans sa fuite près de la côte d’Asie et réussit à le faire sauter ; mais Khosrew montait alors un vaisseau, la méprise de Canaris le sauva. De leur côté, des brûlots hydriotes parvenaient à incendier un brick tunisien et une corvette de Tripoli. Remettant à des temps meilleurs l’attaque qu’il avait projetée conte Samos, le capitan-pacha se laissa emporter par le vent du nord jusqu’à la rade de Boudroun, où il espérait bien trouver un important renfort.

La flotte égyptienne était en effet partie d’Alexandrie le 19 juillet 1824, elle ne devait pas tarder à gagner le point de rendez-vous qui lui avait été assigné par le capitan-pacha. Vingt-cinq navires de guerre escortaient 8,000 hommes et un millier de chevaux embarqués sur une centaine de transports. Le vice-roi avait mis à la tête de cette armée, qu’il destinait à envahir la Morée, son fils adoptif, celui en qui l’Europe était habituée à voir l’héritier présomptif et l’aîné des enfans de Méhémet-Ali, le, célèbre Ibrahim-Pacha. Le héros égyptien, dont l’Arabie répétait encore le nom avec effroi, avait, comme beaucoup d’hommes de guerre, une physionomie des plus ternes et des plus communes ; il fallait l’émotion du combat pour animer ces traits empâtés et placides, il fallait l’aiguillon du danger pour faire jaillir de ces yeux gris l’éclair d’une résolution intrépide. Court et trapu, Ibrahim, malgré un embonpoint assez prononcé déjà présentait cependant tout l’aspect de la force. Soldat frugal, il couchait en campagne sur la dure et se contentait de la ration qu’il faisait distribuer à ses troupes. Son impétuosité pouvait égaler au besoin son sang-froid. C’est de ce métal qu’ont été faits en tout temps les Condés, capitaines d’instinct qui devinent le métier de la guerre, et pour leur coup d’essai le pratiquent avec un incomparable éclat. En voyant partir Ibrahim, les consuls européens avaient cru la Morée irrévocablement perdue. « La Grèce sera turque, disaient-ils, avant six mois. » Pour conquérir le pachalik qui devait être le prix de sa valeur, Ibrahim ne demandait aux dieux qu’un vent qui l’y pût conduire ; mais en été le vent n’est jamais favorable aux navires qui partent de l’Égypte pour s’avancer vers le nord. Dans cette saison et dans ces parages, la brise a la constance qui distingue les moussons périodiques des mers de l’Inde. Pour s’élever au large de la côte d’Afrique, Ibrahim fut obligé de partager sa flotte en petites divisions qu’il laissa louvoyer avec la plus entière liberté de manœuvre. L’espace de mer qui s’étend entre l’Égypte, l’île de Chypre et la Crète fut pendant les derniers jours du mois de juillet couvert de navires. Le 2 août, Ibrahim mouillait enfin dans le golfe de Macri ; le 1er septembre, il opérait sa jonction avec le capitan-pacha. Les deux flottes comprenaient alors un vaisseau portant le pavillon de Khosrew, vingt-cinq frégates, vingt-cinq corvettes, cinquante bricks et goélettes, près de trois cents transports. Les Grecs s’étaient arrêtés au mouillage de Patmos ; ils ne pouvaient opposer à ce formidable armement, où se trouvaient rassemblés 50,000 marins et soldats, deux mille cinq cents canons, que soixante-dix voiles et huit cents bouches à feu d’un calibre généralement impuissant. C’est avec une telle disproportion de forces qu’ils allaient cependant livrer, non plus des combats d’avant-garde, mais des batailles rangées. L’histoire maritime n’a peut-être pas de page qui soit pour un marin plus digne d’intérêt.

Le 5 septembre 1824, Miaulis appareilla de la rade ouverte de Patmos. Un détachement, composé de dix-huit navires de guerre et de six brûlots, précédait le gros de sa flotte. Les Turcs mirent également sous voiles et se rangèrent en bataille dans le golfe. La brise était fraîche ; le vaisseau du capitan-pacha, en virant de bord, perdit son grand-hunier et sa vergue de grand-perroquet. Khosrew laissa porter vent arrière pour réparer en dehors du feu ces avaries. Une semblable manœuvre n’était pas de nature à encourager le reste de la flotte turque. Quatre frégates cependant avaient réussi à gagner le vent à la division de Miaulis, qu’elles s’efforçaient d’acculer sous les forts de Cos. Pendant ce temps, Ibrahim et Ismaël-Gibraltar contenaient le gros de la flotte ennemie. La situation devenait, critique pour les Hydriotes, leur habileté les tira de ce mauvais pas. Le vent, en fraîchissant encore, ne tarda pas à jeter le désordre dans l’escadre de Khosrew. La vue seule des brûlots avait le don d’affoler les Turcs ; en voulant les éviter, plusieurs des bâtimens du capitan-pacha s’abordèrent. Quant au canon, il fit dans toute cette affaire peu de ravages ; le tir des Grecs était inefficace, celui des Turcs « semblait insensé. » En dépit d’un feu des plus violens, maintenu pendant plusieurs heures, il n’y eut pas 20 hommes de tués des deux parts. Dans l’après-midi, les flottes se séparèrent et allèrent, chacune de son côté, chercher un mouillage où elles pussent réparer en paix leurs avaries. Ibrahim était enchanté de ce premier essai de combat naval. Bien qu’il se fût trouvé sur un terrain entièrement nouveau pour lui, il y avait montré sa bravoure ordinaire.

Le 10 septembre, la flotte combinée appareilla, bien décidée à forcer enfin le passage. Elle avait déployé ses quatre-vingt-sept voiles sur une seule ligne, et cette ligne s’étendait de Leros jusqu’à Calymnos. L’avant-garde des Turcs tenta encore une fois de placer Miaulis entre deux feux. Cet amiral se trouvait en calme près de l’îlot Kiriaki avec une douzaine de bricks ; peu s’en fallut qu’il ne fût enveloppé par l’ennemi. La brise l’atteignit enfin et lui permit de se dégager. Quatre brûlots furent lancés sans effet sur les Turcs. Deux autres accrochèrent à la fois et sur ses deux flancs la frégate que montait l’amiral de Tunis. Les 400 hommes dont se composait l’équipage, les 250 soldats arabes qu’on avait embarqués à Alexandrie, tout périt dans les flammes ou s’abîma dans les flots. Abordée par un brûlot ipsariote, une corvette turque avait partagé le sort de la frégate tunisienne. Ibrahim et Khosrew reconnurent l’impossibilité de pousser plus avant. Ils allèrent reprendre une troisième fois le mouillage de Boudroun. Cette masse de navires, dont la confusion s’augmentait des deux commandemens auxquels il lui fallait obéir, ne pouvait que gagner à se séparer en deux escadres distinctes. Khosrew-Pacha poursuivit seul sa route vers Samos. Ibrahim débarqua dans la plaine d’Halycarnasse ses troupes fatiguées et en proie à la dyssenterie. « La saison est trop avancée déjà écrivait M. de Reverseaux au comte de Chabrol, ministre de la marine, pour que les Turcs puissent faire avec succès cette année aucune tentative importante contre la Morée ou les îles. Il paraît certain que la flotte d’Égypte a, depuis son départ d’Alexandrie, perdu plus de la moitié de ses équipages et de ses troupes, sans compter la totalité de ses chevaux. »

Telles étaient les nouvelles qu’un exprès apportait le 11 septembre 1824 à Constantinople. Le 27, Khosrew rencontrait la flotte grecque entre Nicarie et Samos. Cette rencontre amena entre les deux flottes une escarmouche assez vive qui contraignit encore une fois le capitan-pacha à renoncer à son projet si souvent ajourné de descente. Les coups de vent d’équinoxe décidèrent quelques jours plus tard l’amiral ottoman à rentrer dans les Dardanelles, La campagne de 1824 était donc terminée ; malgré la réduction d’Ipsara et de Caxos, on pouvait la considérer comme un avortement. C’est ainsi qu’en jugèrent les Grecs. Ils laissèrent leur flotte insensiblement se dissoudre ; abandonné par les Ipsariotes, Miaulis ne put conserver autour de lui que vingt-cinq voiles. Il n’en continua. pas moins de surveiller les mouvemens de l’ennemi avec un zèle vraiment infatigable.

Le patriotisme de l’habile amiral se défiait à bon droit des projets d’Ibrahim. Le fils du vice-roi avait en effet juré qu’il ne mettrait le pied sur la terre ferme que le jour où il pourrait débarquer en Morée. 5,000 Égyptiens venus d’Alexandrie avaient comblé les vides de son armée. Il s’occupait activement de retremper le moral de sa flotte. Un de ses bricks s’était laissé détruire par deux brûlots grecs. Il fit étrangler le capitaine qui avait trop précipitamment abandonné le navire abordé. Un autre commandant, également coupable de faiblesse, reçut la bastonnade sur le gaillard d’arrière. La seule chose qui pût arrêter encore Ibrahim, c’était le danger d’affronter avec des navires mal armés les rigueurs de l’hiver. Un soldat habitué à ne prendre conseil que de son audace ne recula pas devant cette entreprise. Le 13 novembre 1824, poussée par un vent favorable, la flotte égyptienne voyait enfin surgir à l’horizon les montagnes de la Crète. Miaulis, avec vingt bricks, apparut tout à coup en travers de sa route. Les transports marchaient en avant sous l’escorte d’une frégate ; ils se hâtèrent de serrer le vent pour se replier, s’il en était temps encore, derrière les navires de guerre : cinq bricks grecs avaient déjà entouré la frégate ; les autres s’élancèrent à la poursuite des transports. La nuit vint, nuit sombre et pluvieuse : quand le jour se fit, Ibrahim, à l’abri sous Scarpanto, chercha vainement des yeux son convoi ; plusieurs de ses transports étaient tombés entre les mains de Miaulis ; les autres faisaient route pour Alexandrie. Ibrahim dut se résigner à rétrograder. Il alla mouiller en face de Rhodes dans la baie de Marmorice et y rallia les débris de sa flotte. Là il dégrada onze de ses capitaines ; mais il ne renonça pas à l’exécution de ses projets. Depuis son départ d’Alexandrie, il avait perdu deux frégates, deux corvettes, deux bricks, cinquante bâtimens de transport. Le 5 décembre, il sortait de la baie de Marmorice, et cette fois il trouvait, — fortune inespérée, — la route libre. C’est ainsi que, grâce à la prodigieuse constance de son chef, la flotte égyptienne put, dans les derniers jours de l’année 1824, atteindre la rade spacieuse et sûre de la Sude. La partie la plus difficile du trajet était accomplie. Ibrahim n’avait plus qu’une cinquantaine de lieues à parcourir pour aborder au rivage de la. Morée.

Les Grecs à cette date se berçaient des plus doux espoirs et sommeillaient dans une sécurité complète. « Les succès éclatans que les insurgés ont obtenus cette année, écrivait M. de Reverseaux, le 15 décembre 1824, au retour d’une mission accomplie sur la corvette l’ Isis, ont consolidé l’édifice de leur régénération. Fiers d’avoir pu résister aux armées réunies du capitan-pacha et du vice-roi d’Égypte, ils ne se rappellent plus le découragement que leur a causé la chute d’Ipsara. » Sous plus d’un rapport cependant, la campagne maritime de 1824 était loin d’avoir été aussi favorable aux Grecs que le pensait M. de Reverseaux. Les escadres de Miaulis, de Sachtouris, d’Apostolis, avaient, il est vrai, fait échouer l’expédition qui menaçait Samos. Le sacrifice de vingt-deux brûlots leur avait permis d’achever la destruction de sept bâtimens turcs, mais les dernières ressources financières des insulaires étaient épuisées. C’est surtout parce qu’ils ne pouvaient plus payer leurs équipages que les Grecs avaient pris le parti de désarmer leur flotte, laissant, avec une imprudence qu’on leur a peut-être trop vivement reprochée, la route de la Morée ouverte à l’armée d’Ibrahim.

Sur le littoral de cette péninsule, occupé presque tout entier par les populations rebelles, les Turcs étaient parvenus, à sauver deux places fortes de première importance : Modon et Coron. Ravitaillées à diverses reprises par la flotte ottomane, ces deux forteresses étaient encore, au mois de décembre 1824, approvisionnées pour plus d’une année. Sans s’arrêter aux funestes présages d’une nouvelle traversée d’hiver, Ibrahim partit de la Sude et se dirigea vers la baie que les îles Sapience défendent des vents du large ; le 24 février 1825, il débarquait sur la plage de Modon 4,000 soldats de son infanterie. régulière et 500 cavaliers. Immédiatement renvoyée au port qu’elle venait de quitter, la flotte égyptienne en rapporta bientôt une seconde division. Le 21 mars 1825, l’armée égyptienne, déjà forte de 10,000 fantassins et de 1,000 cavaliers, mettait, avec quelques pièces d’artillerie de campagne, le siège devant Navarin.

IV

Plongée dans une fausse sécurité, la Morée avait profité des loisirs que lui laissait la guerre étrangère pour se livrer à toutes les passions de la guerre civile. Le parti des Klephtes avait à sa tête deux capitaines hardis qui ne se souciaient guère des subtilités de la politique, et qui entendaient garder le pouvoir à tout prix. Colocotroni, arrivé à l’âge de cinquante-six ans, n’était pas d’humeur à se soumettre pour la première fois de sa vie à l’autorité des légistes. Avec sa taille d’athlète, son visage dur, maigre et basané, son grand nez aquilin, ses éclats de passion, il était dans cette société naissante le représentant naturel de la barbarie, qui s’efforçait encore de résister à l’infiltration lente, mais inévitable, de la civilisation européenne. Sa rudesse affectait à dessein de mépriser nos usages. « Les palikares, disait-il, doivent s’asseoir à terre pour prendre leurs repas. Ce n’est pas à eux qu’il convient de se ranger autour d’une table à la façon des Francs. » Le peuple en général aime les hommes de guerre qui dédaignent les délicatesses auxquelles ses habitudes le rendent étranger. Mangeant, couchant, s’habillant par goût autant que par politique à la palikare, le colonel Fabvier fut, de tous les philhellènes, celui qui garda le plus sûrement son ascendant sur ses troupes.

Colocotroni était à la fois l’idole et le maître de la Morée ; Odysseus n’était que le tyran de la Grèce orientale. Fils d’un klephte de la Locride et d’une mère albanaise, ce chef de partisans avait été formé à l’école d’Ali-Pacha. On le citait pour ses traits réguliers, sa taille élancée et svelte, sa démarche hardie. Tout guerrier montagnard doit être, en même temps que vaillant soldat, marcheur infatigable et coureur agile. Odysseus n’avait pas de rival à la course. Le consul de France à Athènes, M. Fauvel, qui n’aimait de la Grèce que ses monumens, et qui, au rapport de lord Byron, voyait toujours dans les habitans de l’Attique moderne « la même canaille qu’au temps de Thémistocle, » M. Fauvel voulait sans aucun doute faire une ironique allusion à cette aptitude bien connue d’Odysseus lorsque, racontant à M. de Viella le combat de Dadi, où les Grecs avaient été, disait-il, « battus à plates coutures, » il ajoutait avec une satisfaction secrète : « Pour fuir plus vite, Odysseus a laissé derrière lui ses souliers. » Ainsi courut plus d’un héros aux jours chantés par Homère quand les portes d’Ilion s’ouvraient à l’improviste devant les pas d’Hector. Ainsi se poursuivent encore à travers leurs rochers les Albanais et les Monténégrins. La révolution grecque n’avait pas pour seuls artisans des patriotes dévoués, des chevaliers sans peur et sans reproche ; en plus d’une occasion, ce furent des natures sauvages, des caractères farouches qui combattirent pour elle. Le poète avait raison : la Grèce était debout, la Grèce s’était éveillée ; mais, à la façon dont se manifestait son réveil, on ne voyait que trop qu’elle avait dormi deux mille ans.

La guerre civile existait à l’état latent depuis la défaite de Dramali-Pacha ; elle éclata tout à coup avec une violence imprévue au mois de novembre 1824. L’influence croissante des Hydriotes devait finir par porter ombrage aux primats héréditaires, successeurs naturels des beys ottomans. Ces primats affichaient hautement la prétention d’administrer comme par le passé leurs districts et de continuer à y percevoir les impôts. Le gouvernement central insistait au contraire pour que le produit des taxes lui fût intégralement remis. Delyannis, Colocotroni, se joignirent aux primats et donnèrent par leur adhésion un corps à la révolte. Cette crise intérieure ne tendait à rien moins qu’à saper le fragile édifice d’Épidaure jusque dans ses fondemens. Le parti civil demeurait atterré ; ses forces étaient nulles, toute la puissance militaire se trouvait concentrée dans les mains des rebelles. Le général Coletti, ministre de la guerre, vint au secours de la légalité ; l’appui qu’il lui apporta rétablit subitement l’équilibre. Coletti était né en Albanie d’une famille d’origine valaque. Il avait, comme le dictateur de Samos, consacré sa jeunesse au culte d’Esculape, mais ce n’était pas dans la molle Ionie, c’était à la cour d’Ali-Pacha qu’il avait exercé sa profession de médecin. Là il avait appris comment on pouvait dominer, subjuguer l’un par l’autre des chefs trop redoutables s’ils fussent restés unis. Aux klephtes, aux primats de la Morée, il opposa les armatoles rouméliotes ; il s’assura ainsi le concours d’une armée avec laquelle il eut bientôt écrasé ou dispersé les dissidens. Le fils aîné de Colocotroni fût tué dans une de ces escarmouches. Le vieux Colocotroni lui-même et Delyannis furent faits prisonniers. On confina ces illustres captifs dans un monastère d’Hydra. Les primats s’enfuirent dans l’Acarnanie. Quant à Odysseus, soupçonné d’être entré en pourparlers avec le pacha de l’Eubée, son lieutenant Gouras se tourna contre lui et l’enferma dans la citadelle d’Athènes. En six semaines, la victoire du parti civil était complète.

M. de Reverseaux arrivait à Nauplie au moment même où venait de se consommer ce triomphe. La présidence du corps législatif, composé de 62 membres, 28 pour le Péloponèse, 18 pour la Grèce continentale, 16 pour les îles, avait été dévolue à Panoutzo Notaras. Le pouvoir exécutif était exercé par George Condouriotti d’Hydra, Photillas, Goletti, Spiliotakis, chargés de parler au nom de la Morée, de l’Albanie et de Misistra. Le représentant de Spezzia, Botazis, venait de mourir à Nauplie et n’avait pas été remplacé. Le prince Mavrocordato était attendu de Missolonghi ; on lui réservait les fonctions de chancelier d’état. « Le gouvernement de la Grèce, écrivait M. de Reverseaux, m’a paru mieux assis, plus respecté, plus craint que par le passé. Désireux d’éloigner tout élément de trouble, il a refusé l’entrée de Nauplie à Mavromichali et à la Bobolina, l’amazone de Spezzia, qui ont dû se retirer à Argos. Quand je me suis présenté à la maison où siège le gouvernement, je n’y ai trouvé que Coletti à peine convalescent du typhus, dont ses collègues ont tous été atteints. Coletti me parla de l’espoir qu’il avait de voir bientôt ouvrir en France un emprunt. Caressé par les Anglais pendant toute la durée de son séjour à Missolonghi, Mavrocordato est, dit-on, le seul homme important qui leur soit dévoué. Je ne dirai rien des Russes, qui se sont souverainement fait détester en Grèce. Quant aux Autrichiens, le sentiment de la haine n’est pas le seul que les Grecs leur ont voué ; Ce sentiment s’allie chez eux à celui du mépris. Le projet d’une organisation analogue à celle des provinces de Moldavie et de Valachie, qui en 1821 eût comblé de joie les habitans de la Grèce, ne leur paraîtrait plus maintenant qu’un moyen indirect de les faire rentrer sous la dépendance des sultans. Au point où en sont les Grecs, un accord entre eux et les Turcs n’est plus possible. »

L’Europe cependant était loin d’avoir pris le parti violent et décisif qu’indiquait sans trop de réticence M. de Reverseaux. L’intégrité de l’empire ottoman est un de ces dogmes qu’on ne modifie pas à la légère. Des conférences s’étaient ouvertes à Saint-Pétersbourg ; elles avaient eu pour premier résultat de charger les légations de Constantinople du soin de proposer confidentiellement l’intervention officieuse dés grandes puissances européennes à la Porte. « On ne voulait que réconcilier le sultan avec les Grecs. » Interrompues par le voyage que l’empereur Alexandre avait dû faire en Pologne pour ouvrir la diète de Varsovie, ces conférences ne pourraient être reprises qu’au mois de juin. Il importait à notre diplomatie de s’y présenter bien informée, « On manque à Saint-Pétersbourg, écrivait le comte de Guilleminot, nous manquons nous-mêmes ici de notions claires et précises sur l’ensemble de la situation. L’Autriche est de toutes les puissances celle qui sans doute a le mieux étudié la question grecque, mais elle ne se pique pas de ne dire à ses alliés que ce qui est vrai. Elle a grand soin de bien assortir ses peintures avec ses combinaisons politiques. La cause des Grecs est belle et légitime. Le courage avec lequel ils l’ont défendue est digne d’admiration ; ce courage suffira-t-il pour en assurer le triomphe ? À n’examiner que la situation respective des combattans, il semble que, si nulle diversion n’intervient, le bénéfice du temps sera pour la Porte, dont les ressources sont plus que suffisantes pour prolonger la lutte durant bien des années encore. Les Grecs ne peuvent aujourd’hui, sans être dupes de la plus funeste illusion, s’attendre à voir leur indépendance reconnue par l’Europe. La Russie s’est formellement prononcée contre une résolution pareille. Elle veut protéger les Grecs, elle ne veut pas les voir se former en état indépendant. Les sentimens de l’Autriche sont assez connus ; ils resteront invariables, car ils sont inhérens à la politique du cabinet de Vienne. L’Angleterre affiche aujourd’hui des principes qui sembleraient favorables à la cause des Grecs ; que ceux-ci cependant ne s’y trompent point. Pour pénétrer la pensée du cabinet de Londres, il faut étudier ses intérêts. Quels sont-ils ? L’intérêt politique de l’Angleterre est que la Russie reste ce qu’elle est et où elle est. Si l’Angleterre pouvait vouloir l’indépendance de la Grèce, c’est que, jugeant Constantinople sur le point d’être envahie par les Russes, elle chercherait à opposer les Grecs aux progrès de l’empire moscovite. L’Autriche, la Russie, l’Angleterre, sont, chacune à leur manière, les ennemis des Grecs. La France seule pourrait à bon droit parler de la sincérité de ses vœux en leur faveur. Notre politique à l’égard des Turcs est hors de routine. Nous plaçons notre vraie force en nous-mêmes. Sans vouloir hâter la chute de l’empire ottoman, nous nous mettons peu en peine de l’empêcher. En un mot, si la volonté des autres cours était de reconnaître et de soutenir l’indépendance des Grecs, la France y souscrirait d’autant plus volontiers qu’en raisonnant même d’après les anciennes idées d’équilibre politique, elle verrait dans une nation jeune et pleine de vie des garanties qu’on ne saurait plus attendre des musulmans dégénérés. »

Tel était aux premiers mois de l’année 1825 le remarquable langage de l’ambassadeur de France à Constantinople. Le comte de Guilleminot inclinait visiblement dès lors vers la solution que la pression de l’opinion publique réussit après de longs et vigoureux efforts à faire enfin prévaloir. Le commandant de la station navale, le brave capitaine Drouault, obéissait à de tout autres préoccupations. Ses vœux les plus ardens étaient pour Ibrahim, ses dédains, ses rigueurs ne s’adressaient qu’aux Grecs. « Il n’est, disait-il, ni dans mes principes ni dans mes sentimens de favoriser le fort contre le faible, de lancer des Turcs contre des chrétiens ; mais dans l’Archipel je ne trouve plus simplement des Grecs combattant des Turcs, je vois un petit peuple insurgé prêt à devenir l’instrument des Anglais. Je me rapproche alors de l’ancienne politique de mon pays. Cette politique consistait à repousser les Anglais de la Méditerranée, où ils n’ont déjà que trop d’influence. »

Le roi Charles X avait succédé à son frère. Les gouvernemens, si constitutionnels qu’ils puissent être, se ressentent toujours jusqu’à un certain point de l’humeur personnelle du souverain. Le gouvernement de l’ancien comte d’Artois ne pouvait avoir l’impassibilité qui avait distingué de tout temps la politique du comte de Provence. Le cabinet des Tuileries était devenu depuis le 16 septembre 1824 le conseil d’un roi chevalier ; sans adopter pleinement les vues du comte de Guilleminot, il n’eût voulu sous aucun prétexte s’exposer au reproche d’avoir par ses démarches ou par ses exigences desservi la cause de la Grèce. On craignit à Paris que l’antipathie si peu dissimulée du commandant de la Galatée contre l’Angleterre et ses prétendus instrumens ne l’entraînât trop loin. Le capitaine Drouanlt attendait à Smyrne les nouvelles instructions qu’il avait demandées. Un ordre imprévu le rappela brusquement à Toulon. Le 18 avril 1825, il dut remettre le commandement de la station au capitaine de vaisseau Begon de La Rouzière, sans même attendre l’arrivée de la frégate la Sirène, partie de France le 11 avril, sous les ordres du capitaine de Rigny, destiné à le remplacer.

Le 21 avril 1825, la Sirène faisait route pour Smyrne ; à la hauteur du cap Saint-Ange, elle rencontra une division de dix-huit bâtimens grecs sous le commandement de l’amiral Miaulis. Ces dix-huit navires étaient la seule force que les Hydriotes, toujours à court d’argent, eussent pu réunir pour intercepter les communications d’Ibrahim avec ses dépôts de Candie. Le 29 avril, la flotte égyptienne, au nombre de soixante-dix à quatre-vingts voiles, dont dix-huit frégates ou corvettes, plusieurs bricks et goélettes de guerre, trente ou quarante transports, dont une partie sous pavillon autrichien et sous pavillon sarde, sortait pour la troisième fois de la Sude et louvoyait pour s’élever au vent du cap Malecca. Cette flotte mal ralliée, plus mal manœuvrée encore, occupait un espace de 5 lieues environ. Le même soir, les bâtimens grecs étaient en vue. Le vent très faible ne leur permit pas de s’approcher. Le 30, à huit heures du matin, l’escadre ennemie était encore pelotonnée en désordre, cherchant à masquer ses transports. Les Grecs engagèrent les premiers la canonnade. Le feu s’étendit bientôt sur toute la ligne et dura jusqu’à midi. « Des deux côtés, nous dit le chevalier de Rigny, témoin de ce combat, on tirait hors de portée. » Vers le soir, le feu reprit avec plus de vivacité encore. Les Grecs, avec leurs bâtimens légers et leur faible artillerie, ne pouvaient avoir d’autre espoir que de diviser l’ennemi et de lui lancer leurs brûlots. « À dix heures du soir, un brûlot s’enflamma, et successivement deux autres. En ce moment, la canonnade était épouvantable. Les Turcs, à portée ou hors de portée, qu’ils eussent ou n’eussent pas de but, tiraient leurs bordées entières au hasard. » Au jour, on distingua du pont de la Sirène la flotte égyptienne qui continuait sa route vers la Morée. Les Grecs restaient maîtres du champ de bataille avec trois brûlots de moins qui avaient éclaté sans effet ; mais, ce qui serait difficile à croire si un témoignage aussi authentique ne nous l’affirmait, après une canonnade qui avait ébranlé l’horizon pendant plus de douze heures, aucune avarie apparente ne fut remarquée dans la voilure de l’une ou de l’autre flotte.

Le lendemain de ce combat, la flotte d’Ibrahim, au nombre de quatre-vingt-deux voiles, chargée de 4,000 hommes, de 500 mulets, de munitions de guerre et de bouche, arrivait à Modon. Une partie des troupes turques de Candie avait refusé de s’embarquer, ne voulant pas, disaient-elles, se mêler avec les Nedjis. Ibrahim n’avait point à regretter leur concours. Des soldats indisciplinés n’auraient pu que corrompre par leur exemple cette brave infanterie régulière. Lenizam égyptien venait de donner la mesure de sa solidité. Les Souliotes, commandés par Zavellas et Constantin Botzaris, les armatoles rouméliotes sous Karaïskaki, les Albanais de l’Argolide, conduits par un capitaine hydriote, avaient pris position, au nombre de 7,000 hommes, sur les hauteurs qui dominent Modon. Ibrahim attaqua cette armée avec 3,000 fantassins réguliers, 400 cavaliers et quatre pièces de canon. Les Arabes reçurent l’ordre de charger les Souliotes et les armatoles à la baïonnette. Ils marchèrent d’un pas ferme sur les retranchemens ennemis, sans hésiter, sans broncher, quoique plusieurs tombassent en chemin. Après une faible résistance, les troupes grecques lâchèrent pied et prirent la fuite dans toutes les directions. Quelques volées d’artillerie et une charge de cavalerie complétèrent la victoire des Égyptiens. Les Grecs avaient laissé 600 morts sur le champ de bataille. Ibrahim ne perdit point son temps à les poursuivre ; il voulait avant tout assurer un meilleur abri à sa flotte.

Les magasins, les maisons, les mosquées de Modon, étaient remplis des provisions apportées de Candie et d’Égypte. Du 1er  au 3 mai, tout avait été débarqué ; les soldats aidaient les matelots, le déchargement des transports avait lieu sous les yeux d’Ibrahim. Les bâtimens de guerre croisaient au large entre Savarin et Modon. Le 3 mai parut la flotte grecque, renforcée de quelques bâtimens ; elle attaqua un détachement ennemi, et « profita de l’incroyable ineptie et de la lâcheté des frégates turques pour faire entrer, en traversant leur feu, quatre bâtimens à Navarin. » Irrité de la manœuvre de ses frégates, Ibrahim s’était jeté à bord d’un brick égyptien pour se porter de sa personne sur le lieu du combat. Le brick qu’il montait fut à diverses reprises couvert par la mitraille. La flottille grecque, « qui avait manœuvré avec hardiesse et pour atteindre un but déterminé, » serra le vent dès qu’elle eut fait entrer dans Navarin le secours attendu par les défenseurs de cette forteresse. « Ibrahim, écrivait le commandant de la Sirène au comte de Guilleminot, est aujourd’hui établi avec environ 15,000 hommes et 8,000 chevaux de Modon à Navarin ; il maintient ses communications avec Coron. Les Grecs se sont retirés à Calamata. Ibrahim ne quittera pas ses lignes avant d’avoir pris Navarin. Malgré son caractère impatient et fougueux, il est loin d’agir sans prudence. »

Le nouveau commandant de la station avait hâte de se mettre en rapport avec le gouvernement grec. Le président Condouriotti était au camp de Scala avec Mavrocordato ; les autres membres du pouvoir exécutif se trouvaient encore à Nauplie. Ce fut à Nauplie qu’en quittant les eaux de Navarin se rendit la Sirène. Après l’extinction du parti de Colocotroni, après la fuite des primats dissidens Londos et Zaïmis, il semblait que l’union eût dû régner enfin parmi les Grecs. De nouvelles divisions s’étaient malheureusement élevées entre eux, et deux partis contraires se disputaient déjà la prééminence, le parti de Coletti et celui de Mavrocordato. « Les avis cependant ne manquent pas aux Grecs, écrivait au comte de Guilleminot le capitaine de Rigny ; les agens des comités allemand, français et anglais, MM. Porro, le général Roche et le comte Gamba, ne se font pas faute de leur en donner ; mais le gouvernement grec vit dans la dépendance des capitaines qui commandent ses troupes ; 12,000 Turcs se sont avancés à deux heures de Missolonghi, à Anatolikon ; à cette nouvelle, les Rouméliotes qui étaient accourus en Morée pour s’opposer à Ibrahim ont abandonné leurs postes. « Ils voulaient, disaient-ils, retourner à la défense de leurs champs. » Les chefs sont venus à Nauplie réclamer impérieusement le paiement de leurs troupes. Tels sont l’ordre et la discipline qui règnent dans les armées grecques. »

L’échec que les insurgés venaient d’essuyer devant Modon avait complètement ruiné dans l’opinion la vieille renommée des arnautes. C’était la tactique européenne qui avait, suivant les Moréotes, triomphé sur le champ de bataille de Kremmydi. « Le mot tactique, ajoutait M. de Rigny, est aujourd’hui en Grèce dans toutes les bouches. » Le gouvernement voulut profiter de cette disposition des esprits ; il s’empressa de réunir à Nauplie 500 palikares auxquels il donna pour instructeurs des officiers philhellènes. Si ce corps ne devait de longtemps être en état de tenir tête à l’infanterie arabe, on pourrait du moins lui confier avec avantage « la gardé du pouvoir exécutif, ou, pour mieux dire, de la caisse qui, sans cette précaution, eût couru journellement le risque d’être enlevée. » Le gouvernement de Nauplie montrait peu d’inquiétude encore ; le capitaine de Rigny fut plus clairvoyant, il ne s’abusa pas un instant sur les désastreuses conséquences qu’allait avoir le débarquement d’Ibrahim. « La situation des Grecs, écrivait-il encore le 16 mai 1825 au comte de Guilleminot, est la plus critique de toutes celles où ils se soient trouvés. »

Les Anglais avaient refusé de prendre part aux conférences de Saint-Pétersbourg. La Russie, qui d’abord « en avait montré une indignation fière, » et qui semblait vouloir, sans tenir compte de ce refus de concours, « aller de l’avant, » s’était tout à coup effrayée des obstacles que les Anglais pourraient lui susciter. Tout devait donc rester forcément en suspens, tant que le cabinet britannique s’obstinerait à maintenir en Grèce son action isolée. Les délégués des divers comités philhellènes étaient peu disposés à tenir compte des difficultés politiques qui imposaient à notre intervention ces allures circonspectes dont leur zèle généreux ne se lassait pas d’accuser la tiédeur. Le parfait accord de l’ambassadeur de France à Constantinople et du commandant de la station était la seule force qui pût résister avec efficacité à cette pression ardente. Dès le premier jour, la confiance s’établit entre le général de Guilleminot et le capitaine de Rigny. Ils mirent tout en commun, les informations, quelle que fut la source où ils les eussent puisées, les démarches avouées et les tentatives secrètes. « J’ai reçu votre rapport du 16 mai, écrivait au capitaine de la Sirène l’ambassadeur de France ; c’est le premier de ce genre qui m’ait satisfait depuis un an. Grâce à vous, je commence à voir clair dans les affaires de la Grèce. » Quand deux hommes de ce rare mérite sont aussi décidés à se prêter un appui sincère ; quand, placés aux deux pôles d’une question, ils établissent entre eux un courant continu de renseignemens, d’avertissemens, de lumières, on peut être certain que la politique de leur pays sera bien servie.

La citadelle de Navarin eût pu arrêter assez longtemps Ibrahim sous ses murs, si elle eût continué à recevoir des secours de la mer. Ibrahim réduisit cette place importante, comme au début de sa carrière le jeune Bonaparte avait réduit Toulon. Il commença par s’emparer de la rade. La baie de Navarin est un vaste bassin presque circulaire dont l’île de Sphactérie, longue de 2 milles 1/2 environ, large de 1/3 de mille à peine, forme un des côtés. La citadelle est bâtie sur la rive opposée, au pied du mont San-Nicolo, élevé de 470 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le chiffre de la garnison ne dépassait pas 1,200 hommes. L’île de Sphactérie était défendue par un millier d’hommes et par une douzaine de canons. Le 8 mai 1825, la flotte égyptienne appareillait de Modon et jetait sur la pointe méridionale de l’île, à peu de distance du goulet, un régiment de soldats réguliers et un détachement d’anciens Timariotes conduits par Hussein-Bey, le vainqueur de Caxos, L’autre extrémité de Sphactérie n’est séparée de la terre ferme que par un étroit passage qui peut aisément se traverser à gué. C’est vers ce bras de mer que s’enfuirent à la hâte les Rouméliotes, les klephtes, les artilleurs, pressés d’échapper au feu des frégates égyptiennes et à la poursuite des fantassins arabes. Plus d’un brave cependant se fit tuer à son poste. Là trouvèrent la mort l’héroïque commandant du brick le Mars, le capitaine hydriote Tsamados, et ce noble exilé piémontais le comte de Santa-Rosa, qui, après avoir été compromis dans le mouvement libéral de 1821, était venu au mois de décembre 1824 offrir ses services à la Grèce. Le révolutionnaire italien qui, au dire de ses meilleurs amis, eût siégé, si le sort l’eût fait naître Français, entre M. Royer-Collard et M. Lainé, le libre penseur qui regrettait si sincèrement de n’être « qu’un de ces pauvres philosophes pour lesquels le prolongement de l’existence n’est qu’un espoir, un désir ardent, une prière fervente, » ne s’était point senti appelé par ses principes politiques à prendre part aux agitations de la péninsule ibérique. Il ne put voir de sang-froid les Grecs abandonnés « à la vengeance des ennemis de la foi chrétienne. » À l’âge de quarante ans, laissant derrière lui une jeune femme, des enfans adorés, il se jeta en simple soldat dans les rangs les plus exposés des palikares. Son amour pour la Grèce avait, disait-il, quelque chose de sacré et de solennel. Ainsi que lord Byron, il se croyait tenu d’acquitter autant qu’il était en lui la dette contractée par l’esprit humain envers le berceau de tous les arts, envers la source de toute poésie et de toute civilisation. Le comte de Santa-Rosa voulant donner sa vie à la Grèce moderne, parce que la Grèce antique a été « la patrie de Socrate, » s’effrayant dès ses premiers pas du désordre affreux qui règne dans l’armée, se blâmant de ses illusions, n’espérant plus rien de son sacrifice, et marchant cependant d’un pas ferme à la mort, telle est en abrégé et dans son plus attendrissant exemple toute l’histoire du philhellénisme. Généreuse folie qui ne sut pas dans ses regrets et dans ses désappointemens rester juste !

Sur les 1,000 ou 1,100 hommes qui composaient la garnison de Sphactérie, 350 avaient été tués, 200 faits prisonniers. Le reste, franchissant le gué de Sikia, trouva un refuge dans l’enceinte du vieux château féodal qui domine d’un côté la mer Ionienne et le port, aujourd’hui comblé, de Pylos, de l’autre la plaine de Likos et l’étang de Dagh-Liani. Cinq bricks mouillés sur rade avaient appareillé aussitôt que l’escadre égyptienne s’était montrée à l’ouvert de la baie de Navarin. Le brick du capitaine Tsamados s’obstina seul à attendre le retour de son capitaine. Les embarcations de ce bâtiment purent ainsi recueillir Mavrocordato et quelques autres passagers. Trente-quatre navires de la flotte égyptienne occupaient en ce moment les abords de Navarin ; il fallut passer sous leur canon pour sortir de la rade. Prêt à se faire sauter, si quelque avarie de mâture, le laissait par malheur à la merci des Turcs, l’équipage du Mars traversa en quelque sorte avec impunité la double et triple ligne qui lui barrait la route. Il n’y eut que 2 hommes tués et 7 blessés à bord d’un brick qui avait essuyé presque à bout portant le feu de plusieurs frégates.

L’absence de Miaulis avait livré l’île de Sphactérie à Ibrahim. Le 12 mai, quatre jours après cette fatale affaire, Miaulis reparaissait devant Modon avec cinquante-huit voiles. Profitant d’un vent favorable, il lança six brûlots à la fois sur les bâtimens égyptiens. Une magnifique frégate, l’Asia, construite à Deptford, deux corvettes et quatre transports devinrent à l’instant la proie des flammes. Le succès eût été complet, si la majeure partie de la flotte d’Ibrahim n’eût mis sous voiles au moment de l’attaque. Il eût été complet surtout, s’il eût pu sauver la citadelle assiégée ; mais déjà le 10 mai le vieux fort de Pylos, assailli par terre et par mer, avait capitulé. Grossie de tous les fuyards échappés au massacre de Sphactérie, la garnison qu’occupait ces ruines se composait de 786 hommes. Elle obtint de s’éloigner aussitôt qu’elle eut mis bas les armes. Pour la première fois, le vainqueur se montrait fidèle à sa parole. Cette politique habile ne devait pas tarder à porter ses fruits. Les soldats rouméliotes qui défendaient la citadelle de Navarin, informés du. traitement favorable accordé à leurs compagnons, cessèrent de rester sourds aux propositions d’Ibrahim. En vain Iatrakos de Misistra et George Mavromichali insistèrent-ils pour qu’on prolongeât la résistance. 56 canons ou mortiers bombardaient la place ; l’eau était sur le point de manquer. Il parut prudent de ne pas s’exposer à lasser la clémence d’Ibrahim. C’est ainsi qu’après sept jours de pourparlers le général égyptien entra enfin en possession d’une place qui lui assurait plus qu’une base d’opérations pour son armée, car elle lui donnait en même temps un abri indispensable pour sa flotte. Impatient de saisir ce gage d’une campagne désormais facile, Ibrahim souscrivit à toutes les exigences, à tous les caprices même des assiégés. La garnison de Navarin voulut être transportée à Calamata sur des bâtimens neutres ; Ibrahim la fit embarquer à bord des navires de commerce autrichiens qu’il avait nolisés.

Les Grecs n’étaient encore rassurés qu’à demi, car il leur faudrait traverser les lignes de la flotte égyptienne. Ibrahim leur donna pour escorte une goélette française, l’Amaranthe, et une autre goélette de guerre portant le pavillon de l’empereur d’Autriche. S’il garda prisonniers Iatrakos et Mavromichali, ce fut pour les échanger contre deux pachas que les Grecs avaient refusé de comprendre en 1822 dans la capitulation de Nauplie ; ce fut peut-être aussi avec le secret espoir de séduire ces vaillans captifs. Ibrahim ne se décida pas dès le premier jour à faire en Morée la guerre d’extermination qui allait révolter l’Europe ; il ne s’y résolut que contraint en quelque sorte par l’invincible éloignement des Grecs. Il sentait l’attention du monde dirigée vers le Péloponèse, et craignait beaucoup plus qu’on n’eût pu l’attendre d’un Turc d’ameuter contre lui cette redoutable force de l’opinion dont maint symptôme lui avait déjà révélé la puissance. « Méhémet-Ali, écrivait le comte de Guilleminot, parle beaucoup d’humanité, et ne cesse de vanter les sentimens de son fils. Il répond de la discipline de ses troupes. Les ministres européens à Péra n’ont qu’une chose à faire suivant lui : obtenir que la Porte rappelle à Constantinople le capitan-pacha, et ne souffre pas que les Albanais de Reschid pénètrent jamais en Morée. »

Les armées s’usent vite en campagne. Ibrahim n’eût pas tardé à voir se fondre celle qu’il avait amenée au prix de tant de sacrifices et de persévérance à Modon, si le vice-roi n’eût pris soin de faire passer incessamment d’Égypte en Candie des renforts. Navarin s’était à peine rendu à Ibrahim que la flotte égyptienne repartait pour le port de la Sude. À la même époque, le même jour, Khosrew-Pacha quittait les Dardanelles. Les Grecs couraient le risque d’être pris entre deux feux. Ils partagèrent leurs forces navales en deux divisions. Miaulis, avec trente-quatre bricks, s’établit en croisière sous le cap Matapan. Le 26 mai, il rencontrait sur ce point cinquante voiles égyptiennes qui se dirigeaient vers la Sude ; quelque persévérance qu’il mît à les suivre, Il ne trouva pas une seule fois, pendant cette traversée, l’occasion de les attaquer. Sachtouris fut plus heureux ; le 28 mai, il vit venir à lui l’escadre ottomane, qui escortait le matériel de siège destiné à l’armée que commandait Reschid dans la Grèce occidentale. Sortie des Dardanelles un vendredi, la flotte turque fut attaquée dès le samedi matin entre Ténédos et Lemnos. Les deux escadres restèrent ainsi en présence pendant plusieurs jours, et chaque jour fut marqué par un nouveau combat. Aucun résultat décisif n’avait été obtenu dans ces diverses rencontres. Au passage du canal qui sépare l’Eubée de l’île d’Andros, les Grecs lancèrent sur la frégate de Khosrew-Pacha trois brûlots. La frégate amirale, avec ses 800 hommes, fut consumée en quelques instans : elle portait le trésor de la flotte, mais le rusé capitan-pacha ne s’y trouvait plus ; il avait changé de navire dès qu’il avait été au large des Dardanelles, c’est-à-dire hors de portée de l’actif espionnage des Grecs. Deux corvettes furent également détruites par les brûlots de l’amiral. Sachtouris ; trente bâtimens de transport et une grande quantité de canons de bronze tombèrent au pouvoir de ses bricks de guerre.

Le convoi turc s’était dispersé ; quelques bâtimens cherchèrent un refuge dans le golfe de Volo, d’autres dans le canal de Négrepont. Le capitan-pacha poursuivit sa route vers la Sude. Le 22 juin, le commandant de la canonnière l’Alsacienne jetait l’ancre dans ce port au milieu de deux cents voiles. Le 24 au matin, le commandant de la corvette la Liane prolongeait devant la Canée la queue de cette immense armée, sortie la nuit précédente de la Sude et se dirigeant à l’aide d’une faible brise vers les côtes du Péloponèse. « Les Grecs n’étaient pas en vue. » Les renforts destinés à l’armée d’Ibrahim, conduits par Hussein-Bey et escortés par toute la flotte du capitan-pacha, ne furent en effet rencontrés par Miaulis que le 28 juin dans le voisinage de Cerigo. Une tempête avait éloigné les Grecs des côtes de Candie, le calme paralysa leurs mouvemens quand ils voulurent faire agir leurs brûlots.

Le capitan-pacha louvoyait entre Cerigo et Cerigotte avec un léger vent de sud. Les Grecs se présentèrent ayant le vent pour eux. Formés en deux colonnes, leurs soixante-trois bâtimens, quand ils approchèrent de l’ennemi, se déployèrent sur une seule ligne de bataille. La goélette de Tombazis marchait en tête. La division légère des Ottomans, commandée par le capitan-bey et forte de dix-neuf bricks ou corvettes, engagea la première le combat ; mais bientôt le capitan-bey se replia sur la ligne des frégates. Ces dix frégates, nous apprend un officier autrichien, le major Bandiera, composaient une ligne de bataille bien ordonnée qui gêna considérablement l’action des Grecs. Cinq bricks et deux brûlots réussirent cependant à tourner cet obstacle. Ils se portèrent à la rencontre d’un brick turc ; le Turc se défendit avec le plus grand courage et donna aux autres bâtimens le temps de venir à son aide. La canonnade dura ainsi vivement soutenue pendant une heure entière ; au bout de ce temps, s’il faut en croire le major autrichien, « les Grecs virèrent de bord dans un désordre extrême et cherchèrent à s’éloigner du combat. » Le 5 juillet, le convoi égyptien et les deux flottes qui l’avaient escorté mouillaient en sûreté dans le port de Navarin ; c’était le quatrième convoi qui apportait des troupes et des munitions en Morée. Les brûlots, — la question ne faisait plus malheureusement l’objet d’un doute, — n’avaient pas la puissance d’arrêter la masse d’une flotte. Cette triste découverte ne pouvait manquer de porter le découragement dans bien des cœurs ; ce qui était plus inquiétant encore, c’est que les Turcs semblaient enfin avoir trouvé un homme. « Tout ici, écrivait le capitaine de Rigny, tient à Ibrahim ; sa mort serait le plus grand succès que les Grecs pussent espérer, — et il s’expose bien témérairement, » ajoutait le commandant de la Sirène, Ibrahim s’exposait en effet avec une légèreté ou une intrépidité sans exemple ; mais le ciel vérifiait pour lui le fameux proverbe arabe : « il n’y a que la fatalité qui tue. »

Maître de Navarin, Ibrahim n’avait plus qu’à s’avancer dans l’intérieur du pays. Tout fuyait devant ses troupes ; sur aucun point, il ne rencontrait de résistance. Les Moréotes demandaient à grands cris Colocotroni ; on fit venir Colocotroni d’Hydra. Une proclamation du gouvernement, en mettant ce chef populaire à la tête des troupes, appela tous les Grecs aux armes. Des sermens d’union, des promesses d’oubli furent échangés ; ces vaines cérémonies n’étouffèrent pas les germes des anciennes discordes.

Campé le 20 juin à Nisi, dans la plaine qu’arrose le Pamisus, Ibrahim arriva le 26 à Argos, après avoir franchi les défilés de Scala, Leondari, Tripolitza, le col du mont Parthenis. Forcés sur tous les points qu’ils tentaient de défendre, les Grecs se retiraient en brûlant les récoltes ; la terreur était à Nauplie. Une attaque infructueuse que fit un détachement d’Ibrahim sur les moulins de Lerne rendit quelque courage aux Grecs. On s’efforça de grossir le résultat de cette insignifiante affaire ; on porta la perte des Égyptiens à quelques centaines de morts, quoiqu’en réalité ils n’eussent perdu que deux hommes. Le surlendemain, Ibrahim, pressé par le manque de vivres et ne voyant point paraître sa flotte, rétrogradait sur Tripolitza, ou, pour mieux dire, sur ses magasins. À la vue de son dernier bataillon battant en retraite, un Te Deum fut chanté à Nauplie. Les Grecs se promirent que Colocotroni lui fermerait les défilés : cet invincible Ibrahim aurait, disaient-ils, le sort de Dramali-Pacha ; mais on avait laissé au général égyptien deux jours d’avance, et pendant qu’on parlait de faire marcher des troupes à sa suite on apprenait que, malgré Colocotroni et le grand défilé, il avait une seconde fois occupé le plateau de Tripolitza. Les Grecs avaient perdu l’espoir de pouvoir résister en plaine aux Arabes ; ils se voyaient également incapables de les arrêter dans les montagnes. Pendant ce temps, 20,000 Turcs échelonnaient leurs postes sur le bord septentrional du golfe de Lépante, de la baie de Salone aux portes de Missolonghi.

Ainsi au 1er juillet 1825, bien qu’une somme de 40,000 livres sterling eût été livrée au gouvernement grec pour favoriser ses armemens, bien, que les Hydriotes eussent continué à infliger de nombreux et sanglans échecs aux flottes ottomanes, la Morée était envahie, Candie appartenait en totalité aux Turcs, et sur le continent il ne restait à l’insurrection, dans la Grèce occidentale que Missolonghi étroitement resserré, dans la Grèce orientale que la citadelle d’Athènes. Les capitaines les plus renommés s’efforçaient en vain de reconstituer leurs anciennes bandes. Ils réussissaient à peine à rassembler quelques milliers d’hommes qui ne tenaient nulle part et se dispersaient au bout de quelques jours.

« On se ferait cependant, écrivait le commandant de la Sirène, une fausse idée de la situation, si l’on croyait que, plus accablés encore, les Grecs en viendraient à une transaction volontaire avec les Turcs. À travers tant de vicissitudes et, il faut le dire, tant de barbaries réciproques, le pays se détruit, la population peut disparaître. Jamais les Turcs et les Grecs ne vivront ensemble. Ibrahim est maître de l’Arcadie, de la Messénie ; il est venu par Tripolitza jusqu’à Argos. Les villages qu’il n’a pas pillés et brûlés l’ont été par les Grecs ; pas un ne s’est soumis. Tout a fui, et si dans la marche rapide de sa cavalerie Ibrahim a pu envelopper quelques familles arcadiennes, ces familles ont été atteintes dans leur fuite. Nulle part le vainqueur n’a trouvé une maison habitée ou une main suppliante. » Tel fut le caractère de cette lutte mémorable. L’obstination du vaincu triompha de l’habileté, du courage, des ressources sans cesse renouvelées du conquérant. Elle triompha aussi des hésitations de l’Europe, car l’Europe pouvait bien désirer que la Grèce fût soumise ; il lui était interdit de laisser tout un peuple chrétien mourir.


E. JURIEN DE LA GRÂVIÈRE.