Histoires désobligeantes/La Tisane
I
LA TISANE
Jacques se jugea simplement ignoble. C’était odieux de rester là, dans l’obscurité, comme un espion sacrilège, pendant que cette femme, si parfaitement inconnue de lui, se confessait.
Mais alors, il aurait fallu partir tout de suite, aussitôt que le prêtre en surplis était venu avec elle, ou, du moins, faire un peu de bruit pour qu’ils fussent avertis de la présence d’un étranger. Maintenant, c’était trop tard, et l’horrible indiscrétion ne pouvait plus que s’aggraver.
Désœuvré, cherchant, comme les cloportes, un endroit frais, à la fin de ce jour caniculaire, il avait eu la fantaisie, peu conforme à ses ordinaires fantaisies, d’entrer dans la vieille église et s’était assis dans ce soin sombre, derrière ce confessionnal pour y rêver, en regardant s’éteindre la grande rosace.
Au bout de quelques minutes, sans savoir comment ni pourquoi, il devenait le témoin fort involontaire d’une confession.
Il est vrai que les paroles ne lui arrivaient pas distinctes et, qu’en somme, il n’entendait qu’un chuchotement. Mais le colloque, vers la fin, semblait s’animer.
Quelques syllabes, çà et là, se détachaient, émergeant du fleuve opaque de ce bavardage pénitentiel, et le jeune homme qui, par miracle, était le contraire d’un parfait goujat, craignit tout de bon de surprendre des aveux qui ne lui étaient évidemment pas destinés.
Soudain cette prévision se réalisa. Un remous violent parut se produire. Les ondes immobiles grondèrent en se divisant, comme pour laisser surgir un monstre, et l’auditeur, broyé d’épouvante, entendit ces mots proférés avec impatience :
― Je vous dis, mon père, que j’ai mis du poison dans sa tisane !
Puis, rien. La femme dont le visage était invisible se releva du prie-Dieu et, silencieusement, disparut dans le taillis des ténèbres.
Pour ce qui est du prêtre, il ne bougeait pas plus qu’un mort et de lentes minutes s’écoulèrent avant qu’il ouvrît la porte et qu’il s’en allât, à son tour, du pas pesant d’un homme assommé.
Il fallut le carillon persistant des clefs du bedeau et l’injonction de sortir, longtemps bramée dans la nef, pour que Jacques se levât lui-même, tellement il était abasourdi de cette parole qui retentissait en lui comme une clameur.
Il avait parfaitement reconnu la voix de sa mère !
Oh ! impossible de s’y tromper. Il avait même reconnu sa démarche quand l’ombre de femme s’était dressée à deux pas de lui.
Mais alors, quoi ! tout croulait, tout fichait le camp, tout n’était qu’une monstrueuse blague !
Il vivait seul avec cette mère, qui ne voyait presque personne et ne sortait que pour aller aux offices. Il s’était habitué à la vénérer de toute son âme, comme un exemplaire unique de la droiture et de la bonté.
Aussi loin qu’il pût voir dans le passé, rien de trouble, rien d’oblique, pas un repli, pas un seul détour. Une belle route blanche à perte de vue, sous un ciel pâle. Car l’existence de la pauvre femme avait été fort mélancolique.
Depuis la mort de son mari tué à Champigny et dont le jeune homme se souvenait à peine, elle n’avait cessé de porter le deuil, s’occupant exclusivement de l’éducation de son fils qu’elle ne quittait pas un seul jour. Elle n’avait jamais voulu l’envoyer aux écoles, redoutant pour lui les contacts, s’était chargée complètement de son instruction, lui avait bâti son âme avec des morceaux de la sienne. Il tenait même de ce régime une sensibilité inquiète et des nerfs singulièrement vibrants qui l’exposaient à de ridicules douleurs, ― peut-être aussi à de véritables dangers.
Quand l’adolescence était arrivée, les fredaines prévues qu’elle ne pouvait pas empêcher l’avaient faite un peu plus triste, sans altérer sa douceur. Ni reproches ni scènes muettes. Elle avait accepté, comme tant d’autres, ce qui est inévitable.
Enfin, tout le monde parlait d’elle avec respect et lui seul au monde, son fils très cher, se voyait aujourd’hui forcé de la mépriser ― de la mépriser à deux genoux et les yeux en pleurs, comme les anges mépriseraient Dieu s’il ne tenait pas ses promesses !…
Vraiment, c’était à devenir fou, c’était à hurler dans la rue. Sa mère ! une empoisonneuse ! C’était insensé, c’était un million de fois absurde, c’était absolument impossible et, pourtant, c’était certain. Ne venait-elle pas de le déclarer elle-même ? Il se serait arraché la tête.
Mais empoisonneuse de qui ? Bon Dieu ! Il ne connaissait personne qui fût mort empoisonné dans son entourage. Ce n’était pas son père qui avait reçu un paquet de mitraille dans le ventre. Ce n’était pas lui, non plus, qu’elle aurait essayé de tuer. Il n’avait jamais été malade, n’avait jamais eu besoin de tisane et se savait adoré. La première fois qu’il s’était attardé le soir, et ce n’était certes pas pour de propres choses, elle avait été malade elle-même d’inquiétude.
S’agissait-il d’un fait antérieur à sa naissance ? Son père l’avait épousée pour sa beauté, lorsqu’elle avait à peine vingt ans. Ce mariage avait-il été précédé de quelque aventure pouvant impliquer un crime ?
Non, cependant. Ce passé limpide lui était connu, lui avait été raconté cent fois et les témoignages étaient trop certains. Pourquoi donc cet aveu terrible ? Pourquoi surtout, oh ! pourquoi fallait-il qu’il en eût été le témoin ?
Soûl d’horreur et de désespoir, il revint à la maison.
Sa mère accourut aussitôt l’embrasser.
— Comme tu rentres tard, mon cher enfant ! et comme tu es pâle ! Serais-tu malade ?
— Non, répondit-il, je ne suis pas malade, mais cette grande chaleur me fatigue et je crois que je ne pourrais pas manger. Et vous, maman, ne sentez-vous aucun malaise ? Vous êtes sortie, sans doute, pour chercher un peu de fraîcheur ? Il me semble vous avoir aperçue de loin sur le quai.
— Je suis sortie, en effet, mais tu n’as pu me voir sur le quai. J’ai été me confesser, ce que tu ne fais plus, je crois, depuis longtemps, mauvais sujet.
Jacques s’étonna de n’être pas suffoqué, de ne pas tomber à la renverse, foudroyé, comme cela se voit dans les bons romans qu’il avait lus.
C’était donc vrai, qu’elle avait été se confesser ! Il ne s’était donc pas endormi dans l’église et cette catastrophe abominable n’était pas un cauchemar, ainsi qu’il l’avait, une minute, follement conçu.
Il ne tomba pas, mais il devint beaucoup plus pâle et sa mère en fut effrayée.
— Qu’as-tu donc, mon petit Jacques ? lui dit-elle. Tu souffres, tu caches quelque chose à ta mère. Tu devrais avoir plus de confiance en elle qui n’aime que toi et qui n’a que toi… Comme tu me regardes ! mon cher trésor… Mais qu’est-ce que tu as donc ? Tu me fais peur !…
Elle le prit amoureusement dans ses bras.
— Écoute-moi bien, grand enfant. Je ne suis pas une curieuse, tu le sais, et je ne veux pas être ton juge. Ne me dis rien, si tu ne veux rien me dire, mais laisse-toi soigner. Tu vas te mettre au lit tout de suite. Pendant ce temps, je te préparerai un bon petit repas très léger que je t’apporterai moi-même, n’est-ce pas ? et si tu as de la fièvre cette nuit, je te ferai de la tisane…
Jacques, cette fois, roula par terre.
— Enfin ! soupira-t-elle, un peu lasse, en étendant la main vers une sonnette.
Jacques avait un anévrisme au dernier période et sa mère avait un amant qui ne voulait pas être beau-père.
Ce drame simple s’est accompli, il y a trois ans, dans le voisinage de Saint-Germain-des-Prés. La maison qui en fut le théâtre appartient à un entrepreneur de démolitions.