La Trente-septième réunion de l’Association britannique pour l’avancement des sciences

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La Trente-septième réunion de l’Association britannique pour l’avancement des sciences
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 212-238).
LA
TRENTE-SEPTIEME REUNION
DE
L’ASSOCIATION BRITANNIQUE
POUR L’AVANCEMENT DES SCIENCES.

Avant de rendre compte aux lecteurs de la Revue de la trente-septième réunion de l’Association britannique pour l’avancement des sciences, qui a été tenue à Dundee, en Écosse, au commencement de septembre 1867, il me paraît nécessaire de leur faire connaître l’origine, le but, les progrès et les résultats de cette grande institution. En 1830, le célèbre chimiste sir Humphry Davy avait publié une brochure intitulée : De la décadence des sciences en Angleterre, Le mathématicien Babbage, le physicien David Brewster se joignirent à lui pour attester la réalité du mal, émouvoir l’opinion publique et secouer la torpeur de leurs compatriotes. Enivré par l’accroissement de sa richesse, satisfait des succès de son commerce et de son industrie, le peuple anglais était devenu indifférent aux sciences physiques et naturelles ; il oubliait que sans elles il ne saurait y avoir ni commerce, ni industrie, ni bien-être. L’avenir de la science était compromis. Chez nous, en pareille occurrence, on invoque la providence gouvernementale, on la supplie de protéger les sciences, de prendre les mesures et de rendre les décrets les plus propres à en favoriser les progrès. En Angleterre, où rien ne gêne l’action individuelle et collective des citoyens, on procède autrement. Les hardis de la restauration disaient : « Aide-toi, le ciel t’aidera ; » l’Anglais dit simplement : Help yourself, aidez-vous vous-même, et il agit. Au commencement de l’année 1831, sir David Brewster écrit à M. Phillips, secrétaire de la Société philosophique d’York, pour lui proposer de fonder une association semblable à celles qui existaient déjà en Allemagne et en Suisse[1] ; il lui demande si la ville d’York, la plus centrale de l’Angleterre, accueillerait avec plaisir un certain nombre de savans à qui la municipalité et la Société philosophique accorderaient l’usage des salles de réunion dont elles disposent. MM. Robison, J. D. Forbes et Johnston d’Edimbourg, Murchison de Londres, appuyèrent la proposition de sir David Brewster, et le révérend Vernon Harcourt se chargea de la rédaction d’un projet de règlement. Mettre les hommes qui cultivent les sciences mathématiques, physiques et naturelles en rapport les uns avec les autres, exciter leur émulation, coordonner leurs efforts et les appliquer à l’étude des problèmes dont la solution est urgente, fournir aux membres actifs des moyens de travail, et enfin initier le public aux connaissances qui lui manquent, lui infuser, pour ainsi dire, l’esprit scientifique, tel était le but de l’association. L’appel des six membres fondateurs fut entendu. Au lieu de cent visiteurs que l’on attendait, il en vint trois cents, qui se réunissaient le 27 septembre 1831 dans l’amphithéâtre du muséum d’histoire naturelle de la ville d’York. L’association était fondée, et elle comptait déjà parmi ses souscripteurs des hommes célèbres dans toutes les branches du savoir humain. C’étaient, parmi les astronomes, Herschel et Airy ; parmi les physiciens, Brewster, Faraday, Babbage, Whewell et J. D. Forbes ; parmi les géologues, Buckland, Murchison, Lyell, Phillips, Daubeny, Sedgwick, Conybeare et Egerton. Robert Brown, Lindley et Henslow représentaient les botanistes, Sabine et Scoresby les voyageurs, lord Brougham et Robert Peel les hommes d’état. La société compte des membres à vie et des membres annuels. Les membres à vie versent 250 francs une fois payés, et ont droit aux comptes rendus annuels, qui forment un livre dont l’importance grossit chaque année ; de 76 pages en 1831, il est arrivé en 1866 à 718 pages. Les membres annuels, qui n’assistent qu’à une session, paient une rétribution de 25 francs et peuvent acquérir le rapport annuel au prix coûtant. Les frais des sessions prélevés, les produits de ces souscriptions sont employés à faciliter et à encourager les recherches scientifiques. Depuis 1852, le gouvernement anglais accorde chaque année à l’association une subvention de 25,000 francs. Le nombre total des membres s’élève maintenant à 2,444, dont 771 dames. Les cotisations annuelles s’élèvent à 65,325 francs, placés dans les fonds publics. Capital et intérêts ont profité à la science, car depuis sa fondation la société a, dans l’espace de trente-six ans, dépensé 750,000 francs pour l’avancement des connaissances humaines. L’appoint pour l’année 1868 est de 55,000 francs.

Ce bienfait n’est pas le seul. Indirectement, par son influence sur l’opinion publique dans un pays où celle-ci est toute-puissante, l’association oblige le gouvernement à favoriser activement toutes les entreprises scientifiques qui sont l’honneur du siècle ; c’est à elle qu’on doit la création d’observatoires magnétiques temporaires dans toutes les parties du globe, la fondation d’un observatoire météorologique central et permanent à Kew, près de Londres, les voyages de James Ross au pôle sud, ceux de Grant, de Speke, de Burton dans le centre de l’Afrique, et les expéditions des navires envoyés à la recherche de Francklin, qui ont si puissamment contribué aux progrès de la géographie et de la navigation dans les mers arctiques. Les discussions des sections de mécanique et d’économie politique ont amené des réformes dans la législation des brevets et des douanes. L’association a fait plus : elle a éveillé le goût des sciences, elle a transformé des hommes de loisir ennuyés en travailleurs heureux de leur activité. Accueillie sinon avec méfiance, du moins avec hésitation par le public, raillée d’abord par le Times, cet écho fidèle des préventions de la classe moyenne en Angleterre, l’Association britannique a constamment grandi ; elle subsiste par elle-même, acceptant, mais ne recherchant pas l’appui du gouvernement. Cet appui, elle le doit à son utilité reconnue et à ceux de ses membres qui occupent de grandes positions dans l’état.

Chaque année, l’association se réunit dans une ville différente, choisie en même temps que les présidens dans la session précédente. Norwich, dans le comté de Suffolk, est la ville désignée pour l’année prochaine. Le président sera le botaniste Dalton Hooker. Presque tous les grands centres de l’Angleterre, de l’Ecosse et de l’Irlande ont successivement été visités par l’association. La plupart ont sollicité cet honneur : la ville de Dundee se trouvait dans ce cas, et nous verrons qu’elle était digne d’être élue. Quelques-unes, villes savantes, comme Edimbourg, Dublin, Oxford, Cambridge, ou cités commerciales et industrielles, comme Manchester, Birmingham, Liverpool, ont eu plusieurs visites qui se renouvelleront dans l’avenir, car elles offrent des ressources qui manquent aux centres agricoles, et elles désirent le retour de l’association. Les premières s’intéressent vivement aux sciences pures, qui font leur gloire et leur prospérité, les secondes aux applications de ces sciences à l’industrie et au commerce, sources de leurs richesses et causes de leur accroissement.


LA VILLE DE DUNDEE.

Dundee, où l’Association britannique se réunit en septembre dernier, est située dans le comté de Forfar, sur la côte orientale de l’Écosse, à l’embouchure de l’un de ces golfes profonds, analogues aux fiords de la Norvège, qui découpent les côtes d’Angleterre et d’Écosse. Les Écossais leur donnent le nom de firth. Dundee est bâtie à l’embouchure du firth of Tay. La Tay, née dans les montagnes de la côte occidentale de l’Écosse, traverse le lac du même nom, passe à Perth, et après un court trajet se dilate en un large golfe où la mer monte à marée haute et où le fleuve descend avec la marée basse. Cet estuaire est moins étendu que celui sur lequel est situé Edimbourg et qui se nomme le firth of Forth. Inverness, Glasgow, Carlisle, Hull, Monmouth et Londres même sont situés à l’origine de ces larges embouchures de rivières dont le trajet est toujours infiniment plus court que celui des fleuves continentaux. En France, les embouchures de la Seine, de la Loire et de la Gironde, qui correspondent à des fleuves dont le cours est très long, sont moins larges, moins ouvertes que les estuaires de l’Angleterre et de l’Écosse.

Dundee est une ville fort ancienne. La tradition veut qu’elle ait été fondée par le comte David à son retour des croisades. Sous le règne d’Édouard Ier d’Angleterre, elle fut prise et saccagée par les Anglais, puis délivrée par Wallace, le héros écossais, qui avait été élevé dans ses murs. En 1309, un concile d’évêques et de prêtres catholiques s’assemble à Dundee : néanmoins peu de villes en Écosse embrassèrent avec autant d’ardeur les doctrines du protestantisme. Wishart fut l’apôtre réformateur de Dundee. Un certain Robert Mill, instrument des violences du cardinal Beaton, lui intima l’ordre de ne plus troubler l’esprit du peuple par ses sermons et de quitter la ville. Wishart partit ; mais, une épidémie ayant éclaté, il revint pour relever le courage de ses ouailles. Un prêtre tenta de l’assassiner, et Wishart échappa à un complot destiné à le livrer au cardinal Beaton. Lorsque l’épidémie eut cessé, celui-ci vint à Dundee, et punit sévèrement tous ceux qui étaient soupçonnés de lire la Bible. Ses rigueurs furent impuissantes à faire revenir les disciples de Wishart au catholicisme, la ville resta fidèle à sa nouvelle foi, et son héroïque résistance lui mérita le nom de seconde Genève. En vain Beaton fit monter Wishart sur le bûcher le 1er mars 1548 ; en 1580, une assemblée générale du clergé protestant réunie à Dundee proclama la déchéance des prélats romains. Attachée au presbytérianisme, Dundee fut prise encore une fois et saccagée en 1645. Puritaine, mais royaliste, elle résista aux troupes de Cromwell, commandées par Monk. Après un siège de six semaines, la trahison ouvrit les portes de la place aux assiégeans, qui la mirent à sac. Il fallut un siècle entier pour que Dundee pût se remettre de ce désastre. Depuis cette époque, elle ne se sépara plus de la maison de Hanovre, et l’esprit libéral dont elle était animée se manifesta lorsque le club wigh de Dundee félicita, en juin 1790, l’assemblée nationale française des mesures généreuses qu’elle avait décrétées. Dès lors l’histoire locale de la cité n’a plus d’événemens à enregistrer : réunie pour toujours avec le reste de l’Ecosse à l’empire britannique, elle n’a pas cessé d’accroître son importance industrielle et commerciale, dont les commencemens avaient été modestes. Lors du siège de 1651, l’industrie du lin était la seule à laquelle les habitans fussent adonnés, et elle se bornait à la production du fil à coudre. Vers le milieu du XVIIIe siècle, la ville, délivrée des dernières entraves féodales, vit naître des fabriques de grosse toile écrue qui se développèrent rapidement, grâce aux primes d’encouragement votées par le parlement. Les métiers à tisser n’existaient pas encore, et les femmes de la campagne apportaient elles-mêmes à la ville les produits de leurs rouets et de leurs fuseaux. Les premières machines à filer étaient mues par des bras ou des chevaux, et ne pouvaient être employées que pour les gros fils. En 1801, la population ne dépassait pas 26,000 âmes ; en 1806, James Brown, de Cononsyth, fonda une filature mue par la vapeur. Son exemple fut suivi, et le nombre des habitans s’éleva rapidement à 45,355. En 1833, une troisième branche d’industrie vint s’ajouter à celles du lin et du chanvre ; Thomas Neish et James Watt introduisent à Dundee une nouvelle plante textile. Le jute, ou chanvre du Bengale[2], est une plante annuelle dont les fibres longues et soyeuses, seules ou combinées avec le lin, le coton, la laine, la soie, forment les tissus les plus divers, depuis la toile d’emballage et les toiles à sac jusqu’à des tapis du plus beau dessin et des plus riches couleurs. En 1866, la consommation totale de cette fibre textile a été de 62 millions de kilogrammes. Ces deux industries réunies, celle du lin et celle du jute, ont pris un développement prodigieux, et M. J. Warden, dans une communication à la section de statistique de l’Association britannique à laquelle nous empruntons la plupart de ces chiffres, estime le capital engagé dans les filatures de Dundee et des environs à la somme considérable de 118 millions de francs. Aussi la population sédentaire de Dundee atteint-elle 100,000 âmes ; elle a donc quadruplé depuis soixante ans.

Quelques industries accessoires moins importantes ont contribué à cet accroissement : telles sont la filature du chanvre, la fabrication des toiles à voile, la pêche de la baleine et des phoques. L’huile de ces animaux est employée dans l’apprêt des tissus de chanvre du Bengale, et, loin d’être tributaires de la marine d’un autre port, les négocians de Dundee envoient eux-mêmes des baleiniers dans les mers du nord. Ce sont de beaux navires à hélice qui accomplissent chaque année deux voyages dans les régions arctiques. Au commencement de mai, ils partent pour le Groenland, où ils se livrent à la chasse des phoques, principalement aux alentours de l’île de Jan May en[3]. Les glaces flottantes qui l’entourent sont couvertes de légions de phoques si nombreuses que le navire le Camperdown revint une année à Dundee chargé de 260,000 kilogrammes d’huile, produit de 20,000 phoques tués en une seule campagne. On cite peu d’exemples semblables. Le mauvais temps, les brumes, l’état des glaces disloquées, séparées les unes des autres et ballottées par la houle, sont des obstacles que les équipages les plus énergiques ne peuvent pas toujours surmonter, et une pêche de 3,000 phoques est considérée comme très rémunératrice pour les armateurs. Revenus à la fin de mai de leur première campagne, les navires déchargent leur cargaison et repartent immédiatement pour la pêche de la baleine. Ils se dirigent vers la mer de Baffin, en traversant le détroit de Davis ; mais la pêche ne commence que près de l’île Disco, située sur la côte orientale du Groenland. De là, les navires s’avancent à travers les glaces vers la baie de Melville, atteignent le cap York, et, contournant le fond de la mer de Baffin, ils gagnent la baie de Pond, où les baleines étaient jadis très communes ; ils reviennent à la fin d’octobre par les côtes occidentales du détroit de Davis. Une grosse baleine donne 20,000 kilogrammes d’huile valant 37,500 francs, et il n’est pas rare qu’un navire en capture quatre ou cinq dans sa campagne d’automne[4].

L’industrie du lin ne tire pas ses matières premières uniquement de l’Écosse : la Russie lui fournit un supplément considérable, et cette importation profite également à l’activité du port de Dundee. Les nombreuses tanneries de la ville contribuent au même résultat. M. Frank Henderson a informé la section de statistique de l’Association britannique qu’en 1866 8,046,258 peaux de bœufs, de chevaux, de moutons et de phoques avaient été importées en Grande-Bretagne, provenant de l’Amérique du Sud, des Indes orientales, du Cap, de l’Australie, de Terre-Neuve et du Groenland. Un grand nombre de ces peaux, représentant une valeur de 375,000 francs, sont apprêtées à Dundee. Outre le tannin emprunté aux arbres indigènes, les industrieux fabricans emploient celui de végétaux exotiques tels que le sumac du midi de l’Europe (Rhus coriaria), le chêne velani de l’Orient (Quercus œgilops), le gambir de l’Inde (Nauclea gambir), le libidis des Antilles (Cœsalpinia coriarià), plusieurs espèces de mimosas de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, et dans ces derniers temps le hemlock (Abies canadensis) du Canada et de la partie septentrionale des États-Unis. Je suis étonné de ne pas voir figurer parmi ces végétaux le redoul (Coriaria myrtifolia), arbrisseau à fruits vénéneux, mais riche en tannin et très répandu dans le midi de la France et le nord de l’Afrique. Achevons ce tableau abrégé des industries de Dundee en en mentionnant une qu’on ne s’attendrait pas à trouver en Écosse, et qui, plus que toute autre, a popularisé le nom de cette ville dans les trois royaumes et aux États-Unis : c’est une confiture d’oranges amères qui proviennent principalement des environs de Séville. Cette confiture, très aromatique et très agréable au goût, est connue dans tous les pays de langue anglaise sous le nom de Dundee marmalade. La production annuelle en est d’un million de kilogrammes, suivant l’estimation de M. Charles Maxwell. Cette fabrication, jointe à celle des fruits confits, nécessite l’emploi de deux millions de kilogrammes de sucre.

La prospérité industrielle dont nous venons d’esquisser le tableau devait créer une grande ville, et en effet Dundee en a tous les caractères : en Écosse, elle est au troisième rang, les deux premiers appartenant à Édimbourg et à Glasgow. Dundee occupe déjà sur le bord septentrional du golfe de Tay une longueur de 9 kilomètres ; quatre vastes docks et un port bordés de larges quais reçoivent ses navires. La ville s’élève au-dessus, en amphithéâtre sur une de ces terrasses, résultat du soulèvement des côtes écossaises pendant la période glaciaire ; elle est percée de grandes rues, compte plusieurs églises, dont l’une, celle de Sainte-Marie, est surmontée d’une tour dans le style gothique de l’époque de Richard II ; elle possède en outre une école supérieure (high school), des banques, une salle de réunion pouvant contenir deux mille personnes appelée Kinnaird Hall, du nom de lord Kinnaird, qui en a provoqué la construction. L’Albert Institute, destiné à recevoir une bibliothèque publique et renfermant une vaste salle pour des conférences et des cours scientifiques, s’est élevé au moyen de dons volontaires recueillis parmi les habitans de Dundee. La New royal Infirmary passe pour le plus bel hôpital de l’Écosse : la construction de cet édifice a coûté 358,700 francs, dont 200,000 ont été légués par une dame charitable, miss Southar. Un autre édifice, le Morgan Hospital, a été consacré par le fondateur à recevoir et à élever des jeunes gens appartenant à des familles nécessiteuses ; mais le monument le plus notable de la munificence d’un grand industriel envers son pays natal, c’est le beau parc situé à l’extrémité orientale de la ville, et offert à ses concitoyens par sir David Baxter, un des hommes à qui l’industrie linière de l’Ecosse est redevable de son prodigieux développement. Ce parc, dessiné par le célèbre Joseph Paxion, a une surface de 16 hectares et est estimé à la somme de 1,250,000 francs.

Depuis 1862, la ville de Dundee sollicitait l’honneur de recevoir l’Association britannique. Newcastle-upon-Tyne, Bath, Birmingham et Nottingham furent préférées pour divers motifs ; mais sur l’insistance de sir Roderick Murchison il fut décidé que la cité écossaise n’attendrait pas plus longtemps.


II. — LA SESSION DE L’ASSOCIATION BRITANNIQUE.

Les réunions, les congrès, les expositions sont tellement dans les habitudes du peuple anglais, ils jouent un tel rôle dans la vie politique et sociale de la nation, que l’organisation en est à la fois simple et pratique. À Dundee, non-seulement la municipalité, mais encore tous les établissemens, toutes les maisons particulières, étaient prêts à concourir au but commun, disposés à faciliter par tous les moyens imaginables les travaux de l’association, et à rendre le séjour de la ville aussi agréable que possible aux savans et aux visiteurs attirés par cette solennité. La Bourse ou Royal Exchange avait mis une grande salle à la disposition de l’association ; dans cette salle (reception room) étaient installés des bureaux où l’arrivant trouvait toutes les indications dont il avait besoin ; — au premier, les noms et les adresses des anciens membres ou des invités présens à Dundee ; au second, un registre où l’on s’inscrivait pour la session ; le troisième bureau délivrait des billets aux dames désireuses d’assister aux séances ; le quatrième était affecté à tout ce qui concernait le comité général de l’association ; plus loin était le bureau des imprimés, enfin celui des excursions. La poste aux lettres occupait le fond de la salle, et au milieu se dressaient de grandes tables sur lesquelles on trouvait tout ce qui est nécessaire pour écrire. Chacun réclamait ses lettres à la poste et pouvait renvoyer sa réponse sans perdre un instant » Un autre bureau était consacré aux logemens. Tous les habitans de Dundee se faisaient un honneur d’accueillir un hôte, le plus souvent inconnu ; quelques-uns en avaient même invité d’avance. À l’ouverture de la session, un programme imprimé donnait pour chacun des huit jours qui devaient lui être consacrés l’énumération des séances générales, des soirées scientifiques, musicales ou dansantes, l’indication des salles destinées aux différentes sections, la liste des douze excursions organisées dans les environs de Dundee, celle des monumens principaux et des établissemens industriels les plus remarquables de la ville. En outre chaque matin une feuille spéciale distribuée à tous les membres contenait l’indication des mémoires qui devaient être lus dans les diverses sections.

Chaque année, le comité général de l’association nomme un président pour la session ; le plus souvent c’est un savant célèbre, quelquefois un grand seigneur ami des sciences. Cette année, la présidence fut offerte au duc de Buccleugh et de Queensbury, le représentant de l’une des plus anciennes familles de l’Ecosse, le plus grand propriétaire du royaume, dont il possède à lui seul un district tout entier, et un des hommes les plus aimés et les plus estimés de son pays.

Après deux réunions générales, consacrées au discours du président, au rapport du trésorier et à ceux de comités partiels sur des questions intéressant l’ensemble de l’association, celle-ci se divisa en sept sections[5]. Nous ne pouvons analyser ici, même brièvement, les communications faites à chacune d’elles et les discussions auxquelles elles donnèrent lieu ; cette analyse remplit un gros volume. Tous les travaux accomplis dans l’année par des savans anglais viennent, pour ainsi dire, chercher la sanction de l’Association britannique. Aussi A65 membres étaient-ils présens à Dundee, et la plupart firent des communications à leurs sections respectives. Le nombre des étrangers était insignifiant, trois Français, un Allemand, un Russe, un Hollandais et un Américain.

La section de géographie et d’ethnographie avait les préférences du public. Elle était présidée par sir Samuel Baker, qui, avec sa courageuse femme, a pénétré au centre de l’Afrique, où il a découvert le lac Albert, le plus grand de tous ceux qui alimentent le Nil. M. Baker réalise complètement l’idée que l’on se fait d’un explorateur forcé de tenir en respect les peuplades au milieu desquelles il se fraie un passage. Une stature élevée, des traits mâles et énergiques, une voix sonore, une longue barbe rousse descendant jusqu’à la ceinture, tel est le portrait du voyageur qui a passé cinq ans dans l’Afrique tropicale. Le sentiment de patriotisme qui pousse les Anglais vers ces hasardeuses et utiles aventures animait le discours d’ouverture de M. Baker. « Le souvenir de ces vaillans soldats de la science et de la civilisation, dit-il en terminant, après avoir rappelé le souvenir de ses devanciers, soutiendra le courage des fils de la Grande-Bretagne qui marcheront sur leurs traces. S’ils succombent à leur tour sur une terre lointaine où la patrie absente ne peut leur envoyer un dernier adieu, ils entendront la voix d’un ange consolateur murmurant à leur oreille ces mots suprêmes : L’Angleterre compte que chacun fera son devoir. » On peut se figurer quels applaudissemens accueillirent ces paroles, que Nelson adressait à ses équipages avant la bataille de Trafalgar, dans un pays où les grands voyageurs sont honorés à l’égal des héros de la guerre.

M. Oliver entretint quelque temps la section des différentes routes proposées pour traverser l’isthme de Panama. Les Américains ont construit, entre Panama et Colon, un chemin de fer qui est en pleine activité depuis 1855. Un ingénieur français, M. Garella, a indiqué le tracé d’un canal à peu près parallèle au chemin de fer. M. Oliver rendit compte d’une exploration qu’il a faite à travers les forêts vierges sur la rivière de San-Juan, qui débouche à Greytown, dans l’Atlantique, et prend sa source non loin du lac de Nicaragua, qui est séparé de l’Océan-Pacifique par l’isthme étroit d’Algueras. Si l’on pouvait rendre le San-Juan navigable, il suffirait de creuser un canal assez court pour mettre les deux mers en communication. Malheureusement la reconnaissance de M. Oliver laisse peu d’espoir de canaliser cette rivière, et le chemin de fer ne se verra pas sans doute enlever de si tôt le transit de l’isthme.

Les études sur la Palestine, théâtre des événemens qui ont eu une si grande influence sur la civilisation de l’Europe et de l’Amérique, ont toujours été très populaires en Angleterre ; la Société royale de Londres, celle de géographie et miss Burdett Couts, qui nous offre un nouvel exemple d’une grande fortune mise au service de pensées généreuses, ont constitué un capital, Palestine exploration fond, pour étudier le pays sous tous les rapports. La carte sur une grande échelle est presque terminée, et on a distribué à des observateurs spéciaux des instrumens météorologiques qui permettront de bien connaître le climat de la terre sainte. Cette étude se rattache à des questions de climatologie historique des plus curieuses. Les témoignages réunis de Strabon, Pline, Galien, Tacite et le prophète Joël attestent que les palmiers-dattiers étaient la richesse de la Judée ; Jéricho se nommait la ville des palmiers. Or ces arbres sont aujourd’hui rares en Palestine, et les fruits n’en mûrissent pas mieux qu’à Hyères, à Nice et même à Alger ou à Tunis. Il semblerait donc que les étés sont devenus moins chauds ou plus courts. D’un autre côté, les livres saints parlent souvent des rigueurs de l’hiver, de la neige, de la glace. « Ainsi, dit le Psalmiste, le feu, la grêle, la neige, la glace, le vent de l’orage, exécutent la parole de Jéhovah. » Dans la guerre de Simon Macchabée, l’abondance de la neige empêcha l’armée de se mettre en marche. De nos jours, il est fort rare qu’il tombe de la neige, elle ne persiste pas sur le sol, et néanmoins les dattes ne mûrissent pas. Des observations exactes, continuées pendant plusieurs années, permettront de résoudre ce problème, qui avait provoqué les recherches d’Arago et de Jean Reynaud.

La question de l’antiquité de l’homme préoccupe à juste titre non-seulement le monde savant, mais le monde pensant tout entier. Elle a été discutée par M. John Crawfurd, sir John Lubbock, le Dr Hunt et quelques autres. Les exemples des peuplades de la Terre-de-Feu, de l’Océanie et de l’Australie, combinés avec l’étude des couteaux et armes en pierre taillée que nous trouvons en Europe, amènent à conclure à un état primitif de l’homme précaire et douloureux, que son intelligence, constamment accrue par l’hérédité, devait transformer peu à peu. Cette transformation, c’est la civilisation progressive du genre humain ; celle dont nous nous glorifions aujourd’hui paraîtra sans doute arriérée à nos petits-neveux et barbare à leurs descendans.

L’antiquité de l’homme a été affirmée vers 1834 d’abord par Schmerling, qui mourut ignoré de ses contemporains, puis par M. Boucher de Perthes, qui attendit vingt ans qu’on voulût bien examiner ses preuves et discuter ses raisons ; maintenant elle n’est plus contestée. C’est un fait désormais acquis à la science. Les instrumens en pierre taillée et polie, mêlés à des ossemens d’animaux disparus et quelquefois accompagnés de débris humains, se trouvent enfouis dans le limon des cavernes. De là une nouvelle ardeur pour fouiller ces antres, première habitation de nos sauvages ancêtres. En 1840, M. Godwin Austin avait commencé des fouilles dans la caverne de Kent, près de Torquay (Devonshire), et y avait trouvé des restes humains, des couteaux en silex et des ossemens d’animaux perdus. Sur l’invitation de l’association, M. Penguelly continua ses recherches. Pour en faire mieux comprendre les résultats, une caisse cubique fut placée sur l’estrade : elle contenait des tiroirs superposés, et chacun de ces tiroirs représentait une des couches de la caverne. On sait en effet maintenant que ces antres ont successivement servi de demeure à des populations bien diverses depuis les hommes primitifs contemporains des éléphans et des rhinocéros jusqu’à l’époque romaine, et même, dans les Cévennes, jusqu’au XVIIe siècle, lorsque les protestans persécutés y cherchèrent un refuge contre les dragons de Louis XIV. Le terreau noir formant la couche la plus superficielle de la caverne de Kent contenait des fragmens de poteries grossières dont la pâte était mêlée de petits cailloux, de broches ou fuseaux en pierre, de fragmens écailleux de silex blanc et noir, un hameçon en bronze et une alêne fabriquée avec un os. Un instrument prismatique avec encoches équidistantes représentait probablement une mesure de longueur ; on déterra de plus deux peignes en os, une mâchoire d’homme et une portion de crâne humain. Ayant recueilli ces objets, les explorateurs de la caverne brisèrent les couches de stalagmite sous-jacentes au limon noir. Ces couches, qui forment le pavé des cavernes, s’accroissent avec une lenteur extrême : elles sont dues à l’évaporation des gouttes d’eau, qui laissent après elles une imperceptible pellicule de carbonate de chaux. L’épaisseur de ces couches constitue une véritable chronologie. Tout objet empâté dans la masse stalagmitique ou logé au-dessous d’elle remonte nécessairement à une époque antérieure à celle des traditions historiques les plus reculées. Le pavé calcaire de la caverne de Kent contenait des fragmens de charbon, des noyaux de fruits et des instrumens en silex. Au-dessous, dans un limon rouge, on découvrit des ossemens de bœuf, de cerf, de cheval, d’ours, de renard, du rhinocéros à narines cloisonnées et de la hyène des cavernes, deux animaux entièrement disparus. La coexistence de l’homme était attestée par des couteaux en silex, des instrumens tranchans et des harpons fabriqués avec des os dont quelques-uns étaient calcinés. Les instrumens en silex étaient au nombre de 310 ; il n’y avait point d’ossemens humains. La plupart des objets se trouvaient dans une grande chambre formant vestibule : c’est là que les habitans de la caverne cuisaient leurs alimens, tenaient leurs festins et taillaient leurs instrumens de pierre.

Un des explorateurs, M. Vivian, s’est livré à quelques calculs sur l’antiquité des débris recueillis dans la caverne de Torquay. Le limon noirâtre de la surface contient à la base des poteries romaines qui nous permettent de lui assigner 2,000 ans d’existence. L’épaisseur de la première couche stalagmitique, qui avait 2 centimètres d’épaisseur, et la nature des objets qu’elle contenait nous font remonter à 4,000 ans environ avant Jésus-Christ ; mais la seconde couche stalagmitique, ayant 91 centimètres d’épaisseur et s’étant formée à raison de 2mm, 5 par an, nous reporte au-delà de 364,000 ans, c’est-à-dire à la période glaciaire, dont le limon rouge de la caverne est un témoin. Ce limon recouvrait des os travaillés et des silex taillés mêlés aux débris de pachydermes fossiles. L’examen de cette seule caverne nous montre que l’homme existait probablement avant l’époque glaciaire, et que son antiquité remonte fort au-delà du terme que la tradition lui avait assigné.

Il y a trois ans, le Dr Busk et le regrettable paléontologiste Hugh Falconner fouillèrent les cavernes du rocher de Gibraltar et y firent d’intéressantes découvertes. Leurs recherches sont continuées par le capitaine Frédéric Brome, dont M. Busk communiqua une lettre à la section géologique de l’association. À l’entrée de la caverne de Martin, il a trouvé sous cinq ou six pieds de terre noire deux fragmens d’épées et un petit plat en cuivre émaillé représentant un oiseau entouré des replis d’un serpent. Dans l’épaisseur de la couche stalagmitique étaient enfouies des poteries grossières, des couteaux en silex, des os travaillés, des fragmens de bracelets et des débris d’animaux domestiques. La caverne du Figuier, située à 40 mètres environ au-dessus du niveau de la mer, renfermait un nombre considérable d’ossemens humains empâtés en partie dans la stalagmite et mêlés à des haches en pierre et des couteaux en silex de très petite dimension. Une ouverture faite dans le pavé stalagmitique conduisit dans une série de passages et de chambres aboutissant à une fente étroite. Le jeune fils du capitaine s’y glissa, et découvrit trois salles remplies de stalactites aux formes fantastiques et d’une éclatante blancheur. Sur les côtés se trouvaient des trous dans lesquels il jeta des pierres ; le bruit qu’elles firent en tombant lui apprit qu’elles plongeaient dans une nappe liquide. Si la montagne est creusée de réservoirs souterrains, la ville de Gibraltar, qui manque d’eau, en tirerait grand profit, et une recherche purement scientifique aura ainsi abouti, comme cela arrive si souvent, à une découverte utile. En attendant le rapport complet que M. Busk promet pour l’année prochaine sur les cavernes de Gibraltar, ce que l’on en sait déjà permet d’affirmer avec certitude qu’au midi de l’Espagne, comme en Angleterre et en France, les habitans primitifs de ces contrées si diverses avaient des antres pour demeures, fabriquaient des instrumens en pierre et en os, et se nourrissaient de la chair d’animaux dont quelques-uns ne font plus partie de la faune qui nous entoure.

Nulle science ne jouit en Angleterre d’une plus grande faveur que la géologie. Non-seulement les ingénieurs et les hommes qui sont chargés de la professer, mais encore une foule d’amateurs volontaires dispersés sur toute la surface des trois royaumes se livrent avec ardeur à cette étude. Les membres du clergé, les ''reverends, y sont en majorité ; pasteurs ou vicaires, ils consacrent les momens que leur laissent les devoirs de leur ministère à explorer la contrée qui les avoisine. La visite d’un pauvre ou d’un malade éloigné devient l’occasion d’une excursion géologique. Cette armée de volontaires pacifiques a conquis le sol de l’Angleterre, fouillé aujourd’hui jusque dans ses derniers recoins. Les matériaux sont prêts, recueillis par des mains intelligentes. En possession de ces richesses, les esprits synthétiques, mûris par la lecture et la méditation, éclairés par les voyages, rattachent incessamment la géologie des îles britanniques à celle du continent. Grâce à eux, nous savons que le bassin de Londres est l’analogue du bassin de Paris. La comparaison des falaises de Boulogne et de Folkestone prouve que jadis l’Angleterre était un prolongement de la France, dont elle est maintenant séparée par un canal étroit et sans profondeur. Nous savons encore que cet événement est relativement assez récent, peut-être même contemporain de la présence de l’homme sur la terre. En Angleterre, la théologie accepte d’assez bonne grâce les conséquences souvent peu orthodoxes des faits géologiques. Elle l’a prouvé à la réunion de Dundee en mettant à la disposition de la section la chapelle de Panmure street ; il est du reste dans l’esprit du protestantisme de n’attacher aucune idée superstitieuse aux murs des édifices où les fidèles se réunissent. Une estrade s’élevait au fond de la chapelle ; le président et les membres du bureau y prirent place avec l’orateur, et une grande toile verte permit de fixer avec des épingles de grands dessins ou des aquarelles traitées largement à la manière des décors de théâtre. Ces représentations sont destinées à frapper les yeux des assistans pendant que la parole de l’orateur s’adresse à leur intelligence. Les Anglais excellent en ce genre. Veulent-ils décrire géologiquement une contrée, souvent une première aquarelle en montre l’aspect pittoresque, c’est un grand paysage ; sur un second dessin, le paysage est colorié géologiquement, les terrains sont distingués par des teintes différentes ; un troisième montre la coupe, c’est-à-dire la structure intérieure du sol. Les ossemens ou les coquilles fossiles, qui sont les médailles de l’histoire géologique de notre globe, sont représentés sur d’autres dessins à une échelle assez grande pour qu’on puisse en discerner les détails de tous les points de la salle. Cette méthode facilite singulièrement la compréhension du sujet. On commence à l’appliquer en France dans les leçons, et les conférences publiques, autant que le permettent les ressources insuffisantes dont les professeurs peuvent disposer.

Nous ne pouvons quitter la géologie sans faire connaître les études d’un savant anglais, M. Ansted, qui intéressent la Corse et par conséquent la France. Près de Bastia se trouve une lagune appelée l’étang de Bigaglia. Cet étang n’existait pas il y a deux mille ans ; des villes, des villages et des forts romains occupaient cet espace. Un mince cordon littoral sépare le marais salant de la mer, avec laquelle il communique par une passe étroite, située à l’extrémité méridionale. Cet étang est entretenu par plusieurs cours d’eau dont l’un est assez considérable. M. Ansted propose d’imiter la conduite des Hollandais, qui ont versé dans l’océan le lac de Harlem, dont les accroissemens devenaient menaçans pour la ville d’Amsterdam. L’étang de Bigaglia menace Bastia, et empoisonne la contrée de miasmes délétères. L’étang supprimé, le pays s’assainira. Un ingénieur anglais, M. Bateman, a rendu ce service aux habitans de Minorque, qui sont aujourd’hui délivrés des maladies qui les décimaient autrefois. En Corse, des terres jadis fertiles, rendues à la culture, indemniseraient largement les entrepreneurs des dépenses que nécessiterait l’établissement des machines d’épuisement destinées à maintenir étanches les terres conquises sur la mer.

La section des sciences naturelles a entendu de nombreuses communications relatives à la zoologie, à l’anatomie comparée, à la physiologie et à la botanique. Tous les points importans de ces diverses branches ont été touchés. Obligé de choisir, je mentionnerai seulement quelques mémoires dont l’intelligence ne nécessite pas de connaissances préliminaires spéciales. L’association favorise depuis plusieurs années l’exploration, au moyen de la drague, du fond des mers qui entourent les îles britanniques. Un naturaliste éminent, enlevé trop tôt à la science et à ses amis, Edward Forbes, avait montré l’intérêt de ces recherches pour la géographie zoologique, la physiologie des animaux inférieurs et la géologie : il avait prouvé que ces animaux se tiennent toujours sensiblement à la même profondeur au-dessous de la surface des mers, comme les animaux aériens se meuvent également dans des limites d’altitude déterminées. M. Gwin Jeffreys est le plus savant et le plus zélé de ces explorateurs. Monté sur son yacht, il sonde les profondeurs de l’océan pour en découvrir les hôtes. Un grand ouvrage sur les mollusques des côtes de la Grande-Bretagne[6] est le résumé de ces travaux. Un de ses collaborateurs, le révérend Merle Norman, a étudié les côtes des îles Shetland, au nord de l’Ecosse. On ne se doute pas, quand on ne l’a pas éprouvé par soi-même, combien il faut de courage, d’abnégation et de persévérance pour se livrer à de pareilles recherches. Passant des heures entières dans une embarcation au milieu de la brume ou par une brise piquante, les pieds gelés, les mains sans cesse mouillées par l’eau froide et salée, le zoologiste recueille et sépare les animaux que la drague rapporte du fond de la mer ; souvent elle revient vide, mais aussi quelle joie quand une espèce rare ou un être inconnu apparaît à ses yeux ! Alors tout est oublié, la satisfaction d’avoir fait une conquête nouvelle efface le souvenir de tous les ennuis passés. Cette satisfaction, M. Jeffreys l’a éprouvée souvent, et son collaborateur, M. Norman, n’a pas été moins heureux. Les Shetland en effet réunissent toutes les conditions désirables pour des études de ce genre : elles sont situées sur la limite de l’Océan-Glacial et de l’Atlantique ; elles se trouvent au point de rencontre des eaux chaudes du gulf-stream, qui, longeant les côtes occidentales de l’Ecosse, entraînent avec elles les animaux des parages tempérés de l’Atlantique, et des courans polaires qui poussent vers le sud les espèces de l’Islande et du Groenland. Le gulf-stream étant un courant d’eau chaude superficiel, celles-ci trouvent dans les grandes profondeurs la température de la Mer-Glaciale.

On sait généralement que certains mollusques bivalves, tels que les pholades et les modioles ou les tarets, peuvent percer les pierres et le bois. Les oursins et les colimaçons se logent dans des cavités qu’ils ont creusées eux-mêmes ; ces animaux sont armés de parties dures, leurs coquilles, leurs dents, avec lesquelles ils parviennent à user la pierre : peut-être encore peuvent-ils sécréter un suc acide comme le gastéropode appelé Tonne[7], dont la salive contient 3 pour 100 d’acide sulfurique libre. Suivant M. Ray Lankester, deux vers dépourvus de toute espèce de partie solide, appartenant à la classe des annélides et aux genres Leucodore et Sabella, jouissent de la même propriété. Ces animaux habitent sur des plages caillouteuses ; mais jamais ils ne percent que les galets calcaires, quelle qu’en soit d’ailleurs la dureté, indice presque certain qu’ils agissent au moyen d’un acide qui attaque avec une égale facilité tout carbonate de chaux, qu’il soit mou, friable ou compacte.

Je ne parlerai pas des communications faites aux sections de mathématiques, de physique et de chimie, de mécanique, de statistique .et d’économie politique : sur ces sujets, je me déclare incompétent[8]. Des études personnelles me permettent du moins de rendre compte d’une manière succincte des principales communications qui ont eu pour but la météorologie pratique. L’Angleterre possède un établissement qui nous manque, c’est un observatoire météorologique central, un observatoire consacré spécialement à la météorologie et non un simple appendice d’un observatoire astronomique, dont le but et les travaux sont complètement différens. L’astronome étudie les mouvemens et la constitution physique des astres, le météorologiste ne s’occupe que de l’atmosphère terrestre et en surveille les perturbations. L’observatoire météorologique central de l’Angleterre est à Kew, près de Londres, à côté du magnifique jardin botanique que nous sommes également obligés d’envier à nos voisins. L’observatoire est sous la protection de l’Association britannique. Là les instrumens les plus perfectionnés fonctionnent sous la direction de M. Stewart. La plupart sont des appareils enregistreurs, c’est-à-dire disposés de telle façon qu’à chaque instant du jour et de la nuit la pression barométrique, la température, la force et la direction du vent, celle de l’aiguille aimantée, s’inscrivent d’elles-mêmes sur des papiers photographiques, et tracent la courbe continue des variations diurnes qu’elles subissent ; l’humidité de l’air, la quantité de pluie tombée, l’intensité de la lumière solaire, sont observées directement à l’aide d’instrumens spéciaux. L’observatoire central est en rapport avec tous ceux des îles britanniques ou des colonies. Des étalons construits avec le plus grand soin permettent de vérifier les instrumens de ces diverses stations et ceux qui sont confiés à des voyageurs. Grâce à ces précautions, les observations sont comparables. Ainsi, dans le courant de cette année, 89 baromètres et 608 thermomètres ont été comparés avec les étalons de Kew. Une autre mesure qu’on ne saurait trop louer, c’est que l’association a nommé des savans chargés de dépouiller ces longues colonnes de chiffres afin qu’ils ne s’accumulent pas inutilement dans les registres des observatoires sans aucun profit pour la science. C’est vainement en effet que les nombres s’ajoutent aux nombres, si l’on n’en fait pas sortir en les combinant les lois qu’ils contiennent et les applications qui en résultent pour l’agriculture, la navigation, l’hygiène et l’économie politique. Sans ce travail, celui des observateurs serait stérile, perdu pour le présent et pour l’avenir.

M. Glaisher, un des météorologistes les plus connus en Europe par ses ascensions aérostatiques, insiste sur l’importance des observations pluviométriques comparées. Il annonce que 250 pluviomètres fonctionnent maintenant en Angleterre, et qu’on saura dans l’avenir quelle est l’influence de l’altitude, du voisinage de la mer, des montagnes, des fleuves et des lacs sur les quantités d’eau qui tombent en chaque lieu et sur la distribution des pluies dans les diverses saisons. M. Meldrum, directeur de l’observatoire de l’île Maurice, exhibe un grand nombre de cartes et de diagrammes montrant la marche et le sens de rotation des ouragans de l’Océan-Indien produits par la rencontre de la mousson de nord-ouest avec l’alizé du sud-est. La règle suivie par les navires que surprennent ces cyclones est de piquer au sud-ouest. M. Meldrum montre qu’il est préférable de mettre le cap directement au sud, afin de sortir de l’aire des deux vents qui engendrent le mouvement tournant.

La question de la prévision du temps est encore à l’étude, ainsi que les meilleurs moyens de mettre les marins en garde contre des perturbations imminentes de l’atmosphère. L’amiral Fitz-Roy a établi dans les ports de l’Angleterre un service qui a pour but de multiplier les informations utiles. L’amirauté, le ministre du commerce et l’Association britannique s’efforcent à l’envi de le perfectionner. Chez un peuple navigateur, c’est un intérêt de premier ordre. Les avis des savans sont partagés, non sur le fond de la question, mais sur le meilleur mode d’exécution. Aussi une séance presque tout entière a-t-elle été consacrée à une discussion dans laquelle le colonel Sykes, M. Gassiot, M. John Don, M. Milne-Home, M. Ogilvy, l’amiral Belcher et le duc de Buccleugh ont successivement pris la parole.

Une réunion générale dans le Kinnaird Hall termina la session. Le secrétaire rendit compte de l’état de l’association et de la répartition d’une somme de 55,000 francs destinée à favoriser diverses recherches dans toutes les branches des sciences physiques et naturelles ; puis le duc de Buccleugh, sir John Ogilvy, membre du parlement pour la ville de Dundee, et l’un des vice-présidens de l’association, sir Roderick Murchison, les professeurs Rankine et Ramsay, prirent la parole pour remercier toutes les corporations, tous les officiers qui avaient contribué au succès de la session. La presse ne fut pas oubliée, et les orateurs rendirent pleine justice au zèle des rédacteurs du Dundee-Advertiser, qui chaque matin rendait compte des séances de la veille avec une telle exactitude que ces articles devancent, pour ainsi dire, le rapport annuel que l’association publie après chaque session.


III. — LES CONFÉRENCES POPULAIRES.

Les séances des différentes sections n’ont pas seules occupé tous les instans des membres actifs de l’Association britannique ; ils ont voulu que les habitans de Dundee eussent leur part dans cette grande solennité scientifique. À cet effet, trois lectures publiques, trois conférences, comme nous dirions en France, ont été faites par trois membres de l’association, MM. Archibald Geikie, géologue chargé de la carte de l’Ecosse, Alexandre Herschel et John Tyndall. La grande salle appelée Kinnaird Hall avait été mise à la disposition de M. Archibald Geikie. Au fond, une grande carte géologique de l’Ecosse, de nombreuses vues et des coupes de terrains facilitaient l’intelligence des explications du professeur. Le squelette du sol de l’Ecosse se compose de roches stratifiées appartenant aux plus anciennes formations du globe et de celles immédiatement superposées aux grands dépôts houillers qui font la richesse des deux royaumes. Après cette série régulière de terrains, on remarque une lacune considérable dans la stratigraphie de l’Ecosse. Les assises jurassiques et crétacées, si développées sur le continent et même dans le sud de l’Angleterre, le sont fort peu ici. Quelques lambeaux de terrains tertiaires rappellent seuls les formations des environs de Londres et de Paris. Si les terrains sédimentaires anciens étaient restés tels qu’ils se sont déposés au sein des mers géologiques, l’Écosse serait un pays plat, uniforme, sans aucun des accidens pittoresques qui lui prêtent un si grand charme. Ses côtes escarpées, ses écueils, ses îles, ses fiords profonds, ses étroites vallées, ses lacs nombreux, n’existeraient pas ; mais à chacune des époques où ces terrains marins se sont déposés, des roches volcaniques ont surgi au milieu d’eux. Résistant à l’action des agens atmosphériques, ce sont ces roches éruptives qui forment les escarpemens abrupts, les sommets élancés, les pics inaccessibles des montagnes écossaises. Les eaux et les glaciers, entraînant les terrains meubles, les ont respectées, et l’aspect de l’Ecosse, telle qu’elle apparaît à nos yeux, est le résultat de ces actions combinées qui se sont succédé pendant des milliers de siècles, et non l’effet de ces convulsions subites et violentes si chères à l’ancienne géologie.

M. Alexandre Herschel, fils et petit-fils de deux illustres astronomes, avait à parler sur les étoiles filantes. Des cartes et de nombreux dessins facilitaient la tâche du professeur. Un historique complet des chutes de pierres météoriques et des principales apparitions d’étoiles filantes lui permit de montrer la relation qui existe entre ces deux phénomènes. Suivant l’orateur, la première pierre météorique dont la chute ait été constatée tomba le 7 novembre 1492 près d’Ensisheim, en Alsace. Longtemps elle demeura suspendue dans l’église de la ville pour passer de là dans les galeries du muséum de Paris. Depuis, un grand nombre de pierres tombées du ciel furent signalées à l’attention publique ; mais le fait paraissait si extraordinaire que les savans hésitaient encore. Sur ces entrefaites, une chute abondante de pierres a lieu à l’Aigle, en Normandie, le 26 avril 1803. Plus de 2,000 pierres couvrent une surface de 15 kilomètres de long sur 10 de large. Biot, jeune alors, est envoyé sur les lieux par l’Académie des Sciences ; il se livre à une enquête longue, minutieuse, contradictoire, comme celle d’un juge d’instruction interrogeant des témoins ignorans ou suspects, et revient à Paris armé de toutes les preuves et prêt à répondre à toutes les objections[9]. Le doute n’était plus possible, et la conviction de l’Académie entraîna celle du public. Une étoile filante est une pierre météorique, et, quand elle éclate, elle donne lieu à une projection de fragmens qui tombent à la surface de la terre, lorsque le bolide en est suffisamment rapproché. Tel était le thème que M. Alexandre Herschel a parfaitement développé, et, si toutes ses expériences n’avaient pas toujours un rapport bien précis avec l’objet de sa leçon, elles étaient toutes brillantes, bien réussies et propres à éveiller l’attention d’un auditoire sympathique au jeune physicien qui paraissait pour la première fois devant lui.

Ces deux conférences étaient pour les gens du monde ; la troisième fut consacrée aux ouvriers de la ville de Dundee. C’est un physicien déjà célèbre, M. John Tyndall, qui tentait, dans une seule leçon, de leur donner une idée du but des sciences physiques, et d’éveiller en eux le désir de connaître les causes de phénomènes dont ils sont témoins tous les jours sans les comprendre. Matière et mouvement, tel était le titre de la leçon de M. Tyndall ; 2,000 ouvriers occupaient les bancs de la salle. Le duc de Buccleugh présidait, et un certain nombre de membres de l’association entouraient le professeur. Celui-ci se proposait d’exposer comment tous les phénomènes du monde physique, attraction, chaleur, électricité, magnétisme, ne sont que des modes particuliers de mouvement qui peuvent se transformer les uns dans les autres[10]. L’auditoire étant composé d’hommes pratiques, il voulut dès le début prévenir cette objection de certains esprits bornés : à quoi cela sert-il ? « Personne, dit-il, ne conteste les applications des sciences à l’industrie : celle de Dundee n’existerait pas sans ce secours ; mais les hommes à qui on doit les grandes découvertes, les maîtres de la science, ont eu rarement dans leurs recherches un but utilitaire. Le grand physicien que l’humanité vient de perdre. Faraday, a fait plus pour les progrès de la pratique que tous les praticiens de l’Angleterre réunis, et cependant jamais il n’a travaillé en vue d’un profit quelconque. L’amour de la science, le désir ardent de connaître les admirables phénomènes du monde qui nous entoure ont été ses seuls mobiles. » Par une série d’expériences, M. Tyndall fit voir à son auditoire émerveillé comment toutes les forces physiques se transforment les unes dans les autres. « Les molécules matérielles, dit Emerson, marchent en cadence, obéissant aux lois harmonieuses de la nature, et la substance la plus commune devient aux yeux de l’intelligence un miracle de beauté. » Loin de dépouiller le monde de ses merveilles et de ses mystères, la science nous les révèle. Le givre, dont les arborisations, semblables à des feuilles de fougères, couvrent nos vitres par une froide matinée d’hiver de dessins si capricieux en apparence, démontre comme les plus brillantes expériences la transformation de la chaleur en mouvement. Échauffez de votre haleine cette pellicule de glace avant que le feu de la chambre ne soit allumé : la glace fond, puis gèle de nouveau ; prenez une loupe, et vous serez témoin du mouvement extraordinaire qui précède le regel : tout s’agite dans le liquide récemment formé ; chaque molécule semble vivante, et va se ranger à sa place suivant certaines lignes déterminées pour reproduire les figures que votre souffle avait fait disparaître pour quelques instans.

Après avoir instruit et intéressé son auditoire par sa parole claire et chaleureuse, par des expériences aussi concluantes que bien exécutées, M. Tyndall termina sa conférence par les paroles suivantes : « Le problème de l’univers dépasse notre intelligence. Semblable à un instrument de musique, elle ne rend qu’un certain nombre de sons. Au-delà et en-deçà des limites de notre clavier intellectuel, nous ne percevons que le silence. Les phénomènes de la matière et du mouvement sont compris dans ces limites, et nous devons en poursuivre l’étude aussi loin que possible ; mais en-deçà, mais au-delà et autour de nous, le grand mystère de l’univers reste sans solution. Concevez ce mystère comme vous l’entendrez, je n’ai point à m’en occuper. Je demande seulement que votre conception de l’architecte de cet univers soit digne de lui. Que votre imagination ne lui prête que les attributs les plus nobles, les plus grands, les plus saints ; mais ne prétendez pas savoir ce qu’il n’est pas donné à l’homme de connaître. Avant tout, ne voyez pas dans les phénomènes physiques de ce monde des signes de la colère ou de la faveur divine. La chute de la tour de Siloam ne prouve pas que les malheureux ensevelis sous ses décombres eussent mérité la colère céleste. Ne croyez pas ceux qui le disent, n’écoutez pas ceux qui voient dans le choléra, les mauvaises récoltes, les pestes bovines, des effets de la vengeance de Dieu, et riez des esprits faibles qui attribuent la baisse des actions de chemins de fer aux trains qui circulent le dimanche. Répétez-leur ce que Thomas Carlyle, un des plus glorieux enfans de l’Ecosse, disait aux disciples du docteur Pusey : « Le Dieu de l’univers est sage ; il a créé les élémens de toutes les âmes, de tous les êtres, de toutes les planètes, les longues périodes de temps passés et à venir, et ce vaste plan, juste ciel ! aboutirait à quoi ? aux trente-neuf articles de foi de l’église anglicane ! »

Cette péroraison m’inquiétait. Je voyais devant moi ces longues rangées de figures écossaises rudes et sérieuses. Tous ces ouvriers sont des croyans sincères, nourris de la Bible, soumis à l’Évangile. Leurs pères étaient les puritains d’Ecosse, et les fils le sont encore ; mais leurs convictions ne sont pas figées dans un dogme invariable, elles sont volontaires, spontanées, réfléchies et progressives. Par l’évidence des faits, par son éloquence, qui était celle d’un défenseur de la vérité, l’orateur les avait élevés avec lui dans une région supérieure : il leur avait montré l’étendue, mais aussi les limites du champ où l’intelligence humaine peut se mouvoir ; une lumière nouvelle, celle de la science, avait lui à leurs yeux, et, quand M. Tyndall disparut, des salves d’applaudissemens unanimes lui apprirent qu’il avait été compris, et que ces ouvriers, ces artisans, avaient entrevu pour la première fois peut-être la grandeur, la simplicité et les relations des phénomènes si variés qui se produisent dans l’atelier comme dans la nature. Qui sait si ces paroles n’auront pas jeté dans quelque génie inconscient de lui-même le premier germe que le temps et la réflexion feront fructifier ? Au commencement de ce siècle, un savant justement célèbre, Humphry Davy, professait la chimie devant un auditoire semblable : perdu dans la foule, un humble apprenti relieur l’écoutait ; son génie s’éveille, il demande la faveur d’entrer dans le laboratoire du professeur. Il y remplit d’abord les fonctions les plus humbles ; mais il s’instruit rapidement, travaille, expérimente à son tour. Ses découvertes sont admirées, elles se multiplient, et transforment une branche entière de la physique, l’électricité. Aussi un malicieux académicien put-il dire sans exagération à son confrère Davy, un peu jaloux du renom de son élève : « La plus belle découverte que vous ayez faite, c’est celle de Faraday. »


IV. — LES EXCURSIONS.

Le plaisir a eu sa part dans la réunion de l’Association britannique à Dundee. Je ne parlerai pas des dîners officiels, des soirées, des bals et des concerts ; mais je ne puis passer sous silence les charmantes excursions faites dans les environs : elles étaient combinées heureusement de façon à être à la fois instructives pour les naturalistes ou les antiquaires et agréables à tout le monde. Les corporations des villes, les universités, les châtelains et les riches propriétaires des environs s’étaient fait un honneur de recevoir les membres de l’association. On s’inscrivait sur une liste comprenant cent ou cent cinquante noms ; moyens de transport, haltes, repas, tout était prévu par des hôtes empressés, et l’embarras du choix était la seule préoccupation de chacun. Deux jours seulement furent accordés aux membres actifs de l’association. Le samedi 7 septembre, on pouvait opter entre la ville et l’université de Saint-Andrews, le prieuré de Rossie, le château de Glamis et le palais de Falkland.

Saint-Andrews est une des plus anciennes villes du pays, le berceau du christianisme dans cette contrée et jadis la résidence du primat de l’Ecosse. Suivant la tradition, saint Régule ou saint Rule, moine grec jeté sur cette côte par un naufrage vers l’an 400, en fut le premier évêque. L’abbaye, fondée par un de ses successeurs, l’évêque Robert, remonte à 1120. La cathédrale, commencée en 1159, fut achevée en 1318 : c’était le plus bel édifice religieux de l’Ecosse. Une foule fanatique, excitée par les prédications de John Knox, la détruisit pour venger le meurtre du réformateur Wishart, brûlé par l’évêque Beaton en 1548. Les restes de l’église sont encore admirables. L’université de Saint-Andrews date de 1411 ; autour d’elle se groupent une foule d’établissemens destinés à l’instruction publique. Parmi eux, il faut citer le collège de Madras, fondé en 1831 par un enfant de Saint-Andrews, Andrew Bell, qui, s’étant enrichi dans l’Inde, consacra 1,500,000 fr. à l’érection d’un collège dans lequel huit cents jeunes gens reçoivent une éducation complète entièrement gratuite, ou en payant une modique pension annuelle. Saint-Andrews n’a aucune industrie, c’est une ville savante comme Montpellier en France ; mais une municipalité intelligente, convaincue que l’honneur et la prospérité de Saint-Andrews dépendent de ses établissemens scientifiques et du nombre d’élèves qui les fréquentent, n’a rien négligé pour en favoriser le développement. Elle y a réussi : les rues de la ville, tranquilles, bordées de larges trottoirs et de grands édifices consacrés à l’instruction publique, semblent inviter à l’étude et à la méditation. C’est là que sir David Brewster a fait ses belles recherches sur l’optique. L’université de Saint-Andrews recevait elle-même les membres de l’association, et un dîner servi dans le collège de Saint-Salvador et suivi des toasts traditionnels termina joyeusement la journée.

Des souvenirs historiques et archéologiques avaient décidé un grand nombre de visiteurs à se rendre soit au palais de Falkland, où les attirait le souvenir du duc de Rothesay, fils aîné de Robert M. que son oncle et le comte de Douglas y firent mourir de faim, soit à l’abbaye de Rossie, résidence de lord Kinnaird, ou au château de Fingask, l’un des plus riches en souvenirs jacobites, Jacques III, plus connu sous le nom de chevalier de Saint-George, y passa une nuit. Tous les objets qu’il a touchés ont été conservés religieusement ainsi que les portraits des Stuarts et de leurs adhérons, des médailles, des proclamations, des brochures et même des caricatures de l’époque. Le lit dans lequel le prétendant Charles Stuart dormit la nuit qui précéda la bataille de Culloden reste inoccupé dans une des chambres du château. Un grand nombre d’armes provenant du champ de bataille ou ayant appartenu à des héros écossais qui survécurent à ce désastre sont appendues aux murailles. Les ancêtres du propriétaire actuel, le respectable sir Patrick Treipland, ont eux-mêmes souffert pour la cause jacobite, et un d’eux est tombé à la bataille de Preston-Pans, dans un jour de victoire après lequel les Écossais triomphans s’avancèrent jusqu’à Derby, à deux journées de Londres. Tous ces souvenirs font battre le cœur des aimables hôtes de Fingask-Castle, comme si les événemens qu’ils rappellent venaient de se passer. Dans leurs regrets, ils ne séparent pas la France de l’Ecosse. En les écoutant, il me semblait entendre la voix de l’histoire. Ce sont de pareilles conversations qui durent inspirer Walter Scott, et dans notre siècle positif, uniquement préoccupé du présent, on aime à rencontrer encore ces chroniques vivantes, exprimant des sentimens de fidélité chevaleresque à des personnages presque légendaires, morts sur la terre étrangère et ensevelis depuis longtemps dans la tombe. Les jardins qui entourent le château sont aussi fort curieux ; ils ont été dessinés dans ce style hollandais dont les tableaux des vieux maîtres flamands nous ont conservé les souvenirs. Des ifs taillés en murs, dressés en pilastres, modelés en vases, effilés en candélabres, sculptés en forme d’animaux, des parterres réguliers, géométriques, un boulingrin (bowling green), pelouse dominée par des banquettes gazonnées et consacrée aux jeux de boule, des groupes de statues personnifiant des ballades de Burns, des vers de Shakspeare et d’autres poètes inscrits au contour des allées, tout me reportait de deux siècles en arrière. Par un contraste bien saisissant, près de là les mille cheminées de Dundee lancent dans les airs leurs colonnes de fumée ; les milliers de broches des filatures tournent en frémissant ; les navires chargent ou déchargent les matériaux et les produits des industries les plus variées ; les bateaux à vapeur sillonnent le golfe de la Tay, et le château solitaire de Fingask, monument d’un autre âge, semble du haut de sa colline contempler avec stupeur le spectacle d’un monde si différent de celui qui l’entourait à sa naissance.

Le château de Glamis, qui figurait aussi sur la liste des excursions, est le lieu où Shakspeare a placé le théâtre du terrible drame de Macbeth, La tradition du régicide est incertaine, et s’applique non pas à un roi Duncan, mais à Malcolm II, mort à Glamis probablement de mort naturelle. Shakspeare n’en a pas moins attaché à ces murs une impression ineffaçable. Walter Scott l’éprouva lorsque, jeune encore, il passa la nuit au château de Glamis en 1791. La réception gracieuse de lord Strathmore, dont la famille possède ce manoir depuis cinq cents ans, put seule dissiper le nuage qui assombrissait involontairement le front des visiteurs en mettant le pied sur le seuil de ce lieu consacré par le génie.

Je n’entrerai dans aucun détail sur les autres excursions qui eurent lieu, le lendemain du jour de la clôture de la session, au château d’Airlie, à Dura-Den et Kilmaron, à Balruddery, au Lochleven, aux villes de Montrose, de Perth et de Brechin, à l’abbaye d’Arbroath, et enfin à New-Burgh et Errol. L’hôte sous le toit de qui j’avais été reçu comme un vieil ami, M. Armitstead, avait réuni dans son parc d’Errol plus de cent membres de l’association. Sous une grande tente illuminée par le gaz, dont le village d’Errol est doté comme la plupart de ceux de l’Ecosse, la table hospitalière était dressée ; de nombreux toasts animèrent le dessert, et à la nuit les convives purent admirer les arbres du parc éclairés par la lumière du magnésium, rivale de celle du soleil. On le voit, les plaisirs des yeux et de l’imagination ne sont point proscrits par les graves comités de l’Association britannique ; mais tous les habitués de ces sessions s’accordaient à dire que celle de Dundee était exceptionnelle sous ce rapport. La ville et ses habitans avaient soutenu dignement le vieux renom de l’hospitalité écossaise : châtelains, officiers municipaux, magistrats, membres du clergé, manufacturiers, commerçans, tous voulaient prouver par leurs actes qu’ils reconnaissaient les services que rend la science pure aux arts et à l’industrie.

Les lecteurs de la Revue n’auraient pas une idée complète de ces grandes assises de la science anglaise, si je passais sous silence le concours agricole et l’exposition florale que l’initiative de la ville de Dundee sut adjoindre aux fêtes de l’association. Je fus surpris du nombre et de la beauté des fleurs, des fruits et des légumes réunis dans le Baxter Park. Quand on songe qu’on se trouve au nord du 56e degré de latitude, dans un pays où la moisson se fait au commencement de septembre, l’étonnement est grand à la vue de tout ce que l’art et la patience savent obtenir sous un ciel si rarement serein, avec un soleil dont les rayons sont dépourvus à la fois de lumière et de chaleur. On dira peut-être que la houille et les vitrages ont remplacé le soleil. Cela serait vrai, si ces exposans étaient tous des horticulteurs ou de riches propriétaires ; mais les ouvriers aussi avaient leur exposition spéciale, et les plantes qu’ils avaient élevées, en particulier les fuchsias, les glaïeuls et les fougères, auraient été partout jugées dignes des médailles qui leur ont été décernées. En encourageant le goût des fleurs chez les classes laborieuses, la municipalité de Dundee travaille efficacement à leur moralisation. De semblables exemples mériteraient d’être suivis dans les centres manufacturiers de la France et surtout de l’Alsace, où des patrons éclairés et bienveillans améliorent incessamment la condition de leurs modestes collaborateurs.

Il est une autre association, libre et joyeuse sœur de l’Association britannique, que je ne saurais passer sous silence : l’Association britannique représente la science actuelle, acquise et acceptée, la seconde représente celle de l’avenir. Edward Forbes, mort de bonne heure, mais déjà considéré comme l’un des premiers naturalistes de l’époque, en a été le fondateur. Dans l’origine, la société se composait exclusivement de jeunes gens, esprits avancés, libres de préjugés scientifiques, amoureux avant tout de la vérité et indifférens à l’approbation timide des vieux savans et au blâme aveugle des profanes. Les séances commençaient à table, se prolongeaient dans la nuit, et l’enseigne d’une auberge où les fondateurs se réunissaient donna son nom à la société, qui s’intitula le Club des Lions rouges (Red Lions Club). Les physiciens, les chimistes et la plupart des naturalistes appartenant à la génération actuelle sont membres de cette société. La solennité académique en est complètement bannie, et le titre même du club donne lieu à ces plaisanteries humoristiques si chères à nos voisins. Le président est le père des lions (father lion), les membres s’appellent frères lions (brother lions) ; on n’applaudit pas, on rugit. Les questions les plus sérieuses sont formulées sous forme de toasts, d’improvisations, ou même de pièces de vers préparées. J’assistai à une séance. Le darwinisme ou la transformation des espèces fut le texte de la plupart des discours. Une écrevisse se plaignait qu’on lui fît l’injure de lui donner pour ancêtre un cloporte ou une trilobite. Un poisson du vieux grès rouge, antérieur au dépôt de la houille, s’étonnait du développement que la vie animale avait prise à la surface de la terre ; l’origine des langues se rattachait aux facultés phonétiques des pies et des perroquets. Un peintre naturaliste fit circuler des dessins où toutes les transformations rêvées par les zoologistes étaient plaisamment exprimées. Les idées nouvelles, les hardiesses, les témérités, étaient accueillies avec une bruyante faveur. Sous une forme enjouée, c’est l’esprit de la science de l’avenir qui parlait par la bouche des convives. La franchise, la netteté des opinions était entière ; mais le passé n’était ni maudit ni ridiculisé. Cette tolérance est le caractère d’un peuple chez lequel le libre examen est la base de la constitution politique et religieuse.

Ai-je réussi à donner au lecteur français une juste idée de ces grandes assemblées scientifiques dont l’Angleterre est chaque année le théâtre ? L’influence en serait encore plus grande, si l’on savait sur le continent combien ces réunions sont instructives et attrayantes. Pour celui qui, étranger aux préventions d’un étroit patriotisme, considère la science comme l’œuvre du genre humain tout entier, ses progrès et ses découvertes comme les faits les plus importans de l’histoire, assister et prendre part, pour ainsi dire, au travail intellectuel d’une grande nation est un spectacle plus imposant que celui des événemens politiques, dont la trace est si vite effacée. Les bienfaits de la science sont durables, ses conquêtes éternelles ; le temps ne les efface pas, il les consacre. Qui a changé la face de la terre et amélioré le sort de l’humanité ? N’est-ce pas l’humble phalange incessamment renouvelée dont les travaux, accumulés depuis l’origine des siècles, ont mis les forces de la nature au service de l’homme et dissipé les vaines terreurs qui assiégeaient son berceau ? Grâce à ce labeur incessant, l’espèce humaine, se dégageant peu à peu de la gangue où elle était primitivement engagée, se transforme, s’ennoblit et s’élève graduellement à un idéal de vie intellectuelle et morale, ère de paix et de bonheur dont le milieu trouble et confus dans lequel nous nous agitons aujourd’hui permet à peine d’entrevoir le futur avènement.


CH. MARTINS.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1864, Une Fête de la science dans la Haute-Engadine.
  2. Ce sont plusieurs espèces du genre Corchorus, de la famille des tiliacées, originaires du delta du Gange et du Bramapoutra, cultivées aujourd’hui dans l’Inde sur une grande échelle.
  3. Voyez, sur cette île, la Revue du 15 août 1863.
  4. James Yeaman, The seal and whale Fisheries of Dundee.
  5. Sciences physiques et mathématiques, — chimie, — géologie, — sciences naturelles et physiologie, — géographie et ethnologie, — sciences économiques et statistiques, — mécanique.
  6. British Conchology or an account of the mollusca which now inhabit the British isles and the surrounding seas, 4 vol. in-8o.
  7. Dolium galea.
  8. J’aurais été heureux de rendre compte des communications de MM. Williamson, Anderson, Odling, Maxwell-Simpson, Gladstone, Catton et Crookes en chimie, Brewster, William Thomson, Wheatstone en physique, Rankine, Stockes, Armstrong, Bateman, Fairnbairn, Thomas Stevenson et Oldham en mécanique, John Bowring, Grant-Duff et Leone-Levi en statistique ; mais, pour que lecteur y trouvât quelque profit, il faudrait entrer dans des détails que ne comporte pas l’analyse rapide de cette trente-septième réunion de l’Association britannique.
  9. J.-B. Biot, Mélanges littéraires et scientifiques, t. Ier, p. 15.
  10. Voyez, dans la Revue du 1er novembre, du 15 novembre et 15 décembre 1866, les travaux de M. Edgar Saveney sur la Physique moderne et les idées nouvelles sur l’imité des phénomènes naturels.