Histoires comme ça pour les petits/Le Léopard et ses taches
Histoires comme ça pour les petits, Librairie Ch. Delagrave, (p. 25-40).
LE LÉOPARD & SES TACHES
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l faut que tu saches, Mieux Aimée,
qu’aux jours où tout commençait, le
Léopard habitait un pays nommé le
Haut-Veldt. Se rappeler que ce n’était
pas le Bas-Veldt, ni le Veldt de la
Brousse, ni le Veldt des Lacs Amers
mais bien le Haut-Veldt tout nu, brûlant
et brillant, rien qu’en sable, en
rochers couleur de sable, et en touffes
d’herbe jaunâtre et sablonneuse ; c’est
tout. Là, vivaient la Girafe et le Zèbre,
l’Élan et le Koodoo, avec le Hartebeest ;
et ils étaient tous jaune-brun et sablonneux
de la tête aux pieds ; mais le
Léopard, c’était le plus ’sclusivement
jaune-brun et sablonneux de tous — comme qui dirait
une espèce de gros chat gris et jaune — et, à un poil
près, il ne se distinguait pas de la couleur jaunâtre,
grisâtre et brunâtre du Haut-Veldt.
Ce qui était contrariant pour la Girafe, le Zèbre et les autres ; car il se tapissait contre touffe ou caillou ’sclusivement rouge-brun-gris-jaune, et quand passaient la Girafe, ou le Zèbre, ou l’Élan, ou le Koodoo, ou le Bush-Buck ou le Bonte-Buck, il les surprenait soudain, si fort qu’ils ne s’en remettaient pas. Parole !
De même, il y avait un Éthiopien avec un arc et des flèches (un ’sclusivement gris-brun-jaune de bonhomme que c’était alors) qui vivait sur le Haut-Veldt avec le Léopard ; et ils chassaient ensemble — l’Éthiopien avec ses flèches, le Léopard avec ses griffes et ses dents — à tel point que Girafe, Élan, Koodoo, Quagga et le reste ne savaient plus sur quel pied sauter, Mieux Aimée. Parole !
Après très longtemps, — les bêtes vivaient indéfiniment dans ces jours-là, — ils apprirent à éviter tout ce qui ressemblait à un Léopard ou un Éthiopien ; et peu à peu — la Girafe commença parce qu’elle avait les plus longues jambes — ils s’en allèrent du Haut-Veldt.
Ils cheminèrent des jours et des jours avant d’arriver à une grande forêt, ’sclusivement remplie d’arbres, de buissons, et tachetée, rayée, bigarrée d’ombres. Ils s’y cachèrent et, après un autre long temps, à force de se tenir moitié dans l’ombre et moitié pas, et sous l’ombrage dansant, glissant et cabriolant des arbres, voilà que la Girafe devint tachetée, et le Zèbre rayé, et l’Élan et le Koodoo plus foncés, avec des petites lignes grises ondulées sur le dos ; de sorte que, si on pouvait les entendre et les sentir, les voir c’était beaucoup moins facile, à moins de savoir au juste où regarder.
Ils étaient très contents parmi les ombres bariolées de la forêt, tandis que le Léopard et l’Éthiopien couraient les plateaux gris-brun-jaune du Haut-Veldt, en se demandant où étaient passés leurs dîners, leurs déjeuners et leurs goûters.
Bientôt ils eurent si faim qu’ils mangèrent des rats, des cafards et des lapins de rochers, ce Léopard et cet Éthiopien, et alors ils eurent le Gros Mal au Ventre tous deux à la fois ; et enfin ils rencontrèrent Baviaan — le Babouin aboyeur à tête de chien — qui est tout à fait le plus sage animal de toute l’Afrique du Sud. Léopard dit à Baviaan (il faisait très chaud) :
— Où est parti le gibier ?
Baviaan cligna de l’œil. Ça, il savait.
L’Éthiopien dit à Baviaan :
— Pourriez-vous m’indiquer le présent habitat de la Faune aborigène ?
(Ça veut dire la même chose ; mais l’Éthiopien se servait toujours de mots qui n’en finissent pas. C’était une grande personne.)
Baviaan cligna de l’œil. Ça, il savait.
Alors, Baviaan dit :
— Le gibier est ailleurs. Tu peux le trouver. Tâche. Mon avis, Léopard ? C’est une question de tâche.
Et l’Éthiopien dit :
— Tout ça est très joli, mais je désire connaître où a émigré la Faune aborigène.
Alors, Baviaan dit :
— La Faune aborigène a rejoint la Flore aborigène, parce qu’il n’était que temps pour elle de changer. Mon avis, Éthiopien ? Change, au plus tôt.
Ce discours embarrassa le Léopard et l’Éthiopien ; mais ils partirent à la recherche de la Flore aborigène, et voici qu’après bien des jours ils virent une grande, haute et vaste forêt pleine de troncs d’arbres, et ’sclusivement hachée, tachée, tachetée, marquée, sabrée, barrée et bigarrée d’ombres. (Dites ça tout haut et vite, et vous verrez ce qu’il devait y avoir d’ombres dans la forêt.)
— Qu’est ceci ? dit le Léopard. Il fait noir et c’est pourtant tout plein de petits morceaux de lumière.
— Je ne sais pas, dit l’Éthiopien. Mais ça doit être la Flore aborigène. Je sens la Girafe, j’entends la Girafe, mais je ne peux pas la voir.
— Ça, c’est curieux, dit le Léopard. Sans doute, parce que nous sortons du grand soleil. Je sens le Zèbre, j’entends le Zèbre, mais je ne peux pas le voir.
— Attends un peu, dit l’Éthiopien. Il y a longtemps que nous les avons chassés. Peut-être avons-nous oublié à quoi ils ressemblent.
— Et ta sœur ! dit le Léopard. Je me rappelle très bien comme ils étaient sur le Haut-Veldt, surtout quant à leurs os à moelle. La Girafe a dix-sept pieds de haut et sa robe est ’sclusivement d’un riche jaune d’or de la tête aux pieds ; et le Zèbre a quatre pieds et demi de haut et la robe gris beige de la tête aux pieds.
— Hum ! dit l’Éthiopien en plongeant l’œil parmi les ombres bariolées de la forêt des Flores aborigènes. Dans ce cas, ils devraient ressortir sur tout ce noir, comme des bananes mûres dans un four.
Mais ça n’était pas ça du tout. Le Léopard et l’Éthiopien chassèrent toute la journée, et malgré qu’ils pouvaient les entendre et les sentir, les voir ils ne pouvaient pas.
— Pour l’amour du ciel, dit le Léopard vers l’heure du thé, attendons qu’il fasse nuit. C’est un scandale que cette chasse en plein jour.
Ils attendirent donc la nuit, et alors le Léopard entendit quelque chose qui soufflait dans le clair des étoiles que rayaient d’ombres les branches, et il sauta sur le bruit : cela sentait comme Zèbre, cela remuait comme Zèbre, mais il ne pouvait pas le voir. De sorte qu’il dit :
— Ne bouge pas, ô individu sans couleur ni forme ; Je vais rester assis sur ton cou jusqu’à l’aube, parce qu’il y a quelque chose en toi que je ne comprends pas.
Tout à coup grognement, choc, bruit d’échauffourée et l’Éthiopien cria :
— J’ai attrapé une chose que je ne peux pas voir. Cela sent comme Girafe et cela rue comme Girafe, mais cela n’a aucune forme du tout.
— Méfie-toi, dit le Léopard. Reste assis sur son cou jusqu’à l’aube ; fais comme moi. Rien ne semble avoir de forme par ici.
À l’aube claire, le Léopard dit :
— Qu’as-tu à ton bout de table, Frère ?
L’Éthiopien se gratta la tête et dit :
— Ça devrait être ’sclusivement d’un riche jaune d’or, jaune de la tête aux pieds, et ça devrait être Girafe ; mais c’est tout couvert d’empreintes marron. Et toi, qu’as-tu à ton bout de table, Frère ?
Le Léopard se gratta la tête et dit :
— Ça devrait être ’sclusivement d’un fauve tirant sur le gris perle et ça devrait être Zèbre ; mais c’est tout couvert de bandes noires et rouges. Que diable t’es-tu amusé à te faire, Zèbre ? Ne sais-tu pas que, sur le Hault-Veldt, je te verrais à dix milles ? Tu n’as pas de forme.
— Oui, dit le Zèbre, mais ici ce n’est pas le Haut-Veldt… N’y voyez-vous pas ?
— Si, à présent ; mais, depuis hier, je n’y vois goutte. Comment ça se fait-il ?
— Laissez-nous nous lever, dit Zèbre, et nous vous montrerons.
Ils laissèrent le Zèbre et la Girafe se lever, et Zèbre se dirigea vers des buissons nains où le soleil jetait des ombres hachées, et Girafe vers des arbres assez hauts, où la lumière tombait en taches.
— Attention, maintenant ! dirent le Zèbre et la Girafe. Voilà comment c’est fait. Un — Deux — Trois ! Ousqu’est votre déjeuner ?
Léopard écarquilla les yeux, et l’Éthiopien de même, mais sans rien voir de plus que des ombres rayées et des ombres tachetées dans le sous-bois ; mais pas trace de Zèbre ni de Girafe. Ils s’en étaient allés, tout bonnement, se cacher parmi les ombres de la forêt.
— Hi ! hi ! dit l’Éthiopien, voilà un tour qui en vaut la peine. Profites-en, Léopard. Tu ressors sur ce fond sombre comme un savon blanc dans un seau à charbon.
— Ho ! ho ! dit le Léopard. Cela t’étonnerait-il beaucoup de savoir que tu as l’air, sur ce fond noir, d’un sinapisme sur un ramoneur ?
— Ça n’avancera pas le dîner de se donner des vilains noms, dit l’Éthiopien. Le fin de la chose, c’est que nous ne sommes pas assortis à nos fonds de tableau. Je vais suivre le conseil de Baviaan. Il m’a dit de changer ; et comme je n’ai rien sur moi que je puisse changer, excepté ma peau, je vais changer ça.
— En quelle couleur ? dit le Léopard, prodigieusement intéressé.
— Un petit brun foncé, garanti à l’usage, avec un peu de violet et du bleu ardoise aux bons endroits. Tout ce qu’il faut pour se cacher dans les creux et derrière les arbres.
Là-dessus, il changea de peau, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et le Léopard devint plus intéressé que jamais, car il n’avait jamais vu un homme changer de peau auparavant.
— Et moi ? dit-il.
Quand l’Éthiopien eut introduit son dernier petit doigt dans sa belle peau neuve toute noire :
— Suis aussi l’avis de Baviaan. Il t’a parlé de taches.
— Oui, et je n’ai pas compris.
— Il voulait dire des taches sur ta peau, dit l’Éthiopien.
— À quoi ça sert ? dit le Léopard.
— Pense à Girafe, dit l’Éthiopien. Ou si tu aimes mieux les rayures, pense à Zèbre. Ils sont très contents, eux, de leurs raies et de leurs taches.
— Hum ! dit le Léopard. Je ne voudrais pas ressembler à Zèbre, pas pour rien au monde.
— Eh bien, décide-toi, dit l’Éthiopien, parce que ça me déplairait de chasser sans toi ; mais il le faudra, si tu persistes à ressembler à un tournesol contre une palissade au coaltar.
— Va pour des taches, donc, dit le Léopard ; mais pas trop grandes. C’est commun. Je ne voudrais pas ressembler à Girafe, pas pour rien au monde.
— Je vais les faire du bout des doigts, dit l’Éthiopien. Il reste assez de noir sur ma peau pour cela. Amène-toi.
Alors l’Éthiopien mit ses cinq doigts ensemble (il restait encore beaucoup de noir qui n’avait pas séché sur sa peau neuve), et il en appuya le bout partout sur le Léopard, et chaque fois que les cinq doigts appuyaient, ils laissaient cinq petites marques noires tout près les unes des autres. On peut les voir sur la peau de n’importe quel Léopard, Mieux Aimée. Quelquefois, les doigts glissaient et les marques se brouillaient ; mais les cinq taches y sont toujours, sur tous les Léopards.
— Oh ! qu’il est beau ! dit l’Éthiopien. Maintenant, tu peux t’étendre sur le sol nu et te faire prendre pour un tas de pierraille. Tu peux te vautrer sur les rochers nus et on dirait un bloc de glaise à cailloux. Tu peux t’allonger le long d’une branche feuillue et paraître comme du soleil qui filtre parmi les feuilles ; et tu peux te coucher en plein travers d’un chemin et ressembler à rien du tout. Pense à ça et fais ronron !
— Mais si je suis toutes ces choses, pourquoi ne t’es-tu pas habillé en taches aussi ?
— Oh ! tout noir, c’est mieux pour un nègre, dit l’Éthiopien. Maintenant, en route, et voyons voir à reprendre la partie avec monsieur Un — Deux — Trois. Ousqu’est mon déjeuner ?
Puis ils s’en allèrent et vécurent heureux ensuite. Mieux Aimée, pour toujours. Voilà tout.