Le Bonheur dans le pessimisme - Shoppenhauer d’après sa correspondance

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Le Bonheur dans le pessimisme - Shoppenhauer d’après sa correspondance
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 916-934).
LE
BONHEUR DANS LE PESSIMISME

SCHOPENHAUER D’APRES SA CORRESPONDANCE

Briefwechsel zwischen Arthur Schopenhauer md Johann August Becker. Leipzig, 1883. Briefwechsel zwischen Schopenhauer und Frauenstœdt, Memorabilien.

Un comité international vient de se fonder à Francfort-sur-le-Mein pour élever, à l’occasion du centenaire de Schopenhauer, qui aura lieu le 22 février 1888, un monument à sa mémoire. Ainsi s’accomplira cette prédiction que le philosophe s’adressait à lui-même :

Le monde m’élèvera un monument.

Le projet sera mis au concours entre les artistes de tous les pays. Dans une lettre adressée au Times[1], M. le professeur Noiré Fuii des promoteurs de l’entreprise, indiquait comment il concevait la composition de ce monument. C’était une opinion favorite de Schopenhauer qu’un buste convenait seul à un homme de pensée, « qui sert l’humanité, non avec la poigne, mais avec la tête. « Il conviendrait donc de lui dresser, à Francfort, son séjour préféré, en un endroit solitaire et ombragé, un buste colossal, et, de graver sur le piédestal, comme figures symboliques, d’une part la Philosophie de l’Inde, la Sagesse des Védas ; de l’autre, la Pensée occidentale, que Schopenhauer, dans son système, a unies comme deux sœurs. Une lettre de M. Max Müller exprimait la confiance que cet appel de M. Noiré trouverait écho en Angleterre, et un leading article du Times[2] rappelait en quelle haute estime Schopenhauer tenait le caractère anglais. C’est en effet de ce pays que sa réputation a commencé à se répandre, avant même qu’il fût connu de ses compatriotes : le public allemand, auquel il faut en toutes choses le temps de la réflexion, a mis trente ans à l’apprécier. Nous pourrions rappeler à notre tour combien Schopenhauer s’est inspiré du génie français, de nos auteurs du XVIIIe siècle et de nos physiologistes du XIXe[3]. Ce n’est que par sa langue et, en partie, par sa métaphysique qu’il appartient à l’Allemagne. « La patrie allemande, avait-il coutume de dire, n’a pas fait de moi un patriote. » Il expliquait dans l’introduction de sa thèse d’étudiant pourquoi il ne s’était pas engagé en 1813 : Patriamque mihi Germania esse majorem. Aussi les susceptibilités nationales les plus ombrageuses n’ont point empêché des hommes éminens de divers pays de répondre à l’appel de M. Noiré. Dans ce comité, la France sera représentée par M. Renan, l’Inde par un rajah, Rámpál-Sing. Nulle adhésion ne pouvait être plus flatteuse pour un philosophe dont la vraie patrie serait plutôt sur les bords du Gange que sur les rives brumeuses du Mein et de la Sprée. Mais, comme le disait le sceptique et irrévérencieux Jacquemont, « l’absurde de Bénarès et l’absurde de l’Allemagne n’ont-ils pas un air de famille ? »

Le moment serait d’autant mieux choisi pour élever un buste à Schopenhauer que sa philosophie, ainsi qu’il l’avait prévu, semble célébrer cette « courte fête entre deux longs espaces de temps où elle serait maudite comme un paradoxe ou mésestimée comme une trivialité. » Ce n’est pas que son système menace de devenir jamais populaire. Schopenhauer ne s’étonnait pas de voir le public de son temps se jeter avec avidité sur les Mémoires de Lola Montés et négliger le Monde comme volonté et comme représentation, qui, d’après l’auteur, exige au préalable, pour être clairement compris, d’abord une connaissance approfondie de Kant, ensuite une longue méditation du divin Platon, puis une initiation aux livres saints et : à l’antique sagesse de l’Inde, enfin, outre cette laborieuse préparation, une lecture infiniment exacte et attentive de son œuvre entière, assidûment répétée deux fois. Aussi prévoyait-il que « plus d’un de ses lecteurs offrirait son livre relié en chagrin à une amie savante, qui le mettrait sur sa toilette, » ou que, pis encore, ce prétendu lecteur « s’appliquerait à le critiquer, » Mais ce qui est devenu populaire dans l’œuvre de Schopenhauer, ce sont les pages du moraliste, le profond chapitre de la métaphysique de l’amour, ses boutades acrimonieuses contre les femmes et la doctrine pessimiste répandue à travers tous ces écrits : comme autrefois pour Byron et le byronisme, la mode s’en est mêlée, et l’on voit un certain dilettantisme de la douleur du monde, un certain dégoût métaphysique de la vie, un platonique renoncement aux illusions de l’amour se peindre sur des visages éclatans de jeunesse et de fraîcheur. Le nom de Schopenhauer est dans toutes les bouches ; on le commente dans les chaires de philosophie, on le cite dans les salons. La littérature qui traite de son œuvre et de sa personne s’augmente chaque année, presque chaque mois. Sa correspondance avec Auguste Becker, récemment publiée, a été lue avec intérêt en Allemagne. Ce petit livre nous offre l’occasion de revenir sur une figure familière, l’une des plus originales dans l’histoire de la philosophie. Nous voudrions, à propos de ce pessimisme aujourd’hui si répandu, en marquer chez son fondateur la sincérité, les conséquences pratiques qu’il en à tirées, ainsi que les contrastes que présentent sur ce point sa doctrine et sa destinée.


I

La querelle toujours pendante entre l’optimisme et le pessimisme, qui nous a valu tant de belles pages[4] et de si beaux vers, cette querelle est une de celles qu’on ne peut vider que sur le pré les armes à la main, car la question est, à proprement parler, insoluble et ne s’éteindra qu’avec la race humaine, litre optimiste ou pessimiste, comme l’établit M. Maudsley dans sa Pathologie de l’esprit, c’est, avant tout, affaire de tempérament ; or on ne saurait persuader à un tempérament qu’il a tort. Les mêmes aspects de la nature éveillent en nous des images gaies ou tristes, selon notre changeante humeur, qui résulte elle-même de notre constitution intime. Tel homme, par une nuit fourmillante d’étoiles, devant une vaste étendue de mer, ou une montagne aux pics inaccessibles, blanchis par les neiges, songe à la faiblesse de l’être perdu dans cette immensité, à l’étendue de ses désirs et aux bornes de sa destinée ; pris d’angoisse et de vertige, il s’écrie : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ! » Il aperçoit la vie qui s’écoule comme un torrent, entre des tombeaux et des ruines, sous un ciel d’orage. Tel autre, devant le même spectacle, ne songe qu’à fumer paisiblement sa pipe, en rêvant à ses affaires ou à ses plaisirs. Par une matinée de mai, un passant cueille une fleur et en orne sa boutonnière ; mais le poète gémit : « Quand j’aperçois le plus jeune bouton de rose, je le vois en esprit s’épanouir dans une pourpre douloureuse, puis pâlir et se dessécher sous les vents, partout j’aperçois un hiver déguisé. » Même diversité de goûts et d’humeur à l’égard de nos semblables : ceux-ci s’étudient avec le même zèle à chercher des occasions de les haïr que ceux-là des raisons de les aimer : les premiers se donnent la tâche facile de découvrir, même chez les meilleurs, des faiblesses et des ridicules ; les seconds, optimistes bienveillans, s’appliqueront à signaler, jusque chez les créatures les plus dégradées, quelques traits qui les relèvent. Des sentimens si opposés se rencontrent en chacun de nous, soit que, jeunes et riches d’espérance, nous voyions l’avenir teint de rose, soit que, courbés sous le poids des chagrins, ou pliant sous le faix des années, nous jetions autour de nous des regards assombris par la pensée de la mort voisine. Selon l’âge et selon l’heure, selon l’état de notre bile et la circulation de notre sang, selon que le ciel se voile ou s’éclaire, selon la vertu d’un breuvage, selon la gaîté d’un repas, selon que le monde nous caresse ou nous offense, selon qu’une saine activité nous entraîne vers le monde extérieur, ou que nous nous laissons aller à un triste retour sur nous-mêmes, l’univers nous apparaît tantôt sous de noires couleurs, tantôt dans des teintes suaves, et pourtant cet univers reste le même : c’est nous qui changeons.

Les habitudes de l’intelligence, le penchant de l’esprit, nous inclinent aussi vers l’un ou l’autre pôle de l’optimisme ou du pessimisme. Les esprits abstraits, systématiques, à idées générales, frappés de la marche de l’humanité prise en son ensemble, des résultats accumulés de la science et de ses applications, font de l’homme un dieu et de la théorie du progrès une religion : à ceux, au contraire, qui ne sauraient perdre de vue la réalité journalière qu’ils ont sous les yeux, qui considèrent, non plus l’ensemble, mais le détail, non plus l’homme, mais les hommes, chaque homme en particulier, qui voient ce pauvre dieu incapable de se maintenir seulement dans une humeur satisfaite, et, à travers la variété des circonstances et des temps, en proie aux mêmes misères, tourmenté des mêmes passions, à ceux-là, aussi bien que la jeunesse et l’épanouissement, la décadence et la mort apparaissent comme une loi d’airain de la nature immuable en sa féconde diversité.

Cette double disposition au pessimisme, on la trouve chez Schopenhauer, nourrie par la méditation, développée par tous les dons d’un esprit supérieur. Des germes de folie héréditaire étaient en lui ; parmi ses ascendans paternels, plusieurs moururent fous, son père se tua, dit-on, dans un accès d’humeur noire. L’antipathie que, dès son jeune âge, il manifestait à l’égard de sa mère, authoress intarissable, bel esprit de salon, toujours amusée, du naturel le plus optimiste, prenant toutes choses en bonne part, interprétant tout à bien, cette antipathie tenait justement à des contrastes de caractère. Johanna reprochait à son fils une éternelle plainte sur ses maux inévitables. Irascible, soupçonneux et sombre, hanté d’appréhensions et d’angoisses sans cause, il s’imaginait parfois qu’il allait mourir.

Le temps où s’écoulait sa jeunesse était bien propre à lui fournir des alimens de pessimisme. Il naquit à la veille de la révolution française, le 22 février 1788. Un monde finissait, s’abîmait dans le sang. À ce bouleversement succédait en Europe une période de carnage organisé, une savante boucherie, réglée par le premier tacticien du monde. Robespierre et Bonaparte lui apparurent comme des fléaux de l’humanité, des tueurs d’hommes, et pourtant il ne croyait pas qu’ils fussent plus mauvais que le premier venu, chacun ayant le même venin, la même morsure toujours prête, mais seulement moins d’occasions, moins de puissance.

Il suivit dès son enfance ses parens à travers l’Europe, et couvrit bientôt ses manuscrits d’amères réflexions. La chaise de poste traversait de vertes campagnes, des horizons rians fuyaient au loin, mais voici qu’au tournant de la route il apercevait une masure, et sur le pas de la porte, un paysan hâve. Cette vue lui ôtait tout plaisir. En 1804, il visita Lyon : de quelles atrocités ces places et ses rues avaient été le théâtre ! Pas un habitant qui n’eût à pleurer sa mort violente de quelqu’un des siens. A Toulon, il vit le bagne et ses milliers de forçats. Dans les vastes cités il passait devant les repaires du vice et du crime, parcourait avec une pitié qui lui serrait le cœur les maisons de fous, croyait entendre à la porte des hôpitaux les cris des patiens et la plainte des moribonds. Dans ses rues il voyait de maigres haridelles fouaillées avec une brutalité révoltante. Des riches rongés d’ennui filaient en équipage devant des pauvres dévorés d’envie, suant la misère. Tant de luxe étalé ramenait sa pensée vers un peuple de prolétaires, enfermés dans des ateliers désolés et malsains, voués à quelque tâche abrutissante. Ces pieuses dames qui sortaient du sermon les yeux baissés ramenaient aussitôt sa pensée vers tant de créatures nécessaires en Occident pour sauvegarder la dignité du mariage et la pureté du foyer. Et chaque matin le journal lui apportait l’histoire de la veille, pas un jour ne s’écoulait, pas une heure, pas une seconde, où il n’y eût, en quelque coin de la terre habitée, des souffrances et des injustices sans nom, des vols, des ruines, des incendies, des pillages, des noyades, des pendaisons, des guerres et des pestes exerçant leurs ravages. Et l’histoire de chaque siècle, ne diffère en rien de l’histoire de chaque jour. Les vents chassent les nuages et leur donnent mille formes bizarres et capricieuses, mais ce sont toujours les mêmes nuages et toujours les mêmes vents ; et de même l’histoire est toujours la même : tout n’y est, sous mille formes, que confusion, absurdité, méchanceté, cynisme, hypocrisie. Est-il sûr seulement qu’une religion dont la morale est aussi pure que cette du christianisme ait causé parmi les hommes une amélioration morale bien décisive ? Que d’atrocités commises en son nom ! Il se demandait si l’antiquité avait rien produit qui surpassât en horreur les croisades, les guerres de religion, les auto-da-fé, les massacres du duc d’Albe, les bûchers de Genève et de Rome, l’extermination des peuples d’Amérique. Et le monde des vivans lui apparaissait comme un hideux chaos qui n’a pas été débrouillé et ne le sera jamais…

Telles étaient les ténébreuses pensées qui hantaient le jeune philosophe élégant et cultivé, qui le suivaient jusqu’au milieu des fêtes mondaines, jusque dans le joyeux tourbillon d’un bal. Tandis que les couples valsaient, il priait la personne qu’il avait invitée de s’asseoir auprès de lui, il raisonnait avec elle des effets et des causes et l’obligeait à convenir que tout est pour le plus mal dans le plus mauvais des mondes possibles.

Cette préparation de Schopenhauer au pessimisme est un pâle pastiche de la vocation du Bouddha dans sa poétique légende. Çakya-Mouni, fils de roi, élevé dans l’enceinte d’un palais, n’a jamais connu de la vie que des images pompeuses et riantes. A ses premières sorties, il rencontre successivement un vieillard décrépit, un malade accablé de maux, et un mort. Il se fait expliquer ces aspects désolans de l’existence, réfléchit sur l’universelle illusion des hommes, et va vivre en anachorète dans une forêt, pour fonder la religion du renoncement à tout. Schopenhauer ne s’est point retiré dans la forêt et n’a point donné l’exemple du renoncement à tout. Mais c’est sur ce fond de pessimisme convaincu que sa philosophie sa déroulera. Ce qui la distingue tout d’abord, c’est l’antipathie profonde pour le monothéisme hébraïque et islamique. Loin d’assigner à l’intelligence la première place, il la considère comme purement physique, intimement liée au cerveau, subordonnée à la volonté partout active, ouvrière infatigable de créations et de métamorphoses sans fin, Cette volonté dont l’essence métaphysique nous échappe, nous apparaît dans le monde des phénomènes divisée avec elle-même, ne produisant que lutte et souffrance. D’une main invisible elle nous pousse comme un troupeau. C’est elle que nous ressentons en nous-mêmes, sous forme de désir, par conséquent de besoin, par conséquent de douleur sans trêve, elle qui, n’ayant nul souci de notre bien ou de notre mal, nous livre à tous les hasards.

Sur la foi de pareilles prémisses, on serait tenté d’inscrire à la première page de l’œuvre de Schopenhauer les mots de l’Enfer du Dante : « Quittez toute espérance. » C’est aussi la conclusion que certains disciples en ont tirée, exagérant, comme M. Bahnsen, par exemple, son pessimisme « dans un misérabilisme du désespoir, où la vie n’est qu’un enfer sans issue ; la connaissance, un piétinement sur place dans un cercle de contradictions sans fin[5]. » Mais le pessimisme de Schopenhauer se dérobe à ce résultat extravagant, et l’auteur en a tiré pour son propre usage toute une philosophie du bonheur.


II

On ne saurait nier qu’il n’y ait dans le pessimisme, pris comme les amers, à petite dose, une doctrine fortifiante, propre à développer le courage viril. Il convient à ceux qui ont une idée trop haute de la divinité, et envers cette idée un respect trop profond pour supposer qu’une providence spéciale préside à de misérables querelles de fourmis âpres et vaniteuses. Il nous invite à compter sur notre propre valeur, il tient notre vigilance en éveil et nous prodigue, dans un monde où tout est péril, de salutaires avertissemens. Il nous présente enfin l’adversité comme un état normal, et si nous échappons aux pires catastrophes, il nous excite à jouir d’autant plus des moindres biens qu’ils doivent nous paraître plus exceptionnels. « Car n’est-il pas plus agréable, a dit Bacon, de posséder un gracieux dessin sur un fond triste et solennel, que d’avoir un dessin sombre et mélancolique sur un fond aux couleurs claires et tendres ? »

C’est la philosophie du bonhomme Sénèque, si gaîment exposée par Scapin : « Promener son esprit sur tous les fâcheux accidens que l’on peut rencontrer,.. et ce qu’on trouve qui n’est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. » C’est aussi la philosophie du bonhomme Aristote, auquel Schopenhauer emprunte sa règle fondamentale de prudence et de sagesse : pour ne pas être très malheureux, la condition absolue, c’est qu’on ne désire pas être très heureux. Tout bonheur, en effet, est d’essence négative et consiste en l’absence de peine. Loin d’aspirer à des félicités impossibles, que tout acte et toute pensée soient destinés à prévoir et à parer des dangers imminens, car toute la science du bonheur consiste à se forger une cuirasse d’or contre les maux de la vie. Que chaque journée à peu près tranquille soit considérée comme une victoire, mais gare au lendemain et que l’on s’arme de précautions ! Et si vous ne trouvez autour de vous aucun sujet d’inquiétude, crue cette tranquillité même commence à vous inquiéter, c’est qu’il se trame dans l’ombre quelque conspiration contre votre repos. De là les précautions infinies dont notre philosophe s’entourait et dont on peut lire le minutieux détail dans sa correspondance et chez ses biographes. Une délibération approfondie précédait chacun de ses actes ; il s’efforçait d’en mesurer les conséquences proches ou lointaines. S’il s’agissait de choisir une résidence, entre mille autres soins il s’informait si la ville était pourvue d’un bon dentiste, puisque, en fait de maux de dents, Aristote et Sénèque ne sont d’aucun secours.

A l’égard de ses semblables, il prenait les mêmes mesures qu’un voyageur au milieu d’une contrée infestée de bandits, ou qu’un médecin dans un hôpital de cholériques et de pestiférés, gardant toujours ses armes chargées, ne portant à ses lèvres que le verre qui lui appartenait en propre. Il soupçonnait ses proches, ses amis, son éditeur. Sans doute, il faut croire aux sentimens d’honneur d’un chacun, mais qu’on ait soin de lui en faciliter l’exercice. Grâce à son énergie, il sauva sa fortune compromise par la faillite d’un banquier. Il tenait à l’argent pour l’indépendance qu’il assure. Point de tranquillité possible si l’on ne peut se réveiller chaque matin en s’écriant : « Ce jour est à moi ! »

Ses règles et remarques touchant le monde témoignent de son insociabilité d’humeur :

Cachez soigneusement votre supériorité, crainte de vous faire des ennemis.

Un moyen de plaire, c’est de laisser chacun parler de soi. La conversation languit-elle, interrogez encore, donnez un peu d’eau à la roue et pensez à autre chose.

Un entretien qui ne roule ni sur des intérêts personnels, ni sur la médisance, consiste d’ordinaire à échanger des lieux-communs avec une extrême satisfaction.

Si telle opinion vous blesse par sa sottise, à quoi bon la redresser ou seulement y contredire ? Que le ton naturel de votre langage soit celui d’une ironie calme et soutenue.

Fuyez toute intimité, si vous ne voulez vous livrer à quelque traître. Restez toujours « boutonné, » tenez les gens à distance.

Payez votre dette envers le monde en coups de chapeau.


C’est aux maîtres de la politesse moderne, fort éloignée de l’antique urbanité, c’est aux pères jésuites que Schopenhauer était allé demander un complément de science sur l’art de se conduire prudemment dans le monde. Il a traduit avec un soin extrême l’œuvre du père Balthazar Gracian : Oraculo, manual y arte de prudenciaG Aucun conseil n’est à dédaigner lorsqu’il s’agit d’apprendre à vivre avec les hommes, ces bêtes hargneuses, qu’il faut toujours caresser et flatter duvsourire et du geste.

La misanthropie de Schopenhauer ne vient pas, comme celle d’un Alceste, de lavsensibilité déçue, de l’idéal cruellement blessé. Elle ne s’explique point par cette pensée : « Quiconque n’est point misanthrope à trente ans n’a jamais aimé les hommes. » A l’espèce humaine Schopenhauer préfère décidément l’espèce canine. C’est, il est vrai, sur la pitié que repose sa morale pessimiste : les souffrances qu’il rencontre, il les soulage, il léguera toute sa fortune à une institution de charité, mais il ne perd jamais de vue la méchanceté des hommes, foncière et incurable. S’il se plaît à constater entre les intelligences des distances sidérales, il lui semble que presque tous les hommes se rapprochent par les vices du cœur.

Santé, repos d’esprit, ces biens suprêmes, il s’attachait de toutes ses forces à les préserver de toute atteinte ; plus on a de désirs et de besoins, plus on court au-devant des embarras et des déceptions de tout genre ; aussi avait-il disposé sa vie de la façon la plus régulière, rarement il en rompait la monotonie. Ses habitudes étaient en quelque sorte mécaniques. Chaque jour, par le beau temps, ou sous l’averse, on voyait dans les rues de Francfort un passant de taille moyenne, les yeux bleu clair, extraordinairement espacés, les favoris d’un ton roux, la bouche sardonique, vêtu avec le soin d’un acteur qui entre en scène, mais d’une élégance légèrement surannée, une épingle d’émeraude piquée dans sa chemise. Il courait plutôt qu’il ne marchait, comme s’il avait hâte de sortir de la ville, puis il s’engageait dans quelque sentier, au milieu de la campagne déserte ; son chien bondissait au loin. Tout à coup il s’arrêtait, frappait violemment le sol avec sa canne, grommelait entre ses dents des mots inarticulés, rappelait son compagnon d’un coup de sifflet strident, et rentrait du même pas leste et rapide.

Nul bonheur, nulle sérénité possibles, tant que l’homme s’attache à la réalité, toujours inquiète, toujours décevante, sans cesse tourmentée par les vœux stériles, par les désirs inassouvis. La fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, est une condition essentielle de paix et d’affranchissement. Et dans des pages désormais classiques, Schopenhauer indique le vrai refuge, l’art, la contemplation du Beau, « La vie, dit-il, n’est jamais belle, il n’y a que les images de la vie qui soient belles. » Même les réalités les plus tristes revêtent dans ce miroir enchanteur une douceur singulière. Il passa des heures saintes dans la galerie de Dresde et les musées d’Italie. Mais pour lui, l’art divin, c’est la musique, « fleur céleste qu’un ange compatissant a plantée sur ce sol de misère et de lamentation. » Lorsqu’il entendait une symphonie de Beethoven, il tenait les yeux fermés depuis la première mesure jusqu’au dernier accord. Il y écoutait frémir a toutes les passions, toutes les émotions humaines : joie, tristesse, haine, amour, effroi, espérance, avec des nuances infinies, comme dans un monde d’esprits aériens. » Puis il quittait aussitôt la salle pour demeurer le plus longtemps possible sous l’influence de ces purifiantes harmonies.

A défaut de conversation avec des esprits journaliers, qui peuplent l’univers de leurs pensées mesquines, il vivait en commerce intime avec les grands esprits de tous les temps. Il estimait que, si l’on n’a pas lu les auteurs déjà anciens, on n’a aucune raison de leur préférer les nouveaux, et qu’il y a, hélas § aussi peu de bons livres que de grands esprits. On voyait dans sa bibliothèque, à côté des œuvres scientifiques les plus récentes, les livres sacrés de l’Inde, les mystiques du moyen âge et les poètes. Dans chaque littérature, il avait ses auteurs favoris. Pour la France, c’était Rabelais, Voltaire, Helvétius. « Lisez Helvétius, écrivait-il à son disciple Frauenstædt, le bon Dieu vous pardonnera, car il lit lui-même Helvétius. » Chaque soir, il faisait ses dévotions dans l’Oupneckhat. « Un jour, dit Frauenstædt, il me montra le livre de Johannes Secundus sur les Baisers, et disserta sur les différentes sortes de baisers. »

Il poursuivait avec passion l’étude de l’existence et de la pensée humaines jusque dans leurs sources les plus cachées : « Ma vie, écrivait-il de Dresde en 1816, est un breuvage à la fois doux et amer… C’est une acquisition continuelle de connaissance. Le résultat de cette connaissance est triste et écrasant ; mais, pénétrer la vérité, cela me remplit de joie et mêle toujours cette douceur à cette amertume, étrangement. »

Si l’on veut comprendre ce sentiment de douceur que donne la connaissance de la vérité, que l’on s’arrête tout au fond de la galerie du Louvre devant un petit tableau de Rembrandt, le Philosophe en méditation. Cette toile est large comme la main et vous parle de l’Infini. Dans une salle voûtée, près d’une fenêtre aux vitraux Plombés ? que le crépuscule inonde de chaudes lueurs, est assis, un vieillard dont le front baigne dans la lumière. Tout est paix et silence, profonde quiétude. Vieux Faust apaisé, le philosophe médite devant le livre ouvert sous ses yeux : « Au commencement était le Verbe… Non, au commencement était la force,. ; au commencement était l’action. »

Cette paix céleste qui respire dans l’œuvre du maître hollandais, et qui donne la sensation d’une page de l’Éthique, Schopenhauer la goûtait dès sa jeunesse. En 1813, tandis que les armées d’Europe se canonnaient et s’entr’égorgeaient, retiré dans la petite ville de Rudolstadt, au fond d’une vallée tranquille, il composait, au second étage de l’auberge du Chevalier, son traité de la Quadruple Racine de la raison suffisante, et gravait, dans l’embrasure de la fenêtre, cette inscription que des disciples enthousiastes ont depuis soigneusement recueillie :


Arth. Schopenhauer majorem anni 1813 partem in hoc conclave degit.
Laudatur domus longos quæ prospicit agros.


Tel encore on nous le montre dans sa chambre d’étude à Francfort, comme le Saint Jérôme d’Albert Durer dans sa cellule solitaire. Il écrit et médite entre le buste de Kant et la statue dorée de Bouddha ; son chien Atma dort à ses pieds, étendu sur une peau d’ours blanc.

Il atteignit de bonne heure le but de sa vie, ayant terminé à vingt-neuf ans son grand ouvrage, le Monde comme volonté et comme représentation, composé à Dresde de 1814 à 1818, et qui parut en 1819. C’est une exception remarquable à cette règle d’après laquelle une grande œuvre est le fruit mûr de la seconde moitié de la vie. On n’oserait affirmer que Schopenhauer ait résolu l’énigme du monde, que sa métaphysique échappe à la condition inhérente à toute métaphysique, qui est de ne produire que des déplacemens d’ombre. Mais il se distingue par d’admirables qualités de style. Rien qui rappelle moins le style de Kant, hérissé de propositions incidentes, et presque illisible sans le secours d’un écran qu’il faut promener sur toutes les parenthèses, ou le style de Spinoza, mort comme la langue dont il s’est servi. L’ensemble de son œuvre est aussi vaste et imposant que le détail en est délicatement ouvragé. C’est un sombre miroir du monde dont le cadre étincelle de pierreries. Or il y a une douceur plus grande encore que celle de connaître la vérité triste et amère, c’est de l’exprimer en un si beau langage. Comme il n’y aurait rien de plus accablant que la découverte de notre médiocrité, « si, déchirant les voiles de l’illusion et de l’amour-propre, elle venait à nous apparaître pétrifiante comme une tête de Gorgone, » il n’est pas de plus inépuisable source de volupté que la conscience d’un grand talent. « Le mérite, a dit Montesquieu, console de tout. » Il semble que l’on soit à tout jamais délivré du pessimisme quand on la si magnifiquement exprimé.

Sentiment de sa propre valeur et d’une grande œuvre accomplie, pure conscience intellectuelle, intime certitude de n’avoir jamais dit que la vérité, sans réticence ni subterfuge, quelle satisfaction souhaiter au-delà ? Il est des hommes qui, une fois leur œuvre achevée, se dispenseraient même de la signer, heureux de laisser à la vérité, qu’ils ont servie, la majesté de son caractère impersonnel. Cela ne suffisait point à Schopenhauer. Il méprisait les hommes, les traitait de bipèdes. Mais ce dédaigneux ne pouvait se passer de l’admiration des bipèdes. Quelle ne fut pas sa stupeur quand il vit que son livre, une fois publié, demeurait enseveli dans les catacombes de la librairie ! Pour expliquer le silence qui régnait autour de son œuvre, il s’imaginait que nuitamment, dans de secrets conciliabules, les professeurs de philosophie s’étaient donné le mot pour ne jamais prononcer son nom. Pris d’accès de fureur, comme un lion en cage il secouait, en mugissant, les barreaux de sa prison. Mais la foi invincible qu’il avait en son génie apaisait sa colère. C’était une de ses pensées familières que la vanité, toujours inquiète et incertaine de sa propre valeur, va quêter de porte en porte, éperdument, le compliment et la louange, tandis que l’orgueil, sûr de lui-même, se nourrit de solitude et de silence. Les années succédaient aux années ; il savait que l’heure réparatrice viendrait un jour : il attendait.


III

Sa juste attente ne fut point trompée. En 1844, on lui remit une lettre signée du nom inconnu de Becker. L’auteur de cette lettre lui exposait dans les termes les plus flatteurs comment, après avoir lu Kant sans y trouver ce qu’il cherchait, il allait renoncer à la philosophie, comme à l’étude la plus vaine, lorsque les Deux Problèmes fondamentaux de l’éthique lui étaient tombés entre les mains. Il s’était ensuite jeté sur l’œuvre entière du maître et sollicitait comme une aumône la permission de lui soumettre quelques doutes qui provenaient assurément de la faiblesse de son entendement.

C’est la marque d’un esprit judicieux et d’un sens critique aiguisé que de découvrir ainsi la valeur d’une œuvre inconnue, d’oser admirer un auteur dont le nom n’est cité dans aucun dictionnaire et dont les journaux n’ont jamais parlé. Magistrat de profession, Becker était de sa personne un petit homme maigre, légèrement voûté, aux traits fins, à l’air humoristique, eine fröhliche rheinische Natur, une joyeuse nature des bords du Rhin, attiré vers le pessimisme par ce goût des contrastes qui sollicite notre enthousiasme pour les idées les plus opposées à notre propre caractère. En guise de profession de foi pessimiste, le jovial Rhénan envoie à Schopenhauer ces vers désolés d’Henri Heine :


Mes yeux ont pénétré la structure du monde, et j’ai trop regardé, et beaucoup trop profondément, et d’éternels tourmens ont envahi mon cœur. Je regarde à travers les dures écorces de pierre des maisons des hommes et des cœurs des hommes, et je n’y vois que mensonge, et tromperie, et misère ; sur les visages, je lis les pensées, beaucoup de mauvaises pensées. Dans la rougeur pudique de la vierge je vois frissonner l’ardeur d’un secret désir. Sur la tête superbe du jeune homme enthousiaste je vois plantée la coiffure à grelots. Je n’aperçois sur cette terre que 0gures grimaçantes, qu’ombres malades, et je ne saurais décider si elle est une maison de fous, ou bien un hôpital.


Pour peu que l’on ait ouvert les ouvrages de Schopenhauer, on sait que, dans sa morale, à la violente volonté de vivre, à la guerre entre les individus, à la passion, à l’avarice, à la colère, à l’envie, à la soif des voluptés toujours plus ardente, au vice, à la méchanceté, enfin au suicide, expression dernière du déchirement de la volonté de vivre avec elle-même, il oppose la résignation, le renoncement, le triomphe sur le monde, l’ascétisme, le véritable abandon de soi, la mort du désir et de la volonté, fruit de la connaissance du monde et dernier terme de la sagesse. Mais on pourrait lui reprocher de n’avoir pas donné l’exemple de cette mort de la volonté dans l’ascétisme. Becker s’efforce de le défendre contre cette accusation : « N’avez-vous pas dit, maître, qu’il n’est point nécessaire que le saint soit un philosophe, non plus qu’il n’est nécessaire que le philosophe soit un saint ? N’avez-vous pas dit que l’ascétisme est un effet de la grâce ? Vous concluez du sacrifice et de l’immense effort qu’il coûte, au prix de ce combat ; mais, pour ceux qui sont encore plongés dans le désir et dans le vouloir, l’ascétisme, c’est le néant. Vous le considérez même comme superflu. Car, la justice et l’amour des hommes, pour ceux qui les exercent sans cesse, remplacent le cilice et le jeûne perpétuel. Enfin, votre philosophie se borne à exposer ce qui est, sans vaine ambition de prescrire ce qui doit être. » Schopenhauer n’en reste pas moins dans une infériorité marquée vis-à-vis d’un Kant ou d’un Spinoza. Kant est l’homme de l’impératif catégorique ; Spinoza, maître de ses passions, modéré dans la joie comme dans la tristesse, d’un entretien facile et bienveillant, même avec les humbles, élevé au-dessus des richesses et des honneurs, sans ascétisme, mais pour ainsi dire sans besoins, dévouant sa vie entière à la connaissance et à l’amour désintéressé de la vérité, Spinoza est le Sage incarné de l’Éthique[6]. Tandis que la doctrine de Schopenhauer, dans sa partie sublime, a été pensée, rêvée, mais n’a pas été vécue.

Un autre passage de cette correspondance intéresse les historiens de la philosophie. Il s’agit de la théorie kantienne de l’idéalité de l’espace et du temps. Cette découverte capitale pour le problème de la connaissance, que notre esprit ne marche qu’appuyé sur les deux béquilles de l’espace et du temps, et que, s’il veut s’élancer d’un libre essor en plein absolu, il ne saurait éviter une chute de Phaéton, cette découverte qui enferme la métaphysique dans le domaine de l’inconnaissable et qui a consacré la gloire de Kant, Becker la signale à son maître, indiquée dans un passage des Lettres du natif de Saint-Malo, par Maupertuis (1752), passage que Voltaire a bien étourdiment raille dans sa diatribe, d’ailleurs si spirituelle, du Docteur Akakia. Kant cite Leibniz parmi ses précurseurs, mais, à l’honneur de l’esprit français, il faut y joindre Maupertuis.

Les deux correspondans ne restent pas toujours sur ces hauteurs. En homme avisé, Schopenhauer consulte le juge Becker sur un procès où il est engagé, puis il lui soumet la préface de son Éthique, le priant de lui dire s’il « ne s’expose pas à une poursuite judiciaire, pour les chiquenaudes et les soufflets bien mérités qu’il applique à l’académie de Danemark, » laquelle avait osé écarter son mémoire. Il s’étonne enfin et s’indigne que Becker, auquel chaque paragraphe de sa philosophie est aussi familier que chaque article du code, et qui expose ses théories de vive voix à un petit cénacle d’amis réunis à Mayence, se refuse obstinément de la faire connaître au public. « Voudrez-vous donc mourir sans vous faire imprimer, lui écrit-il d’un ton navré, et faudra-t-il toujours vous compter parmi les apôtres muets ? »

Ce rôle d’évangéliste, c’est M. Frauenstædt qui le remplira avec un zèle sans égal, comme en témoigne la longue correspondance publiée dans la seconde partie des Memorabilien. On y peut suivre les progrès croissans de la doctrine, surtout durant les six dernières années de la vie de Schopenhauer, de 1854 à 1860 ; et l’on y peut voir comment un dogme commence. « Quand une pensée importante se produit dans le monde, elle y est accueillie froidement et avec défaveur. Peu à peu se réunit une petite troupe d’hommes extrêmement divers, mais qui s’accordent dans une tendance unique, et en sont les premiers combattons et protecteurs. » Schopenhauer introduit ses nouveaux apôtres les uns auprès des autres : « Il me plaît beaucoup de les voir se visiter ; c’est sérieux., c’est grandiose ! Quand deux personnes sont réunies en mon nom, je suis au milieu d’elles. » Tous ses premiers disciples, il les attelle au chariot de sa renommée, assigne à chacun son nom et sa tâche. Il y a « l’archi-évangéliste, l’apôtre Jean, le doctor indefatigabilis, la Bonne Trompette, enfin le petit apôtre, le docteur Asher, qui a pour mission spéciale de réunir et de communiquer au maître tout ce qui s’imprime sur lui, tant en Allemagne qu’à l’étranger, et qui bientôt ne pourra suffire à cette besogne. Parmi ces disciples, quelques bons vieillards radotent, d’autres ne comprennent pas, mais « ils augmentent le cri de guerre. »

Les questions philosophiques tiennent peu de place dans les lettres adressées à Frauenstædt. En général, le maître écarte toute discussion de ce genre. Il lui déplaît qu’on pique dans ses livres les plus jolis passages, comme les amandes d’un gâteau, sans plus se soucier de la pâte qui les relie. Et lorsque Frauenstædt arrive, comme le famulus Wagner en bonnet de nuit et une lampe fumeuse à la main :


Zwar weiss ich viel, doch mücht’ ich alles wissen,


solliciter de nouvelles explications sur la chose en soi, lui demander des nouvelles de Monsieur de l’Absolu et de Mademoiselle l’Ame, le maître répond irrité :


Ma philosophie ne parle jamais de Wolkenkukuksheim, la cité des coucous dans les nuages, où réside le Dieu des Juifs, mais de ce monde : c’est-à-dire qu’elle est immanente et non transcendante. Elle déchiffre le monde placé sous nos yeux comme des hiéroglyphes dont j’ai trouvé la clé dans la volonté. Elle montre l’enchaînement de toutes les parties. Elle dit ce qu’est le phénomène et ce qu’est la chose en soi, mais seulement dans leurs rapports réciproques. En outre, elle considère le monde comme un phénomène cérébral. Mais ce qu’est la chose en soi, en dehors de cette relation, je ne l’ai jamais dit, parce que je n’en sais rien…

Et enfin, je vous souhaite bon voyage pour Wolkenkukuksheim. Saluez le vieux Juif de ma part et de la part de Kant ; il nous connaît.

Avec quelle vivacité il se peint dans ses lettres ! on croit l’entendre parler. Il n’a souci de dissimuler ni son humeur irritable, ni son besoin d’affection, ni la soif de notoriété, ni l’ambition de gloire qui le travaillent. Il est mécontent du train dont va le monde, mais une légitime satisfaction de lui-même brille entre chaque ligne. Or il n’est pas de meilleur remède au pessimisme que le contentement de soi.


En regardant une de mes photographies avec attention, il me vint à l’idée que je ressemblais à Talleyrand. Je l’ai vu plusieurs fois en 1808. A quelques jours de là, je me trouvai à table à côté d’un vieil Anglais ; après quelques mots échangés, il me dit en confidence : « Monsieur, dois-je vous dire à qui vous ressemblez ? A Talleyrand ? , avec qui je me suis rencontré et entretenu souvent dans ma jeunesse… » Warakœnig me dit beaucoup de choses flatteuses sur mon aspect extérieur, qui est, parait-il, imposant.


A l’égard de ses contemporains, ses lettres débordent de mépris. Hormis Kant et Goethe, il n’est pas un nom célèbre en Allemagne qu’il ne traîne dans la boue. C’est tout un répertoire d’invectives, surtout à l’adresse des matérialistes. « Pourvoyeurs de clystères, lécheurs de lard, » sont, de tous les termes qu’il emploie, les plus adoucis. Il n’est plus ici question de règles de politesse du jésuite espagnol Balthasar Gracian. La grossièreté allemande se donne libre carrière. Il considérait la doctrine matérialiste comme intolérable, « fausse, absurde et bête, fille de l’ignorance, de la paresse, de la pipe, du cigare et de la manie politique, capable d’empoisonner à la fois la tête et le cœur. » Il voyait sortir de la poche des matérialistes « la loque rouge de leur république de saltimbanques M et se réjouissait quand il apprenait qu’on avait suspendu leurs cours. Les autres professeurs de philosophie ne sont pas mieux traités. Un nom surtout inspire ses sarcasmes, le nom de l’usurpateur, qui est là devant son soleil, ce Hegel, « avec sa trogne de marchand de bière, de Caliban intellectuel. » Il recommande aux tuteurs de faire enseigner l’hégélianisme à leurs pupilles afin de les abrutir par là et de les dépouiller plus aisément de leur patrimoine. Quel n’est pas son triomphe ! Les hégéliens maintenant se convertissent en foule, il rejette dans l’ombre ce rival abhorré, qu’il voudrait ressusciter pour le rendre témoin de ses éclatans succès.

Ses ouvrages étaient l’objet de polémiques passionnées. Il s’accommodait également du blâme et de la louange. Les journaux ne servaient, selon lui, qu’à donner le coup de cloche. Ce qui importe, ce n’est pas l’opinion des journalistes, c’est que votre nom ne soit pas passé sous silence. Apprenait-il qu’un pasteur ou un capucin tonnait contre lui du haut de la chaire : « Parfait ! parfait ! » s’écriait-il. C’était ajouter à ses ouvrages l’attrait du fruit défendu.

Frauenstædt l’invitait un jour à solliciter une décoration, un fauteuil d’académie. « Je vous remercie, lui répond-il, pour les distinctions honorifiques que vous me souhaitez… Soyez bien tranquille, le mérite et l’ordre pour le mérite ne s’accordent point si aisément… On ne peut servir en même temps le monde et la vérité. Aussi, s’il pleuvait des croix, aucune ne tomberait sur ma poitrine. » Quant à cette académie de Berlin, où règne la mémoire de Leibniz, le père de l’optimisme, l’inventeur des monades, de l’harmonie préétablie et de l’identitas indiscernibilium, elle l’avait dédaigné tant qu’il était obscur. Et maintenant qu’il était célèbre, on voudrait peut-être, grâce à son nom, relever le prestige de cette assemblée. Et de quelle académie sont sorties les œuvres de Corrège, de Shakspeare et de Mozart ? .. On est étonné, après cela, de voir Schopenhauer signer un de ses livres : Membre de l’Académie royale de Norvège.

Sa renommée s’étendait comme un incendie. De tous côtés, les nouveaux disciples accouraient, de Vienne, de Londres, de Russie, d’Amérique, hommes du monde, négocians, agriculteurs, officiers, jeunes dames nobles qui lui envoyaient des billets doux et le prenaient pour objet de leurs poétiques épanchemens. « Quand je songe, écrivait-il, quelle action profonde ma philosophie produit chez des profanes, des gens d’affaires, et même des femmes, il me vient, sur le rôle qu’elle jouera en 1900, des pensées que je ne puis vous écrire et que vous pouvez imaginer vous-même. » Des dévots le lisaient comme une Bible, des vieillards mouraient en prononçant son nom. Des peintres se disputaient l’honneur de le peindre pour la postérité. On sollicitait des audiences : « Ces jours derniers est venu un certain docteur K. Il entre, me regarde fixement, si bien que je commençais à avoir peur, et se met à crier : « Je veux vous voir, il faut que je vous voie, je viens pour vous voir ! » Il témoigne le plus grand enthousiasme. Ma philosophie, dit-il, lui a rendu la vie : c’est charmant ! — J’ai reçu la visite de B… En prenant congé de moi, il m’a baisé la main. J’en ai crié d’effroi. — R. m’a baisé la main en partant. C’est là une cérémonie à laquelle je ne puis m’habituer et qui fait sans doute partie de ma dignité impériale. » Les heures que l’on passait près de lui comptaient parmi les plus belles de l’existence. Des étudians, le sac au dos, partaient en pèlerinage pour Francfort, comme autrefois pour Weimar. On venait s’asseoir à la table de l’hôtel qu’il fréquentait. Tous les yeux étaient fixés sur lui. Il s’animait en causant[7], riait avec éclat : on l’écoutait de loin, on se plaisait à le regarder manger. Car ce n’est point la vérité qui intéresse le vulgaire, ce sont ceux qui la disent. Quand arrivait sa fête, ce n’était que fleurs fraîches, cadeaux précieux, complimens et petits vers. Il remerciait tout ravi, il oubliait que dans cette vallée de lamentations, loin de célébrer l’anniversaire de notre naissance comme un jour de fête, il faut le pleurer comme un jour de deuil.

Il vantait à ses disciples le bonheur de la vieillesse, délivrée de ce tourment d’amour qui assombrit nos jeunes années et les couvre d’un voile de mélancolie. Il s’était efforcé de se prémunir contre le danger : le Feminam cave brillait dans son esprit en lettres flamboyantes. Dès sa tendre jeunesse, une intuition précoce lui dictait cette pensée : « Les tentations de la sensualité, considère-les en souriant comme la société embûche qu’un mauvais génie trame contre ton repos. » Relevant cette inscription de la petite maison de Pompéi : HEIG HABITAT FELICITAS : « Combien, remarque-t-il, elle est attrayante pour celui qui entre ! mais combien ironique pour celui qui sort ! » Il n’était point dupe, cela ne l’empêcha point d’être victime. Il aspirait à l’ascétisme d’un saint Bruno et d’un saint François d’Assise, mais il avait le tempérament d’un Brigham Young et d’un Auguste Le Fort, et jamais philosophe ne donna plus de coups de canif à un système qui ne vise à rien moins qu’à l’extinction du monde par la virginité volontaire. Un jour, à Weimar, encore adolescent, il fut saisi de tels transports à la vue d’une actrice plus âgée que lui de dix ans, qu’il déclarait à sa mère qu’il l’épouserait, quand bien même il la trouverait cassant des cailloux sur la route. Une affaire galante, à Dresde, le mit dans un grand embarras. En Italie, non content d’admirer le beau, il eut encore maille à partir avec les belles. Aussi saluait-il la vieillesse qui venait l’affranchir de cette instructive, mais affligeante corvée. Les femmes, désormais, ces officines de déboires et de discordes, le laissaient indifférent ; même il les trouvait toutes laides, sans exception aucune. À quoi tient leur beauté ? À l’illusion fragile de notre désir : « Vous dites, mon digne ami, écrit-il à Frauenstædt, vous dites qu’une jeune femme accomplie est plus belle qu’un homme accompli. Vous confessez par là votre instinct avec une naïveté extraordinaire : tous les vrais connaisseurs de la beauté souriront ou se moqueront de vous. Les choses ne se passent pas autrement pour l’espèce humaine que pour toutes les autres espèces animales, pour le lion, le cerf, le paon, le faisan, etc. Attendez d’être à mon âge et vous verrez quelle impression vous laisseront ces petites personnes… »

Il n’avait pas non plus d’illusions sur la gloire : « La gloire est une existence dans la tête des autres, c’est-à-dire sur un misérable théâtre, et le bonheur qu’elle procure n’est que chimère : la société la plus mêlée se trouve réunie dans son temple, soldats, ministres, charlatans, bouffons, millionnaires… et tous ceux-là trouvent plus d’estime sentie que le philosophe qui ne la trouve que près d’un petit nombre, car tous les autres n’ont pour lui qu’une estime sur parole. » Mais comme il la caressait, cette chimère ! à travers ses boutades, que de joie dans ses lettres ! Il se surprend à rimer un couplet de chanson, « et vogue la galère ! » Sur le fond ténébreux de sa philosophie, la gaîté de ses lettres se détache comme l’allégretto d’un menuet après une marche funèbre.

Tout ébréché, tout éclopé sous les coups de la maligne fortune, l’incorrigible Pangloss s’en allait rabâchant que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Ce n’est pas qu’il en fût au fond absolument convaincu, mais l’ayant dit une fois, il se croyait obligé de le soutenir toujours. De même Schopenhauer, l’anti-Pangloss, fredonne son éternel refrain sur le néant préférable à l’être, mais le doux tourment de l’existence ne perd pas pour lui son puissant attrait. Lors du soixante-septième anniversaire de sa naissance qui fut une ovation, Becker, louant sa verte vieillesse, lui promettait beaucoup d’années ; le vieux philosophe répond : « Le saint Upanischad dit en deux endroits : Cent ans est la vie de l’homme, et M. Flourens (de la Longévité) calcule de même. Voilà qui est consolant. » Il écrit à Frauenstædt : « Remercîment cordial, vieil apôtre, pour votre lettre de congratulation. à votre aimable question je répondrai que je ne sens pas encore le plomb de Saturne, je cours encore comme un lévrier, je me porte encore admirablement bien, je joue presque tous les jours de la flûte ; l’été dernier, je nageai dans le Mein jusqu’au 19 septembre, je n’ai pas une infirmité, et mes yeux sont encore aussi vifs qu’au temps où j’étais étudiant. » Il disait que son extrême-onction serait son baptême, qu’on attendait sa mort pour le canoniser, mais il ne l’appelait point de ses vœux, cette mort, « la plus épouvantable des épouvantes, der schrecklichste der Schrecken, » et quand elle arrive, soudaine, inattendue, au moment de disparaître dans la coulisse, il trébuche encore sous l’ivresse des applaudissemens qui de toutes parts montent jusqu’à lui.

Comparez cette destinée à celle des poètes qui ont chanté avec éclat le mal du siècle ; voyez Chateaubriand « bâillant sa vie ; » Byron, qui court en Grèce chercher la mort du soldat ; Leopardi, qui meurt poitrinaire sous le ciel de Naples ; Heine, Lazare aveugle et décharné, étendu sur un lit de torture et dont le rire est plus déchirant qu’un sanglot, et-jugez à quel point la vieillesse du glorieux métaphysicien du pessimisme a été heureuse et comblée.


J. BOURDEAU.

  1. Times du 9 octobre 1883.
  2. Times du 9 octobre 1883.
  3. Schopenhauer et la Physiologie française, par M. Janet. (Revue des Deux Mondes du 1er mai 1850.)
  4. Il est superflu de rappeler aux lecteurs de la Revue l’étude que M. Caro a consacrée au pessimisme, le Pessimsme au XIXe siècle, Leopardi, Schopenhauer, Hartmann ; Hachette, 1879.
  5. Hartmann, l’École de Schopenhauer. (Revue philosophique, août 1883.)
  6. Ueberweg, Geschichte der Philosophie, p. 84.
  7. M. Challemel-Lacour nous a donné ici-même un piquant récit de ces brillante et étranges causeries. (Revue du 15 mars 1870.)