Lettres de ma chaumière/Le Duel de Pescaire et de Cassaire

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A. Laurent (p. 379-410).

LE DUEL DE PESCAIRE
ET DE CASSAIRE

À M. Henry Becque.

Ce matin, deux journalistes, suivis chacun de deux messieurs enredingotés de noir et d’un médecin, se sont arrêtés dans une clairière du bois, à quelques pas de ma chaumière. Il s’agissait d’élections… L’un tenait pour un candidat qu’il ne connaissait guère ; l’autre pour un candidat qu’il ne connaissait point… C’est pourquoi ils allaient se battre.

On a retiré les épées de leurs gaînes de serge verte, choisi les places et… l’affaire s’est arrangée.

Je les ai rencontrés, comme ils s’en retournaient bras dessus bras dessous.

L’un disait à l’autre :

— À quoi bon ? Pour un homme qui nous paie mal !

— Et qui nous lâchera, la campagne terminée ! ajoutait l’autre.

Et tous deux conclurent.

— C’eût été trop bête !

Les deux adversaires me rappelèrent la terrible aventure qui illustra, au pays de Gascogne, les noms de Pescaire et de Cassaire.

Dans une petite ville du Midi, voisine de la république d’Andorre, deux journalistes polémiquaient furieusement. Le premier s’appelait Pescaire, et défendait la monarchie, cette année-là ; le second avait nom Cassaire, et combattait pour la République, en attendant mieux. Si peu que vous ayez lu de journaux de province, vous savez à quel ton aigu montent les polémiques. Pescaire affirmait que Cassaire était une canaille et un voleur ; Cassaire ripostait en traitant Pescaire de crapule et d’assassin… Pescaire écrivait en tête de son journal : « Nous engageons le citoyen Cassaire à se tenir loin de notre vaillante canne. » Cassaire avait fait clicher en gros caractères l’avis suivant : « J’avertis l’ignoble Pescaire de ne pas exposer son derrière à portée de notre courageuse botte. » Mais il va de soi que ni la vaillante canne de Pescaire, ni la courageuse botte de Cassaire n’étaient disposées à entrer dans la lutte.

Pescaire eut alors une idée de génie. Il imagina d’insérer dans chaque numéro de sa feuille, immédiatement après le leading article, un entrefilet que surmontait, en guise de titre, un énorme point d’interrogation.

?


On nous écrit de Toulouse :

Il y a cinq ans, un sieur C…, petit employé dans une grande administration financière de notre ville, fut ignominieusement chassé de son emploi, parce qu’on s’était aperçu qu’il avait la déplorable habitude de crocheter les caisses et de voler les titres. Or, le sieur C… dirige aujourd’hui, dans une ville importante de notre région, un journal opportuniste.

Après son passage dans ladite administration, il possédait assez de titres, pour défendre un régime dont la principale occupation est de forcer les serrures du… budget, et de crocheter les portes des… couvents.

Le citoyen Cassaire, qui a longtemps habité Toulouse, pourrait-il nous donner des renseignements sur le fait énoncé par notre correspondant ?


À quoi Cassaire répliquait par l’article permanent que voici :

Simple questions

« Est-il vrai qu’un sieur P… ait habité Carcassonne ?

« Est-il vrai qu’il ait été obligé de quitter précipitamment cette ville à la suite d’une tentative de séduction sur une vieille dévote, suivie de vol ?!!!?

« Est-il vrai que l’instruction JUDICIAIRE commencée ait été étouffée, grâce aux machinations des JÉSUITES ?

« Est-il vrai que le sieur P… rédige aujourd’hui un immonde journal clérical ?

Prière à l’ignoble Pescaire qui, à CETTE ÉPOQUE, faisait à Carcassonne on ne sait quel métier, de répondre à ces SIMPLES QUESTIONS ? »


En ville, on se délectait beaucoup de ces disputes et les bonnes âmes faisaient « Kiss ! kiss ! » comme s’il se fût agi d’un combat de chiens, ou d’un crêpage de chignons, entre harengères. Cela dura plus d’un an. Les commanditaires du journal monarchiste disaient émerveillés, en parlant de Pescaire : « notre Veuillot », et les souscripteurs de la feuille républicaine, ravis, ne manquaient jamais de qualifier Cassaire de : « notre Rochefort ». D’ailleurs, tout le monde s’accordait à vanter la bravoure non pareille des deux irréconciliables polémistes, et l’on se racontait, avec des frissons, les traits héroïques, les féroces aventures tirées de leur vie de jeunesse.

Pourtant il arriva que cette haine sauvage parut se calmer : les accusations maintenant manquaient de force, les insinuations de perfidie, les allusions de portée. Peut-être se blasait-on, après tout. Mais non, la verve était tarie des mots orduriers et poissards. Et c’est avec dépit que l’on s’attendait à voir tomber la grande colère qui avait été la distraction des désœuvrés, le sport des flâneurs de la ville.

Tout à coup, on apprit que Pescaire avait envoyé des témoins à Cassaire !

Un duel ! un duel aurait lieu ! Était-ce possible ? Un duel ! ce n’était plus l’encre qui coulerait, ce serait le sang ! L’émotion fut vive. Dès que la nouvelle du duel commença de circuler, chacun sortit de chez soi, alla aux renseignements. Sur le pas des portes, dans la rue, des groupes se formèrent, animés, inquiets, frémissants ; la promenade habituellement déserte à cette heure se couvrit d’une foule agitée ; en un instant, les cafés furent envahis. On s’abordait, anxieux.

— Eh bien ?

— On ne sait rien encore ! Il paraît que les témoins sont en conférence.

— Alors, c’est sérieux ? Il y a des témoins,… des témoins ?

— Le préfet a télégraphié à Paris !

— C’est évident, ça couvait depuis trop longtemps… Assez causé, la parole est à l’épée.

— On dit Pescaire de première force…

— Allons donc ! Cassaire a déjà eu vingt duels, dont cinq mortels… mortels !

— Ça sera chaud ! avec des gaillards comme ça…

— Ah ! voilà les témoins qui arrivent !… Pour sûr, ça y est !

En effet, les témoins, les quatre témoins entraient dans le café, graves, sombres, imposants. Ils évitèrent de répondre directement aux questions qui leur tombaient de tous les côtés, s’assirent, mystérieux, autour d’une table, et demandèrent du papier et de l’encre. Néanmoins, on sut péremptoirement que la rencontre aurait lieu en Andorre, qu’on se battrait au pistolet, et que ce serait terrible.

Pendant ce temps Pescaire et Cassaire, se promenaient, sur le Cours, à cinquante pas l’un de l’autre, chacun suivi de ses amis, chacun faisant des gestes farouches et roulant des yeux épouvantables.

Pescaire disait :

— Je le tuerai ; j’ai soif de son sang.

Cassaire hurlait :

— Il aura son compte ; il me faut sa vie.

Tous deux affirmaient :

— L’un de nous doit disparaître.

La difficulté fut de trouver des pistolets convenables. L’armurier ne possédait que des revolvers et des pistolets Flobert. Les armes, cependant, ne faisaient pas défaut dans la ville, mais à celle-ci le chien manquait, à celle-là, la gâchette, à toutes quelque chose d’essentiel. Les témoins durent se contenter d’une paire de pistolets d’arçon que proposa un ancien capitaine de gendarmerie, avec la manière de s’en servir.

— Qu’importe ! suppliait Pescaire, qu’on nous donne un fusil, une baïonnette !

— Un canon ! Une mitrailleuse ! implorait Cassaire.

Enfin, vers le soir, deux voitures sortaient de la ville, bruyamment escortées jusque dans la campagne par toute la population enthousiaste.

— Bonne chance ! Pescaire.

— Reviens-nous ! Cassaire.

Cette nuit-là, il y eut force coups de poing et force coups de pied, en l’honneur de l’indomptable Pescaire et de l’intrépide Cassaire.


Durant deux jours, la petite ville demeura plongée en une anxiété poignante. Comme pour les grandes fêtes ou les deuils publics, les boutiques restèrent fermées, les ouvriers chômèrent. Le besoin d’agir, d’être dehors, la curiosité de savoir avaient jeté tous les habitants dans les rues, qui regorgeaient de monde, et sur le Cours, qui grouillait de promeneurs. Cet événement, ainsi qu’il arrive au moment des angoisses patriotiques, rapprochait les familles brouillées, attendrissait les haines, confondait les classes. Chacun s’interrogeait :

— A-t-on des nouvelles de nos duellistes ?

Au café Soula surtout l’agitation prenait un caractère inquiétant. Là, des visages rouges discutaient, point par point, les chances de « nos duellistes ». Là on racontait des histoires de duel affolantes, épouvantantes, des morts affreuses, des agonies macabres, des carnages, des massacres, des boucheries. Tandis que les dominos rayaient, en grinçant, le marbre des tables chargées de bière, on n’entendait sortir des bouches enfumées de tabac que les mots : « Sang, cervelle en bouillie, tripes à l’air, cinq pouces de fer dans l’estomac », et Gaspard Gasparrou, un vieux sergent de pompiers, occupait l’attention des groupes ébahis en décrivant, dans l’air, avec son doigt, des dégagés et des contres de quarte.

Le troisième jour, au matin, comme on n’avait pas de nouvelles de « nos duellistes », on ne douta pas, aux cercles les mieux informés, que dans leur rage homicide, les deux belligérants ne se fussent réciproquement assommés. Le vétérinaire émit cette opinion que les quatre témoins, les deux médecins et les deux cochers, grisés par le sang et par la poudre, s’étaient probablement entretués.

À la préfecture, personne ne savait rien, ou ne voulait rien dire ; cependant le bruit courait que le télégraphe « avait joué » jour et nuit, que le chef de cabinet et deux conseillers de préfecture s’étaient tenus en permanence dans le grand salon de réception, que, deux fois, le capitaine de gendarmerie avait été mandé et qu’il était entré, en civil, par la petite porte dérobée du jardin. L’inquiétude grandissait, les suppositions les plus effroyables germaient dans les cerveaux, exaspérés par l’attente, troublés par les bocks de bière et les petits verres de cognac.

Enfin, le soir, le propriétaire du café Soula reçut une dépêche. La dépêche était ainsi conçue :

« Après plusieurs engagements terribles, Pescaire très grièvement blessé, bras cassé. Me porte bien. — Cassaire.

Bras cassé ! rien qu’un bras cassé ? et aucun n’était mort des duellistes, des témoins, des médecins, des cochers, aucun ! Un misérable et insignifiant bras cassé ! Et c’était tout ! C’était tout, quand il y avait tant de têtes, de poitrines et de ventres ! Et l’autre, le Cassaire, qui se portait bien et qui l’avouait ! Quelle lâcheté ! Alors toute cette ivresse d’héroïsme, toutes ces menaces, tout ce remuement d’une ville, tous ces récits enfiévrés ; alors, la préfecture en permanence, la gendarmerie sur pied, le télégraphe effaré, tout cela aboutissait à ce résultat ridicule, déshonorant : un bras cassé ? un seul ! et le gauche probablement ? Oui, ça devait être le gauche !

Le désappointement fut général. Quelques-uns même ne cachèrent pas leur indignation. Gaspard Gasparrou suffoquait. Si, à ce moment, Pescaire, avec son bras cassé, et Cassaire, qui se portait bien, étaient entrés dans le café, ils eussent été hués, sifflés, assommés peut-être. Un avoué parvint à calmer l’effervescence en affirmant que beaucoup de duels, même à Paris, n’avaient pas toujours ce résultat sanguinaire, que mieux valait après tout, un bras cassé que rien du tout de cassé, et qu’il fallait se contenter de ce que l’on avait. Ce petit discours, sage et conciliateur, obtint beaucoup de succès, rallia tous les suffrages et l’on se prépara à recevoir « nos duellistes » avec un enthousiasme mitigé de raillerie.

Le lieu fixé pour la rencontre était, vous souvenez, le territoire d’Andorre. La route, qui traverse en pleine montagne les jolis villages de Tarascon, d’Ussat, des Cabanes, la petite ville d’Ax, où les sources d’eau chaude bouillonnent parmi les rocs sombres et les noirs sapins, est longue, pénible, parfois dangereuse, surtout à la fin de l’automne, alors que les neiges commencent de tomber. Longeant les vallées étroites, elle ne tarde pas à grimper au flanc âpre des monts, court au bord des précipices, au fond desquels grondent les torrents. Les pics, d’un violet sourd, s’étagent dans le lointain, ceints d’écharpes de vapeur rose, coiffés d’immenses aigrettes de nuées. Ici ce sont des parties boisées de hêtres et de sapins aux verdures robustes ; là des terres pelées, souffrantes où, de place en place, dans le schiste morne, poussent la bruyère chétive et le maigre rhododendron.

« Nos duellistes » ne songeaient point à admirer la nature, si impressionnante, pourtant, de ce coin des Pyrénées. Leur âme, débarrassée des poésies inutiles, solidement fortifiée par la politique, n’était plus guère accessible à ces sensations artistes et vulgaires. Et puis, il faut bien le dire, ils avaient d’autres préoccupations. À mesure qu’ils s’éloignaient de la ville, qu’ils approchaient de ce redoutable pays d’Andorre, leur exaltation, faiblissant peu à peu, s’était tout à fait évanouie. Une sorte de malaise moral, de froid intérieur, les saisissait, leur faisait courir sous la peau de petits frissons désagréables. Et l’inquiétude vint, qui elle-même, bientôt, se transforma en une véritable angoisse. Comme ils ne voulaient rien montrer de l’état de leur âme, « nos duellistes » se rencognèrent, chacun dans sa voiture, faisant semblant de dormir, pendant que les témoins, très embarrassés de leur rôle et craignant de se rendre ridicules vis-à-vis de spadassins aussi exercés, piochaient un code de duel que l’ancien capitaine de gendarmerie leur avait prêté, en même temps que les pistolets d’arçon.

Non, ils ne dormaient pas, « nos duellistes », oh ! non. Pescaire se voyait déjà, étendu sur l’herbe, mort — car il ne doutait pas qu’il allait mourir. Il se représentait l’affreuse blessure de la balle, toute rouge, là, sous le sein gauche ; et il se tâtait la poitrine, à cette place, et il croyait sentir au bout de ses doigts, la chair écrasée et le sang chaud qui se caillait !… Quelle folie aussi d’avoir provoqué Cassaire, l’invincible Cassaire, Cassaire protégé déjà par vingt duels, dont cinq mortels ! Était-ce assez bête à lui, pauvre diable, qui, malgré sa réputation de grand tireur, n’avait de sa vie tenu la poignée d’une épée, ni la crosse d’un pistolet… des jouets, de simples jouets aux mains de son ennemi !… Comme il était conscient de sa force, le sauvage ! Quel calme, quelle assurance, quelle ironie !… Mais était-ce bien vrai qu’ils allaient se battre ?… N’y aurait-il pas, au dernier moment, un événement, un miracle, il ne savait quoi, qui empêcherait le duel ?… Et l’infortuné Pescaire rêvait à de vagues cataclysmes… Peut-être que les montagnes s’ébouleraient tout à coup !… peut-être une guerre dont on apprendrait brusquement la nouvelle !… peut-être une révolution qui éclaterait comme un coup de foudre… peut-être la voiture de Cassaire qui roulerait au fond d’un précipice !… Cette idée surtout le séduisait… Oh ! si la voiture pouvait… Mais non, elle filait doucement, devant lui, au trot ralenti de ses deux rosses… Alors quoi ?… Mon Dieu, c’était épouvantable !

De son côté, Cassaire, qui, malgré ses vingt duels, dont cinq mortels, se trouvait exactement dans les mêmes conditions que Pescaire, claquait des dents et comptait les dernières minutes d’existence que voulait bien lui laisser, par pitié sans doute, cet adversaire farouche, que son imagination lui montrait affamé de meurtres, fauchant les têtes et trouant les poitrines avec une effroyable dextérité.

Ce ne fut que le lendemain soir, que les deux voitures arrivèrent à l’Hospitalet, petit village, distant d’un kilomètre de la frontière Andorrane, et l’hiver, perdu dans les neiges. Là finit la route, qui se change en une sente caillouteuse, praticable seulement aux piétons et aux mulets.

Pendant que « nos duellistes », dans la salle de l’auberge, se chauffaient silencieux devant un grand feu d’écorces de sapin, l’aubergiste, montagnard robuste, à la face hardie de contrebandier, s’adressa à Pescaire.

— C’est vous, sans doute, messieurs, qui venez pour vous battre ? demanda-t-il.

Pescaire frémit ; Cassaire détourna la tête. Ils ne pouvaient plus entendre le mot, se battre, sans qu’un étranglement les serrât à la gorge.

— Oui, c’est nous, répondit Pescaire.

— Eh bien ! je vais vous dire, continua l’aubergiste, après s’être assuré que la porte était bien fermée et que personne ne pouvait l’entendre… Hier, il est venu d’Ax un gendarme, de la part du préfet… Le gendarme s’est longtemps entretenu avec le sergent des douaniers… Et voici ce que j’ai appris… Demain matin, la frontière sera cernée… On ne peut pas vous empêcher de passer… mais on saisira vos armes… et alors, va te faire fiche !

À ces paroles, une joie divine inonda le cœur de Pescaire et de Cassaire. Ne rêvaient-il pas ? « Et alors, va te faire fiche ! » mots délicieux ! Oh ! comme durant cette minute ils aimèrent l’aubergiste, le bon aubergiste, l’aubergiste colombe qui, dans son bec barbu, leur apportait le rameau d’olivier. S’ils avaient osé, ils l’eussent embrassé.

Mais l’aubergiste reprit :

— J’ai pensé à une chose… confiez-moi vos armes… je connais la passe… Et qu’est-ce qui sera coïon, demain, en vous fouillant ? Ce sera le gabelou !

— Ce sera le gabelou… ce sera le gabelou, répétèrent machinalement Pescaire et Cassaire.

— Ça vous va-t-il comme ça ?

Triple brute ! non, ça ne leur allait pas du tout. Toutes leurs angoisses étaient revenues. Qu’avait besoin, ce sale aubergiste, d’avoir pensé à cela ? Et il paraissait enchanté de son idée, l’animal !

— Mais ne craignez-vous pas des complications… diplomatiques ! insinua Pescaire.

— Est-ce bien prudent ?… murmura Cassaire.

— Rapportez-vous en à moi, dit l’aubergiste… C’est mon affaire… Ni vu, ni connu et demain matin, nous nous retrouverons à un endroit fixé… En attendant, vous allez souper, je pense… J’ai justement là un fameux cuissot d’izard… avec une bonne bouteille de Rancio…

Pescaire et Cassaire refusèrent de prendre la moindre nourriture. Ils se retirèrent dans leur chambre. Ainsi, c’était donc fini ! Rien ne pouvait désormais les sauver de la mort. À cette heure suprême où reviennent les tendresses oubliées et les naïvetés charmantes des premières impressions, « nos duellistes » se reprochèrent de n’avoir pas, pendant ce voyage mortel, empli suffisamment leurs regards du spectacle des choses qu’ils ne reverraient plus. Ils ne reverraient plus ces montagnes superbes, ces coquets villages au toit plat, ces cascades blanchissantes, ce ciel gris-perle, où, petites taches bleues, planent les aigles et les balbuzards. Et les parties aux grottes d’Ussat, et les pêches au lac de Bethmale, et, tous les soirs, après dîner, le mazagran, la pipe qui se culotte lentement, les émotions de la poule au billard, et de la manille !

Pescaire pleura, pleura ; Cassaire, agenouillé au bas de son lit, pria, pria. Quelle nuit !

Ainsi que l’avait prévu l’aubergiste, les douaniers, qui cernaient la frontière, furent bien obligés de laisser passer « nos duellistes ». Ils avaient ordre de saisir les armes. Or, en fait d’armes, ils n’avaient trouvé que les trousses des médecins, ce qui amena une longue discussion et de vifs pourparlers. Devait-on saisir ou ne devait-on pas saisir ? Ces trousses pouvaient-elles être considérées comme des armes ? Les uns tenaient pour que l’on saisît ; les autres hochaient la tête d’un air de doute. Le sergent, très perplexe, après avoir minutieusement examiné sondes, lancettes et bistouris, estima que c’était effectivement des armes, mais « en considération de ce qu’il connaissait » l’un des deux médecins, il les autorisa à garder leurs trousses, pour cette fois seulement.

La petite troupe franchit le fossé qui sépare la France de l’Andorre, et se mit à escalader la Soulane, péniblement. Pescaire et Cassaire marchaient au hasard, trébuchaient contre les pierres roulantes, glissaient sur l’herbe ronde, la tête basse, le cœur vacillant. Le paysage, d’ailleurs, n’était pas fait pour ragaillardir l’esprit : des montagnes rasées, sans un arbre, des rochers, tristes, chauves, et au bas du ravin, sur un lit de cailloux, l’Ariège qui aboyait, sinistre et hargneuse.

Il avait été convenu qu’on retrouverait l’aubergiste sur un plateau de la montagne, le seul endroit convenable pour se couper la gorge à l’aise. En effet, le gaillard était là, souriant, gai, et, le plus tranquillement du monde, il mangeait, en attendant, un morceau de fromage de chèvre, sur un énorme morceau de pain bis. Dernière espérance envolée. Pescaire et Cassaire s’étaient dit : « Il ne passera pas, le damné aubergiste ; on l’arrêtera, les douaniers, les bons douaniers lui prendront nos armes. » Et il était là, et il riait, et il mangeait !

— Eh bien ! messieurs, cria-t-il joyeusement, ne vous l’avais-je pas promis… Ils n’y ont vu que du feu, les coïons ! Tenez, voilà les pistolets… Ah ! les coïons !

À la vue des armes maudites qui reluisaient dans le soleil, « nos duellistes » manquèrent de s’évanouir. Pâles, les tempes humides et serrées, la poitrine haletante, la tête bourdonnante, ils ne voyaient plus rien, n’entendaient plus rien… Ils ne comprenaient plus pourquoi, près d’eux, des hommes faisaient sauter en l’air des pièces d’argent, pourquoi ils comptaient des pas, pourquoi ils chargeaient des armes… Toute haine s’était envolée de leur cœur ; ils s’aimaient d’un immense et fraternel amour… Ils durent faire d’énergiques efforts pour ne pas tomber dans les bras l’un de l’autre, se demander pardon, s’embrasser…

— Allons ! messieurs, dit l’un des témoins…

À ce moment, l’aubergiste s’écria :

— Qu’est-ce que je vois ?… Qu’est-ce que c’est que ça ?

Et avec son bâton, il indiqua quelque chose de noir qui, en face, sur le versant de la montagne, descendait… On eût dit d’une troupe de gens à cheval, mais à cause de la distance et de la couleur sombre du terrain, il était impossible de rien distinguer nettement.

— Viedazé ! mais c’est le conseil de l’Andorre ! s’exclama l’aubergiste… Ils viennent pour vous, sûrement… C’est ce sacré gendarme qui aura été les prévenir… Ça ne fait rien, ajouta-t-il en se tournant vers les témoins, avant qu’ils soient ici, ces messieurs ont le temps de se donner un coup de torchon.

Cette invitation n’obtint aucun succès. Tous braquaient les yeux vers le point marqué par l’aubergiste. Pescaire et Cassaire respirèrent délicieusement.

Le point noir grossissait. On pouvait maintenant apercevoir distinctement des formes humaines qui se balançaient sur des formes de chevaux. Pescaire compta six cavaliers, Cassaire remarqua que l’un d’eux marchait en tête, comme un chef, et l’aubergiste s’étonna qu’ils portassent la grande tenue, c’est-à-dire le chapeau de feutre à larges Lords et le long carrick à vingt-deux collets.

Quand les six cavaliers furent arrivés à une centaine de pas du plateau, ils s’arrêtèrent. Celui qui chevauchait en tête mit pied à terre et, laissant son cheval à la garde de ses compagnons, il s’avança d’un pas solennel vers « nos duellistes ».

— Adissias ! fit-il, en saluant.

Pescaire, Cassaire, les quatre témoins, les deux médecins et l’aubergiste s’inclinèrent respectueusement, et répondirent en chœur :

— Adissias !

Il y eut un moment de silence. Un aigle passa dans l’air ; un pâtre qui paissait ses chèvres, très loin, chanta.

Et l’Andorran dit :

— Messieurs, vous êtes sur une terre de paix et de liberté. Dans nos montagnes, jamais l’homme ne versa le sang de son semblable, jamais le sol ne fut rougi par les luttes fratricides. Nous sommes des pasteurs, et nos armes, à nous, ce sont la houlette et la flûte. Je vous prie de vous retirer. Et je vous avertis que, si vous n’obéissez pas à notre loi, notre loi saura vous punir, hommes sauvages.

Puis il parla longtemps de l’hospitalité, de l’humanité et des bergers chanteurs.

Pescaire et Cassaire l’écoutaient, ravis. Jamais parole humaine ne leur avait paru plus belle, plus douce, plus pénétrante ; c’était comme une musique céleste, un chant de vierges amoureuses, un concert d’anges éperdus. Il leur semblait que les pierres elles-mêmes en étaient tout attendries, que les montagnes se pâmaient, que le vent n’avait plus que des soupirs d’extase, et que, de l’Ariège, apaisée, montait le chuchotement exquis d’une prière.

Néanmoins, pour la forme, ils voulurent protester.

— Retirez-vous, carnassiers, répéta l’Andorran, qui à ce moment leur apparut si grand, qu’il domina les sommets les plus élevés, et emplit tout le ciel de son corps de dieu.

Après une courte délibération, les témoins décidèrent qu’il fallait se retirer, et l’on reprit la route désolée, le petit sentier caillouteux qui courait sur la montagne rase, terre de paix et de liberté. Ah ! comme elle était moelleuse, cette route, dont les cailloux mouvants et coupants leur étaient plus doux aux pieds que des tapis de mousse et des jonchées de fleurs. Ils descendaient, agiles, souples, légers, conduits comme par une ivresse, emportés comme dans un rêve.

Tout à coup, Pescaire sentit que le sol se dérobait sous ses pieds. Il étendit les bras en avant, poussa un cri et s’évanouit. Le malheureux était tombé lourdement sur un rocher. En le relevant, un des médecins constata qu’il s’était cassé le bras gauche.

— Voyez, dit-il aux témoins, la fracture est évidente.

— Évidente, confirma l’autre médecin.

Les témoins se regardèrent un instant, et, tandis que le médecin pansait le blessé :

— Eh bien ? demanda l’un.

— Eh bien ? répondit l’autre.

— Il y a blessure !

— Oui !… mais…

— Quoi ?

— Rien…

— Alors ?…

— Parfaitement.

Et, séance tenante, les quatre témoins, rédigèrent un procès-verbal dans lequel il était constaté que M. Pescaire, ayant reçu une balle, qui lui avait cassé le bras, l’honneur avait été déclaré satisfait… Sur la demande de Cassaire, ils ajoutèrent même un paragraphe, où ils rendirent le plus complet hommage à la belle tenue des deux adversaires.