Le Feu, le calorique, la chaleur animale d’après Lavoisier

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Le Feu, le calorique, la chaleur animale d’après Lavoisier[1]
M. Berthelot

Revue des Deux Mondes tome 98, 1890


LE FEU, LE CALORIQUE,
LA CHALEUR ANIMALE
D'APRES LAVOISIER[2]

L’intervention de la chaleur, c’est-à-dire du principe du feu, dans les phénomènes de la nature est trop frappante et trop considérable pour avoir été jamais méconnue, et la manière de la comprendre a été l’origine de la plupart des théories physiques et physiologiques qui se sont succédé depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Chaque changement profond éprouvé par cette conception a été corrélatif avec une révolution dans les idées, des philosophes naturalistes. Mais la plus considérable peut-être de ces révolutions qui nous ait été rapportée dans l’histoire de la science est celle dont Lavoisier fut le promoteur. Jusque-là le feu était assimilé aux autres élémens ; tandis que cette révolution a séparé nettement et sans retour la nature du calorique, soustrait par essence aux actions de la pesanteur, de celle des matières ordinaires, qui y sont soumises ; et elle a fait disparaître en même temps la notion traditionnelle des élémens d’autrefois : ces élémens ont perdu leur caractère substantiel, et ils ont fait place aux états généraux des corps, état solide, état liquide, état gazeux, réglés et définis par l’action plus ou moins intense de ce même calorique. Cette révolution a été la conséquence des expériences de Lavoisier sur l’oxydation des métaux et sur la combustion, sur la respiration et sur la chaleur animale, conséquence hautement déclarée par ce grand inventeur, et poursuivie par lui dans tout l’ensemble des phénomènes, avec une méthode et une logique invincibles.

Je vais essayer de retracer l’enchaînement de ses découvertes.

Vers 1780, les anciennes doctrines de la chimie étaient ébranlées jusque dans leurs fondemens. Les élémens antiques avaient été dépouillés les uns après les autres de leur existence traditionnelle, par les travaux de Lavoisier et de ses contemporains.

L’air élémentaire avait disparu, pour faire place à une multitude de corps gazeux, distincts les uns des autres ; et l’air commun, jusque-là réputé simple, avait été reconnu composé, c’est-à-dire l’orme par le mélange de deux de ces gaz nouveaux, l’oxygène et l’azote.

L’eau élémentaire, elle aussi, avait cessé d’être regardée comme le support idéal de la liquidité, substance commune à tous les corps fondus ; et l’eau ordinaire, qui en était le type, allait être reconnue également composée, mais d’une autre façon que l’air, c’est-à-dire formée par la combinaison de deux gaz, l’hydrogène et l’oxygène.

Depuis longtemps déjà, la terre élémentaire n’était plus qu’une pure entité. La multiplicité de ses formes est manifeste pour l’expérience la plus vulgaire, et l’impossibilité de les réduire à une même substance résultait de l’échec constant et désormais constaté sans retour de ces tentatives de transmutation des métaux, auxquelles s’était obstiné tout le moyen âge. Au moment dont je parle, la notion vague des diverses terres était sur le point d’être remplacée par la définition précise des nombreux corps simples de la chimie moderne.

Ainsi trois des anciens élémens des philosophes grecs étaient supprimés : non cependant d’une façon définitive ; car ils allaient renaître dans une notion nouvelle, celle des trois états généraux de la matière, communs à tous les corps. Chassés de la chimie, ils reparaissent dans l’ordre des phénomènes physiques, et Lavoisier fut l’un des premiers, comme je vais le montrer, à proclamer cette transformation des idées.

Elle était liée elle-même avec un changement non moins profond dans la conception du quatrième élément des philosophes anciens, le feu. En effet, les découvertes de Lavoisier, en faisant évanouir la notion du phlogistique, dépouillèrent le feu de son caractère substantiel ; mais l’idée même du feu subsista, dans ce qu’elle représentait de réel, sous le nom du calorique ou fluide igné, privé à la vérité des propriétés pondérales qu’on lui avait attribuées jusque-là. Le feu n’en resta pas moins sous cette nouvelle forme le premier principe du mouvement dans les êtres inanimés, aussi bien que dans les êtres vivans, et le lien des trois états généraux de la matière pondérable ; de même qu’il était réputé autrefois l’élément actif de toutes choses[3] et le lien des trois autres élémens.

Rappelons en peu de mots les idées d’autrefois et les idées modernes sur ces questions.

Les phénomènes de la combustion, la chaleur et la lumière qui l’accompagnent et qui semblent avoir leur siège dans la flamme elle-même, enfin la liaison étroite qui existe entre ces phénomènes et la vie des êtres organisés, ont de tous temps frappé au plus haut degré l’attention des hommes. L’art de produire le feu est le premier degré de notre science : la connaissance du feu « maître de tous les arts, le plus grand bien qui soit pour les vivans[4], » fut le premier pas dans cette longue suite d’inventions qui ont maîtrisé la nature et fait passer l’espèce humaine de l’état purement animal, jusqu’à ce degré de civilisation atteint par les peuples modernes. Mais de la pratique des faits l’esprit humain ne tarda guère à passer à leur explication.

C’est ainsi que le feu, adoré à l’origine comme un être animé, un Dieu tantôt bienfaiteur, tantôt dévorant, devint un objet de conceptions scientifiques, au temps des philosophes grecs. Ils en aperçurent tout d’abord le double caractère : celui d’une matière, d’un élément, assimilable à l’air, à l’eau, à la terre, et soumis comme eux aux régularités de la géométrie[5], et celui d’une cause de mouvement, sans laquelle rien de visible ou de vivant ne peut exister.

Le feu est réputé à cette époque préexister en nature dans les corps combustibles. « Le soufre, dit Pline, renferme une grande quantité de feu. » Dans la combustion, ce feu se dégage sous forme de flamme et de chaleur, en même temps que le combustible disparaît.

Ces préjugés avaient été réduits au XVIIIe siècle par Stahl en un corps de doctrines, conformes aux connaissances de son temps. D’après Stahl, le charbon et les corps combustibles sont changés par la combustion en chaleur et lumière ; et réciproquement, lorsqu’on chauffe les corps combustibles avec les chaux métalliques (c’est à-dire avec nos oxydes), ils s’y fixent, en régénérant les métaux libres, tels que le plomb, l’étain, le fer. Le feu, ainsi fixé sur les corps, dont il concourt à augmenter le poids, et susceptible de s’en séparer en sens inverse par la combustion, était désigné sous le nom de phlogistique.

Ces idées sont tellement conformes aux apparences qu’elles se sont maintenues avec ténacité dans le langage commun. On lit même aujourd’hui dans des livres fort répandus : « La chaleur du soleil absorbée est restée emmagasinée dans les végétaux d’un autre âge. C’est elle qui est restituée, quand on décompose la houille dans nos foyers. Chaque petit morceau de charbon jeté au feu rend à la liberté le rayon venu jadis des espaces célestes. » A prendre ces phrases au pied de la lettre, il y aurait là autant d’erreurs que de mots. En réalité, ce sont de pures expressions poétiques, destinées à traduire des phénomènes connus ; mais aucune matière venue du soleil ne demeure effectivement fixée dans le charbon de terre, et celui-ci ne conserve aucun rayon solaire combiné.

La théorie du phlogistique n’en était pas moins conforme aux manifestations générales qui se produisent dans la nature, aussi bien que dans les laboratoires.

Cette théorie, après avoir été regardée comme certaine pendant près d’un siècle, fut renversée de fond en comble par Lavoisier, qui montra que les changemens de poids et les fixations ou les pertes de matière accompagnant la combustion sont inverses de ce que l’on avait supposé jusque-là. Lorsque le charbon brûle, et semble disparaître, en réalité sa matière ne se dissipe point ; elle ne perd point son poids à l’état de chaleur, ou de phlogistique. Loin de là, c’est le charbon qui s’unit avec une seconde substance matérielle, l’oxygène, ignoré jusqu’au temps de Lavoisier ; et il forme ainsi un composé nouveau, l’acide carbonique, dont le poids est supérieur à celui du charbon primitif, en raison exacte du poids de l’oxygène fixé sur lui. Au contraire, lorsque la chaleur réduit une chaux métallique mêlée de charbon à l’état de métal libre et brillant, cette réduction n’est pas l’effet de la fixation d’une matière spéciale, telle que le prétendu phlogistique ; car le poids du métal est moindre que celui de la chaux métallique qui l’engendre. Mais la matière perdue par cette dernière reparaît, unie à la matière même du charbon, sous la forme d’un gaz nouveau, dont le poids représente exactement celui des élémens qui ont concouru à le produire. Telles étaient les découvertes de Lavoisier : elles changeaient complètement l’interprétation des phénomènes chimiques adoptée jusque-là et faisaient évanouir le système d’une chaleur pondérable, susceptible de se fixer sur les corps ou de les quitter, en en accroissant ou en en diminuant le poids. De ce système détruit, il subsistait cependant une idée essentielle ; car il est certain que la combustion et la formation des gaz qui l’accompagnent impliquent autre chose que la simple pesée des matières mises en jeu dans l’expérience. On ne saurait se dispenser d’envisager et d’expliquer la chaleur même qui s’y manifeste, et le rôle qu’elle joue dans les changemens d’états tant physiques que chimiques de la matière.


I. — LA CHALEUR ET LES TROIS ÉTATS PHYSIQUES DES CORPS.

C’est ainsi que Lavoisier, généralisant de plus en plus les problèmes qui se présentaient à lui, fut amené à transporter ses recherches, jusque-là purement chimiques, dans l’ordre de la physique proprement dite. Il dut s’occuper de la chaleur et de ses effets : d’abord au point de vue de la constitution physique des gaz, qu’il a concouru à fixer sur ses bases véritables ; puis dans ses relations directes avec les phénomènes chimiques : la logique même de la discussion relative au phlogistique l’obligeait à entrer dans ce nouveau domaine.

En effet, tout n’était pas chimère et illusion dans la théorie du phlogistique. Elle reposait sur ce fait parfaitement exact que, dans les réactions chimiques, et spécialement dans les combustions et oxydations, quelque chose est perdu ; mais ce quelque chose n’est pas une matière pondérable : c’est de la chaleur, c’est-à-dire une chose dont on ne saurait, même aujourd’hui, affirmer la nature substantielle. Est-ce un fluide, une matière réelle ? Est-ce un mouvement actuel, ou, moins encore, une virtualité, une énergie ? Nous n’avons pas cessé de discuter sur tous ces points. Ils étaient déjà impliqués dans la vieille théorie du phlogistique.

Lavoisier ne pouvait échapper à la difficulté de ces problèmes. Il y applique tout d’abord des conceptions réalistes, analogues à certains égards, — sauf en ce qui touche les questions de poids, — aux notions qu’il venait de renverser : il substantifie la chaleur dans un fluide igné, matière commune du feu, de la chaleur et de la lumière : ce qui était conforme, en effet, aux idées que les physiciens s’étaient formées peu à peu, par un travail qui durait depuis le temps de Descartes, inventeur de la matière subtile, et même auparavant ; car on pourrait remonter jusqu’aux anciens philosophes. Lavoisier créa le nom de calorique, depuis fort en honneur, a(in de désigner cette matière, et pour mieux caractériser son nouveau système.

Rappelons d’abord comment il en comparait étroitement le rôle à celui de l’eau dans les actions physiques et chimiques. Le rôle de l’eau, disait-il, est double, suivant qu’il s’agit de l’eau de combinaison, c’est-à-dire de l’eau unie aux sels neutres et aux acides, pour former ce que nous appelons aujourd’hui des composés définis ; ou bien de l’eau de dissolution, qui tend à se mettre, par sa masse tout entière et en proportion indéfinie, en équilibre avec les sels qu’elle dissout : le langage de Lavoisier, à cet égard, est un peu confus ; mais son idée est nette. De même, ajoute-t-il, il convient de distinguer dans les corps le feu de dissolution, c’est-à-dire le feu libre, celui qui se borne à élever la température des corps, dirions-nous aujourd’hui ; et le feu de combinaison. Ces expressions ont vieilli ; mais c’étaient à peu près, dans l’ordre de la chimie, les mêmes idées que Black venait d’exprimer en physique, en distinguant la chaleur libre et la chaleur latente, expressions qui ont subsisté jusque dans les traités de physique modernes.

Si la combinaison, nouvelle renferme moins de matière du feu qu’il n’en existait dans son état précédent, ajoute Lavoisier, une portion du fluide igné précédemment combiné avec ses composans devient feu libre et elle se dissipe avec élévation de température. Réciproquement, il y a refroidissement, toutes les fois qu’il y a absorption de la matière du feu dans une combinaison. C’est précisément ce qui arrive pendant l’évaporation des liquides. Elle donne lieu à une absorption de chaleur, et par suite à un refroidissement. Les machines à froid de nos jours, où l’on évapore de l’ammoniaque ou de l’acide sulfureux, sont fondées sur ces principes, que les physiciens avaient reconnus dès la fin du XVIIIe siècle.

Lavoisier ajoute avec eux, et ici ses idées prennent une importance capitale, Lavoisier ajoute que presque tous les corps peuvent exister dans trois états différens : ou sous forme solide, ou sous forme liquide, c’est-à-dire fondus, ou bien dans l’état d’air ou de vapeur. Ces trois états généraux ne dépendent que de la quantité plus ou moins grande de la matière du feu dont les corps sont pénétrés, et avec laquelle ils sont combinés. Les substances aériformes contiennent ainsi une grande quantité de feu combiné. La volatilité des corps est la propriété de se dissoudre dans le fluide igné. « Les mots mêmes airs, vapeurs, fluides aériformes, n’expriment qu’un mode de la matière ; ils désignent une classe de corps infiniment étendue. »

Ces théories sont aujourd’hui devenues vulgaires ; mais elles avaient alors un grand caractère de nouveauté. On voit qu’elles identifiaient les gaz, récemment découverts par Priestley et par d’autres, avec les vapeurs connues de tout temps, mais que beaucoup s’efforçaient encore d’en distinguer. A l’appui de ces idées, Lavoisier institue une expérience destinée à montrer que la vapeur d’éther, recueillie sur un bain d’eau dont la température surpasse 36°, se comporte comme un gaz et qu’elle en possède toutes les propriétés : il répète la même démonstration sur la vapeur d’alcool, au voisinage de la température de l’eau bouillante.

On voit très clairement ici comment s’est opéré le passage entre la notion des quatre anciens élémens, réputés autrefois substantiels, et la conception nouvelle des états purement phénoménaux de la matière. Les travaux de Lavoisier sur le phlogistique ont eu une grande part à cette transformation ; en même temps qu’ils faisaient sortir les théories de la chimie de cet état d’isolement et de mystère où elles étaient demeurées jusque-là, pour les faire entrer dans le domaine général et chaque jour agrandi des sciences mathématiques et physiques.

De là la faveur que sa réforme rencontra aussitôt chez les esprits les plus solides et les plus réputés de l’Académie : c’est à ce moment que fut écrite cette page célèbre, où Lavoisier poursuit, dans l’ordre cosmologique, les conséquences de son système :

« Considérons un moment ce qui arriverait aux différentes substances qui composent le globe, si la température en était brusquement changée. Supposons, par exemple, que la terre se trouve transportée tout à coup dans une région beaucoup plus chaude du système solaire, dans la région de Mercure, par exemple… Bientôt l’eau et tous les fluides susceptibles de s’évaporer à des degrés voisins de l’eau bouillante, et le mercure lui-même, entreraient en expansion ; ils se transformeraient en fluides ou gaz, qui deviendraient parties de l’atmosphère… Par un effet contraire, si la terre se trouvait tout à coup placée dans des régions très froides, l’eau qui forme aujourd’hui nos fleuves et nos mers, et probablement le plus grand nombre des fluides que nous connaissons, se transformeraient en montagnes solides, en roches très dures… L’air, dans cette supposition, ou au moins une partie des substances aériformes qui le composent, cesseraient sans doute d’exister dans l’état de vapeurs élastiques, et il en résulterait de nouveaux liquides dont nous n’avons aucune idée. »

Il était réservé à nos contemporains de réaliser jusqu’au bout les conséquences de ces brillantes hypothèses : nos yeux ont vu l’air et les gaz qui le composent prendre l’état liquide, sous les influences combinées du froid et de la pression. Déjà, il y a plus d’un demi- siècle, Faraday avait manifesté en acte la possibilité de liquéfier la plupart des nouveaux gaz découverts par Priestley, possibilité que Lavoisier annonçait en ces termes, le lendemain même de la découverte de l’acide chlorhydrique (gaz muriatique d’alors) : « Il est probable qu’en le soumettant à une pression très forte et à un degré de refroidissement très considérable, on parviendrait à réduire le gaz muriatique à l’état de solide ou de liquide. »

Les conceptions sur la constitution de l’air, que Lavoisier exprimait sous une forme si frappante, ne lui étaient pas purement personnelles, comme on pourrait le croire en se bornant à lire ses Œuvres : elles étaient déjà entrevues par plus d’un savant. Vingt ans auparavant, Boerhaave disait, presque dans les mêmes termes que le vieil alchimiste grec Olympiodore : « Le feu est la source du premier mouvement. » Il le regarde comme la cause de la fluidité des autres corps, de l’air et de l’eau, par exemple, et il ajoute que toute l’atmosphère serait réduite en un corps solide par la privation du feu. Macquer développe aussi les mêmes idées : « La difficulté de nous procurer un froid suffisant, dit-il, est peut-être la seule cause pour laquelle nous n’avons jamais vu d’air solide. » La netteté de ces idées contraste avec les chimères que des chimistes du plus haut mérite, mais imbus des préjugés de l’école et peu au courant des théories des physiciens, continuaient à se faire, à la même époque, sur la chaleur et sur la constitution des gaz.

C’est ainsi que Scheele regardait la chaleur comme une combinaison d’air fixe (acide carbonique), surchargé de phlogistique ; tandis que l’oxygène était pour lui de l’air fixe dulcifié par le phlogistique. La confusion entre les matières douées de pesanteur et celles qui en sont destituées est ici complète. « La chaleur, disait encore Scheele, unie avec très peu de phlogistique, devient lumière ; si on l’en surcharge, elle devient air inflammable, » c’est-à-dire hydrogène, etc.

Le ferme esprit de Lavoisier lui-même n’est pas exempt d’un côté romanesque, quand il cherche à trop approfondir ces questions. Non-seulement il s’attache d’une façon absolue à la matérialité de la chaleur ; mais il suppose encore, en 1777, qu’il existe des fluides plus subtils que les gaz, moins que le calorique, capables de pénétrer les pores de certaines substances avec plus ou moins de facilité : tels seraient, à ses yeux, les fluides magnétiques et électriques. Il attribuait alors l’existence de l’aurore boréale et des météores ignés à l’existence et à l’inflammation locale d’une couche d’hydrogène, que sa légèreté spécifique aurait fait monter dans les régions élevées de l’atmosphère. Au-dessus de cette couche, il existerait encore une couche plus ténue, constituée par le fluide électrique, etc. La notion si claire et si précise des gaz pesans et coercibles finissait ainsi par se dissoudre, en quelque sorte, on une série d’intermédiaires hypothétiques, qui se confondaient peu à peu avec la notion extrême et plus obscure des fluides impondérables.

II. — LE CALORIQUE ET LA CHIMIE.

Hâtons-nous d’arriver sur un terrain plus solide, celui des expériences de Lavoisier sur la chaleur, faites en commun avec Laplace, et qui ont jeté les premiers fondemens de la thermochimie. C’est toujours la suite logique du système général, inauguré par Lavoisier et poursuivi par lui avec une infatigable persévérance.

En effet, par suite de ses expériences, la combustion se trouvait éclaircie au point de vue chimique. Il avait établi cette vérité inattendue que dans la combustion il n’y a ni formation ni disparition de matière pondérable, contrairement aux opinions reçues avant lui. Il avait prouvé que l’intervention des gaz suffit à expliquer les augmentations et les diminutions de poids observées, et il avait établi cette vérité d’après des mesures poussées jusqu’au dernier degré d’exactitude. Mais cette explication, je le répète, laissait en dehors d’elle deux phénomènes fondamentaux : les dégagemens de chaleur et de lumière qui accompagnent la combustion et qui ont frappé si fortement de tout temps l’esprit des hommes.

Lavoisier cependant avait cherché à expliquer ces phénomènes. Pour lui, ils étaient dus à la séparation d’une matière spéciale, matière d’un caractère particulier et impondérable : la matière du feu, ou fluide igné, dont la combinaison avec la matière pondérable de l’oxygène, de l’hydrogène, de l’azote, etc., constitue ces gaz dans leur état présent. Lorsque le gaz oxygène se combine aux métaux et aux corps combustibles, il perd la chaleur à laquelle il était combiné précédemment et qui le maintenait à l’état de gaz. La combustion devient ainsi un phénomène de substitution, opérée entre la matière impondérable du feu et la matière pondérable des métaux ; ou bien encore entre la matière du feu et celle du soufre, du phosphore, ou du charbon.

Voilà par quelle suite d’idées Lavoisier fut conduit à mesurer la quantité de chaleur mise à nu et dissipée sous forme libre dans la combustion. Il crut devoir s’associer pour cette recherche avec un homme plus jeune que lui et plus exercé aux spéculations physiques et mathématiques, Laplace, esprit non moins puissant d’ailleurs et qui devait être plus tard le législateur de la Mécanique céleste. Lavoisier et Laplace travaillèrent ensemble pendant les années 1782 et 1783 pour mesurer la quantité exacte de chaleur dégagée par la combustion des corps. Le résultat fut digne de ce que l’on pouvait attendre de l’association de ces deux hommes de génie. Leur Mémoire débute par des considérations générales sur la nature de la chaleur, qui n’ont pas perdu leur valeur, même de nos jours, après un siècle de recherches approfondies dans toutes les branches de la physique et de la chimie. Le problème y est envisagé d’une façon plus large que Lavoisier ne l’avait fait jusque-là.

M Les physiciens, disent nos auteurs, sont partagés sur la nature de la chaleur. Plusieurs d’entre eux la regardent comme un fluide répandu dans toute la nature et dont les corps sont plus ou moins pénétrés… Il peut se combiner avec eux, et dans cet état il cesse d’agir sur le thermomètre et de se communiquer d’un corps à l’autre. »

Cette opinion n’était autre que celle de la chaleur latente des physiciens ; c’était celle que Lavoisier avait soutenue jusque-là et qu’il reproduisit de la façon la plus expresse dans son Traité de chimie, publié sept ans plus tard. Mais, après avoir présenté cette première opinion, les deux auteurs ajoutent, dans un langage que les savans de notre temps ne désavoueraient pas : « D’autres physiciens pensent que la chaleur n’est que le résultat d’un mouvement insensible des molécules de la matière. On sait que les corps même les plus denses sont remplis d’un grand nombre de pores ou de petits vides… Ces espaces vides laissent à leurs parties insensibles la liberté d’osciller dans tous les sens, et il est naturel de penser que ces parties sont dans une agitation continuelle, qui, si elle augmente jusqu’à un certain point, peut les désunir et décomposer les corps : c’est ce mouvement intestin qui, suivant les physiciens dont nous parlons, constitue la chaleur[6]. »

Laplace et Lavoisier continuent leur exposé, en appliquant à la théorie de la chaleur le principe de la conservation des forces vives, la chaleur étant la force vive qui résulte des mouvemens insensibles des molécules d’un corps. Ils ajoutent qu’ils ne se prononcent pas entre les deux hypothèses, observant que « peut-être ont-elles lieu toutes les deux à la fois ; » ils déduisent de ces idées des conséquences qui sont demeurées celles de la science actuelle, relativement à la conservation de la chaleur dans le simple mélange des corps et à l’invariabilité de la somme des chaleurs dégagées ou absorbées, lorsque l’on revient à un même état primitif, après une suite de combinaisons ou de changemens d’états. Citons encore ce principe que « dans les changemens causés par la chaleur à l’état d’un système de corps, il y a toujours absorption de chaleur, » principe auquel il suffit d’ajouter qu’il n’est applicable qu’aux phénomènes réversibles, pour le mettre en harmonie avec la science actuelle.

On voit jusqu’à quel point les idées développées dans ce mémoire sur la chaleur sont demeurées, même aujourd’hui, les nôtres. Ces idées remontent d’ailleurs à des sources plus anciennes encore. Elles se rattachent à celles de Descartes et même à celles des philosophes de l’antiquité. « Héraclite et Hippasus, disait déjà l’alchimiste grec Olvmpiodore, ont soutenu que le feu est le principe de tous les êtres, parce qu’il est l’élément actif de toutes choses. »

Quelques années même avant le Mémoire de Laplace et de Lavoisier, on lisait dans les écrits de Macquer, l’un des plus célèbres chimistes de l’époque[7], l’exposé suivant, qu’il n’est peut-être pas superflu de rappeler :

« J’ai pensé jusqu’à présent, avec la plupart des physiciens, que la chaleur était une espèce particulière de matière assez subtile pour pénétrer les corps. » Et plus loin :

« Tout concourt à indiquer que ce n’est qu’un accident, une modification dont les corps quelconques sont susceptibles et consistant uniquement dans le mouvement intestin de leurs parties et qui peut être produit non seulement par l’impulsion et le choc de la lumière, mais en général par tous les frottemens et percussions des corps quelconques. » Il ajoute, à l’occasion de la chaleur qui se dégage par le mélange d’un liquide acide et d’un liquide alcalin, sans que la tranquillité du système soit en apparence troublée : « Les collisions les plus fortes, qui occasionnent les plus grandes différences de chaleur dans les combinaisons des agens chimiques, ne sont point celles des parties sensibles des corps ; mais elles ne se font qu’entre des particules élémentaires d’une petitesse inconcevable, dont les mouvemens, quoique très violens, sont absolument insensibles à nos yeux. Ces actions, qui se présentent à nous sous l’apparence trompeuse d’une liqueur homogène et tranquille, mettent en jeu une multitude infinie d’atomes que nous verrions dans une agitation incroyable… » On voit ici combien nous sommes loin de cette conception imparfaite, fondée sur la matérialité de la chaleur, à laquelle Lavoisier s’était particulièrement attaché. Mais les conséquences de ces idées et la théorie de l’énergie qui les traduit aujourd’hui ne se sont développées que soixante ans plus tard. J’ai dû les rappeler cependant pour mieux faire entendre le caractère réel et la portée du progrès accompli par Lavoisier et Laplace. Ce progrès était considérable, non-seulement en théorie, mais dans la pratique même des expériences.

En effet, ces auteurs, après avoir présenté leurs principes généraux, exposent une nouvelle méthode pour mesurer la chaleur. Au lieu de recourir, comme Black l’avait fait récemment, à la méthode des mélanges, fondée sur la mesure des changemens de température d’un système, ils imaginent d’opérer à température fixe, à zéro, en mesurant la quantité d’eau réduite à l’état liquide par la fusion de la glace, procédé déjà essayé par un physicien suédois, Wilke, mais avec peu de succès. Laplace et Lavoisier le perfectionnent et le rendent rigoureux par l’emploi d’une enceinte de neige, qui protège la glace destinée à l’expérience contre les rayonnemens ambians, précaution nécessaire dans des expériences qui duraient jusqu’à vingt heures. Ils ont déterminé ainsi les chaleurs spécifiques de divers corps et surtout les chaleurs de combustion du charbon, de l’hydrogène et du phosphore, la chaleur de détonation du nitre avec le charbon et le soufre ; enfin, dans un autre ordre non moins intéressant, la chaleur dégagée par un cochon d’Inde vivant, enfermé dans l’appareil pendant dix heures, etc.

L’idée fondamentale qui les dirige au point de vue chimique est cette imagination imparfaite de Lavoisier, qui attribuait le principal rôle à l’oxygène et pensait que ce gaz fournit la chaleur de la combustion, empruntée à sa provision propre. L’inégalité entre les quantités de chaleur dégagées résulterait alors uniquement de ce qu’une portion de celle-ci demeurerait unie aux produits de la combinaison. C’est dans leurs expériences sur la détonation du charbon par le nitre que l’imperfection de leurs conceptions éclate plus particulièrement. Les auteurs n’avaient pas à ce moment cette notion plus étendue, que nous possédons aujourd’hui et d’après laquelle la chaleur dégagée dans les combinaisons ne préexiste point en réalité dans chacun des composans d’un système, envisagé séparément ; mais elle résulte d’un travail commun, accompli dans le rapprochement et l’échange des molécules hétérogènes. Quoi qu’il en soit, les données expérimentales de Lavoisier et Laplace furent pendant longtemps les seules qu’on ait possédées pour les théories chimiques, aussi bien que pour les applications pratiques. Si elles ont été, par suite des progrès inévitables de la science, perfectionnées depuis, cela ne diminue en rien le mérite des premiers promoteurs de la thermochimie.

Rappelons en terminant, et pour faire connaître plus complètement le caractère de leur œuvre et l’état des idées à cette époque, quelles questions théoriques on discutait alors : ce sont celles de la quantité absolue de chaleur contenue dans les corps, l’existence et la valeur du zéro absolu, le calcul de la chaleur de combinaison au moyen des chaleurs spécifiques des composés, comparées à celles des composans. Par exemple Crawford, en 1779, expliquait la chaleur dégagée dans la combustion et la respiration, en admettant qu’elle résultait de la diminution de la chaleur spécifique de l’oxygène, regardée par lui comme quatre-vingt-sept fois plus grande que celle de l’eau. Il rendait compte de la chaleur dégagée par la conversion de l’oxygène en acide carbonique en disant que ce dernier gaz possède une chaleur spécifique moindre que celle de l’oxygène ; opinion précisément contraire aux relations constatées depuis. Si je rappelle ces discussions et ces erreurs, ce n’est pas pour faire une vaine critique des savans qui nous ont précédés, mais c’est afin de bien distinguer les progrès qu’ils ont faits et ceux qui ont été réalisés depuis, par suite de conceptions plus exactes et plus approfondies. Cette distinction est nécessaire. En effet, c’est une illusion commune aux personnes qui relisent les anciens travaux et surtout ceux des hommes de génie, tels que Lavoisier, que de vouloir y trouver à la fois et les découvertes qu’ils ont réellement faites et celles de leurs successeurs. On affaiblit par cette confusion le vrai mérite des uns et des autres.

Ce qu’il y a de plus important peut-être dans le Mémoire de Lavoisier et de Laplace, après leurs vues générales sur la chaleur, c’est l’étude de la chaleur animale, étude qui a ouvert une ère physiologique nouvelle : nous allons l’aborder à leur suite.


III. — CHALEUR ANIMALE.

Les rapports secrets qui existent entre la combustion, la respiration des animaux et l’entretien de la chaleur propre à ceux-ci, ont frappé de bonne heure l’esprit des hommes, qui ont traduit leurs premiers sentimens sous la forme mystique des images bien connues relatives au flambeau de la vie, avant même que les philosophes aient fait intervenir leurs systèmes. La nécessité de l’air pour la respiration, aussi bien que la combustion, est attestée par l’expérience la plus vulgaire ; mais l’explication véritable de cette nécessité n’avait pas été donnée avant Lavoisier. Les vues des anciens sur ce point demeurèrent toujours vagues et obscures, parce qu’elles étaient privées de toute base scientifique et elles donnèrent même lieu à des négations absolues de la part d’esprits aussi philosophiques que celui d’Aristote : il n’entrevoyait aucun lien logique entre les deux ordres de phénomènes.

« Il est absurde, dit-il, de penser que la respiration soit une source de chaleur ; l’on ne doit pas croire que le feu intérieur soit nourri par l’air inspiré et que l’homme en respirant fournisse un aliment apte à la combustion intérieure. — C’est plutôt des alimens que la chaleur est tirée[8]. » On entrevoit les idées qui guidaient ici Aristote ; le feu exigeant, d’après son opinion, un support propre, qui ne pouvait être fourni par l’air. Au contraire, il pensait que l’air respiré rafraîchissait le sang, par son passage à travers les poumons.

L’utilité de l’air, pour entretenir la vie aussi bien que la flamme, est un fait d’observation courante. Les savans du XVIIe siècle, tels que Boyle et les Académiciens de Florence, ne croient pas moins nécessaire d’en faire l’objet d’innombrables expériences, destinées à la constater avec précision. Ces expériences sont aujourd’hui tombées dans l’oubli ; mais elles ont eu leur rôle et leur intérêt pour fixer les idées : il serait ingrat de le méconnaître. On expliquait alors l’impossibilité de vivre des animaux maintenus dans un air confiné par cette circonstance que l’air est soufflé par les exhalaisons du poumon et perd ainsi une partie de son élasticité : ce qui le rend, disait-on, incapable de dilater les vésicules pulmonaires. Par suite, le sang resterait stationnaire, en raison de la compression des tissus qui entourent les vaisseaux capillaires : ce qui montrerait pourquoi la circulation s’arrête. On citait à l’appui une prétendue expérience de Drebbel, qui dans un bateau sous-marin aurait restitué à l’air ses propriétés respirables, à l’aide d’une fiole renfermant un esprit volatil. D’autres admettaient que l’air retenait par sa pression la matière du feu à la surface des corps combustibles : opinion moins absurde qu’elle ne semblerait à première vue, car elle est semblable à celle que nous admettons aujourd’hui pour l’électricité. En 1774, Lavoisier lui-même, imbu encore à ce moment des vieux préjugés, attribuait la mort des animaux dans le fluide élastique des effervescences (acide carbonique) à ce motif qu’un tel fluide ne peut enfler les poumons des animaux, comme l’air que nous respirons, en raison de la facilité avec laquelle il est absorbé et dissous par l’eau. « On éprouverait, dit-il, presque un même effet avec un soufflet dont l’intérieur serait humecté d’eau et dont on voudrait entretenir le jeu avec un fluide élastique fixable. » Si je rappelle ces anciennes opinions, c’est afin de mieux marquer quels préjugés s’opposaient à la manifestation de la vérité, combien a été subite l’évolution des idées et quelle est la grandeur de la découverte que Lavoisier allait accomplir.

Cependant l’explication tirée de l’élasticité de l’air ne pouvait guère être soutenue en présence des expériences faites sur des animaux maintenus dans de l’air comprimé, où ils finissent également par périr, quoique plus lentement. Il ne restait plus qu’à admettre que l’air expiré contient quelque chose de nuisible qui empoisonne l’homme ; opinion en partie fondée, en effet, mais insuffisante.

C’est ainsi que les disciples de Stahl supposaient que l’air est phlogistiqué par la respiration, précisément comme par la combustion vive et par l’oxydation des métaux : d’où ils concluaient que le phlogistiqué est identique dans les trois règnes de la nature. Il est frappant de voir comment la force des analogies observées conduisait dès lors à rapprocher ces trois ordres de phénomènes : combustion vive, oxydation lente, respiration, dans une explication commune, à la vérité erronée. Boerhaave ajoutait même ces paroles profondes, pressentiment de la vérité : « Qui pourra dire s’il n’existe pas dans l’air une vertu cachée pour y entretenir la vie que les animaux et les végétaux y puisent ; si elle n’est pas susceptible de s’épuiser ; si ce n’est pas à cet épuisement qu’est due la mort des animaux qui n’en trouvent plus ? Plusieurs chimistes ont annoncé l’existence d’un élément vital dans l’air ; mais ils n’ont dit ni ce que c’était, ni comment il agissait ; heureux qui pourra le découvrir ! » Boerhaave fait ici allusion aux vues et aux essais de Mayow, chimiste anglais mort un siècle auparavant, sur l’esprit nitro-aérien, générateur supposé du nitre aérien ; esprit contenu dans l’air, dont il était censé produire l’élasticité. Mayow lui attribuait la propriété de servir d’aliment au feu, de produire la rouille et les acides, enfin d’entretenir la respiration des animaux et de changer le sang noir et veineux en sang rouge et artériel ; non sans un certain développement de chaleur, comparable à celui qui se produit dans la pyrite exposée à l’air. Mais ces vues, extraordinaires pour le temps, étaient de simples intuitions, dénuées de démonstrations et prématurées : elles n’étaient pas mieux établies que tel système absurde proposé au même moment par les contemporains ; aussi demeurèrent-elles sans écho et furent-elles bientôt oubliées. Cependant on voit que Boerhaave y pensait encore au milieu du XVIIIe siècle.

Black fit un pas plus décisif pour la connaissance des phénomènes. En 1757, dans son grand travail sur l’air fixe (acide carbonique), il reconnut que ce gaz se forme sous l’influence de la respiration, par la transformation d’une portion de l’air ordinaire : il ne pouvait aller plus loin, l’oxygène étant inconnu à ce moment.

Ce fut encore Priestley qui eut l’initiative à cet égard par les expériences sur la respiration qu’il ne manqua pas de faire avec son air déphlogistiqué (notre oxygène). Au moment où il le découvrit, on savait déjà, depuis le temps de Hauksbee, et même auparavant, que l’air où l’on a porté au rouge des métaux, tels que le fer ou le cuivre, est devenu impropre à entretenir la vie animale : ce que l’on expliquait par les exhalaisons sorties de ces métaux. C’était, comme dans toute l’histoire des théories de ce temps, attribuer à un phénomène positif, c’est-à-dire à l’introduction d’un agent nouveau, les exhalaisons métalliques, un effet dû, en réalité, à un phénomène négatif, la soustraction de l’oxygène, agent préexistant. Priestley reconnut d’abord que l’oxygène est plus propre que l’air ordinaire à entretenir la respiration, tout aussi bien que la combustion ; car les animaux y conservent plus longtemps leur activité : « La respiration, ajoute-t-il, se conformant aux opinions régnantes, phlogistique l’air et le rend ainsi irrespirable, et elle y forme en même temps de l’air fixe. » À ce moment deux gaz très différens étaient confondus par Priestley : notre azote, préparé par l’action des métaux sur l’air ordinaire, aussi bien que ce même azote souillé d’acide carbonique par la respiration animale, sont réunis par le savant anglais sous la dénomination commune d’air phlogistiqué ; confusion qui rend fort difficiles la lecture et l’intelligence exacte des écrits de Priestley. Quant au phlogistique, dont l’air se trouverait ainsi chargé d’après lui, il était réputé fourni par le sang noir ; la perte de ce phlogistique produirait le sang rouge. Les relations véritables qui existent entre le sang artériel et le sang veineux étaient ainsi renversées ; car nous savons maintenant que c’est au contraire le gain de l’oxygène qui fait le sang rouge, et sa perte qui fait le sang veineux. Crawford, appuyé sur les expériences de Prieslley, crut même pouvoir expliquer, en 1779, la chaleur animale par la différence entre les chaleurs spécifiques du sang veineux et du sang artériel, jointe à l’infériorité de celle de l’acide carbonique à celle de l’oxygène : hypothèse erronée en fait, et dont il est superflu démontrer aujourd’hui l’insuffisance. Cependant on a cru parfois devoir attribuer quelque rôle à Crawford dans la découverte des causes de la chaleur animale, en se fondant sur une seconde édition de son livre, publiée en 1788, et dans laquelle il a modifié ses idées, pour se rapprocher de celles de Lavoisier. Mais la découverte était faite à ce moment et la théorie éclaircie.

C’est Lavoisier qui en est le véritable auteur. Elle était liée d’une façon trop directe avec ses recherches sur l’oxydation des métaux et sur la combustion, pour que la suite logique de ses idées ne l’y conduisît pas. Voici comment il procéda : dans un mémoire lu à l’Académie des sciences, le 3 mai 1777, il reprend les faits observés par Priestley. Suivant son usage, il en ajoute de nouveaux et plus précis ; mais il y a dans son travail quelque chose de plus inattendu. En effet, Priestley n’avait pas bien compris la signification de ses découvertes. Lavoisier, qui en saisit le véritable sens, en tire, comme il l’a fait souvent dans le cours de ses recherches, des conséquences opposées à celles de Priestley. Il constate d’abord que l’air dépouillé d’oxygène par la formation du précipité per se, — c’est-à-dire par l’ébullition du mercure transformé graduellement en oxyde, — est devenu méphitique ; de même que l’air altéré par la respiration d’un oiseau. Mais ce dernier air renferme en outre de l’acide carbonique, qui n’existe point dans le premier. Lavoisier prend soin de rendre les deux airs résiduels identiques, en absorbant l’acide carbonique par la potasse ; ce qui n’y laisserait en principe subsister que de l’azote[9]. Cette identité des deux mofettes, pour appliquer aux deux gaz résiduels le langage du temps, fut un moment contestée par Priestley, qui ne tarda pas, très loyalement d’ailleurs, à reconnaître son erreur.

Pour faire la contre-épreuve et compléter la démonstration, il suffit de reconstituer l’air primitif en lui rendant l’oxygène perdu. A cet effet, Lavoisier ajoute, soit à la seconde mofette provenant de la respiration animale, soit à la première provenant de l’oxydation des métaux, l’oxygène même obtenu par la calcination de l’oxyde de mercure qui a servi à préparer l’une d’elles : il reproduit ainsi l’air naturel, avec son aptitude à entretenir tant la combustion que la vie animale.

La démonstration des relations véritables entre l’air, l’oxygène et l’acide carbonique, dans la respiration, était ainsi claire et complète. Il restait à comprendre la véritable action de l’oxygène sur l’être vivant et l’origine même de l’acide carbonique.

Deux explications pouvaient en être données : ou bien l’oxygène est changé effectivement en acide carbonique dans le poumon, par une véritable combustion locale ; ou bien il s’y combine au sang, lequel restitue en même temps à l’air un volume presque égal d’acide carbonique. Lavoisier, sans se prononcer tout d’abord, incline vers la première hypothèse, qui assimilerait la respiration elle-même à une combustion directe. Il cherche à établir que la coloration rouge du sang artériel est due à l’absorption de l’oxygène, et il l’assimile à la couleur de certains oxydes métalliques, tels que ceux de mercure et de plomb : ce dernier rapprochement est fondé sur des apparences, plutôt que sur un principe exact.

Lavoisier ne tarda pas à pousser plus loin ses déductions, en comparant la chaleur animale à la chaleur des combustions vives : l’une et l’autre sont dues en effet à la fixation de l’oxygène, ou plus exactement de la matière du feu combinée dans l’oxygène. Pour Lavoisier, l’air fournit l’oxygène et la chaleur ; tandis que le sang fournit le combustible, que les alimens restituent incessamment, en même temps que, de son côté, l’air se renouvelle sans cesse. Par suite, la chaleur est entretenue dans le corps humain, suivant le même procédé que dans nos foyers. C’était là une vue toute nouvelle, une découverte fondamentale.

Mais Lavoisier ne s’arrêta pas à ces premiers aperçus généraux. Il reprit la question par des mesures précises et l’approfondit avec Laplace, en 1783. Les deux savans osèrent assimiler un être vivant à un composé chimique, en étudier l’oxydation par la même méthode et le soumettre à des mesures semblables, au point de vue de l’évaluation des gaz et de la calorimétrie. C’était retourner en quelque sorte la vieille conception des alchimistes, qui, eux aussi, assimilaient la vie et les phénomènes chimiques, mais pour chercher dans ceux-ci les caractères mystérieux de génération et d’évolution qui caractérisent les êtres organisés.

Lavoisier et Laplace, au contraire, mesurent les effets de la respiration de l’animal, assimilés à ceux de la combustion d’une bougie, à l’aide de la balance et du calorimètre. Ils pesèrent d’abord la quantité d’acide carbonique produite par un cochon d’Inde, respirant librement à l’air pendant un temps donné ; puis ils placèrent l’animal au sein de leur calorimètre et mesurèrent la quantité de chaleur produite par lui, durant l’espace de dix heures. L’oxygène consommé répondit à peu près au volume de l’acide carbonique produit, et ils arrivèrent à ce résultat : « Lorsqu’un animal est dans un état permanent et tranquille, de telle sorte qu’après plusieurs heures le système animal n’éprouve point de variation sensible, la conservation de la chaleur animale est due, au moins en grande partie, à la chaleur que produit la combinaison de l’oxygène respiré avec la base de l’air fixe que le sang lui fournit ; » conclusion conçue dans des termes assez généraux pour avoir conservé sa rigueur, malgré les changemens survenus depuis un siècle dans les théories chimiques et physiologiques.

Le phénomène véritable était, en réalité, plus compliqué que ne le supposait Lavoisier, qui croyait toute la chaleur tirée de l’oxygène gazeux. En outre, l’oxydation effective dans un être vivant ne porte pas sur le carbone libre, mais sur les composés complexes hydrocarbonés fournis par les alimens et qui renferment cet aliment déjà associé à l’hydrogène, à l’oxygène et à l’azote, lesquels en modifient le pouvoir calorifique, en raison de la chaleur dégagée dans cette première combinaison. La combustion n’est point d’ailleurs la seule source de la chaleur animale : nous le savons aujourd’hui. Il y concourt aussi, comme je l’ai montré, des phénomènes de fixation d’eau (hydratations), accomplis dans le cours des métamorphoses des principes immédiats des alimens, tels que sucres, fécule et hydrates de carbone, principes albuminoïdes et autres composés amidés. Mais si ces faits n’ont été aperçus que depuis, — et quelques-uns assez récemment, — la vérité fondamentale découverte par Lavoisier n’en subsiste pas moins : « La respiration est l’origine d’une combustion lene, analogue à celle du charbon et produisant également de la chaleur. »

Lavoisier, après avoir hésité d’abord, se prononce, dans son travail avec Laplace, pour l’hypothèse qui suppose que cette combustion a lieu dans le poumon : la chaleur développée au sein de cet organe se communiquant au sang qui le traverse, pour se répandre de là dans tout le système animal. Mais ici le désir de simplifier l’a entraîné trop loin ; car l’opinion qui place dans le poumon le siège de la combustion est aujourd’hui abandonnée. La combustion due à l’oxygène se produit en réalité dans tout l’ensemble de l’organisation, bien que la fixation de l’oxygène dans le poumon même donne lieu à un premier dégagement de chaleur.

J’ai moi-même réussi à faire la part de ces deux actions successives et à mesurer séparément la chaleur dégagée par la première fixation de l’oxygène sur le sang, laquelle est distincte de la chaleur qui se développe ensuite dans toute l’économie par l’ensemble des réactions chimiques, susceptibles d’aboutir à la formation de l’acide carbonique expiré. La chaleur, produite tout d’abord dans le poumon par l’oxygène, au moment de l’action directe de l’air, forme environ la septième partie de la chaleur animale totale ; le surplus résulte des oxydations et réactions effectuées dans la masse entière des organes.

Ainsi, c’est la seconde opinion émise par Lavoisier, puis écartée par lui, puis reprise encore dans son dernier travail fait en collaboration avec Seguin, qui a triomphé définitivement. Le poumon est regardé aujourd’hui comme étant essentiellement le siège de la fixation de l’oxygène, laquelle a lieu sur les globules du sang ; tandis que l’acide carbonique préexistant dans le sang s’échange au même moment contre l’oxygène et se dégage au dehors. La découverte de ces mécanismes a été l’œuvre de plus d’un siècle, et elle a donné à la question de la chaleur animale des développemens inconnus de Lavoisier. On a reconnu par là que la combustion admise par lui est réelle ; mais la production de l’acide carbonique et celle des autres composés oxydes s’accomplit dans toute l’organisation, par des voies et des intermédiaires divers, aux dépens de principes multiples ; corrélativement avec l’exercice des autres fonctions et au milieu de phénomènes dont Lavoisier ne pouvait soupçonner ni l’importance ni la complexité.

Tout cela ne diminue point le mérite et l’importance de sa découverte : la science ne se construit pas en un jour, et c’est Lavoisier qui a établi ici la base fondamentale de nos théories modernes sur la chaleur animale, je veux dire l’assimilation entre la combustion et la respiration. « On dirait, s’écrie-t-il dans son enthousiasme, que cette analogie n’avait point échappé aux poètes, ou plutôt aux philosophes de l’antiquité, dont ils étaient les interprètes et les organes. » Après avoir rappelé les mythes relatifs « au feu dérobé du ciel, au flambeau de Prométhée, » il ajoute : « On peut donc dire avec les anciens que le flambeau de la vie s’allume au moment où l’enfant respire pour la première fois, et qu’il ne s’éteint qu’à sa mort. »

L’importance de ces problèmes l’avait tellement frappé qu’il ne cessa de s’en préoccuper. Lorsqu’il connut la composition de l’eau, il soupçonna, dès 1785, que la combustion de l’hydrogène et la formation de l’eau pouvaient aussi jouer un rôle dans la production de la chaleur animale, ce qui est vrai. Mais il n’arriva cependant point à concevoir complètement le phénomène : l’ignorance qui régnait alors sur les lois de la chimie organique et la nature de ses composés ne permettait pas, même à un génie aussi pénétrant que le sien, d’aller au fond des choses. Pendant les dernières années de sa vie, il y revient sans cesse ; il cherche à serrer toujours de plus près le problème et à l’embrasser en quelque sorte de toutes parts. C’est ainsi qu’il y rattache d’abord les mesures qu’il avait faites de la chaleur de combustion du carbone et de l’hydrogène, mesures imparfaites d’ailleurs. Il étudie aussi avec soin les altérations de l’air respiré dans les réunions publiques et dans les hôpitaux.

A partir de 1789, il reprend avec Seguin la question tout entière. L’un des deux collaborateurs, Seguin, se dévoue pour rendre les résultats applicables directement à l’homme. Dans des appareils ingénieusement combinés, ils prennent soin d’absorber à mesure l’acide carbonique expiré et de restituer l’oxygène, afin de maintenir invariable la composition de l’air ; ils constatent qu’il n’y a ni dégagement ni absorption d’azote. Ils analysent et discutent les conditions qui maintiennent presque invariable la température du corps humain, placé dans les conditions extérieures les plus diverses ; ce qui les conduit à instituer une longue suite d’observations méthodiques sur la transpiration, et ils distinguent avec soin la perte de vapeur d’eau qui s’effectue par les poumons, de celle qui a lieu par la surface de la peau : c’est par cette double transpiration que la chaleur perdue éprouve son règlement. Enfin, embrassant la question sous les points de vue les plus divers, ils étudient l’influence des conditions physiologiques essentielles, celle de la digestion, du travail mécanique, des variations de la température extérieure, etc.

C’est là que se trouve pour la première fois, je crois, énoncée[10] l’assimilation, si souvent reproduite depuis, entre les effets physiques et mécaniques développés par le travail d’un homme de peine et les mêmes effets dus au travail de l’homme qui récite un discours, du musicien qui joue d’un instrument, ou même qui compose, aussi bien qu’au travail du philosophe qui réfléchit. « Ce n’est pas sans quelque justesse, ajoute Lavoisier, que la langue française a confondu sous la dénomination commune de travail les efforts de l’esprit, comme ceux du corps, le travail du cabinet et le travail de l’ouvrier. »

Sans s’arrêter davantage à ces aperçus de génie, que les théories modernes sur l’équivalence des forces naturelles ont permis d’approfondir davantage, les auteurs du mémoire se reportent aussitôt aux conséquences sociales de leurs découvertes et aux sentimens de leurs contemporains. — On était alors aux premières années de la révolution française. — Ils relèvent l’injuste inégalité des conditions, l’espérance que les institutions pourront y porter quelque remède, jointe à la crainte « que les passions humaines, qui entraînent la multitude si souvent contre son propre intérêt, et qui comprennent dans leur tourbillon le sage et le philosophe, comme les autres hommes, ne renversent un ouvrage entrepris dans de si belles vues et ne détruisent l’espérance de la patrie. »

C’est la première fois que Lavoisier, dans l’exposé de ses idées et de ses expériences, sort du domaine serein de la science pour aborder les régions agitées de la politique. À ce moment il se sentait déjà, malgré lui, entraîné dans le fatal tourbillon des passions publiques, dont il ne devait pas tarder à être victime. Quoique le mémoire que j’analyse ne soit pas tout à fait le dernier de Lavoisier, les paroles par lesquelles il le termine peuvent être regardées comme son testament scientifique.

« Il n’est pas indispensable, dit-il, pour bien mériter de l’humanité et pour payer son tribut à la patrie, d’être appelé aux fonctions publiques qui concourent à l’organisation et à la régénération des empires. Le physicien peut aussi, dans le silence de son laboratoire, exercer des fonctions patriotiques ; il peut espérer, par ses travaux, diminuer la masse des maux qui affligent l’espèce humaine, augmenter ses jouissances et son bonheur, et aspirer ainsi au titre glorieux de bienfaiteur de l’humanité. »

Certes, nul plus que Lavoisier ne fut digne de ce titre ; mais, loin de lui valoir les récompenses et les honneurs dus à ses découvertes, ses services devaient être méconnus au dernier jour ; et sa vie, jusque-là glorieuse et respectée, allait aboutir à une condamnation capitale et imméritée. Si la fin de Lavoisier ne fut pas, comme la condamnation de Socrate, la conséquence directe de son amour pour la vérité, elle n’en reste pas moins le témoignage douloureux de l’ingratitude de ses contemporains. Elle ne fait par là que relever davantage la noblesse des paroles par lesquelles Lavoisier marquait à la science, à côté de son but idéal, qui est la recherche de la vérité pure, le but positif et humain des travaux qu’elle poursuit pour le bien des hommes et le développement de la civilisation.


M. BERTHELOT.

  1. Cette étude est tirée d’un ouvrage inédit intitulé la Révolution chimique : Lavoisier, qui paraîtra prochainement chez M. F. Alcan, éditeur. M. Berthelot a bien voulu en communiquer un chapitre à la Revue.
  2. Cette étude est tirée d'un ouvrage inédit intitulé la Révolution chimique : Lavoisier, qui paraîtra prochainement chez M. F. Alcan, éditeur. M. Berthelot a bien voulu en communiquer un chapitre à la Revue.
  3. Olympiodore, cité dans mes Origines de l’Alchimie, p. 258.
  4. Eschyle, Prométhée enchaîné.
  5. Voir le Timée, cité dans les Origines de l’Alchimie, p. 265 et suiv.
  6. Œuvres de Lavoisier, t. II, p. 285.
  7. Dictionnaire de Chimie, article Feu, 1778.
  8. Aristote, de Respirations, ch. III.
  9. En supposant que la totalité de l’oxygène eût été consommée, ce qui n’a d’ailleurs point lieu en fait ; mais les conclusions demeurent les mêmes.
  10. Œuvres de Lavoisier, t. II, p. 697.