Le Général Leman (Verhaeren)

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Poèmes légendaires de Flandre et de BrabantSociété littéraire de France (p. 83-88).

LE GÉNÉRAL LEMAN.


C’était aux premiers jours de guerre.

L’Allemagne entière
Fatiguait les échos de grands cris éclatants ;
C’était le temps
Où ses peuples espéraient voir
Leurs aigles noirs
Couvrir toute l’Europe avec une aile immense ;
Où lourdement, un empereur
Marchait et circulait à larges pas vainqueurs,

Dans sa démence.


Le sort de Liège se décidait :
Ses défenses d’acier aux coupoles célèbres

Par grands blocs se fendaient
Et brusquement se confondaient

Avec le sol et les ténèbres.


Pourtant, Loncin maintenait droit encor

Son fort
Dans la fureur volante et rouge des batailles ;
Tous les nôtres savaient
Quel capitaine y commandait
Et de combien sa volonté était

Plus tenace que des murailles.


Leman !

Ton nom n’angoissait point l’empereur allemand.
Il ignorait quelle foudre acharnée
Avait en son feu d’or forgé ta destinée

Pour que ton âme illuminât tout son devoir.


Depuis deux ans, au long des jours, matin et soir,

Prévoyant et l’attaque, et l’orage, et le siège
Et les sifflants obus autour du front de Liège,

Tu travaillais avec tes merveilleux soldats,
— Soumettant chaque essai au joug des résultats —

À la défense ardente et âpre de ta ville.
Le préjugé sournois et la manie hostile
Furent comme des joncs, ployés entre tes mains ;
Hier se rajeunissait en songeant à demain ;
L’effort se redressait au choc de nouveaux ordres ;
La routine et ses dents ne savaient plus où mordre
Si bien que, raffermie à force de travaux,
Liège fit face aux bonds terribles de l’assaut

El fut pendant huit jours l’étonnement du monde.


Onde après onde,

Ainsi que d’une mer innombrable et profonde
Montaient vers elle et s’acharnaient les régiments
Au pas massif, au cri dément ;
C’était la nuit : l’attaque arrivait en bourrasque,
De fuyantes lueurs illuminaient les casques,
On entendait là-haut, vrombir les zeppelins,
La rage ardait partout ; les cœurs en étaient pleins.
Les Allemands ? Dieu seul savait leur nombre.
Mornes, compacts et sombres
Leurs bataillons montaient et puis toujours montaient

Et les balles les abattaient
Par rangs hagards et stupéfaits,

Toujours et puis toujours,

Dans l’ombre.


Cela dura des nuits et puis des jours

Jusqu’à l’instant où Liège lasse
Ploya sous la menace
Toujours plus écrasante et toujours plus tenace

Des ennemis.


Boncelle, Embourg, Fléron et Barchon furent pris ;

Des blocs énormes de mitraille
Choyant comme des pans de montagnes, là-bas,

Fendirent sous leur poids le béton des murailles.


Le quatorze Août, Loncin à son tour succomba.

La poudre déflagra dans ses caves fermées,
Un bruit rebondissant ébranla l’air vermeil
Et des nuages noirs de suie et de fumée

Sortis du sol, firent la nuit sous le soleil.


Les gens fuyaient, par les routes et par les sentes ;
D’autres se lamentaient en paroles pressantes :
« Leman ! peut-être, hélas, qu’en cet instant,

Sous la brusque ruine,
Son corps gisait mutilé et sanglant,

Avec la mort dans la poitrine. »


On le trouva évanoui

La nuit,
Près des décombres ;
Courage, honneur, fierté, toutes les grandes ombres
Étaient debout, dans le silence, à ses côtés ;
Les étoiles tremblaient dans le ciel exalté
À voir ce grand destin se clore sur la terre ;
Sa main serrait sa belle épée autoritaire
Avec un poing si fort qu’aucun des ennemis,
Quand il revint à lui,
Couvert de sang et de boue et de cendre,

N’osa, même en s’inclinant bas, venir la prendre.


Il s’en alla,

Vers l’exil morne et ténébreux, là-bas,
Simplement, sans rien dire.
Toutefois,

Avant de s’éloigner, il instruisit son Roi :
« Sire,

La mort n’a point fait droit
Pendant ce siège,
À mon désir d’être parmi ceux-là
Qui sont tombés dans les combats,
À Liège.

Sire, je suis vivant encore, excusez-moi. »