Le Gai Savoir/Livre quatrième

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Le Gai Savoir (« La gaya scienza »)
Traduction par Henri Albert.
Paris, Société du Mercure de France, Paris (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 8p. 231-297).


LIVRE QUATRIÈME
SAINT JANVIER


Toi qui d’une lance de flamme
De mon âme as brisé la glace,
Et qui la chasses maintenant vers la mer écumante,
De ses plus hauts espoirs :
Toujours plus clair et mieux portant,
Libre dans une aimante contrainte :
Ainsi elle célèbre tes miracles,
Toi le plus beau mois de janvier.


Gênes, janvier 1882.


276.

Pour la nouvelle année. — Je vis encore, je pense encore : il faut encore que je vive, car il faut encore que je pense. Sum, ergo cogito : cogito, ergo sum. Aujourd’hui je permets à tout le monde d’exprimer son désir et sa pensée la plus chère : et, moi aussi, je vais dire ce qu’aujourd’hui je souhaite de moi-même et quelle est la pensée que, cette année, j’ai prise à cœur la première — quelle est la pensée qui devra être dorénavant pour moi la raison, la garantie et la douceur de vivre ! Je veux apprendre toujours davantage à considérer comme la beauté ce qu’il y a de nécessaire dans les choses : — c’est ainsi que je serai de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation ! Et, somme toute, pour voir grand : je veux, quelle que soit la circonstance, n’être une fois qu’affirmateur !

277.

Providence personnelle. — Il existe un certain point supérieur de la vie : lorsque nous l’avons atteint, malgré notre liberté et quoi que nous déniions au beau chaos de l’existence toute raison prévoyante et toute bonté, nous sommes encore une fois en grand danger de servitude intellectuelle et nous avons à faire nos preuves les plus difficiles. Car c’est maintenant seulement que notre esprit est violemment envahi par l’idée d’une providence personnelle, une idée qui a pour elle le meilleur avocat, l’apparence évidente, maintenant que nous pouvons constater que toutes, toutes choses qui nous frappent, tournent toujours à notre bien. La vie de chaque jour et de chaque heure semble vouloir démontrer cela toujours à nouveau ; que ce soit n’importe quoi, le beau comme le mauvais temps, la perte d’un ami, une maladie, une calomnie, la non-arrivée d’une lettre, un pied foulé, un regard jeté dans un magasin, un argument qu’on vous oppose, le fait d’ouvrir un livre, un rêve, une fraude : tout cela nous apparaît, immédiatement, ou peu de temps après, comme quelque chose qui « ne pouvait pas manquer », — quelque chose qui est plein de sens et d’une profonde utilité, précisément pour nous ! Y a-t-il une plus dangereuse séduction que de retirer sa foi aux dieux d’Épicure, ces insouciants inconnus, pour croire à une divinité quelconque, soucieuse et mesquine, qui connaît personnellement chaque petit cheveu sur notre tête et que les services les plus détestables ne dégoûtent point ? Eh bien ! — je veux dire malgré tout cela, — laissons en repos les dieux et aussi les génies serviables, pour nous contenter d’admettre que maintenant notre habileté, pratique et théorique, à interpréter et à arranger les événements atteint son apogée. Ne pensons pas non plus trop de bien de cette dextérité de notre sagesse, si nous sommes parfois surpris de la merveilleuse harmonie que produit le jeu sur notre instrument : une harmonie trop belle pour que nous osions nous l’attribuer à nous-mêmes. En effet, de-ci de-là, il y a quelqu’un qui se joue de nous — le cher hasard : à l’occasion, il nous conduit la main et la providence la plus sage ne saurait imaginer de musique plus belle que celle qui réussit alors sous notre folle main.

278.

La pensée de la mort. — J’éprouve une joie mélancolique à vivre au milieu de cette confusion de ruelles, de besoins et de voix : combien de jouissances, d’impatiences, de désir, combien de soif de la vie et d’ivresse de la vie, viennent ici au jour à chaque moment ! Et bientôt cependant le silence se fera sur tous ces gens bruyants, vivants et joyeux de vivre ! Derrière chacun, se dresse son ombre, obscure compagnon de route ! Il en est toujours comme du dernier moment avant le départ d’un bateau d’émigrants : on a plus de choses à se dire que jamais, l’océan et son vide silence attendent impatiemment derrière tout ce bruit, — si avides, si certains de leur proie ! Et tous, tous s’imaginent que le passé n’est rien ou que le passé n’est que peu de chose et que l’avenir prochain est tout : de là cette hâte, ces cris, ce besoin de s’assourdir et de s’exploiter ! Chacun veut être le premier dans cet avenir, — et pourtant la mort et le silence de la mort sont les seules certitudes qu’ils aient tous en commun ! Comme il est étrange que cette seule certitude, cette seule communion soit presque impuissante à agir sur les hommes et qu’ils soient si loin de sentir cette fraternité de la mort ! Je suis heureux de constater que les hommes se refusent absolument à concevoir l’idée de la mort et j’aimerais bien contribuer à leur rendre encore cent fois plus digne d’être pensée l’idée de la vie.

279.

Amitié d’étoiles. — Nous étions amis et nous sommes devenus l’un pour l’autre des étrangers. Mais cela est bien ainsi et nous ne voulons ni nous en taire ni nous en cacher, comme si nous devions en avoir honte. Nous sommes deux vaisseaux dont chacun a son but et sa route tracée ; nous pouvons nous croiser, peut-être, et célébrer une fête ensemble, comme nous l’avons déjà fait, — et ces braves vaisseaux étaient si tranquilles dans le même port, sous un même soleil, de sorte que déjà on pouvait les croire à leur but, croire qu’ils n’avaient eu qu’un seul but commun. Mais alors la force toute puissante de notre tâche nous a séparés, poussés dans des mers différentes, sous d’autres rayons de soleil, et peut-être ne nous reverrons-nous plus jamais, — peut-être aussi nous reverrons-nous, mais ne nous recon­naîtrons-nous point : la séparation des mers et des soleils nous a transformés ! Qu’il fallût que nous devenions étrangers, voici la loi au-dessus de nous et c’est par quoi nous nous devons du respect, par quoi sera sanctifié davantage encore le souvenir de notre amitié de jadis ! Il existe probablement une énorme courbe invisible, une route stellaire, où nos voies et nos buts différents se trouvent inscrits comme de petites étapes, — élevons-nous à cette pensée ! Mais notre vie est trop courte et notre vue trop faible pour que nous puissions être plus que des amis dans le sens de cette altière possibilité ! — Et ainsi nous voulons croire à notre amitié d’étoiles, même s’il faut que nous soyons ennemis sur la terre.

280.

Architecture pour ceux qui cherchent la connaissance. — Il faudra reconnaître un jour, et bientôt peut-être, ce qui manque à nos grandes villes : des endroits silencieux, spacieux et vastes pour la méditation, des endroits avec de hautes et de longues galeries pour le mauvais temps et le temps trop ensoleillé, où le bruit des voitures et le cri des marchands ne pénétreraient pas, où une subtile convenance interdirait, même au prêtre, la prière à haute voix : des constructions et des promenades qui exprimeraient, par leur ensemble, ce que la méditation et l’éloignement du monde ont de sublime. Le temps est passé où l’Église possédait le monopole de la réflexion, où la vita contemplativa devait toujours être avant tout vita religiosa : et tout ce que l’Église a construit exprime cette pensée. Je ne sais pas comment nous pourrions nous contenter de ses monuments, même s’ils étaient dégagés de leur destination ecclésiastique : les monuments de l’Église parlent un langage beaucoup trop pathétique et trop étroit, ils sont trop les maisons de Dieu et les lieux d’apparat des relations supra-terrestres pour que, nous autres impies, nous puissions y méditer nos pensées. Nous voulons nous traduire nous-mêmes en pierres et en plantes, nous voulons nous promener en nous-mêmes, lorsque nous circulons dans ces galeries et ces jardins.

281.

Savoir trouver la fin. — Les maîtres de première qualité se reconnaissent en cela que, pour ce qui est grand comme pour ce qui est petit, ils savent trouver la fin d’une façon parfaite, que ce soit la fin d’une mélodie ou d’une pensée, que ce soit le cinquième acte d’une tragédie ou d’un acte de gouvernement. Les premiers du second degré s’énervent toujours vers la fin et ne s’inclinent pas vers la mer avec un rythme simple et tranquille comme par exemple la montagne près de Porto fino — là-bas où la baie de Gênes finit de chanter sa mélodie.

282.

L’allure. — Il y a des manières de l’esprit par quoi même de grands esprits laissent deviner qu’ils sortent de la populace ou de la demi-populace : — c’est surtout l’allure et la marche de leurs pensées qui les trahit ; ils ne savent pas marcher. C’est ainsi que Napoléon, lui aussi, à son profond déplaisir, ne sut pas se mettre au pas princier et « légitime », dans les occasions où l’on devrait s’y entendre, comme par exemple les grandes processions du couronnement et les cérémonies analogues : là aussi il fut toujours seulement le chef d’une colonne — tout à la fois fier et brusque et conscient de cela. — On ne manquera pas de rire en regardant ces écrivains qui font bruire autour d’eux les amples vêtements de la période : ils veulent cacher leurs pieds.

283.

Les hommes qui préparent. — Je salue tous les indices de la venue d’une époque plus virile et plus guerrière qui mettra de nouveau en honneur la bravoure avant tout. Car cette époque doit tracer le chemin d’une époque plus haute encore et rassembler la force dont celle-ci aura besoin un jour — pour introduire l’héroïsme dans la connaissance et faire la guerre à cause des idées et de leurs conséquences. Pour cela il faut maintenant des hommes vaillants qui préparent le terrain, des hommes qui ne pourront certes pas sortir du néant — et tout aussi peu du sable et de l’écume de la civilisation d’aujourd’hui et de l’éducation des grandes villes : des hommes qui, silencieux, solitaires et décidés, s’entendent à se contenter de l’activité invisible qu’ils poursuivent : des hommes qui, avec une propension à la vie intérieure, cherchent, pour toutes choses, ce qu’il y a à surmonter en elles : des hommes qui ont en propre la sérénité, la patience, la simplicité et le mépris des grandes vanités tout aussi bien que la générosité dans la victoire et l’indulgence à l’égard des petites vanités de tous les vaincus : des hommes qui ont un jugement précis et libre sur toutes les victoires et sur la part du hasard qu’il y a dans toute victoire et dans toute gloire : des hommes qui ont leurs propres fêtes, leurs propres jours de travail et de deuil, habitués à commander avec la sûreté du commandement, également prêts à obéir, lorsque cela est nécessaire, également fiers dans l’un comme dans l’autre cas, ainsi que s’ils suivaient leur propre cause, des hommes plus exposés, plus terribles, plus heureux ! Car croyez-m’en ! — le secret pour moissonner l’existence la plus féconde et la plus grande jouissance de la vie, c’est de vivre dangereusement ! Construisez vos villes près du Vésuve ! Envoyez vos vaisseaux dans les mers inexplorées ! Vivez en guerres avec vos semblables et avec vous-mêmes ! Soyez brigands et conquérants, tant que vous ne pouvez pas être dominateurs et possesseurs, vous qui cherchez la connaissance ! Bientôt le temps passera où vous vous satisferez de vivre cachés dans les forêts comme des cerfs effarouchés ! Enfin la connaissance finira par étendre la main vers ce qui lui appartient de droit : — elle voudra dominer et posséder, et vous le voudrez avec elle !

284.

La foi en soi-même. — Il y a en général peu d’hommes qui aient la foi en eux-mêmes ; — et parmi ce petit nombre les uns apportent cette foi en naissant, comme un aveuglement utile ou bien un obscurcissement partiel de leur esprit — (quel spectacle s’offrirait à eux s’ils pouvaient regarder au fond d’eux-mêmes !), les autres sont obligés de se l’acquérir d’abord : tout ce qu’ils font de bien, de solide, de grand commence par être un argument contre le sceptique qui demeure en eux : il s’agit de convaincre et de persuader celui-ci, et pour y parvenir il faut presque du génie. Ces derniers auront toujours plus d’exigences à l’égard d’eux-mêmes.

285.

Excelsior ! — « Tu ne prieras plus jamais, tu n’adoreras plus jamais, plus jamais tu ne te reposeras en une confiance illimitée — tu te refuseras à t’arrêter devant une dernière sagesse, une dernière bonté et une dernière puissance, et à déharnacher tes pensées — tu n’auras pas de gardien et d’ami de toute heure pour tes sept solitudes — tu vivras sans avoir une échappée sur cette montagne qui porte de la neige sur son sommet et des flammes dans son cœur — il n’y aura plus pour toi de rémunérateur, de correcteur de dernière main, — il n’y aura plus de raison dans ce qui se passe, plus d’amour dans ce qui t’arrivera — ton cœur n’aura plus d’asile, où il ne trouve que le repos, sans avoir rien à chercher. Tu te défendras contre une paix dernière, tu voudras l’éternel retour de la guerre et de la paix : — homme du renoncement, voudras-tu renon­cer à tout cela ? Qui t’en donnera la force ? Personne encore n’a jamais eu cette force ! » — Il existe un lac qui un jour se refusa à s’écouler, et qui construisit une digue à l’endroit où jusque-là il s’écoulait : depuis lors le niveau de ce lac s’élève toujours davantage. Peut-être ce renoncement nous prêtera-t-il justement la force qui nous permettra de supporter le renoncement ; peut-être l’homme s’élèvera-t-il toujours davantage à partir du moment où il ne s’écoulera plus dans le sein d’un Dieu.

286.

Digression. — Voici des espoirs ; mais que serez-vous capable d’en voir et d’en entendre si, dans votre âme, vous n’avez pas vécu la splendeur des flammes et de l’aurore ? Je ne puis que faire souvenir — et pas davantage ! Remuer des pierres, changer les animaux en hommes — est-ce cela que vous voulez de moi ? Hélas ! si vous êtes encore des pierres et des animaux, cherchez d’abord votre Orphée !

287.

Joie de l’aveuglement. — « Mes pensées, dit le voyageur à son ombre, doivent m’indiquer où je me trouve : mais elles ne doivent pas me révéler où je vais. J’aime l’ignorance de l’avenir et je ne veux pas périr à m’impatienter et à goûter par anticipation les choses promises. »

288.

État d’âme élevé. — Il me semble que, d’une façon générale, les hommes ne croient pas à des états d’âmes élevés, si ce n’est pour des instants, tout au plus pour des quarts d’heure, — exception faite de quelques rares individus qui, par expérience, connaissent la durée dans les sentiments élevés. Mais être l’homme d’un seul sentiment élevé, l’incarnation d’un unique, grand état d’âme — cela n’a été jusqu’à présent qu’un rêve et une ravissante possibilité : l’histoire n’en donne pas encore d’exemple certain. Malgré cela il se pourrait qu’elle mît un jour au monde de tels hommes, — cela arrivera lorsque sera créée et fixée une série de conditions favorables, que maintenant le hasard le plus heureux ne saurait réunir. Peut-être que, chez ces âmes de l’avenir cet état exceptionnel qui nous saisit, çà et là en un frémissement, serait précisément l’état habituel : un continuel va-et-vient entre haut et bas, un sentiment de haut et de bas, de monter sans cesse des étages et en même temps de planer sur des nuages.

289.

Sur les vaisseaux. — Si l’on considère comment agit sur chaque individu la justification générale et philosophique de sa façon de vivre et de penser — c’est-à-dire comme un soleil qui brille exprès pour cet individu, un soleil qui réchauffe, bénit et féconde, combien cette justification rend indépendant des louanges et des blâmes, satisfait, riche, prodigue en bonheur et en bienveillance, combien elle transmue sans cesse le mal en bien, fait fleurir et mûrir toutes les forces et empêche de croître la petite et la grande mauvaise herbe de l’affliction et du mécontentement : — on finira par s’écrier sur un ton de prière : Oh ! que beaucoup de ces nouveaux soleils soient encore créés ! Les méchants, eux aussi, les malheureux, les hommes d’exception, doivent avoir leur philosophie, leur bon droit, leur rayon de soleil ! Ce n’est pas la pitié pour eux qui est nécessaire ! — il faut que nous désapprenions cet accès d’orgueil, quoique ce soit précisément sur eux que l’humanité s’est longtemps instruite et exercée — nous n’avons pas à instituer pour eux des confesseurs, des nécromanciens et des sentences absolutoires ! C’est une nouvelle justice qui est nécessaire ! Et une nouvelle sanction ! Il est besoin de nouveaux philosophes ! La terre morale, elle aussi, est ronde ! La terre morale, elle aussi, a ses antipodes ! Les antipodes, eux aussi, ont droit à l’existence ! Il reste encore un autre monde à découvrir — et plus d’un ! Sur les vaisseaux, vous autres philosophes !

290.

Une seule chose est nécessaire. — « Donner du style » à son caractère — c’est là un art considérable qui se rencontre rarement ! Celui-là l’exerce qui aperçoit dans son ensemble tout ce que sa nature offre de forces et de faiblesses pour l’adapter ensuite à un plan artistique, jusqu’à ce que chaque chose apparaisse dans son art et sa raison et que les faiblesses même ravissent l’œil. Ici une grande masse de seconde nature a été ajoutée, là un morceau de nature première a été supprimé : — dans les deux cas cela s’est fait avec une lente préparation et un travail quotidien. Ici le laid qui ne pouvait pas être éloigné a été masqué, là-bas il a été transformé en sublime. Beaucoup de choses vagues qui s’opposaient à prendre forme ont été réservées et utilisées pour les choses lointaines : — elles doivent faire de l’effet à distance, dans le lointain, dans l’incommensurable. Enfin, lorsque l’œuvre est terminée, on reconnaîtra comment ce fut la contrainte d’un même goût qui, en grand et en petit, a dominé et façonné : la qualité du goût, s’il a été bon ou mauvais, importe beaucoup moins qu’on ne croit, — l’essentiel c’est que le goût soit un. Ce sont les natures fortes et dominatrices qui trouveront en une pareille contrainte, en un tel assujettissement et une telle perfection, sous une loi propre, leur joie la plus subtile ; la passion de leur volonté puissante s’allège à l’aspect de toute nature stylée, de toute nature vaincue et assouvie ; même lorsqu’elles ont des palais à construire et des jardins à planter elles répugnent à libérer la nature. — Par contre, ce sont les caractères faibles, incapables de se dominer soi-même qui haïssent l’assujettissement du style : ils sentent que si cette amère contrainte leur était imposée, sous elle ils deviendraient nécessairement vulgaires ; ils se changent en esclaves dès qu’ils servent, ils haïssent l’asservissement. De pareils esprits — et ce peuvent être des esprits de premier ordre — s’appliquent toujours à se donner à eux-mêmes et à prêter à leur entourage la forme de nature libres — sauvages, arbitraires, fantasques, mal ordonnées, surprenantes — et à s’interpréter comme telles : et ils ont raison, car ce n’est qu’ainsi qu’ils se font du bien à eux-mêmes ! Car une seule chose est nécessaire : que l’homme atteigne le contentement avec lui-même — quel que soit le poème ou l’œuvre d’art dont il se serve : car alors seulement l’aspect de l’homme sera supportable ! Celui qui est mécontent de soi-même est continuellement prêt à s’en venger : nous autres, nous serons ses victimes, ne fût-ce que par le fait que nous aurons toujours à supporter son aspect répugnant ! Car l’aspect de la laideur rend mauvais et sombre.

291.

Gênes. — J’ai regardé durant un bon moment cette ville, ses maisons de campagne et ses jardins d’agrément et le large cercle de ses collines et de ses pentes habitées ; enfin je finis par me dire : je vois des visages de générations passées, — cette contrée est couverte par les images d’hommes intrépides et souverains. Ils ont vécu et ils ont voulu prolonger leur vie — c’est ce qu’ils me disent avec leurs maisons, construites et ornées pour des siècles, et non pour l’heure fugitive : ils aimèrent la vie, bien que souvent elle se fût montrée mauvaise à leur égard. J’ai toujours devant les yeux le constructeur, je vois comme son regard se repose sur tout ce qui, près et loin, est construit autour de lui, et aussi sur la ville, la mer et la ligne de la montagne, et comme sur tout cela, par son regard, il exerce sa puissance et sa conquête. Il veut soumettre ces choses à son plan et finir par en faire sa propriété par le fait qu’il en devient lui-même une parcelle. Toute cette contrée est couverte des produits d’un superbe et insatiable égoïsme dans l’envie de possession et de butin ; et, tout comme ces hommes ne reconnaissaient pas de frontières dans leurs expéditions lointaines, plaçant, dans leur soif de la nouveauté, un monde nouveau à côté d’un monde ancien, de même chez eux, dans leur petite patrie, chacun se révoltait contre chacun, chacun inventait une façon d’exprimer sa supériorité et de placer entre lui et son voisin son infini personnel. Chacun conquérait à nouveau sa patrie pour son compte particulier en la subjuguant de sa pensée architecturale, en la transformant en quelque sorte pour sa propre maison en un plaisir des yeux. Dans le nord, c’est la loi et le plaisir causé par l’obéissance à la loi qui en imposent lorsque l’on regarde le système de construction des villes : on devine là cette propension à l’égalité et à la soumission qui doit avoir dominé l’âme de tous ceux qui construisaient. Mais ici vous trouvez à chaque coin de rue un homme à part qui connaît la mer, les aventures et l’Orient, un homme qui est mal disposé à l’égard de la loi et du voisin, comme si c’était là une espèce d’ennui, et qui mesure avec un regard d’envie tout ce qui est vieux et de fondation ancienne. Avec une merveilleuse rouerie de l’imagination, il voudrait fonder tout cela à nouveau, du moins en pensée, y appliquer sa main, y mettre son interprétation — ne fût-ce que pour l’instant d’une après-midi de soleil, où son âme insatiable et mélancolique éprouve une fois de la satiété, et où son œil ne veut plus voir que des choses qui lui appartiennent et non plus des choses étrangères.

292.

Aux prédicateurs de la morale. — Je ne veux pas faire de morale, mais à ceux qui en font je donne ce conseil : si vous voulez finir par prendre aux meilleures choses et aux meilleures conditions tout leur honneur et toute leur valeur, continuez, comme vous avez fait jusqu’à présent, à les avoir sans cesse à la bouche ! Placez-les en tête de votre morale et parlez du matin au soir du bonheur de la vertu, du repos de l’âme, de la justice immanente et de l’équité : si vous en agissez ainsi, tout cela finira par avoir pour soi la popularité et le vacarme de la rue : mais alors, à force de manier toutes ces bonnes choses, l’or en sera usé, et plus encore : tout ce qu’elles contiennent d’or se sera transformé en plomb. Vraiment vous vous entendez à appliquer l’art contraire à celui des alchimistes, pour démonétiser ce qu’il y a de plus précieux ! Servez-vous une fois, à titre d’essai, d’une autre recette pour ne pas réaliser l’opposé de ce que vous vouliez atteindre : niez ces bonnes choses, retirez-leur l’approbation de la foule et le cours facile, faites-en de nouveau les pudeurs cachées des âmes solitaires, dites : la morale est quelque chose d’interdit ! Peut-être gagnerez-vous ainsi pour ces choses l’espèce d’hommes qui seule importe, je veux dire l’espèce héroïque. Mais alors il faudra qu’elles aient en elles de quoi éveiller la crainte, et non pas, comme jusqu’à présent, de quoi produire le dégoût ! N’aurait-on pas envie de dire aujourd’hui, par rapport à la morale, comme Maître Eckardt : « Je prie Dieu qu’il me fasse quitte de Dieu ! »

293.

Notre atmosphère. — Nous le savons fort bien : pour celui qui jette un regard sur la science, seulement en passant, à la façon des femmes et malheureusement aussi de beaucoup d’artistes : la sévérité qu’il faut mettre au service de la science, cette rigueur dans les petites comme dans les grandes choses, cette rapidité dans l’enquête, le jugement et la condamnation a quelque chose qui inspire la crainte et le vertige. Il sera surtout effrayé par la façon dont on exige ce qu’il y a de plus difficile, dont est exécuté ce qu’il y a de meilleur, sans la récompense de l’éloge ou de la distinction, alors que le plus souvent se font entendre, comme parmi les soldats, le blâme et la verte réprimande — car faire bien, c’est la règle, manquer en quelque chose, l’exception ; et ici comme partout ailleurs, la règle est silencieuse. Il en est de cette « sévérité de la science » comme des formes de politesse dans la meilleure société : — elles effrayent celui qui n’est pas initié. Mais celui qui est habitué à elles n’aimerait pas vivre ailleurs que dans cette atmosphère claire, transparente, vigoureuse et fortement électrique, dans cette atmosphère virile. Partout ailleurs il ne trouve pas assez d’air et de propreté ; il craint qu’ailleurs son meilleur art ne soit utile à personne et qu’il ne le réjouirait pas lui-même, que la moitié de sa vie lui passerait entre les doigts, perdue dans des malentendus, que partout il faudrait beaucoup de précautions, de secrets, de considérations personnelles, — et tout cela serait une grande et inutile perte de force. Mais dans cet élément sévère et clair il possède sa force tout entière : ici il est à même de voler ! Pourquoi devrait-il redescendre dans ces eaux bourbeuses où il faut nager et patauger et tacher ses ailes ! — Non, ce serait trop difficile de vivre pour nous : est-ce de notre faute si nous sommes nés pour l’air pur, nous autres rivaux des rayons de lumière, si nous aimerions mieux, pareils à ces rayons, chevaucher des parcelles d’éther, non pour quitter le soleil, mais pour aller vers lui ! Nous ne le pouvons pas : — faisons donc ce qui est seul en notre pouvoir : apportons la lumière à la terre, soyons « la lumière de la terre » ! Et c’est pour cela que nous avons nos ailes, notre rapidité et notre sévérité, pour cela que nous sommes virils et mêmes terribles comme le feu. Que ceux-là nous craignent qui ne savent pas se chauffer et s’éclairer auprès de nous !

294.

Contre les calomniateurs de la nature. — Quels gens désagréables que ceux chez qui tout penchant naturel devient immédiatement maladie, quelque chose qui altère, ou même quelque chose d’ignominieux, — ceux-ci nous ont induits à l’opinion que les penchants et les instincts de l’homme sont mauvais, ils sont la cause de notre grande injustice à l’égard de notre nature, à l’égard de toute nature ! Il y a suffisamment d’hommes qui peuvent s’abandonner à leurs penchants avec grâce et inconscience ; mais ils ne le font pas, par crainte de ce « mauvais esprit » imaginaire qui s’appelle la nature ! De là vient que l’on trouve si peu de noblesse parmi les hommes : car l’on reconnaîtra toujours la noblesse à l’absence de crainte devant soi-même, à l’incapacité de faire quelque chose de honteux, au besoin de s’élever dans les airs sans hésitation, de voler où nous sommes poussés, — nous autres oiseaux nés libres ! Où que nous allions, tout devient libre et ensoleillé autour de nous.

295.

Courtes habitudes. — J’aime les courtes habitudes et je les tiens pour des moyens inappréciables d’apprendre à connaître beaucoup de choses et des conditions variées, pour voir jusqu’au fond de leur douceur et de leur amertume ; ma nature est entièrement organisée pour les courtes habitudes, même dans les besoins de sa santé physique, et, en général, aussi loin que je puis voir : du plus bas au plus haut. Toujours je m’imagine que telle chose me satisfera d’une façon durable — la courte habitude, elle aussi, a cette foi de la passion, cette foi en l’éternité — je crois être enviable de l’avoir trouvée et reconnue : — et maintenant je m’en nourris ; le soir comme le matin, un doux contentement m’entoure et me pénètre, en sorte que je n’ai pas envie d’autre chose, sans avoir besoin de comparer, de mépriser ou de haïr. Et un jour c’en est fait, la courte habitude a eu son temps : la bonne cause prend congé de moi, non pas comme quelque chose qui m’inspire maintenant du dégoût — mais paisiblement, rassasiée de moi, comme moi d’elle, et comme si nous devions être reconnaissants l’un à l’autre, nous serrant ainsi la main en guise d’adieu. Et déjà quelque chose de nouveau attend à la porte, comme aussi ma foi — l’indestructible folle, l’indestructible sagesse ! — ma foi en cette chose nouvelle qui, maintenant, serait la vraie, la dernière vraie. Il en est ainsi pour moi des mets, des idées, des hommes, des villes, des poèmes, des musiques, des doctrines, des ordres du jour, des sages de la vie. — Par contre je hais les habitudes durables et je crois qu’un tyran s’est approché de moi, que mon atmosphère vitale s’est épaissie, dès que les événements tournent de façon à ce que des habitudes durables semblent nécessairement en sortir : par exemple par une fonction sociale, par la fréquentation constante des mêmes hommes, par une résidence fixe, par une espèce définie de santé. Au fond de mon âme j’éprouve même de la reconnaissance pour toute ma misère physique et ma maladie et tout ce que je puis avoir d’imparfait — puisque tout cela me laisse cent échappées par où je puis me dérober aux habitudes durables. — Pourtant ce qu’il y aurait de tout à fait insupportable, de véritablement terrible, ce serait une vie entièrement dépourvue d’habitudes, une vie qui exigerait sans cesse l’improvisation : — ceci serait pour moi l’exil, ceci serait ma Sibérie.

296.

La réputation fixe. — La réputation fixe était autrefois une chose d’extrême nécessité ; et partout où la société est dominée par l’instinct de troupeau, pour chaque individu, donner son caractère et ses occupations comme invariables est maintenant encore ce qu’il a de plus opportun, même quand ils ne le sont pas. « On peut se fier à lui, il reste égal à lui-même » : — c’est dans toutes les situations dangereuses de la société l’éloge qui a la plus grande signification. La société sent avec satisfaction qu’elle possède un instrument sûr et prêt à tout moment, dans la vertu de l’un, dans l’ambition d’un autre, dans la réflexion et l’ardeur d’un troisième, — elle honore hautement ces natures d’instruments, cette fidélité à soi-même, cette inaltérabilité dans les opinions, les aspirations et même dans les vices. Une pareille appréciation qui fleurit et a fleuri partout en même temps que la moralité des mœurs produit des « caractères » et jette dans le décri tout changement, tout profit d’une expérience, toute transformation. Malgré tous les avantages que puisse présenter cette façon de penser, pour la connaissance elle est la plus dangereuse espèce de jugement général ; car c’est précisément la bonne volonté de celui qui cherche la connaissance, sans se décourager d’être sans cesse forcé de se déclarer contre l’opinion qu’il professait jusqu’ici et de se méfier en général de tout ce qui menace de se fixer — qui est ici condamnée et décriée. Le sentiment de celui qui cherche la connaissance étant en contradiction avec la « réputation fixe » est considéré comme déshonnête, tandis que la pétrification des opinions a pour elle tous les honneurs : — c’est sous l’empire de pareilles règles qu’il nous faut exister aujourd’hui ! Comme il est difficile de vivre lorsque l’on sent contre soi et autour de soi le jugement de plusieurs milliers d’années ! Il est probable que, durant des milliers d’années, la connaissance ait été atteinte de mauvaise conscience et qu’il ait dû y avoir beaucoup de mépris de soi-même et de misères secrètes dans l’histoire des plus grands esprits.

297.

Savoir contredire. — Chacun sait maintenant que c’est un signe de haute culture que de savoir supporter la contradiction. Quelques-uns savent même que l’homme supérieur désire et provoque la contradiction pour avoir sur sa propre injustice des indications qui lui étaient demeurées inconnues jusqu’alors. Mais savoir contredire, le sentiment de la bonne conscience dans l’hostilité contre ce qui est habituel, traditionnel et sacré, — c’est là, plus que le reste, ce que notre culture possède de vraiment grand, de nouveau et de surprenant, c’est le progrès par excellence de tous les esprits libérés : qui est-ce qui sait cela ?

298.

Soupir. — J’ai saisi cette idée en passant, et vite j’ai pris les premiers mots venus pour la fixer, de crainte qu’elle ne s’envole de nouveau. Et maintenant elle est morte de ces mots stériles ; elle est là suspendue, flasque sous ce lambeau verbal — et, en la regardant, je me rappelle à peine encore comment j’ai pu avoir un tel bonheur en attrapant cet oiseau.

299.

Ce qu’il faut apprendre des artistes. — Quels moyens avons-nous de rendre pour nous les choses belles, attrayantes et désirables lorsqu’elles ne le sont pas ? — et je crois que, par elles-mêmes, elles ne le sont jamais ! Ici les médecins peuvent nous apprendre quelque chose quand par exemple ils atténuent l’amertume ou mettent du vin et du sucre dans leurs mélanges ; mais plus encore les artistes qui s’appliquent en somme continuellement à faire de pareilles inventions et de pareils tours de force. S’éloigner des choses jusqu’à ce que nous ne les voyions plus qu’en partie et qu’il nous faille y ajouter beaucoup par nous-mêmes pour être à même de les voir encore — ou bien contempler les choses d’un angle, pour n’en plus voir qu’une coupe — ou bien encore les regarder à travers du verre colorié ou sous la lumière du couchant — ou bien enfin leur donner une surface et une peau qui n’a pas une transparence complète : tout cela il nous faut l’apprendre des artistes et, pour le reste, être plus sages qu’eux. Car chez eux cette force subtile qui leur est propre cesse généralement où cesse l’art et où commence la vie ; nous cependant, nous voulons être les poètes de notre vie, et cela avant tout dans les plus petites choses quotidiennes.

300.

Prélude de la science. — Croyez-vous donc que les sciences se seraient formées et seraient devenues grandes si les magiciens, les alchimistes, les astrologues et les sorciers ne les avaient pas précédées, eux qui durent créer tout d’abord, par leurs promesses et leurs engagements trompeurs, la soif, la faim et le goût des puissances cachées et défendues ? Si l’on n’avait pas dû promettre infiniment plus qu’on ne pourra jamais tenir pour que quelque chose puisse s’accomplir dans le domaine de la connaissance ? — Peut-être que de la même façon dont nous apparaissent ici les préludes et les premiers exercices de la science qui n’ont jamais été exécutés et considérés comme tels, nous apparaîtront, en un temps lointain, toutes espèces de religions, c’est-à-dire comme des exercices et des préludes : peut-être pourraient-elles être le moyen singulier qui permettra à quelques hommes de goûter toute la suffisance d’un dieu et toute la force de son salut personnel. Et l’on pourrait se demander si vraiment, sans cette école et cette préparation religieuse, l’homme aurait appris à avoir faim et soif de son propre moi, à se rassasier et à se fortifier de lui-même. Fallut-il que Prométhée crût d’abord avoir volé la lumière et qu’il en pâtît — pour qu’il découvrît enfin qu’il avait lui créé la lumière, en désirant la lumière, et que non seulement l’homme, mais encore le dieu, avait été l’œuvre de ses mains, de l’argile dans ses mains ? Ne sont-ce là que des images de l’imagier ? — Tout comme la folie, le vol, le Caucase, l’aigle et toute la tragique prométheia de tous ceux qui cherchent la connaissance ?

301.

Illusion des contemplatifs. — Les hommes supérieurs se distinguent des inférieurs par le fait qu’ils pensent voir et entendre infiniment plus — et cela précisément distingue l’homme de l’animal et l’animal supérieur de l’inférieur. Le monde s’emplit toujours davantage pour celui qui s’élève dans la hauteur de l’humanité, l’intérêt grandit autour de lui, et dans la même proportion ses catégories de plaisir et de déplaisir, — l’homme supérieur devient toujours en même temps plus heureux et plus malheureux. Mais en même temps une illusion l’accompagne sans cesse : il croit être placé en spectateur et en auditeur devant le grand spectacle et devant le grand concert qu’est la vie : il dit que sa nature est une nature contemplative et il ne s’aperçoit pas qu’il est lui-même le véritable poète et le créateur de la vie, — tout en se distinguant, il est vrai, de l’acteur de ce drame que l’on appelle un homme agissant mais bien davantage encore d’un simple spectateur, d’un invité placé devant la scène. Il a certainement en propre, étant le poète, la vis contemplativa et le retour sur son œuvre, mais, en même temps, et avant tout, la vis creativa qui manque à l’homme qui agit, quoi qu’en disent l’évidence et la croyance reçue. Nous qui pensons et qui sentons, nous sommes ceux qui font réellement et sans cesse quelque chose qui n’existe pas encore : tout ce monde toujours grandissant d’appréciations, de couleurs, d’évaluations, de perspectives, de degrés, d’affirmations et de négations. Ce poème inventé par nous est sans cesse appris, exercé, répété, traduit en chair et en réalité, oui même en vie quotidienne, par ce que l’on appelle les hommes pratiques (nos acteurs, comme je l’ai indiqué). Ce qui n’a de valeur que dans le monde actuel n’en a pas par soi-même, selon sa nature, — la nature est toujours sans valeur : — on lui a une fois donné et attribué une valeur, et c’est nous qui avons été les donateurs, les attributeurs ! C’est seulement nous qui avons créé le monde qui intéresse l’homme ! — Mais c’est précisément la science de ceci qui nous manque, et si nous la saisissons pour un instant, aussitôt elle nous échappe l’instant après : nous méconnaissons notre meilleure force, et nous nous estimons d’un degré trop bas, nous autres contemplatifs, — nous ne sommes ni aussi fiers, ni aussi heureux que nous pourrions l’être.

302.

Danger des plus heureux. — Avoir des sens subtils et un goût fin ; être habitué aux choses de l’esprit les plus choisies et les meilleures, comme à la nourriture la plus vraie et la plus naturelle ; jouir d’une âme forte, intrépide et audacieuse ; traverser la vie d’un œil tranquille et d’un pas ferme, être toujours prêt à l’extrême comme à une fête, plein du désir des mondes et des mers inexplorés, des hommes et des dieux inconnus ; écouter toute musique joyeuse, comme si, à l’entendre, des hommes braves, soldats et marins, se permettaient un court repos et une courte joie, et dans la profonde jouissance du moment seraient vaincus par les larmes, et par toute la rouge mélancolie du bonheur, qui donc ne désirerait pas que tout ceci fût son partage, son état ! Ce fut le bonheur d’Homère ! L’état de celui qui a inventé pour les Grecs leurs dieux, — non, qui a inventé, pour lui-même, ses dieux ! Mais il ne faut pas s’en faire mystère, avec ce bonheur d’Homère dans l’âme, on est aussi la créature la plus capable de souffrir sous le soleil ! Et ce n’est qu’à ce prix que l’on achète le plus précieux coquillage que les vagues de l’univers aient jusqu’à présent jeté sur la grève. Possesseur de ce coquillage on devient de plus en plus subtil dans la douleur, et finalement trop subtil : un petit découragement, un petit dégoût a suffi pour faire perdre à Homère le goût de la vie. Il n’a pas su deviner une petite énigme folle que de jeunes pêcheurs lui proposèrent. Oui, les plus petites énigmes sont le danger des plus heureux ! —

303.

Deux hommes heureux. — Vraiment cet homme, malgré sa jeunesse, s’entend à l’improvisation de la vie et étonne même les observateurs les plus fins : — car il semble qu’il ne se méprenne jamais quoiqu’il joue sans cesse aux jeux dangereux. Il fait songer à ces maîtres improvisateurs de la musique auxquels le spectateur voudrait attribuer de l’impeccabilité de la main, quoiqu’ils touchent parfois à faux, puisque tout mortel peut se tromper. Mais ils sont habiles et inventifs et toujours prêts, dans le moment, à coordonner le son produit par le hasard de leur doigté ou par une fantaisie dans l’ensemble thématique et à animer l’imprévu d’une belle signification et d’une âme. — Voici un tout autre homme : il fait manquer en somme tout ce qu’il veut et entreprend. Ce à quoi il a mis son cœur, à l’occasion, l’a conduit plus d’une fois au bord du précipice et tout près de la chute ; et s’il y échappe, ce n’est certes pas avec un « œil poché » seulement. Croyez-vous qu’il en soit malheureux ? Il y a longtemps qu’il a décidé à part soi de ne pas prendre tellement au sérieux des désirs et des projets personnels. « Si ceci ne me réussit pas, se dit-il à lui-même, cela me réussira peut-être ; et au fond je ne sais pas si je dois avoir plus de reconnaissance à l’égard de mes insuccès qu’à l’égard de n’importe quel de mes succès. Suis-je fait pour être entêté et pour porter les cornes du taureau ? Ce qui fait pour moi la valeur et le résultat de la vie se trouve ailleurs ; ma fierté ainsi que ma misère se trouvent ailleurs. Je connais davantage la vie parce que j’ai été si souvent sur le point de la perdre : et voilà pourquoi la vie me procure plus de joie qu’à vous tous ! »

304.

En agissant nous omettons. — Au fond je n’aime pas toutes ces morales qui disent : « Ne fais pas telle chose ! Renonce ! Surmonte-toi ! » — J’aime par contre toutes ces autres morales qui me poussent à faire quelque chose, à le faire encore, et à en rêver du matin au soir et du soir au matin, à ne pas penser à autre chose qu’à : bien faire cela, aussi bien que moi seul je suis capable de le faire ! Celui qui vit ainsi dépouille continuellement l’une après l’autre les choses qui ne font pas partie d’une pareille vie ; sans haine et sans répugnance, il voit comme aujourd’hui telle chose et demain telle autre prend congé de lui, semblable à une feuille jaunie que le moindre souffle détache de l’arbre : ou bien encore il ne s’aperçoit même pas qu’elle le quitte, tant son œil regarde sévèrement son but, en avant et non à côté, en arrière ou vers en bas. « Notre activité doit déterminer ce que nous omettons : en agissant nous omettons » — voilà qui me plaît, voilà mon placitum à moi. Mais je ne veux pas tendre à mon appauvrissement avec les yeux ouverts, je n’aime pas toutes les vertus négatives, les vertus dont la négation et le renoncement sont l’essence.

305.

L’empire sur soi-même. — Ces professeurs de morale qui recommandent, d’abord et avant tout, à l’homme de se posséder soi-même le gratifient ainsi d’une maladie singulière : je veux dire une irritabilité constante devant toutes les impulsions et les penchants naturels et, en quelque sorte, une espèce de démangeaison. Quoi qu’il leur advienne du dehors ou du dedans, une pensée, une attraction, une incitation — toujours cet homme irritable s’imagine que maintenant son empire sur soi-même pourrait être en danger : sans pouvoir se confier à aucun instinct, à aucun coup d’aile libre, il fait sans cesse un geste de défensive, armé contre lui-même, l’œil perçant et méfiant, lui qui s’est institué l’éternel gardien de sa tour. Oui, avec cela il peut être grand ! Mais combien il est devenu insupportable pour les autres, difficile à porter, pour lui-même comme il s’est appauvri et isolé des plus beaux hasards de l’âme ! et aussi de toutes les expériences futures ! Car il faut savoir se perdre pour un temps si l’on veut apprendre quelque chose des êtres que nous ne sommes pas nous-mêmes.

306.

Stoïcien et épicurien. — L’épicurien se choisit les situations, les personnes et même les événements qui cadrent avec sa constitution intellectuelle extrêmement irritable, il renonce à tout le reste — c’est-à-dire à la plupart des choses, — puisque ce serait là pour lui une nourriture trop forte et trop lourde. Le stoïcien, au contraire, s’exerce à avaler des cailloux et des vers, des tessons et des scorpions, et cela sans en avoir le dégoût ; son estomac doit finir par être indifférent pour tout ce qu’offre le hasard de l’existence : — il rappelle cette secte arabe des Assaoua que l’on apprend à connaître en Algérie ; et, pareil à ces insensibles, il aime à avoir un public d’invités au spectacle de son insensibilité, dont se passe volontiers l’épicurien : — Celui-ci n’a-t-il pas un « jardin » ? Pour des hommes soumis aux improvisations du sort, pour ceux qui vivent en des temps de violence, et qui dépendent d’hommes brusques et variables, le stoïcisme peut être très opportun. Mais celui qui peut prévoir tant soit peu que la destinée lui permettra de filer un long fil fera bien de s’installer à la façon épicurienne ; tous les hommes voués au travail cérébral l’ont fait jusqu’à présent ! Car ce serait pour eux la perte des pertes d’être privés de leur fine irritabilité, pour recevoir en place le dur épiderme des stoïciens, avec ses piquants de hérisson.

307.

En faveur de la critique. — Maintenant t’apparaît comme une erreur quelque chose que jadis tu as aimée comme une vérité ou du moins comme une probabilité : tu la repousses loin de toi et tu t’imagines que ta raison y a remporté une victoire. Mais peut-être qu’alors, quand tu étais encore un autre — tu es toujours un autre, — cette erreur t’était tout aussi nécessaire que toutes les « vérités » actuelles, en quelque sorte comme une peau qui te cachait et te voilait beaucoup de choses que tu ne devais pas voir encore. C’est ta vie nouvelle et non pas ta raison qui a tué pour toi cette opinion : tu n’en as plus besoin, et maintenant elle s’effondre sur elle-même, et la déraison en sort rampant comme un reptile. Lorsque nous exerçons notre critique, ce n’est là rien d’arbitraire et d’impersonnel — c’est du moins très souvent une preuve qu’il y a en nous des forces vivantes et agissantes qui dépouillent une écorce. Nous nions, et il faut que nous niions puisque quelque chose en nous veut vivre et s’affirmer, quelque chose que nous ne connaissons, que nous ne voyons peut-être pas encore ! — Ceci en faveur de la critique.

308.

L’histoire de chaque jour. — Qu’est-ce qui fait chez toi l’histoire de chaque jour ? Vois tes habitudes qui composent cette histoire : sont-elles le produit d’innombrables petites lâchetés et petites paresses, ou bien celui de ta bravoure et de ta raison ingénieuse ? Quelle que soit la différence des deux cas, il serait possible que les hommes te comblent des mêmes louanges et que réellement, d’une façon ou d’une autre, tu leur sois de la même utilité. Mais il se peut que les louanges, l’utilité et la respectabilité suffisent à celui qui ne veut avoir qu’une bonne conscience, — elles ne te suffiront pas, à toi qui fouilles les entrailles, à toi qui possèdes la science de la conscience !

309.

De la septième solitude. — Un jour, le voyageur ferma une porte derrière lui, s’arrêta et se mit à pleurer. Puis il dit : « Ce penchant au vrai, à la réalité, au non-apparent, à la certitude ! combien je lui en veux ! Pourquoi cette force agissante sombre et passionnée, me suit-elle, moi en particulier ? Je voudrais me reposer, mais elle ne le permet pas. Combien y a-t-il de choses qui me persuadent de demeurer ! Il y a partout pour moi des jardins d’Armide : et pour cela aussi toujours de nouveaux déchirements et de nouvelles amertumes du cœur ! Il faut que je pose mon pied plus loin, ce pied fatigué et blessé : et, puisqu’il le faut, j’ai souvent, sur les plus belles choses qui ne surent pas me retenir, les retours les plus féroces, puisqu’elles ne surent pas me retenir ! »

310.

Volonté et vague. — Cette vague s’approche avec avidité comme s’il s’agissait d’atteindre quelque chose ! Elle rampe avec une hâte épouvantable dans les replis les plus cachés de la falaise ! Elle a l’air de vouloir prévenir quelqu’un ; il semble qu’il y a là quelque chose de caché, quelque chose qui a de la valeur, une grande valeur. — Et maintenant elle revient, un peu plus lentement, encore toute blanche d’émotion. — Est-elle déçue ? A-t-elle trouvé ce qu’elle cherchait ? — Prend-elle cet air déçu ? — Mais déjà s’approche une autre vague, plus avide et plus sauvage encore que la première, et son âme, elle aussi, semble pleine de mystère, pleine d’envie de chercher des trésors. C’est ainsi que vivent les vagues, — c’est ainsi que nous vivons, nous qui possédons la volonté ! — je n’en dirai pas davantage. — Comment ? Vous vous méfiez de moi ? Vous m’en voulez, jolis monstres ? Craignez-vous que je ne trahisse tout à fait votre secret ? Eh bien ! soyez fâchés, élevez vos corps verdâtres et dangereux aussi haut que vous le pouvez, dressez un mur entre moi et le soleil — comme maintenant ! En vérité, il ne reste plus rien de la terre qu’un crépuscule vert et de verts éclairs. Agissez-en comme vous voudrez, impétueuses, hurlez de plaisir et de méchanceté — ou bien plongez à nouveau, versez vos émeraudes au fond du gouffre, jetez, par-dessus, vos blanches dentelles infinies de mousse et d’écume. — Je souscris à tout, car tout cela vous sied si bien, et je vous en sais infiniment gré : comment vous trahirais-je ? Car, — écoutez bien ! — je vous connais, je connais votre secret, je sais de quelle espèce vous êtes ! Vous et moi, nous sommes d’une même espèce ! — Vous et moi, nous avons un même secret !

311.

Lumière brisée. — On n’est pas toujours brave et, lorsqu’on en vient à être fatigué, il arrive parfois qu’on se lamente ainsi : « Il est si pénible de faire mal aux hommes — oh ! pourquoi cela est-il nécessaire ? Que sert-il de vivre caché si nous ne voulons pas garder pour nous ce qui cause scandale ? Ne serait-il pas plus prudent de vivre dans la mêlée et de réparer, sur les individus, les péchés commis, qui doivent être commis, sur tous ? Être fort avec les insensés, vaniteux avec les vaniteux, enthousiaste avec les enthousiastes ? Ne serait-ce pas équitable, puisque nous dévions de l’ensemble avec une telle pétulance ? Lorsque j’entends parler de la méchanceté des autres à mon égard, — mon premier sentiment n’est-il pas celui de la satisfaction ? C’est bien ainsi ! — ai-je l’air de leur dire — je m’accorde si mal avec vous et j’ai tant de vérité de mon côté : faites-vous donc du bon sang à mes dépens aussi souvent que vous le pourrez. Voici mes défauts et mes erreurs, voici ma folie, mon mauvais goût, ma confusion, mes larmes, ma vanité, mon obscurité de hibou, mes contradictions ! Voici de quoi rire ! Riez donc et réjouissez-vous ! Je n’en veux pas à la loi et à la nature des choses qui veulent que les défauts et les erreurs fassent plaisir ! — Il est vrai qu’il y a eu des temps plus « beaux » où l’on pouvait se croire encore si indispensable, avec toute idée quelque peu nouvelle, que l’on descendait dans la rue pour crier à tous les passants : « Voici ! le royaume de Dieu est proche ! » — Je pourrais me passer de moi, si je n’existais pas. Nous tous, nous ne sommes pas indispensables ! » — Mais, je l’ai déjà dit, nous ne pensons pas ainsi quand nous sommes braves ; nous n’y pensons pas.

312.

Mon chien. — J’ai donné un nom à ma souffrance et je l’appelle « chien », — elle est tout aussi fidèle, tout aussi importune et impudente, tout aussi divertissante, tout aussi avisée qu’une autre chienne — et je puis l’apostropher et passer sur elle mes mauvaises humeurs : comme font d’autres gens avec leurs chiens, leurs valets et leurs femmes.

313.

Pas de tableau de martyr. — Je veux faire comme Raphaël et ne plus peindre de tableau de martyrs. Il y a assez de choses élevées pour qu’il ne faille pas chercher le sublime là où il s’unit à la cruauté ; et de plus, mon orgueil ne serait point satisfait si je voulais faire de moi un sublime bourreau.

314.

Nouveaux animaux domestiques. — Je veux avoir mon lion et mon aigle autour de moi pour reconnaître toujours, par des indices et des symptômes, la grandeur et la petitesse de ma force. Faut-il qu’aujourd’hui j’abaisse mon regard vers eux pour les craindre ? Et l’heure viendra-t-elle où ils élèveront vers moi leur regard, avec crainte ? —

315.

De la dernière heure. — Les tempêtes sont un danger pour moi : aurai-je ma tempête qui me fera périr, comme Olivier Cromwell qui périt de sa tempête ? Ou bien m’éteindrai-je comme un flambeau qui n’attend pas d’être soufflé par la tempête, mais qui est fatigué et rassasié de lui-même, — un flambeau consumé ? Ou bien enfin : m’éteindrai-je pour ne pas me consumer ? —

316.

Hommes prophétiques. — Vous ne voulez pas comprendre que les hommes prophétiques sont des hommes qui souffrent beaucoup : vous pensez seulement qu’un beau « don » leur a été accordé, et vous voudriez bien l’avoir vous-mêmes, — mais je veux exprimer ma pensée par un symbole. Combien les animaux doivent souffrir par l’électricité de l’air et des nuages ! Nous voyons que quelques-uns d’entre eux possèdent une faculté prophétique en ce qui concerne le temps, par exemple les singes (on peut même observer cela en Europe et non seulement dans les ménageries, mais à Gibraltar). Mais nous ne pensons pas que pour eux les douleurs — sont des prophètes ! Lorsqu’un fort courant d’électricité positive tourne soudain, sous l’influence d’un nuage qui s’approche sans être déjà visible, en électricité négative et qu’un changement de temps se prépare, ces animaux se comportent de la même manière qu’à l’approche d’un ennemi ; ils s’organisent pour la défense et la fuite, généralement ils se cachent, — ils ne voient pas, dans le mauvais temps, le mauvais temps, mais l’ennemi dont ils sentent déjà la main !

317.

Regard en arrière. — Nous avons rarement conscience de ce que chaque période de souffrance de notre vie a de pathétique ; tant que nous nous trouvons dans cette période, nous croyons au contraire que c’est là le seul état possible désormais, un ethos et non un pathos — pour parler et pour distinguer avec les Grecs. Quelques notes de musique me rappelèrent aujourd’hui à la mémoire un hiver, une maison et une vie essentiellement solitaire et en même temps le sentiment où je vivais alors : — je croyais pouvoir continuer à vivre éternellement ainsi. Mais maintenant je comprends que c’était là uniquement du pathos et de la passion, quelque chose de comparable à cette musique douloureusement courageuse et consolante, — on ne peut pas avoir de ces sensations durant des années, ou même durant des éternités : on en deviendrait trop « éthéré » pour cette planète.

318.

Sagesse dans la douleur. — Dans la douleur il y a autant de sagesse que dans le plaisir : tous deux sont au premier chef des forces conservatrices de l’espèce. S’il n’en était pas ainsi de la douleur, il y a longtemps qu’elle aurait disparu ; qu’elle fasse mal, ce n’est pas là un argument contre elle, c’est au contraire son essence. J’entends dans la douleur le commandement du capitaine de vaisseau : « Amenez les voiles ! » L’intrépide navigateur « homme » doit s’être exercé à diriger les voiles de mille manières, autrement il en serait trop vite fait de lui, et l’océan bientôt l’engloutirait. Il faut aussi que nous sachions vivre avec une énergie réduite : aussitôt que la douleur donne son signal de sûreté, il est temps de la réduire, — quelque grand danger, une tempête se prépare et nous agissons prudemment en nous « gonflant » aussi peu que possible. — Il est vrai qu’il y a des hommes qui, à l’approche de la grande douleur, entendent le commandement contraire et qui n’ont jamais l’air plus fiers, plus belliqueux, plus heureux que lorsque la tempête s’élève ; c’est même la douleur qui leur donne leurs instants sublimes ! Ceux-là sont les hommes héroïques, les grands messagers de douleur de l’humanité : ces rares individus dont il faut faire la même apologie que pour la douleur en général, — et, en vérité ! il ne faut pas la leur refuser. Ce sont des forces de premier ordre pour conserver et faire progresser l’espèce : ne fût-ce qu’en résistant au sentiment de bien-être et en ne cachant pas leur dégoût de cette espèce de bonheur.

319.

Interprètes des événements de notre vie. — Une espèce de franchise a toujours manqué à tous les fondateurs de religion et à ceux qui leur ressemblent : — ils n’ont jamais fait des événements de leur vie une question de conscience pour la connaissance. « Que m’est-il arrivé, en somme ? Que se passa-t-il alors en moi et autour de moi ? Ma raison fut-elle assez claire ? Ma volonté était-elle armée contre toutes les duperies des sens et brave dans sa résistance contre les duperies de l’imagination ? » — Aucun d’eux ne s’est posé cette question et tous nos bons religieux ne se la posent pas non plus aujourd’hui : ils ont par contre une soif des choses qui sont contre la raison et ne veulent pas avoir trop de peine à la satisfaire, — c’est ainsi qu’il leur arrive des miracles et des « régénérescences », c’est ainsi qu’ils entendent la voix des anges ! Mais nous, nous autres qui avons soif de la raison, nous voulons examiner les événements de notre vie aussi sévèrement que s’ils étaient des expériences scientifiques, heure par heure, jour pour jour ! Nous-mêmes nous voulons être nos sujets d’essais et d’expériences.

320.

En se revoyant. — A. : Est-ce que je t’entends bien ? Tu cherches quelque chose ? se trouvent, au milieu du monde réel d’aujourd’hui, ton domaine et ton étoile ? Où peux-tu te coucher au soleil pour que toi aussi tu aies un excédent de bien-être et que ton existence se justifie ? Que chacun agisse pour son compte, — sembles-tu me dire — et se sorte de la tête les généralités, le souci des autres et de la société ! — B. : Je veux davantage, je ne suis pas de ceux qui cherchent. Je veux créer pour moi mon propre soleil.

321.

Nouvelle précaution. — Ne pensons plus autant à punir, à blâmer et à vouloir rendre meilleur ! Nous arriverons rarement à changer quelqu’un individuellement ; et si nous y parvenions, peut-être sans nous en apercevoir, aurions-nous fait autre chose encore ? — Nous avons été changés par l’autre ! Tâchons plutôt que notre influence sur ce qui est à venir contrebalance la sienne et l’emporte sur elle ! Ne luttons pas en combat direct ! — et toute punition, tout blâme, toute volonté de rendre meilleur est cela. Élevons-nous au contraire nous-mêmes d’autant plus haut ! Donnons à notre exemple des couleurs toujours plus lumineuses ! Obscurcissons l’autre par notre lumière ! Non ! À cause de lui nous ne voulons pas devenir plus obscurs nous-mêmes, comme tous ceux qui punissent, comme tous les mécontents. Mettons-nous plutôt à l’écart ! Regardons ailleurs !

322.

Symbole. — Les penseurs dont les étoiles suivent des routes cycliques ne sont pas les plus profonds ; celui qui voit en lui comme dans un univers immense et qui porte en lui des voies lactées sait aussi combien toutes les voies lactées sont irrégulières ; elles conduisent jusque dans le chaos et le labyrinthe de l’existence.

323.

Bonheur dans la destinée. — La plus grande distinction que puisse nous réserver la destinée c’est de nous laisser combattre pendant un certain temps du côté de nos adversaires. C’est ainsi que nous sommes prédestinés à une grande victoire.

324.

In media vita. — Non ! La vie ne m’a pas déçu ! Je la trouve au contraire d’année en année plus riche, plus désirable et plus mystérieuse, — depuis le jour où m’est venue la grande libératrice, cette pensée que la vie pouvait être une expérience de celui qui cherche la connaissance — et non un devoir, non une fatalité, non une duperie ! — Et la connaissance elle-même : que pour d’autres elle soit autre chose, par exemple un lit de repos, ou bien le chemin qui mène au lit de repos, ou bien encore un divertissement ou une flânerie, pour moi elle est un monde de dangers et de victoires, où les sentiments héroïques eux aussi ont leur place de danses et de jeux. « La vie est un moyen de la connaissance  » — avec ce principe au cœur on peut non seulement vivre avec bravoure, mais encore vivre avec joie, rire de joie ! Et comment s’entendrait-on à bien rire et à bien vivre, si l’on ne s’entendait pas d’abord à la guerre et à la victoire ?

325.

Ce qui fait partie de la grandeur. — Qui donc atteindra quelque chose de grand s’il ne se sent pas la force et la volonté d’ajouter de grandes douleurs ? C’est le moindre de savoir souffrir : les femmes faibles et même les esclaves y arrivent à la maîtrise. Mais ne pas périr de misère intérieure et d’incertitude lorsque l’on provoque la grande douleur et que l’on entend le cri de cette douleur — cela est grand — cela fait partie de la grandeur.

326.

Les médecins de l’âme et la souffrance. — Tous les prédicateurs de la morale, ainsi que les théologiens, ont un travers commun : ils cherchent tous à persuader à l’homme qu’il se sent très mal, qu’il a besoin d’une cure énergique radicale et dernière. Et puisque les hommes ont tous prêté l’oreille, trop avidement, pendant des siècles, à ces maîtres, quelque chose de cette superstition qu’ils sont bien misérables a fini par passer réellement sur eux : en sorte que les voici trop disposés à soupirer, à trouver la vie indigne d’être goûtée et à faire tous grise mine, comme si l’existence était trop difficile à supporter. En vérité, ils sont furieusement assurés de leur vie, ils en sont amoureux et, pleins de ruses et de subtilités, ils veulent briser les choses désagréables et arracher l’épine de la souffrance et du malheur. Il me semble que l’on a toujours parlé avec exagération de la douleur et du malheur comme s’il était de bon ton d’exagérer ici : on se tait par contre avec intention au sujet des innombrables moyens de soulager la douleur, comme par exemple les narcotiques, ou la hâte fiévreuse des pensées, ou bien une position tranquille, ou bien encore les bons et les mauvais souvenirs, les intentions, les espoirs et toute espèce de fiertés et de compassions qui produisent presque des effets anesthésiques ; tandis qu’à un haut degré de souffrance l’évanouissement se produit de lui-même. Nous nous entendons fort bien à verser des douceurs sur nos amertumes, surtout sur l’amertume de l’âme ; nous avons des ressources dans notre bravoure et dans notre élévation, ainsi que dans les nobles délires de la soumission et de la résignation. Un dommage est à peine un dommage pendant une heure : d’une façon ou d’une autre, un présent nous est en même temps tombé du ciel — par exemple une force nouvelle, ne fût-ce même qu’une nouvelle occasion de force ! Les prédicateurs de la morale, quels thèmes n’ont-ils pas brodés sur la « misère » intérieure des hommes méchants ? Et quels mensonges nous ont-ils racontés sur le malheur des hommes passionnés ! — oui, mensonges, c’est là le vrai mot : ils connaissaient fort bien l’extrême bonheur de cette espèce d’hommes, mais ils s’en sont tus parce qu’il était une réfutation de leur théorie, d’après quoi tout bonheur ne naît que de l’anéantissement de la passion et du silence de la volonté ! Et pour ce qui en est enfin de la recette de tous ces médecins de l’âme et de leurs recommandations d’une cure radicale et rigoureuse, il sera permis de demander : notre vie est-elle vraiment assez douloureuse et assez odieuse pour l’échanger avec avantage contre le stoïcisme d’un genre de vie pétrifié ? Nous ne nous sentons pas assez mal pour devoir nous sentir mal à la façon stoïque !

327.

Prendre au sérieux. — L’intellect est chez presque tout le monde une machine pesante, obscure et gémissante qui est difficile à mettre en marche : ils appellent cela « prendre la chose au sérieux » quand ils veulent travailler et bien penser avec cette machine — oh ! combien ce doit être pénible pour eux de « bien penser » ! La gracieuse bête humaine a l’air de perdre chaque fois sa bonne humeur quand elle se met à bien penser ; elle devient « sérieuse » ! Et, « partout où il y a rires et joies, la pensée ne vaut rien » : c’est là le préjugé de cette bête sérieuse contre tout « gai savoir ». Eh bien ! Montrons que c’est là un préjugé !

328.

Nuire à la bêtise. — Certainement la réprobation de l’égoïsme, croyance prêchée avec tant d’opiniâtreté et de conviction, a en somme nui à l’égoïsme (au bénéfice des instincts de troupeau, comme je le répéterai mille fois !) surtout par le fait qu’elle lui a enlevé la bonne conscience, enseignant à chercher dans l’égoïsme la véritable source de tous les maux. « La recherche de ton propre intérêt est le malheur de ta vie » — voilà ce qui fut prêché pendant des milliers d’années : cela fit beaucoup de mal à l’égoïsme et lui prit beaucoup d’esprit, beaucoup de sérénité, beaucoup d’ingéniosité, beaucoup de beauté, il fut abêti, enlaidi, envenimé ! — L’antiquité philosophique enseigna par contre une autre source principale du mal : depuis Socrate les penseurs ne se sont pas fatigués à prêcher : « Votre étourderie et votre bêtise, la douceur de votre vie régulière, votre subordination à l’opinion du voisin, voilà les raisons qui vous empêchent si souvent d’arriver au bonheur, — nous autres penseurs nous sommes les plus heureux parce que nous sommes des penseurs. » Ne décidons pas ici si ce sermon contre la bêtise a de meilleures raisons en sa faveur que cet autre sermon contre l’égoïsme ; une seule chose est certaine, c’est qu’il a enlevé à la bêtise sa bonne conscience : — ces philosophes ont nui à la bêtise.

329.

Loisirs et oisiveté. — Il y a une sauvagerie tout indienne, particulière au sang des Peaux-Rouges, dans la façon dont les Américains aspirent à l’or ; et leur hâte au travail qui va jusqu’à essoufflement — le véritable vice du nouveau monde — commence déjà, par contagion, à rendre sauvage la vieille Europe et à propager chez elle un manque d’esprit tout à fait singulier. On a maintenant honte du repos : la longue méditation occasionne déjà presque des remords. On réfléchit montre en main, comme on dîne, les yeux fixés sur le courrier de la bourse, — on vit comme quelqu’un qui craindrait sans cesse de « laisser échapper » quelque chose. « Plutôt faire n’importe quoi que de ne rien faire » — ce principe aussi est une ficelle pour donner le coup de grâce à tout goût supérieur. Et de même que toutes les formes disparaissent à vue d’œil dans cette hâte du travail, de même périssent aussi le sentiment de la forme, l’oreille et l’œil pour la mélodie du mouvement. La preuve en est dans la lourde précision exigée maintenant partout, chaque fois que l’homme veut être loyal vis-à-vis de l’homme, dans ses rapports avec les amis, les femmes, les parents, les enfants, les maîtres, les élève, les guides et les princes, — on n’a plus ni le temps, ni la force pour les cérémonies, pour la courtoisie avec des détours, pour tout esprit de conversation, et, en général, pour tout otium. Car la vie à la chasse du gain force sans cesse l’esprit à se tendre jusqu’à l’épuisement, dans une constante dissimulation, avec le souci de duper ou de prévenir : la véritable vertu consiste maintenant à faire quelque chose en moins de temps qu’un autre. Il n’y a, par conséquent, que de rares heures de loyauté permise : mais pendant ces heures on est fatigué et l’on aspire non seulement à « se laisser aller », mais encore à s’étendre lourdement de long en large. C’est conformément à ce penchant que l’on fait maintenant sa correspondance ; le style et l’esprit des lettres sera toujours le véritable « signe du temps ». Si la société et les arts procurent encore un plaisir, c’est un plaisir tel que se le préparent des esclaves fatigués par le travail. Honte à ce contentement dans la « joie » chez les gens cultivés et incultes ! Honte à cette suspicion grandissante de toute joie ! Le travail a de plus en plus la bonne conscience de son côté : le penchant à la joie s’appelle déjà « besoin de se rétablir », et commence à avoir honte de soi-même. « On doit cela à sa santé » — c’est ainsi que l’on parle lorsque l’on est surpris pendant une partie de campagne. Oui, on en viendra bientôt à ne plus céder à un penchant vers la vie contemplative (c’est-à-dire à se promener, accompagné de pensées et d’amis) sans mépris de soi et mauvaise conscience. — Eh bien ! autrefois, c’était le contraire : le travail portait avec lui la mauvaise conscience. Un homme de bonne origine cachait son travail quand la misère le forçait à travailler. L’esclave travaillait accablé sous le poids du sentiment de faire quelque chose de méprisable : — le « faire » lui-même était quelque chose de méprisable. « Seul au loisir et à la guerre il y a noblesse et honneur » : c’est ainsi que parlait la voix du préjugé antique !

330.

Approbation. — Le penseur n’a pas besoin d’approbations et d’applaudissements, pourvu qu’il soit certain de ses propres applaudissements : car de ceux-là il ne peut se passer. Y a-t-il des hommes qui peuvent en être privés, et même être privés de toute espèce d’approbation ? J’en doute fort. Même pour ce qui est des sages, Tacite, qui n’était pas un calomniateur de la sagesse, disait : quando etiam sapientibus gloriæ cupido novissima exuitur[1] — ce qui veut dire chez lui : jamais.

331.

Plutôt sourd qu’assourdi. — Autrefois on voulait se faire un bon renom : cela ne suffit plus, aujourd’hui que la place publique est devenue trop grande, — la renommée a besoin de cris. La conséquence en est que même les meilleurs gosiers se mettent à crier trop fort, et que les meilleures marchandises sont offertes par des voix enrouées ; sans clameurs de place publique et sans enrouement il ne peut plus y avoir de génie de nos jours. — Et voilà vraiment une bien vilaine époque pour le penseur : il faut qu’il apprenne encore à trouver son silence entre deux bruits, et à faire le sourd jusqu’à ce qu’il le devienne. Tant qu’il n’aura pas appris cela, il restera certes en danger de périr d’impatience et de maux de tête.

332.

La mauvaise heure. — Il doit y avoir eu pour chaque philosophe une mauvaise heure où il pensait : qu’importe de moi, si l’on ne croit pas à tous mes arguments, même aux plus mauvais ! — Et alors quelque oiseau moqueur, passant à côté de lui, se mettait à gazouiller : « Qu’im­porte de toi ? Qu’importe de toi ? »

333.

Qu’est-ce que c’est que connaître ?Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere ![2] dit Spinoza, avec cette simplicité et cette élévation qui lui sont propres. Cet intelligere qu’est-il en dernière instance, en tant que forme par quoi les trois autres choses nous deviennent sensibles d’un seul coup ? Le résultat de différents instincts qui se contredisent, du désir de se moquer, de se plaindre ou de maudire ? Avant que la connaissance soit possible, il fallut que chacun de ces instincts avançât son avis incomplet sur l’objet ou l’événement ; alors commençait la lutte de ces jugements incomplets et le résultat était parfois un moyen terme, une pacification, une approbation des trois côtés, une espèce de justice et de contrat : car au moyen de la justice et du contrat tous ces instincts peuvent se conserver dans l’existence et garder raison en même temps. Nous qui ne trouvons dans notre conscience que les traces des dernières scènes de réconciliation, les définitifs règlements de comptes de ce long procès, nous nous figurons par conséquent qu’intelligere est quelque chose de conciliant, de juste, de bien, quelque chose d’essentiellement opposé aux instincts ; tandis que ce n’est en réalité qu’un certain rapport des instincts entre eux. Longtemps on a considéré la pensée consciente comme la pensée par excellence : maintenant seulement nous com­mençons à entrevoir la vérité, c’est-à-dire que la plus grande partie de notre activité intellectuelle s’effectue d’une façon inconsciente et sans que nous en ayons la sensation ; mais je crois que ces instincts qui luttent entre eux s’entendront fort bien à se rendre perceptibles et à se faire mal récipro­quement ; — il se peut que ce formidable et soudain épuisement dont tous les penseurs sont atteints ait ici son origine (c’est l’épuisement sur le champ de bataille). Oui, peut-être y a-t-il dans notre intérieur en lutte bien des héroïsmes cachés, mais certainement rien de divin, rien qui repose éternellement en soi-même, comme pensait Spinoza. La pensée consciente, et surtout celle des philosophes, est la moins violente et par conséquent aussi, relativement, la plus douce et la plus tranquille catégorie de la pensée : et c’est pourquoi il arrive le plus souvent au philosophe d’être trompé sur la nature de la connaissance.

334.

Il faut apprendre à aimer. — Voilà ce qui nous arrive en musique : il faut d’abord apprendre à entendre en général, un thème ou un motif, il faut le percevoir, le distinguer, l’isoler et le limiter en une vie propre ; puis il faut un effort et de la bonne volonté pour le supporter, malgré son étrangeté, pour exercer de la patience à l’égard de son aspect et de son expression, de la charité pour son étrangeté : — enfin arrive le moment où nous nous sommes habitués à lui, où nous l’attendons, où nous pressentons qu’il nous manquerait s’il faisait défaut ; et maintenant il continue à exercer sa contrainte et son charme et ne cesse point que nous n’en soyons devenus les amants humbles et ravis, qui ne veulent rien de mieux dans le monde que ce motif et encore ce motif. — Mais il n’en est pas ainsi seulement de la musique : c’est exactement de la même façon que nous avons appris à aimer les choses que nous aimons. Finalement nous sommes toujours récompensés de notre bonne volonté, de notre patience, de notre équité, de notre douceur à l’égard de l’étranger, lorsque pour nous l’étran­ger écarte lentement son voile et se présente comme une nouvelle, indicible beauté. De même celui qui s’aime soi-même aura appris à s’aimer sur cette voie-là : il n’y en a pas d’autre. L’amour aussi, il faut l’apprendre.

335.

Vive la physique ! — Combien y a-t-il d’hommes qui s’entendent à observer ? Et parmi le petit nombre qui s’y entend, — combien y en a-t-il qui s’observent eux-mêmes ? « Chacun est pour soi-même le plus lointain » — c’est ce que savent, à leur plus grand déplaisir, tous ceux qui scrutent les âmes ; et la maxime « connais-toi toi-même ! », dans la bouche d’un dieu et adressée aux hommes, est presque une méchanceté. Mais pour démontrer combien l’observation de soi se trouve à un niveau désespéré, il n’y a rien de tel que la façon dont presque chacun parle de l’essence d’un acte moral, cette façon d’être prompte, empressée, convaincue, bavarde, avec son regard, son sourire, sa complaisance ! On semble vouloir te dire : « Mais, mon cher ceci justement est mon affaire ! Tu t’adresses avec ta question à celui qui a le droit de répondre : le hasard veut qu’en rien je ne sois aussi sage qu’en cela. Donc : lorsque l’homme décide que « cela est bien ainsi », lorsqu’il conclut ensuite que « c’est pour cela qu’il faut que cela soit », et lorsque, enfin il fait ce qu’il a ainsi reconnu juste et désigné comme nécessaire — alors l’essence de son acte est morale ! » — Mais, mon ami, tu me parles là de trois actions au lieu d’une : car son jugement « cela est bien ainsi », par exemple, est aussi une action, — ne pouvait-on dès l’abord émettre un jugement moral ou immoral ? Pourquoi considères-tu cela, et cela en particulier, comme juste ? — « Parce que ma conscience me l’indique ; la conscience ne parle jamais immoralement, car c’est elle qui détermine ce qui doit être moral ! » — Mais pourquoi écoutes-tu la voix de ta conscience ? Et en quoi as-tu un droit à accepter comme vrai et infaillible un pareil jugement ? Pour cette croyance, n’y a-t-il plus là de conscience ? Ne sais-tu rien d’une conscience intellectuelle ? D’une conscience derrière ta « conscience » ? Ton jugement « cela est bien ainsi » a une première histoire dans tes instincts, tes penchants, tes antipathies, tes expériences et tes inexpériences ; il te faut demander : « Comment s’est-il formé là ? » et encore après : « Qu’est-ce qui me pousse en somme à l’écouter ? » Tu peux prêter l’oreille à son commandement, comme un brave soldat qui entend les ordres de son officier. Ou bien comme une femme qui aime celui qui commande. Ou bien comme un flatteur et un lâche qui a peur de son maître. Ou bien comme un sot qui obéit parce qu’il n’a rien à répliquer à l’ordre donné. Bref, tu peux obéir à ta conscience, de cent façons différentes. Mais si tu écoutes tel ou tel jugement, comme la voix de ta conscience, en sorte que tu considères quelque chose comme juste, c’est peut-être parce que tu n’as jamais réfléchi sur toi-même et que tu as accepté aveuglément ce qui, depuis ton enfance, t’a été désigné comme juste, ou encore parce que le pain et les honneurs te sont venus jusqu’à présent avec ce que tu appelles ton devoir ; — tu considères ce devoir comme « juste » puisqu’il te semble être ta « condition d’existence » (car ton droit à l’existence te paraît irréfutable). La fermeté de ton jugement moral pourrait encore être une preuve d’une pauvreté personnelle, d’un manque d’individualité, ta « force morale » pourrait avoir sa source dans ton entêtement — ou dans ton incapacité de percevoir un idéal nouveau ! En un mot : si tu avais pensé d’une façon plus subtile, mieux observé et appris davantage, à aucune condition tu n’appellerais plus devoir et conscience ce « devoir » et cette « conscience » que tu crois t’être personnels : ta religion serait éclairée sur la façon dont se sont toujours formés les jugements moraux, et elle te ferait perdre le goût pour ces termes pathétiques, — tout comme tu as déjà perdu le goût pour d’autres termes pathétiques, par exemple « le péché », « le salut de l’âme », « la rédemption ». — Et maintenant ne me parle pas de l’impératif catégorique, mon ami ! — ce mot chatouille mon oreille et me fait rire malgré ta présence si sérieuse : il me fait songer au vieux Kant qui, comme punition pour s’être emparé subrepticement de la « chose en soi » — encore quelque chose de bien risible ! — fut saisi subrepticement par l’« impératif catégorique » pour s’égarer de nouveau avec lui, au fond de son cœur, vers « Dieu », « l’âme », « la liberté » et « l’immortalité », pareil à un renard qui, croyant s’échapper, s’égare de nouveau dans sa cage ; — et ç’avait été sa force et sa sagesse qui avaient brisé les barreaux de cette cage ! — Comment ? Tu admires l’impératif catégorique en toi ? Cette fermeté de ce que tu appelles ton jugement moral ? Ce sentiment « absolu » que « tout le monde porte en ce cas le même jugement que toi » ? Admire plutôt ton égoïsme ! Et l’aveuglement, la petitesse et la modestie de ton égoïsme ! Car c’est de l’égoïsme de considérer son propre jugement comme une loi générale ; un égoïsme aveugle, mesquin et modeste, d’autre part, puisqu’il révèle que tu ne t’es pas encore découvert toi-même, que tu n’as pas encore créé, à ton usage, un idéal propre, qui n’appartiendrait qu’à toi seul : — car cet idéal ne pourrait jamais être celui d’un autre, et, encore moins celui de tous ! — — Celui qui juge encore : « dans ce cas chacun devrait agir ainsi », n’est pas avancé de cinq pas dans la connaissance de soi : autrement il saurait qu’il n’y a pas d’actions semblables et qu’il ne peut pas y en avoir ; — que toute action qui a été exécutée l’a été d’une façon tout à fait unique et irréparable, qu’il en sera ainsi de toute action future, et que tous les préceptes ne se rapportent qu’au grossier côté extérieur des actions (de même que les préceptes les plus ésotériques et les plus subtils de toutes les morales jusqu’à aujourd’hui), — qu’avec ces préceptes on peut atteindre, il est vrai, une apparence d’égalité, mais rien qu’une apparence — que toute action, par rapport à eux, est et demeure une chose impénétrable, — que nos opinions sur ce qui est « bon », « noble », « grand » ne peuvent jamais être démontrées par nos actes, puisque tout acte est inconnaissable, — que certainement nos opinions, nos appréciations et nos tables de valeurs, font partie des leviers les plus puissants dans les rouages de nos actions, mais que pour chaque action particulière la loi de leur mécanique est indémontrable. Restreignons-nous donc à l’épuration de nos opinions et de nos appréciations et à la création de nouvelles tables de valeurs qui nous soient propres : — mais nous ne voulons plus faire de réflexions minutieuses sur « la valeur de nos actions » ! Oui, mes amis, il est temps de montrer son dégoût pour ce qui concerne tout le bavardage moral des uns sur les autres. Rendre des sentences morales doit nous être contraire. Laissons ce bavardage et ce mauvais goût à ceux qui n’ont rien de mieux à faire qu’à traîner le passé, sur une petite distance, à travers le temps, et qui ne représentent eux-mêmes jamais le présent, — à beaucoup donc, au plus grand nombre ! Mais nous autres, nous voulons devenir ceux que nous sommes, — les hommes uniques, incomparables, ceux qui se donnent leurs propres lois, ceux qui se créent eux-mêmes ! Et, pour ce, il faut que nous soyons de ceux qui apprennent et découvrent le mieux tout ce qui est loi et nécessité dans le monde : il faut que nous soyons physiciens, pour pouvoir être, en ce sens-là, des créateurs, — tandis que toute évaluation et tout idéal, jusqu’à ce jour, fut basé sur une méconnaissance de la physique, en contradiction avec elle. C’est pourquoi : vive la physique ! Et vive davantage encore ce qui nous contraint vers elle — notre loyauté !

336.

Avarice de la nature. — Pourquoi la nature a-t-elle été si parcimonieuse à l’égard des hommes, qu’elle ne les a pas fait luire, l’un plus, l’autre moins, selon l’abondance de leur lumière ? Pourquoi les grands hommes n’ont-ils pas, dans leur lever et dans leur déclin, une aussi belle visibilité que celle du soleil ? Comme il y aurait moins d’équivoque à vivre parmi les hommes s’il en était ainsi !

337.

L’« humanité » de l’avenir. — Lorsque je regarde, avec les yeux d’une époque lointaine, vers celle-ci, je ne puis rien trouver de plus singulier chez l’homme actuel que sa vertu et sa maladie particulière que l’on appelle le « sens historique ». Il y a dans l’histoire l’amorce de quelque chose de tout neuf et d’étranger : que l’on donne à ce germe quelques siècles et davantage et il finira peut-être par en sortir une plante merveilleuse avec une odeur tout aussi merveilleuse, à cause de quoi notre vieille terre serait plus agréable à habiter qu’elle ne l’a été jusqu’à présent. C’est que, nous autres hommes modernes, nous commençons à former la chaîne d’un sentiment que l’avenir montrera très puissant, chaînon par chaînon, — nous savons à peine ce que nous faisons. Il nous semble presque qu’il ne s’agit pas d’un sentiment nouveau, mais seulement de la diminution de tous les sentiments anciens : — le sens historique est encore quelque chose de si pauvre et de si froid, et il y a des hommes qui en deviennent glacés et plus pauvres et plus froids encore. Pour d’autres, il est l’indice de la vieillesse qui vient et notre planète leur apparaît comme un mélancolique malade qui, pour oublier le présent, se met à écrire l’histoire de sa jeunesse. En effet, c’est là un des côtés de ce sentiment nouveau : celui qui sait consi­dérer l’histoire de l’homme, dans son ensemble, comme son histoire, celui-là ressent, en une énorme généralisa­tion, toute l’affliction du malade qui songe à la santé, du vieillard qui songe au rêve de sa jeunesse, de l’amoureux privé de sa bien-aimée, du martyr dont l’idéal est détruit, du héros le soir d’une bataille dont le sort a été indécis et dont il garde pourtant des blessures et le regret de la mort d’un ami. — Mais porter cette somme énorme de misères de toute espèce, pouvoir la porter, et être quand même le héros qui salue, au second jour de la bataille, la venue de l’aurore, la venue du bonheur, puisque l’on est l’homme qui a, devant et derrière lui, un horizon de mille années, étant l’héritier de toute noblesse, de tout esprit du passé, héritier engagé, le plus noble parmi toutes les vieilles noblesses, et, en même temps, le premier d’une noblesse nouvelle, dont aucun temps n’a jamais vu ni rêvé rien d’égal : prendre tout cela sur son âme, le plus ancien et le plus nouveau, les pertes, les espoirs, les conquêtes, les victoires de l’humanité et réunir enfin tout cela en une seule âme, le résumer en un seul sentiment — ceci, certainement, devrait avoir pour résultat un bonheur que l’homme n’a pas encore connu jusqu’ici, — le bonheur d’un dieu, plein de puissance et d’amour, plein de larmes et de rires, un bonheur qui, pareil au soleil le soir, donnerait sans cesse de sa richesse inépuisable pour la verser dans la mer, et qui, comme le soleil, ne se sentirait le plus riche que lorsque le plus pauvre pêcheur ramerait avec des rames d’or. Ce bonheur divin s’appellerait alors — humanité !

338.

La volonté de vie et les compatissants. — Est-il salutaire pour vous d’être avant tout des hommes compatissants ? Est-il salutaire pour ceux qui souffrent que vous compatissiez ? Laissons cependant pour un moment sans réponse ma première question. — Ce qui nous fait souffrir de la façon la plus profonde et la plus personnelle est presque incompréhensible et inabordable pour tous les autres ; c’est en cela que nous demeurons cachés à notre prochain, quand même il mangerait avec nous dans la même assiette. Mais partout où l’on remarque que nous souffrons, notre souffrance est mal interprétée ; c’est le propre de l’affection compatissante qu’elle dégage la souffrance étrangère de ce qu’elle a de vraiment personnel : — nos « bienfaiteurs », mieux que nos ennemis, diminuent notre valeur et notre volonté. Dans la plupart des bienfaits que l’on prodigue aux malheureux il y a quelque chose de révoltant, à cause de l’insouciance intellectuelle que le compatissant met à jouer à la destinée : il ne sait rien de toutes les conséquences et de toutes les complications intérieures qui, pour moi, ou bien pour toi s’appellent malheur ! Toute l’économie de mon âme, son équilibre par le « malheur », les nouvelles sources et les besoins nouveaux qui éclatent, les vieilles blessures qui se ferment, les époques entières du passé qui sont refoulées — tout cela, tout ce qui peut être lié au malheur, ne préoccupe pas ce cher compatis­sant, il veut secourir et il ne pense pas qu’il existe une nécessité personnelle du malheur, que, toi et moi, nous avons autant besoin de la frayeur, des privations, de l’appauvrissement, des veilles, des aventures, des risques, des méprises que de leur contraire, et même, pour m’exprimer d’une façon mystique, que le sentier de notre propre ciel traverse toujours la volupté de notre propre enfer. Non, il ne sait rien de tout cela : la « religion de la pitié » ou bien « le cœur » ordonne de secourir, et l’on croit avoir le mieux aidé lorsque l’on a aidé vite ! Si, vous autres partisans de cette religion, professez vraiment, à l’égard de vous-mêmes, un sentiment pareil à celui que vous avez à l’égard de votre prochain, si vous ne voulez pas garder sur vous-mêmes, pendant une heure, votre propre souf­france, prévenant toujours de loin tout malheur imagina­ble, si vous considérez en général la douleur et la misère comme mauvaises, haïssables, dignes d’être détruites, comme une tare de la vie, eh bien alors ! outre votre religion de la pitié, vous avez encore au cœur une autre religion, et celle-ci est peut-être la mère de celle-là — la religion du bien-être. Hélas ! combien peu vous connaissez le bonheur des hommes, êtres commodes et bonasses ! — car le bonheur et le malheur sont des frères jumeaux qui grandissent ensemble, ou bien qui, comme chez vous, restent petits ! Mais revenons à ma première question. — Comment est-il possible de rester sur son propre chemin ! Sans cesse un cri quelconque nous appelle à côté ; rarement notre œil voit quelque chose où il ne serait pas nécessaire de quitter nos propres affaires pour accourir. Je le sais : il y a cent manières honnêtes et louables pour m’égarer de mon chemin, et ce sont certes des manières très « morales » ! L’opinion des prédicateurs de la morale et de la pitié va même, de nos jours, jusqu’à prétendre que ceci, et ceci seul, est moral : — à savoir, se détourner de son chemin pour accourir au secours du prochain. Et je sais, avec autant de certitude, que je n’ai qu’à m’abandonner pendant un instant à une misère véritable pour être moi-même perdu ! Et, si un ami souffrant me dit : « Voici, je vais mourir bientôt ; promets-moi donc de mourir avec moi » — je le lui promettrais, tout aussi bien que le spectacle d’un petit peuple de la montagne combattant pour sa liberté, m’animerait à lui offrir mon bras et ma vie : — ceci afin de choisir des mauvais exemples pour de bonnes raisons. Certes, il y a une secrète séduction, même dans tous ces éveils de la pitié, dans tous ces appels au secours ; car notre « propre chemin » est précisément quelque chose de trop dur et de trop exigeant ; quelque chose qui est trop loin de l’amour et de la reconnaissance des autres, — ce n’est pas sans plaisir que nous lui échappons, à lui et à notre conscience la plus individuelle, pour nous réfugier dans la conscience des autres et dans le temple charmant de la « religion de la pitié ». Chaque fois qu’éclate maintenant une guerre quelconque, éclate en même temps, parmi les hommes les plus nobles d’un peuple, une joie, tenue secrète il est vrai : ils se jettent avec ravissement au-devant du nouveau danger de la mort, parce qu’ils croient enfin avoir trouvé, dans le sacrifice pour la patrie, cette permission longtemps cherchée — la permission d’échapper à leur but : — la guerre est pour eux un détour vers le suicide, mais un détour avec une bonne conscience. Et, tout en taisant ici certaines choses, je ne veux cependant pas taire ma morale qui me commande : Vis caché pour que tu puisses vivre pour toi, vis ignorant de ce qui importe le plus à ton époque ! Place, entre toi et aujourd’hui, au moins l’épaisseur de trois siècles ! Et les clameurs du jour, le bruit des guerres et des révolutions ne doit te parvenir que comme un murmure ! Et, toi aussi, tu voudras secourir, mais seulement ceux dont tu comprends entièrement la peine, puisqu’ils ont avec toi une joie, et un espoir en commun — tes amis : et seulement à la façon dont tu prêtes secours à toi-même : — je veux les rendre plus courageux, plus endurants, plus simples et plus joyeux ! Je veux leur apprendre ce qu’aujourd’hui si peu de gens comprennent, et ces prédicateurs de la compassion moins que personne : — non plus la peine commune, mais la joie commune !

339.

Vita femina. — Voir la dernière beauté d’une œuvre — toute science et toute bonne volonté n’y suffisent pas ; il faut les plus rares, les plus heureux hasards pour que les nuées s’écartent de ces sommets pour laisser briller le soleil. Il faut non seulement que nous nous trouvions exactement au bon endroit, mais encore que notre âme elle-même ait écarté les voiles de ses sommets et ressente le besoin d’une expression et d’un symbole extérieur, comme pour avoir un arrêt et se rendre maîtresse d’elle-même. Mais tout cela se trouve si rarement réuni que je serais prêt à croire que les plus hauts sommets de tout ce qui est bien, que ce soit l’œuvre, l’action, l’honneur, la nature, sont restés pour la plupart des hommes, même pour les meilleurs, quelque chose de caché et de voilé : — pourtant ce qui se dévoile à nous, se dévoile une fois ! — Il est vrai que les Grecs pouvaient prier : « Deux et trois fois tout ce qui est beau ! » — car ils avaient, hélas ! une bonne raison d’invoquer les dieux, car la réalité impie ne nous donne pas la beauté, et si elle nous la donne, ce n’est qu’une seule fois ! Je veux dire que le monde est gorgé de belles choses, et, malgré cela, pauvre, très pauvre en beaux instants et en révélations de ces choses. Mais peut-être est-ce là le plus grand charme de la vie ; elle porte sur elle, entrelacé d’or, un voile de belles possibilités, prometteuses, farouches, pudiques, moqueuses, apitoyées et séductrices. Oui, la vie est une femme !

340.

Socrate mourant. — J’admire la bravoure et la sagesse de Socrate en tout ce qu’il a fait, en tout ce qu’il a dit — en tout ce qu’il n’a pas dit. Cet attrapeur de rats et ce lutin d’Athènes, moqueur et amoureux, qui faisait trembler et sangloter les pétulants jeunes gens d’Athènes, fut non seulement le plus sage de tous les bavards, il fut tout aussi grand dans le silence. Je désirerais qu’il se fût également tu dans les derniers moments de sa vie, — peut-être appartiendrait-il alors à un ordre des esprits encore plus élevé. Est-ce que ce fut la mort ou le poison, la piété ou la méchanceté ? — quelque chose lui délia à ce moment la langue et il se mit à dire : « Oh ! Criton, je dois un coq à Esculape. » Ces « dernières paroles », ridicules et terribles, signifient pour celui qui a des oreilles : « Oh ! Criton, la vie est une maladie ! » Est-ce possible ! Un homme qui a été joyeux devant tous, comme un soldat, — un tel homme a été pessimiste ! C’est qu’au fond, durant toute sa vie, il n’avait fait que bonne mine à mauvais jeu et caché tout le temps son dernier jugement, son sentiment intérieur. Socrate, Socrate a souffert de la vie ! Et il s’en est vengé — avec ces paroles voilées, épouvantables, pieuses et blasphématoires ! Un Socrate même eut-il encore besoin de se venger ? Y eut-il un grain de générosité dans sa vertu si riche ? — Hélas ! mes amis ! Il faut aussi que nous surmontions les Grecs !


341.

Le poids formidable. — Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un démon te suivait une fois dans la plus solitaire de tes solitudes et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre — et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence sera retourné toujours à nouveau — et toi avec lui, poussière des poussières ! » — Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu, et jamais je n’ai entendu chose plus divine ! » Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être, mais peut-être t’anéantirait-elle aussi ; la question « veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois », cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d’un poids formidable ! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, que tu t’aimes toi-même pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! —


342.

Incipit tragœdia. — Lorsque Zarathoustra eut atteint sa trentième année, il quitta sa patrie et le lac Ourmi et s’en alla dans la montagne. Là il jouit de son esprit et de sa solitude et ne s’en lassa point durant dix années. Mais enfin son cœur se transforma, — et un matin, se levant avec l’aurore, il s’avança devant le soleil et lui parla ainsi : « Ô grand astre ! Quel serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires ! Depuis dix ans tu viens ici vers ma caverne : tu te serais lassé de ta lumière et de ce chemin, sans moi, mon aigle et mon serpent ; mais nous t’attendions chaque matin, nous te prenions ton superflu et nous t’en bénissions. Voici ! Je suis dégoûté de ma sagesse, comme l’abeille qui a amené trop de miel, j’ai besoin de mains qui se tendent. Je voudrais donner et distribuer jusqu’à ce que les sages parmi les hommes soient redevenus joyeux de leur folie, et les pauvres heureux de leur richesse. Pour cela je dois descendre dans les profondeurs : comme tu fais le soir, quand tu vas derrière les mers, apportant ta clarté au-dessous du monde, ô astre débordant de richesse ! — Je dois disparaître, ainsi que toi, me coucher, comme disent les hommes vers qui je veux descendre. Bénis-moi donc, œil tranquille, qui peux voir sans envie un bonheur même trop grand ! Bénis la coupe qui veut déborder, que l’eau toute dorée en découle apportant partout le reflet de ta joie ! Vois ! cette coupe veut se vider à nouveau et Zarathoustra veut redevenir homme. » — Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.


  1. Note wikisource : « même pour les sages, la passion de la gloire est la dernière dont on se dépouille », Tacite, Histoires, IV, 6, traduction de Henri Goelzer, Les Belles Lettres.
  2. Note wikisource : « Ne pas rire, ni pleurer, ni détester, mais comprendre. » Spinoza, Éthique, IIIe partie, préface.