Le Journal d’une femme de chambre/10

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Eugène Fasquelle (p. 249-279).

X

3 novembre.

Rien ne me fait plaisir comme de retrouver dans les journaux le nom d’une personne chez qui j’ai servi. Ce plaisir, je l’ai éprouvé, ce matin, plus vif que jamais, en apprenant par le Petit Journal que Victor Charrigaud venait de publier un nouveau livre qui a beaucoup de succès et dont tout le monde parle avec admiration… Ce livre s’intitule : De cinq à sept, et il fait scandale, dans le bon sens. C’est, dit l’article, une suite d’études mondaines, brillantes et cinglantes qui, sous leur légèreté, cachent une philosophie profonde… Oui, compte là-dessus !… En même temps que de son talent, on loue fort Victor Charrigaud de son élégance, de ses relations distinguées, de son salon… Ah ! parlons-en de son salon… Durant huit mois, j’ai été femme de chambre chez les Charrigaud, et je crois bien que je n’ai jamais rencontré de pareils mufles… Dieu sait pourtant !

Tout le monde connaît de nom Victor Charrigaud. Il a déjà publié une suite de livres à tapage. Leurs Jarretelles, Comment elles dorment, Les Bigoudis sentimentaux, Colibris et Perroquets, sont parmi les plus célèbres. C’est un homme d’infiniment d’esprit, un écrivain d’infiniment de talent et dont le malheur a été que le succès lui arrivât trop vite, avec la fortune. Ses débuts donnèrent les plus grandes espérances. Chacun était frappé de ses fortes qualités d’observation, de ses dons puissants de satire, de son implacable et juste ironie qui pénétrait si avant dans le ridicule humain. Un esprit averti et libre, pour qui les conventions mondaines n’étaient que mensonge et servilité, une âme généreuse et clairvoyante qui, au lieu de se courber sous l’humiliant niveau du préjugé, dirigeait bravement ses impulsions vers un idéal social, élevé et pur. Du moins, c’est ainsi que me parla de Victor Charrigaud un peintre de ses amis qui était toqué de moi, que j’allais voir quelquefois, et de qui je tiens les jugements qui précèdent et les détails qui vont suivre sur la littérature et la vie de cet homme illustre.

Parmi les ridicules si durement flagellés par lui, Charrigaud avait surtout choisi le ridicule du snobisme. En sa conversation verveuse et nourrie de faits, plus encore que dans ses livres, il en notait le caractère de lâcheté morale, de dessèchement intellectuel, avec une âpre précision dans le pittoresque, une large et rude philosophie et des mots aigus, profonds, terribles qui recueillis par les uns, colportés par les autres, se répétaient aux quatre coins de Paris et devenaient, en quelque sorte, classiques tout de suite… On pourrait faire toute une étonnante psychologie du snobisme avec les impressions, les traits, les profils serrés, les silhouettes étrangement dessinées et vivantes que son originalité renouvelait et prodiguait, sans jamais se lasser… Il semble donc que si quelqu’un devait échapper à cette sorte d’influenza morale qui sévit si fort dans les salons, ce fût Victor Charrigaud, mieux que tout autre préservé de la contagion par cet admirable antiseptique : l’ironie… Mais l’homme n’est que surprise, contradiction, incohérence et folie…

À peine eut-il senti passer les premières caresses du succès, que le snob qui était en lui — et c’est pour cela qu’il le peignait avec une telle force d’expression — se révéla, explosa, pourrait-on dire, comme un engin qui vient de recevoir la secousse électrique… Il commença par lâcher ses amis devenus encombrants ou compromettants, ne gardant que ceux qui, les uns par leur talent accepté, les autres, par leur situation dans la presse, pouvaient lui être utiles et entretenir de leurs persistantes réclames sa jeune renommée. En même temps, il fit de la toilette et de la mode une de ses préoccupations les plus acharnées. On le vit avec des redingotes d’un philippisme audacieux, des cols et des cravates d’un 1830 exagéré, des gilets de velours d’un galbe irrésistible, des bijoux affichants, et il sortit d’étuis en métal, incrustés de pierres trop précieuses, des cigarettes somptueusement roulées dans des papiers d’or… Mais, lourd de membres, gauche de gestes, avec des emmanchements épais et des articulations canailles, il conservait, malgré tout, l’allure massive des paysans d’Auvergne, ses compatriotes. Trop neuf dans une trop soudaine élégance où il se sentait dépaysé, il avait beau s’étudier et étudier les plus parfaits modèles du chic parisien, il ne parvenait pas à acquérir cette aisance, cette ligne souple, fine et droite qu’il enviait — avec quelle violente haine — aux jeunes élégants des clubs, des courses, des théâtres et des restaurants. Il s’étonna, car, après tout, il n’avait que des fournisseurs de choix, les plus illustres tailleurs, de mémorables chemisiers, et quels bottiers… quels bottiers !… En s’examinant dans la glace, il s’injuriait avec désespoir.

— J’ai beau sur mes habits multiplier velours, moires et satins, j’ai toujours l’air d’un mufle. Il y a là quelque chose qui n’est pas naturel.

Quant à Mme  Charrigaud, jusque-là simple et mise avec un goût discret, elle arbora, elle aussi, des toilettes éclatantes, fracassantes, des cheveux trop rouges, des bijoux trop gros, des soies trop riches, des airs de reine de lavoir, des majestés d’impératrice de mardi-gras… On s’en moquait beaucoup, et parfois cruellement. Les camarades, à la fois humiliés et réjouis de tant de luxe et de mauvais goût, se vengeaient en disant plaisamment de ce pauvre Victor Charrigaud :

— Vraiment, il n’a pas de chance pour un ironiste…

Grâce à d’heureuses démarches, d’incessantes diplomaties et de plus incessantes platitudes, ils furent reçus dans ce qu’ils appelaient, eux aussi, le vrai monde, chez des banquiers israélites, des ducs du Vénézuéla, des archiducs en état de vagabondage, et chez de très vieilles dames, folles de littérature, de proxénétisme et d’académie… Ils ne pensèrent plus qu’à cultiver et à développer ces relations nouvelles, à en conquérir d’autres plus enviables et plus difficiles, d’autres, d’autres et toujours d’autres…

Un jour, pour se dégager d’une invitation qu’il avait maladroitement acceptée chez un ami sans éclat, mais qu’il tenait encore à ménager, Charrigaud lui écrivit la lettre suivante :

« Mon cher vieux, nous sommes désolés. Excuse-nous de te manquer de parole, pour lundi. Mais nous venons de recevoir, précisément pour ce jour-là, une invitation à dîner chez les Rothschild… C’est la première… Tu comprends que nous ne pouvons pas la refuser. Ce serait un désastre… Heureusement, je connais ton cœur. Loin de nous en vouloir, je suis sûr que tu partageras notre joie et notre fierté. »

Un autre jour, il racontait l’achat qu’il venait de faire d’une villa à Deauville :

— Je ne sais, en vérité, pour qui ils nous prenaient ces gens-là… Ils nous prenaient sans doute pour des journalistes, pour des bohèmes… Mais je leur ai fait voir que j’avais un notaire…

Peu à peu, il élimina tout ce qui lui restait des amis de sa jeunesse, ces amis dont la seule présence chez lui était un constant et désobligeant rappel au passé, et l’aveu de cette tare, de cette infériorité sociale : la littérature et le travail. Et il s’ingénia aussi à éteindre les flammes qui, parfois, s’allumaient en son cerveau, à étouffer définitivement dans le respect ce maudit esprit dont il s’effrayait de sentir, à de certains jours, les brusques reviviscences et qu’il croyait mort à jamais. Puis il ne lui suffit plus d’être reçu chez les autres, il voulut à son tour recevoir les autres chez lui… L’inauguration d’un petit hôtel qu’il venait d’acheter, dans Auteuil, pouvait être le prétexte d’un dîner.

J’arrivai dans la maison au moment où les Charrigaud avaient résolu qu’ils donneraient, enfin, ce dîner… Non pas un de ces dîners intimes, gais et sans pose, comme ils en avaient l’habitude et qui, durant quelques années, avaient fait leur maison si charmante, mais un dîner vraiment élégant, vraiment solennel, un dîner guindé et glacé, un dîner select où seraient cérémonieusement priées, avec quelques correctes célébrités de la littérature et de l’art, quelques personnalités mondaines, pas trop difficiles, pas trop régulières non plus, mais suffisamment décoratives pour qu’un peu de leur éclat rejaillît sur eux…

— Car le difficile, disait Victor Charrigaud, ce n’est pas de dîner en ville, c’est de donner à dîner, chez soi…

Après avoir longuement réfléchi à ce projet, Victor Charrigaud proposa :

— Eh bien, voilà !… Je crois que nous ne pouvons avoir tout d’abord que des femmes divorcées… avec leurs amants. Il faut bien commencer par quelque chose. Il y en a de fort sortables et que les journaux les plus catholiques citent avec admiration… Plus tard, quand nos relations seront devenues plus choisies et plus étendues, eh bien, nous les sèmerons les divorcées…

— C’est juste… approuva Mme  Charrigaud. Pour le moment, l’important est d’avoir ce qu’il y a de mieux dans le divorce. Enfin, on a beau dire, le divorce, c’est une situation.

— Il a au moins ce mérite qu’il supprime l’adultère, ricana Charrigaud… L’adultère, c’est si vieux jeu… Il n’y a plus que l’ami Bourget pour croire à l’adultère — l’adultère chrétien — et aux meubles anglais…

À quoi Mme  Charrigaud répliqua sur un ton d’agacement nerveux :

— Que tu es assommant, avec tes mots d’esprit et tes méchancetés… Tu verras… tu verras que nous ne pourrons jamais, à cause de cela, nous faire un salon comme il faut.

Et elle ajouta :

— Si tu veux devenir vraiment un homme du monde, apprends d’abord à être un imbécile ou à te taire…

On fit, défit et refit une liste d’invités qui, après de laborieuses combinaisons, se trouva arrêtée comme suit :

La comtesse Fergus, divorcée, et son ami, l’économiste et député, Joseph Brigard.

La baronne Henri Gogsthein, divorcée, et son ami, le poète Théo Crampp…

La baronne Otto Butzinghen et son ami, le vicomte Lahyrais, clubman, sportsman, joueur et tricheur.

Mme  de Rambure, divorcée, et son amie, Mme  Tiercelet, en instance de divorce.

Sir Harry Kimberly, musicien symboliste, fervent pédéraste, et son jeune ami, Lucien Sartorys, beau comme une femme, souple comme un gant de peau de Suède, mince et blond comme un cigare.

Les deux académiciens Joseph Dupont de la Brie, numismate obscène, et Isidore Durand de la Marne, mémorialiste galant dans l’intimité et sinologue sévère à l’Institut…

Le portraitiste Jacques Rigaud.

Le romancier psychologue Maurice Fernancourt.

Le chroniqueur mondain Poult d’Essoy.

Les invitations furent lancées et, grâce à d’actives entremises, acceptées, toutes…

Seule, la comtesse Fergus hésita :

— Les Charrigaud ? dit-elle. Est-ce vraiment une maison convenable ?… Lui, n’a-t-il pas fait tous les métiers à Montmartre, autrefois ?… Ne raconte-t-on pas qu’il vendait des photographies obscènes, pour lesquelles il avait posé, avec des avantages en plâtre ?… Et elle, ne courait-il pas de fâcheuses histoires sur son compte ?… N’a-t-elle pas eu des aventures assez vulgaires avant son mariage ? Ne dit-on point qu’elle a été modèle… qu’elle a posé l’ensemble ? Quelle horreur ! Une femme qui se mettait toute nue devant des hommes… qui n’étaient même pas ses amants ?…

Finalement, elle accepta l’invitation quand on lui eut affirmé que Mme  Charrigaud n’avait posé que la tête, que Charrigaud, très vindicatif, serait bien capable de la déshonorer dans un de ses livres, et que Kimberly viendrait à ce dîner… Oh ! du moment que Kimberly avait promis de venir… Kimberly, un si parfait gentleman, et si délicat, et si charmant, tellement charmant !…

Les Charrigaud furent mis au courant de ces négociations et de ces scrupules. Loin de s’en formaliser, ils se félicitèrent qu’on eût mené à bien les unes et vaincu les autres. Il ne s’agissait plus maintenant que de se surveiller et, comme disait Mme  Charrigaud, de se comporter en véritables gens du monde… Ce dîner, si merveilleusement préparé et combiné, si habilement négocié, c’était vraiment leur première manifestation dans le nouvel avatar de leur destinée élégante, de leurs ambitions mondaines… Il fallait donc que ce fût épatant…

Huit jours avant, tout était sens dessus dessous dans la maison. Il fallut, en quelque sorte, remettre à neuf l’appartement et que rien n’y « clochât ». On essaya des combinaisons de lumière et des décorations de table, afin de ne pas être embarrassé au dernier moment. À ce propos, M. et Mme  Charrigaud se querellèrent comme des portefaix, car ils n’avaient pas les mêmes idées, et leur esthétique différait sur tous les points… elle inclinant à des arrangements sentimentaux, lui voulant que ce fût sévère et « artiste »…

— C’est idiot… criait Charrigaud… Ils croiront être chez une grisette… Ah ! ce qu’ils vont se payer nos têtes !…

— Je te conseille de parler, répliquait Mme  Charrigaud, arrivée au paroxysme de la nervosité… Tu es bien resté le même qu’autrefois, un sale voyou de brasserie… Et puis, j’en ai assez… j’en ai plein le dos…

— Eh bien, c’est ça… divorçons, mon petit loup, divorçons… Au moins, de cette façon, nous compléterons la série et nous ne ferons pas tache parmi nos invités.

On s’aperçut aussi que l’argenterie manquerait, qu’il manquerait de la vaisselle et des cristaux. Ils durent en louer, et louer des chaises également, car ils n’en avaient que quinze ; encore étaient-elles dépareillées… Enfin, le menu fut commandé à l’un des grands restaurateurs du boulevard.

— Que ce soit ultra-chic, recommanda Mme  Charrigaud, et qu’on ne reconnaisse rien de ce que l’on servira. Des émincés de crevettes, des côtelettes de foie gras, des gibiers comme des jambons, des jambons comme des gâteaux, des truffes en mousses, et des purées en branches… des cerises carrées et des pêches en spirale… Enfin tout ce qu’il y a de plus chic…

— Soyez tranquille, affirma le restaurateur. Je sais si bien déguiser les choses que je mets au défi quiconque de savoir ce qu’il mange… C’est une spécialité de la maison…

Enfin, le grand jour arriva.

Monsieur se leva de bonne heure, inquiet, nerveux, agité. Madame qui n’avait pu dormir de toute la nuit, fatiguée par les courses de la veille, par les préparatifs de toute sorte, ne tint pas en place. Cinq ou six fois, le front plissé, haletante, trépidante et si lasse qu’elle avait, disait-elle, le ventre dans les talons, elle passa la dernière revue de l’hôtel, dérangea et remit sans raison des bibelots et des meubles, alla d’une pièce dans l’autre, sans savoir pourquoi et comme si elle eût été folle. Elle tremblait que les cuisiniers ne vinssent pas, que le fleuriste manquât de parole et que les invités ne fussent point placés à table selon la stricte étiquette. Monsieur la suivait partout, vêtu seulement d’un caleçon de soie rose, approuvant ci, critiquant là.

— J’y repense… disait-il… Quelle drôle d’idée tu as eue de commander des centaurées pour la décoration de la table… Je t’assure que le bleu en devient noir à la lumière. Et puis, les centaurées, après tout, ça n’est que de simples bleuets… Nous aurons l’air d’aller cueillir des bleuets dans les blés…

— Oh ! des bleuets !… Que tu es agaçant !

— Mais oui, des bleuets… Et les bleuets… Kimberly l’a fort bien dit l’autre soir, chez les Rothschild… ça n’est pas une fleur du monde… Pourquoi pas aussi des coquelicots ?…

— Laisse-moi tranquille… répondait Madame… Tu me fais perdre la tête, avec toutes tes observations stupides. C’est bien le moment, vrai !

Et Monsieur s’obstinait :

— Bon… bon… tu verras… tu verras… Pourvu, mon Dieu ! que tout se passe à peu près bien, sans trop d’accidents… sans trop d’accrocs… Je ne savais pas que d’être des gens du monde, cela fût une chose si difficile, si fatigante et si compliquée… Peut-être aurions-nous dû rester de simples voyous ?…

Et Madame grinçait :

— Parbleu ! je vois bien que cela ne te changera pas… Tu ne fais guère honneur à une femme…

Comme ils me trouvaient jolie et fort élégante à voir, mes maîtres m’avaient distribué aussi un rôle important dans cette comédie… Je devais d’abord présider le vestiaire et, ensuite, aider ou plutôt surveiller les quatre maîtres d’hôtel, quatre grands lascars, à favoris immenses, choisis dans plusieurs bureaux de placement, pour servir cet extraordinaire dîner.

D’abord, tout alla bien… Il y eut cependant une alerte. À neuf heures moins un quart, la comtesse Fergus n’était pas encore arrivée. Si elle avait changé d’idée et résolu, au dernier moment, de ne pas venir ? Quelle humiliation !… Quel désastre !… Les Charrigaud faisaient des têtes consternées. Joseph Brigard les rassura. C’était le jour où la comtesse présidait son œuvre admirable des « Bouts de cigares pour les armées de terre et de mer ». Les séances, parfois, finissaient très tard…

— Quelle femme charmante !… s’extasiait Mme  Charrigaud, comme si cet éloge eût le pouvoir magique d’accélérer la venue de « cette sale comtesse » que, dans le fond de son âme, elle maudissait.

— Et quel cerveau !… surenchérissait Charrigaud, en proie au même sentiment… L’autre jour, chez les Rothschild, j’ai eu cette sensation qu’il fallait remonter au siècle dernier pour retrouver une si parfaite grâce, et une telle supériorité…

— Et encore ! surabondait Joseph Brigard… Voyez-vous, mon cher monsieur Charrigaud, dans les sociétés égalitaires et démocratiques…

Il allait débiter un de ces discours mi-galants, mi-sociologiques qu’il aimait à colporter de salon en salon, lorsque la comtesse Fergus entra, imposante, majestueuse, dans une toilette noire brodée de jais et d’acier qui faisait valoir la blancheur grasse et la molle beauté de ses épaules. Et ce fut dans un murmure, dans un chuchotement d’admiration que l’on gagna cérémonieusement la salle à manger…

Le commencement du dîner fut assez froid. Malgré son succès, peut-être même à cause de son succès, la comtesse Fergus se montra un peu hautaine, du moins trop réservée. Il semblait qu’elle affectât d’avoir condescendu jusqu’à honorer de sa présence l’humble maison de « ces petites gens ». Charrigaud crut remarquer qu’elle examinait avec une moue discrètement, mais visiblement méprisante, l’argenterie louée, la décoration de la table, la toilette verte de Mme  Charrigaud, les quatre maîtres d’hôtel, dont les favoris trop longs trempaient dans les plats. Il en conçut de vagues terreurs et des doutes angoissants sur la bonne tenue de sa table et de sa femme. Ce fut une minute horrible !…

Après quelques répliques banales et pénibles, échangées à propos de futiles actualités, la conversation se généralisa, peu à peu, et, finalement, s’établit sur ce que doit être la correction dans la vie mondaine.

Tous ces pauvres diables et diablesses, tous ces pauvres bougres et bougresses, oubliant leurs propres irrégularités sociales, se montrèrent d’une sévérité étrangement implacable envers les personnes chez qui il était permis de soupçonner, non pas même des tares ou des taches, mais seulement un manquement ancien à la soumission, au respect des lois mondaines, les seules qui doivent être obéies. Vivant, en quelque sorte, hors leur idéal social, rejetés, pour ainsi dire, en marge de cette existence dont ils honoraient, comme une religion, la correction et la régularité perdues, ils s’imaginaient, sans doute y rentrer en en chassant les autres. Le comique de cela était vraiment intense et savoureux. De l’univers ils firent deux grandes parts : d’un côté, ce qui est régulier ; de l’autre, ce qui ne l’est pas ; ici, les gens que l’on peut recevoir ; là, les gens que l’on ne peut pas recevoir… Et ces deux grandes parts devinrent bientôt des morceaux et les morceaux de menues tranches, lesquelles se subdivisèrent à l’infini. Il y avait ceux chez qui l’on peut dîner, et aussi chez qui l’on peut aller, seulement, en soirée… Ceux chez qui l’on ne peut dîner et où l’on peut aller en soirée. Ceux que l’on peut recevoir à sa table et ceux à qui l’on ne permet — et encore dans de certaines circonstances, parfaitement déterminées — que l’entrée de son salon… Il y avait aussi ceux chez qui l’on ne peut dîner et qu’on ne doit pas recevoir chez soi, et ceux que l’on peut recevoir chez soi et chez qui l’on ne peut dîner… ceux que l’on peut recevoir à déjeuner et jamais à dîner ; et ceux chez qui l’on peut dîner à la campagne, et jamais à Paris, etc. Tout cela appuyé d’exemples démonstratifs et péremptoires, illustré de noms connus…

— La nuance… disait le vicomte Lahyrais, sportsman, clubman, joueur et tricheur… Tout est là… C’est par la stricte observance de la nuance qu’un homme est vraiment du monde ou qu’il n’en est pas…

Jamais, je crois, je n’ai entendu des choses si tristes. En les écoutant, j’avais véritablement pitié de ces malheureux.

Charrigaud ne mangeait point, ne buvait point, ne disait rien. Bien qu’il ne fût guère à la conversation, il en sentait, tout de même, comme un poids sur son crâne, la sottise énorme et sinistre. Impatient, fiévreux, très pâle, il surveillait le service, cherchait à surprendre, sur le visage de ses invités, des impressions favorables ou ironiques, et, machinalement, avec des mouvements de plus en plus accélérés, il roulait, malgré les avertissements de sa femme, de grosses boulettes de mie de pain entre ses doigts. Aux questions qu’on lui adressait, il répondait d’une voix effarée, distraite, lointaine :

— Certainement… certainement… certainement…

En face de lui, très raide dans sa robe verte, où rutilaient des perles d’acier vert, d’un éclat phosphorique, une aigrette de plumes rouges dans les cheveux, Mme  Charrigaud se penchait à droite, se penchait à gauche, et souriait, sans jamais une parole, d’un sourire si éternellement immobile qu’il semblait peint sur ses lèvres.

— Quelle grue ! se disait Charrigaud… quelle femme stupide et ridicule !… Et quelle toilette de chienlit ! À cause d’elle, demain, nous serons la risée de tout Paris…

Et, de son côté, Mme  Charrigaud, sous l’immobilité de son sourire, songeait :

— Quel idiot, ce Victor !… En a-t-il une mauvaise tenue !… Et on nous arrangera, demain, avec ses boulettes…

La discussion mondaine épuisée, on en vint, après une courte digression sur l’amour, à parler bibelots anciens. C’est là où triomphait toujours le jeune Lucien Sartorys, qui en possédait d’admirables. Il avait la réputation d’être un collectionneur très habile, très heureux. Ses vitrines étaient célèbres.

— Mais où trouvez-vous toutes ces merveilles ?… demanda Mme  de Rambure…

— À Versailles… répondit Sartorys, chez de poétiques douairières et de sentimentales chanoinesses. On n’imagine pas ce qu’il y a de trésors cachés chez ces vieilles dames.

Mme  de Rambure insista :

— Pour les décider à vous les vendre, que leur faites-vous donc ?

Cynique et joli, cambrant son buste mince, il répliqua, avec le visible désir d’étonner :

— Je leur fais la cour… et, ensuite, je me livre sur elles à des pratiques anti-naturelles.

On se récria sur l’audace du propos, mais comme on pardonnait tout à Sartorys, chacun prit le parti d’en rire.

— Qu’appelez-vous des pratiques anti-naturelles ?… interrogea, sur un ton dont l’ironie s’aggravait d’une intention polissonne, un peu lourde, la baronne Gogsthein, qui se plaisait aux situations scabreuses.

Mais, sur un regard de Kimberly, Lucien Sartorys s’était tu… Ce fut Maurice Fernancourt qui, se penchant sur la baronne, dit gravement :

— Cela dépend de quel côté Sartorys place la nature…

Toutes les figures s’éclairèrent d’une gaieté nouvelle… Enhardie par ce succès, Mme  Charrigaud, interpellant directement Sartorys qui protestait avec des gestes charmants, s’écria d’une voix forte :

— Alors, c’est vrai ?… Vous en êtes donc ?

Ces paroles firent l’effet d’une douche glacée. La comtesse Fergus agita vivement son éventail… Chacun se regarda avec des airs gênés, scandalisés où perçaient, néanmoins, d’irrésistibles envies de rire. Les deux poings sur la table, les lèvres serrées, plus pâle avec une sueur au front, Charrigaud roulait avec fureur des boulettes de mie de pain et des yeux comiquement hagards… Je ne sais ce qui fût arrivé, si Kimberly, profitant de ce moment difficile et de ce dangereux silence, n’avait raconté son dernier voyage à Londres…

— Oui, dit-il, j’ai passé à Londres huit jours enivrants, et j’ai assisté, mesdames, à une chose unique… un dîner rituel que le grand poète John-Giotto Farfadetti offrait à quelques amis, pour célébrer ses fiançailles avec la femme de son cher Frédéric-Ossian Pinggleton.

— Que ce dut être exquis !… minauda la comtesse Fergus.

— Vous n’imaginez pas… répondit Kimberly, dont le regard, les gestes, et même l’orchidée qui fleurissait la boutonnière de son habit, exprimèrent la plus ardente extase.

Et il continua :

— Figurez-vous, ma chère amie, dans une grande salle que décorent sur les murs bleus, à peine bleus, des paons blancs et des paons d’or… figurez-vous une table de jade, d’un ovale inconcevable et délicieux… Sur la table, quelques coupes où s’harmonisent des bonbons jaunes et des bonbons mauves, et au milieu une vasque de cristal rose, remplie de confitures canaques… et rien de plus… À tour de rôle, drapés en de longues robes blanches, nous passions lentement devant la table, et nous prenions, à la pointe de nos couteaux d’or, un peu de ces confitures mystérieuses, que nous portions ensuite à nos lèvres… et rien de plus…

— Oh ! je trouve cela émouvant, soupira la comtesse… tellement émouvant !

— Vous n’imaginez pas… Mais le plus émouvant… ce qui, véritablement, transforma cette émotion en un déchirement douloureux de nos âmes, ce fut lorsque Frédéric-Ossian Pinggleton chanta le poème des fiançailles de sa femme et de son ami… Je ne sais rien de plus tragiquement, de plus surhumainement beau…

— Oh ! je vous en prie… supplia la comtesse Fergus… redites-nous ce prodigieux poème, Kimberly.

— Le poème, hélas ! je ne le puis… Je ne saurais que vous en donner l’essence…

— C’est cela… c’est cela… l’essence.

Malgré ses mœurs où elles n’avaient rien à voir et rien à faire, Kimberly enthousiasmait follement les femmes, car il avait la spécialité des subtils récits de péché et des sensations extraordinaires… Tout à coup, un frémissement courut autour de la table, et les fleurs elles-mêmes, et les bijoux sur les chairs, et les cristaux sur la nappe prirent des attitudes en harmonie avec l’état des âmes. Charrigaud sentait sa raison fuir. Il crut qu’il était tombé subitement dans une maison de fous. Pourtant, à force de volonté, il put encore sourire et dire :

— Mais certainement… certainement…

Les maîtres d’hôtel achevaient de passer quelque chose qui ressemblait à un jambon et d’où s’échappaient, dans un flot de crème jaune, des cerises, pareilles à des larves rouges… Quant à la comtesse Fergus, à demi pâmée, elle était déjà partie pour les régions extra-terrestres…

Kimberly commença :

— Frédéric-Ossian Pinggleton et son ami John-Giotto Farfadetti achevaient dans l’atelier commun la tâche quotidienne. L’un était le grand peintre, l’autre le grand poète ; le premier court et replet ; le second maigre et long ; tous les deux également vêtus de robes de bure, également coiffés de bonnets florentins, tous les deux également neurasthéniques, car ils avaient, dans des corps différents, des âmes pareilles et des esprits lilialement jumeaux. John-Giotto Farfadetti chantait en ses vers les merveilleux symboles que son ami Frédéric-Ossian Pinggleton peignait sur ses toiles, si bien que la gloire du poète était inséparable de celle du peintre et qu’on avait fini par confondre leurs deux œuvres et leurs deux immortels génies dans une même adoration.

Kimberly prit un temps… Le silence était religieux… quelque chose de sacré planait au-dessus de la table. Il poursuivit :

— Le jour baissait. Un crépuscule très doux enveloppait l’atelier d’une pâleur d’ombre fluide et lunaire… À peine si l’on distinguait encore, sur les murs mauves, les longues, les souples, les ondulantes algues d’or qui semblaient remuer, sous la vibration d’on ne savait quelle eau magique et profonde… John-Giotto Farfadetti referma l’espèce d’antiphonaire sur le vélin duquel, avec un roseau de Perse, il écrivait, il burinait plutôt ses éternels poèmes ; Frédéric-Ossian Pinggleton retourna contre une draperie son chevalet en forme de lyre, posa sur un meuble fragile sa palette en forme de harpe, et, tous les deux, en face l’un de l’autre, ils s’étendirent, avec des poses augustes et fatiguées, sur une triple rangée de coussins, couleur de fucus, au fond de la mer…

— Hum !… fit Mme  Tiercelet dans une petite toux avertisseuse.

— Non, pas du tout… rassura Kimberly… ce n’est pas ce que vous pensez…

Et il continua :

— Au centre de l’atelier, d’un bassin de marbre où baignaient des pétales de rose, un parfum violent montait. Et sur une petite table, des narcisses très longues tiges mouraient, comme des âmes, dans un vase étroit dont le col s’ouvrait en calice de lys étrangement verts et pervers…

— Inoubliable !… frissonna la comtesse d’une voix si basse qu’on l’entendit à peine.

Et Kimberly, sans s’arrêter, narrait toujours :

— Au dehors, la rue se faisait plus silencieuse, parce que déserte. De la Tamise venaient, assourdies par la distance, les voies éperdues des sirènes, les voix haletantes des chaudières marines. C’était l’heure où les deux amis, en proie au songe, se taisaient ineffablement…

— Oh ! je les vois si bien !… admira Mme  Tiercelet…

— Et cet « ineffablement », comme il est évocateur… applaudit la comtesse Fergus… et tellement pur !

Kimberly profita de ces interruptions flatteuses pour avaler une gorgée de champagne… puis, sentant autour de lui plus d’attention passionnée, il répéta :

— Se taisaient ineffablement… Mais ce soir-là John-Giotto Farfadetti murmura : « J’ai dans le cœur une fleur empoisonnée… » À quoi Frédéric-Ossian Pinggleton répondit : « Ce soir, un oiseau triste a chanté dans mon cœur »… L’atelier parut s’émouvoir de cet insolite colloque. Sur le mur mauve qui, de plus en plus, se décolorait, les algues d’or s’éployèrent, on eût dit, se rétrécirent, s’éployèrent, se rétrécirent encore, selon des rythmes nouveaux d’une ondulation inhabituelle, car il est certain que l’âme des hommes communique à l’âme des choses ses troubles, ses passions, ses ferveurs, ses péchés, sa vie…

— Comme c’est vrai !…

Ce cri sorti de plusieurs bouches n’empêcha point Kimberly de poursuivre un récit qui, désormais, allait se dérouler dans l’émotion silencieuse des auditeurs. Sa voix devint, seulement, plus mystérieuse.

— Cette minute de silence fut poignante et tragique : « Ô mon ami, supplia John-Giotto Farfadetti, toi qui m’as tout donné… toi de qui l’âme est si merveilleusement jumelle de la mienne, il faut que tu me donnes quelque chose de toi que je n’ai pas eu encore et dont je meurs de ne l’avoir point… » — « Est-ce donc ma vie que tu demandes ? interrogea le peintre… Elle est à toi… tu peux la prendre… » — « Non, ce n’est pas ta vie… c’est plus que ta vie… ta femme ! » — « Botticellina !… cria le poète. » — « Oui, Botticellina… Botticellinetta… la chair de ta chair… l’âme de ton âme… le rêve de ton rêve… le sommeil magique de tes douleurs !… » — « Botticellina !… Hélas !… hélas !… Cela devait arriver… Tu t’es noyé en elle… elle s’est noyée en toi, comme dans un lac sans fond, sous la lune… Hélas ! hélas !… Cela devait arriver… » Deux larmes, phosphorescentes dans la pénombre, coulèrent des yeux du peintre… Le poète répondit : « Écoute-moi, ô mon ami !… J’aime Botticellina… et Botticellina m’aime… et nous mourons tous les deux de nous aimer et de ne pas oser nous le dire, et de ne pas oser nous joindre… Nous sommes, elle et moi, deux tronçons anciennement séparés d’un même être vivant qui, depuis deux mille ans peut-être, se cherchent, s’appellent et se retrouvent enfin, aujourd’hui… Ô mon cher Pinggleton, la vie inconnue a de ces fatalités étranges, terribles, et délicieuses… Fut-il jamais un plus splendide poème que celui que nous vivons ce soir ? » Mais le peintre répétait toujours, d’une voix de plus en plus douloureuse, ce cri : « Botticellina !… Botticellina !… » Il se leva de la triple rangée de coussins sur laquelle il était étendu, et marcha dans l’atelier, fiévreusement… Après quelques minutes d’anxieuse agitation, il dit : « Botticellina était Mienne… Faudra-t-il donc qu’elle soit, désormais, Tienne ? » — Elle sera Nôtre ! répliqua le poète, impérieusement… Car Dieu t’a élu pour être le point de suture de cette âme étronçonnée qui est Elle et qui est moi !… Sinon, Botticellina possède la perle magique qui dissipe les songes… moi, le poignard qui délivre des chaînes corporelles… Si tu refuses, nous nous aimerons dans la mort » … Et il ajouta d’un ton profond qui résonna dans l’atelier comme une voix de l’abîme : « Ce serait plus beau encore, peut-être. » — « Non, s’écria le peintre, vous vivrez… Botticellina sera Tienne, comme elle fut Mienne… Je me déchirerai la chair par lambeaux, je m’arracherai le cœur de la poitrine… je briserai contre les murs mon crâne… Mais mon ami sera heureux… Je puis souffrir… La souffrance est une volupté aussi ! » — « Et la plus puissante, la plus amère, la plus farouche de toutes les voluptés ! s’extasia John-Giotto Farfadetti… J’envie ton sort, va !… Quant à moi, je crois bien que je mourrai ou de la joie de mon amour, ou de la douleur de mon ami… L’heure est venue… Adieu ! »… Il se dressa, tel un archange… À ce moment, la draperie s’agita, s’ouvrit et se referma sur une illuminante apparition… C’était Botticellina, drapée dans une robe flottante, couleur de lune… Ses cheveux épars brillaient tout autour d’elle comme des gerbes de feu… Elle tenait à la main une clé d’or… Et l’extase était sur ses lèvres, et le ciel de la nuit dans ses yeux… John-Giotto se précipita et disparut derrière la draperie… Alors, Frédéric-Ossian Pinggleton se recoucha sur la triple rangée de coussins, couleur de fucus, au fond de la mer… Et, tandis qu’il s’enfonçait les ongles dans la chair, que le sang ruisselait de lui comme d’une fontaine, les algues d’or frémirent doucement, à peine visibles, sur le mur qui, peu à peu, s’enduisait de ténèbres… Et la palette en forme de harpe, et le chevalet en forme de lyre résonnèrent longtemps, en chants nuptiaux…

Kimberly se tut quelques instants… puis, durant que l’émotion, autour de la table, étranglait les gorges et serrait les cœurs :

— Voici pourquoi, acheva-t-il, j’ai trempé la pointe de mon couteau d’or dans les confitures que préparèrent les vierges canaques, en l’honneur de fiançailles telles que notre siècle, ignorant de la beauté, n’en connut jamais de si magnifiques.

Le dîner était terminé… On se leva de table dans un silence religieux, mais tout plein de frémissements… Au salon, Kimberly fut très entouré, très félicité… Tous les regards des femmes convergeaient, rayonnaient vers sa face peinte, et lui faisaient comme un halo d’extases…

— Ah ! je voudrais tellement avoir mon portrait par Frédéric-Ossian Pinggleton… s’écria fervemment Mme  de Rambure… Je donnerais tout pour un tel bonheur…

— Hélas ! Madame, répondit Kimberly… depuis cet événement douloureux et sublime que j’ai conté, il est arrivé que Frédéric-Ossian Pinggleton ne veut plus, si charmants qu’ils soient — peindre des visages humains… il ne peint que des âmes…

— Comme il a raison !… J’aimerais tellement être peinte, en âme !…

— De quel sexe ? demanda, sur un ton légèrement sarcastique, Maurice Fernancourt, visiblement jaloux du succès de Kimberly.

Celui-ci dit simplement :

— Les âmes n’ont pas de sexe, mon cher Maurice… Elles ont…

— Du poil… aux pattes… chuchota Victor Charrigaud, très bas, de façon à n’être entendu que du romancier psychologue à qui il offrait, en ce moment, un cigare…

Et l’entraînant dans le fumoir :

— Ah ! mon vieux ! souffla-t-il… je voudrais pouvoir crier des ordures… à pleins poumons, devant tous ces gens-là… J’en ai assez de leurs âmes, de leurs amours verts et pervers, de leurs confitures magiques… Oui, oui… dire des grossièretés, se barbouiller de bonne boue bien fétide et bien noire, pendant un quart d’heure, ah ! comme ce serait exquis… et reposant… Et comme cela me soulagerait de tous ces lys nauséeux qu’ils m’ont mis dans le cœur !… Et toi ?…

Mais la secousse avait été trop forte et l’impression restait du récit de Kimberly… On ne pouvait plus s’intéresser aux choses vulgaires, terrestres… aux discussions mondaines, esthétiques, passionnelles… Le vicomte Lahyrais lui-même, clubman, sportsman, joueur et tricheur, sentait qu’il lui poussait partout des ailes. Chacun avait besoin de recueillement, de solitude, de prolonger le rêve ou de le réaliser… En dépit des efforts de Kimberly qui allait de l’une à l’autre, demandant : « Avez-vous bu du lait de martre zibeline ?… ah ! buvez du lait de martre zibeline… c’est tellement ravissant ! », la conversation ne put être reprise… si bien que l’un après l’autre, les invités s’excusèrent, s’esquivèrent. À onze heures, tout le monde était parti.

Quand ils se retrouvèrent, en face l’un de l’autre, seuls, Monsieur et Madame se regardèrent longtemps, fixement, hostilement, avant d’échanger leurs impressions.

— Pour un joli ratage, tu sais… c’est un joli ratage… exprima Monsieur.

— C’est de ta faute… reprocha aigrement Madame…

— Ah ! elle est bonne celle-là…

— Oui, de ta faute… Tu ne t’es occupé de rien… tu n’as fait que rouler de sales boulettes de pain, entre tes gros doigts. On ne pouvait pas te tirer une parole… Ce que tu étais ridicule !… C’est honteux…

— Eh bien, je te conseille de parler… riposta Monsieur… Et ta toilette verte… et tes sourires… et tes gaffes avec Sartorys… C’est moi, peut-être ?… Moi aussi, sans doute qui raconte la douleur de Pinggleton… moi qui mange des confitures canaques, moi qui peins des âmes… moi qui suis pédéraste et lilial ?…

— Tu n’es même pas capable de l’être !… cria Madame, au comble de l’exaspération…

Ils s’injurièrent longtemps. Et Madame, après avoir rangé l’argenterie et les bouteilles entamées, dans le buffet, prit le parti de se retirer en sa chambre, où elle s’enferma.

Monsieur continua de rôder à travers l’hôtel dans un état d’agitation extrême… Tout d’un coup, m’ayant aperçue dans la salle à manger où je remettais un peu d’ordre, il vint à moi… et me prenant par la taille :

— Célestine, me dit-il… veux-tu être bien gentille avec moi ?… Veux-tu me faire un grand, grand plaisir ?

— Oui, Monsieur…

— Eh bien, mon enfant, crie-moi, en pleine figure, dix fois, vingt fois, cent fois : « Merde ! »

— Ah ! Monsieur !… quelle drôle d’idée !… Je n’oserai jamais…

— Ose, Célestine… ose, je t’en supplie !…

Et quand j’eus fait, au milieu de nos rires, ce qu’il me demandait :

— Ah ! Célestine, tu ne sais pas le bien, tu ne sais pas la joie immense que tu me procures… Et puis, voir une femme qui ne soit pas une âme… toucher une femme qui ne soit pas un lys !… Embrasse-moi…

Si je m’attendais à celle-là, par exemple !…

Mais, le lendemain, lorsqu’ils lurent dans le Figaro un article où l’on célébrait pompeusement leur dîner, leur élégance, leur goût, leur esprit, leurs relations, ils oublièrent tout, et ne parlèrent plus que de leur grand succès. Et leur âme appareilla vers de plus illustres conquêtes et de plus somptueux snobismes.

— Quelle femme charmante que la comtesse Fergus !… dit Madame, au déjeuner, en finissant les restes.

— Et quelle âme !… appuya Monsieur…

— Et Kimberly… Crois-tu ?… en voilà un causeur épatant… et si exquis de manières !…

— On a tort de le blaguer… Après tout, son vice ne regarde personne… nous n’avons rien à y voir…

— Bien sûr…

Indulgente, elle ajouta :

— Ah ! s’il fallait éplucher tout le monde !


Et, toute la journée, dans la lingerie, je me suis amusée à évoquer les histoires drôles de cette maison… et la fureur de réclame qui, depuis ce jour-là, prit Madame jusqu’à se prostituer à tous les sales journalistes qui lui promettaient un article sur les livres de son mari, ou un mot sur ses toilettes et sur son salon… et la complaisance de Monsieur qui n’ignorait rien de ces turpitudes et laissait faire. Avec un cynisme admirable, il disait : « C’est toujours moins cher qu’au bureau. » Monsieur, de son côté, était tombé au plus bas degré de l’inconscience et de la vileté. Il appelait cela de la politique de salon, et de la diplomatie mondaine.

Je vais écrire à Paris pour qu’on m’envoie le nouveau volume de mon ancien maître. Mais ce qu’il doit être mouche dans le fond !