Le Journal d’une femme de chambre/13

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Eugène Fasquelle (p. 337-354).

XIII

13 novembre.

Et je me revois à Neuilly, chez les sœurs de Notre-Dame des Trente-six-Douleurs, espèce de maison de refuge, en même temps que bureau de placement, pour les bonnes. C’est un bel établissement — matiche — à façade blanche, au fond d’un grand jardin. Dans le jardin orné, tous les cinquante pas, de statues de la Vierge, s’élève une petite chapelle toute neuve et somptueuse, bâtie avec l’argent des quêtes. De grands arbres l’entourent. Et, toutes les heures, on entend tinter les cloches… C’est si gentil d’entendre tinter les cloches… ça remue dans le cœur des choses oubliées et si anciennes !… Quand les cloches tintent, je ferme les yeux, j’écoute, et je revois des paysages que je n’ai jamais vus peut-être et que je reconnais tout de même, des paysages très doux, imprégnés de tous les souvenirs transformés de l’enfance et de la jeunesse… et des binious… et, sur la lande, au bord des grèves, des déroulées lentes de foules en fête… Ding… din… dong !… Ça n’est pas très gai… ça n’est pas la même chose que la gaîté, c’est même triste au fond, triste comme de l’amour… Mais j’aime ça… À Paris, on n’entend jamais que la corne du fontainier et l’assourdissante trompette des tramways.

Chez les sœurs de Notre-Dame des Trente-six-Douleurs, on est logée dans des galetas de dortoirs, sous les combles ; on est nourrie maigrement de viandes de rebut, de légumes gâtés, et l’on paie vingt-cinq sous par jour à l’Institution. C’est-à-dire qu’elles retiennent, quand elles vous ont placée, ces vingt-cinq sous sur vos gages… Elles appellent ça vous placer pour rien. En outre, il faut travailler, depuis six heures du matin jusqu’à neuf heures du soir, comme les détenues des maisons centrales… Jamais de sorties… Les repas et les exercices religieux remplacent les récréations… Ah ! elles ne s’embêtent pas, les bonnes sœurs, comme dirait M. Xavier… et leur charité est un fameux truc… Elles vous posent un lapin, quoi !… Mais voilà… je serai bête toute ma vie… Les dures leçons de choses, les malheurs ne m’apprennent jamais rien, ne me servent de rien… J’ai l’air comme ça de crier, de faire le diable et, finalement, je suis toujours roulée par tout le monde.

Plusieurs fois, des camarades m’avaient parlé des sœurs de Notre-Dame des Trente-six-Douleurs :

— Oui, ma chère, paraît qu’il ne vient que de chics types dans la boîte… des comtesses… des marquises… On peut tomber sur des places épatantes.

Je le croyais… Et puis, dans ma détresse, je m’étais souvenue avec attendrissement, nigaude que je suis, des années heureuses, passées chez les petites sœurs de Pont-Croix… Du reste, il fallait bien aller quelque part… Quand on n’a pas le sou, on ne fait pas la fière…

Lorsque j’arrivai là, il y avait une quarantaine de bonnes… Beaucoup venaient de très loin, de Bretagne, d’Alsace, du Midi, n’ayant encore servi nulle part, et gauches, empotées, le teint plombé, avec des mines sournoises et des yeux singuliers qui, par-dessus les murs du couvent, s’ouvraient sur le mirage de Paris, là-bas… Les autres, plus à la coule, sortaient de place, comme moi.

Les sœurs me demandèrent d’où je venais, ce que je savais faire, si j’avais de bons certificats, s’il me restait de l’argent. Je leur contai des blagues et elles m’accueillirent, sans plus de renseignements, en disant :

— Cette chère enfant !… nous lui trouverons une bonne place.

Toutes, nous étions leurs « chères enfants ». En attendant cette bonne place promise, chacune de ces chères enfants était occupée à quelque ouvrage, selon ses aptitudes. Celles-ci faisaient la cuisine et le ménage ; celles-là travaillaient au jardin, bêchaient la terre, comme des terrassiers… Moi, je fus mise tout de suite à la couture, ayant, disait la sœur Boniface, les doigts souples et l’air distingué… Je commençai par ravauder les culottes de l’aumônier et les caleçons d’une espèce de capucin qui, dans le moment, prêchait une retraite à la chapelle… Ah ! ces culottes !… Ah ! ces caleçons !… Pour sûr qu’ils ne ressemblaient pas à ceux de M. Xavier… Ensuite, l’on me confia des besognes moins ecclésiastiques, tout à fait profanes, des ouvrages de fine et délicate lingerie, par quoi je me retrouvai dans mon élément… Je participai à la confection d’élégants trousseaux de mariage, de riches layettes, commandés aux bonnes sœurs par des dames charitables et riches qui s’intéressaient à l’établissement.

Tout d’abord, après tant de secousses, malgré la mauvaise nourriture, les culottes de l’aumônier, le peu de liberté, malgré tout ce que je pouvais deviner d’exploitation âpre, je goûtai une réelle douceur dans ce calme, dans ce silence… Je ne raisonnais pas trop… Un besoin de prier était en moi. Le remords, ou plutôt la lassitude de ma conduite passée m’incitait aux fervents repentirs… Plusieurs fois de suite, je me confessai à l’aumônier, celui-là même dont j’avais raccommodé les sales culottes, ce qui faisait naître en moi, tout de même, en dépit de ma sincère piété, des pensées irrévérencieuses et folâtres… C’était un drôle de bonhomme que cet aumônier, tout rond, tout rouge, un peu rude de manières et de langage, et qui sentait le vieux mouton. Il m’adressait des questions étranges, insistait de préférence sur mes lectures.

— De l’Armand Silvestre ?… Oui… Ah !… Eh, mon Dieu ! c’est cochon sans doute… Je ne vous donne pas ça pour l’Imitation… non… Mais ça n’est pas dangereux… Ce qu’il ne faut pas lire, ce sont les livres impies… les livres contre la religion… tenez, par exemple Voltaire… Ça, jamais… Ne lisez jamais du Voltaire… c’est un péché mortel… ni du Renan… ni de l’Anatole France… Voilà qui est dangereux…

— Et Paul Bourget, mon père ?…

— Paul Bourget !… Il entre dans la bonne voie… je ne dis pas non… je ne dis pas non… Mais son catholicisme n’est pas sincère… pas encore ; du moins il est très mêlé… Ça me fait l’effet, votre Paul Bourget, d’une cuvette… oui, là… d’une cuvette où l’on s’est lavé n’importe quoi… et où nagent, parmi du poil et de la mousse de savon… les olives du Calvaire… Il faut attendre, encore… Huysmans, tenez… c’est raide… ah ! sapristi, c’est très raide… mais orthodoxe…

Et il me disait encore :

— Oui… Ah !… Vous faisiez des folies de votre corps ?… Ça n’est pas bien… Mon Dieu !… c’est toujours mal… Mais, pécher pour pécher, encore faut-il mieux pécher avec ses maîtres… quand ce sont des personnes pieuses… que toute seule, ou bien avec des gens de même condition que soi… C’est moins grave… ça irrite moins le bon Dieu… Et peut-être que ces personnes ont des dispenses… Beaucoup ont des dispenses…

Comme je lui nommais M. Xavier et son père :

— Pas de noms… s’écriait-il… je ne vous demande pas de noms… ne me dites jamais de noms… Je ne suis point de la police… D’ailleurs, ce sont des personnes riches et respectables que vous me nommez-là… des personnes extrêmement religieuses… Par conséquent, c’est vous qui avez tort… vous qui vous insurgez contre la morale et contre la société….

Ces conversations ridicules et surtout ces culottes dont je ne parvenais pas à effacer, dans mon esprit, l’importune et trop humaine image, refroidirent considérablement mon zèle religieux, mes ardeurs de repentie. Le travail aussi m’agaça. Il me donnait la nostalgie de mon métier. J’avais des désirs impatients de m’évader de cette prison, de retourner aux intimités des cabinets de toilette. Je soupirais après les armoires, pleines de lingeries odorantes, les garde-robes où bouffent les taffetas, où craquent les satins et les velours si doux à manier… et les bains où, sur les chairs blondes, moussent les savons onctueux. Et les histoires de l’office, et les aventures imprévues, le soir dans l’escalier et dans les chambres !… C’est curieux, vraiment… Quand je suis en place, ces choses-là me dégoûtent ; quand je suis sans place, elles me manquent… J’étais lasse aussi, lasse à l’excès, écœurée de ne manger depuis huit jours que des confitures faites avec des groseilles tournées, dont les bonnes sœurs avaient acheté un lot au marché de Levallois. Tout ce que les saintes femmes pouvaient arracher au tombereau d’ordures, c’était bon pour nous…

Ce qui acheva de m’irriter ce fut l’évidente, la persistante effronterie avec laquelle nous étions exploitées. Leur truc était simple et c’est à peine si elles le dissimulaient. Elles ne plaçaient que les filles incapables de leur être utiles. Celles dont elles pouvaient tirer un profit quelconque, elles les gardaient prisonnières, abusant de leurs talents, de leur force, de leur naïveté. Comble de la charité chrétienne, elles avaient trouvé le moyen d’avoir des domestiques, des ouvrières qui les payassent et qu’elles dépouillaient, sans un remords, avec un inconcevable cynisme, de leurs modestes ressources, de leurs toutes petites économies, après avoir gagné sur leur travail… Et les frais couraient toujours.

Je me plaignis d’abord faiblement, ensuite plus rudement qu’elles ne m’eussent pas appelée, une seule fois, au parloir. Mais à toutes mes plaintes elles répondaient, les saintes-nitouches :

— Un peu de patience, ma chère enfant… Nous pensons à vous, ma chère enfant… pour une place excellente… nous cherchons, pour vous, une place exceptionnelle… Nous savons ce qui vous convient… Il ne s’en est pas encore présenté une seule, comme nous la voulons pour vous, comme vous la méritez…

Les jours, les semaines s’écoulaient ; les places n’étaient jamais assez bonnes, assez exceptionnelles pour moi… Et les frais couraient toujours.

Bien qu’il y eût une surveillante au dortoir, il s’y passait, chaque nuit, des choses à faire frémir. Dès que la surveillante avait terminé sa ronde et que tout semblait dormir, alors on voyait des ombres blanches se lever, glisser, entrer dans des lits, sous les rideaux refermés… Et l’on entendait de petits bruits de baisers étouffés, de petits cris, de petits rires, de petits chuchotements… Elles ne se gênaient guères, les camarades… À la lueur trouble et tremblante de la lampe qui pendait du plafond au milieu du dortoir, bien des fois, j’ai assisté à des scènes d’une indécence farouche et triste… Les bonnes sœurs, saintes femmes, fermaient les yeux pour ne rien voir, se bouchaient les oreilles pour ne rien entendre… Ne voulant point de scandale chez elles — car elles eussent été obligées de renvoyer les coupables — elles toléraient ces horreurs, en feignant de les ignorer… Et les frais couraient toujours.

Heureusement, au plus fort de mes ennuis, j’eus la joie de voir entrer dans l’établissement une petite amie, Clémence, que j’appelais Cléclé… et que j’avais connue dans une place, rue de l’Université… Cléclé était charmante, toute blonde, toute rose et délurée… et d’une vivacité, d’une gaîté !… Elle riait de tout, acceptait tout, se trouvait bien partout. Dévouée et fidèle, elle n’avait qu’un plaisir : rendre service. Vicieuse jusque dans les moelles, son vice n’avait rien de répugnant, à force d’être gai, ingénu, naturel. Elle portait le vice comme une plante des fleurs, comme un cerisier des cerises… Son bavardage de gentil oiseau me fit oublier quelques jours mes embêtements, endormit mes révoltes… Comme nos deux lits étaient l’un près de l’autre, nous nous mîmes ensemble, dès la seconde nuit… Qu’est-ce que vous voulez ?… L’exemple, peut-être… et, peut-être aussi le besoin de satisfaire une curiosité qui me trottait par la tête, depuis longtemps… C’était, du reste, la passion de Cléclé… depuis qu’elle avait été débauchée, il y a plus de quatre ans, par une de ses maîtresses, la femme d’un général…

Une nuit que nous étions couchées ensemble elle me raconta à voix basse, avec de drôles de chuchotements, qu’elle sortait de chez un magistrat, à Versailles :

— Figure-toi qu’il n’y avait que des bêtes dans la turne… des chats, trois perroquets… un singe… deux chiens… Et il fallait soigner tout ça… Rien n’était assez bon pour eux… Nous, tu penses, on nous collait de vieux rogatons, kif-kif à la boîte… Eux, c’étaient des restes de volaille, des crèmes, des gâteaux, de l’eau d’Évian, ma chère !… Oui, elles ne buvaient que de l’eau d’Évian, les sales bêtes, à cause de la typhoïde dont il y avait une épidémie, à Versailles… Cet hiver, Madame eut le toupet d’enlever le poêle de ma chambre pour l’installer dans la pièce où couchaient le singe et les chats. Ainsi, tu crois ?… Je les détestais, surtout un des chiens… une horreur de vieux carlin qui était toujours fourré sous mes jupons… bien que je le bourrasse de coups de pied… L’autre matin, Madame me surprit à le battre… Tu vois la scène… Elle me mit à la porte en cinq-secs… Et si tu savais, ma chère, ce chien…

Dans un éclat de rire qu’elle étouffa sur ma poitrine, entre mes seins :

— Eh bien… ce chien… acheva-t-elle… il avait des passions comme un homme…

Non ! cette Cléclé !… ce qu’elle était rigolote et gentille !…


On ne se doute pas de tous les embêtements dont sont poursuivis les domestiques, ni de l’exploitation acharnée, éternelle qui pèse sur eux. Tantôt les maîtres, tantôt les placiers, tantôt les institutions charitables, sans compter les camarades, car il y en a de rudement salauds. Et personne ne s’intéresse à personne. Chacun vit, s’engraisse, s’amuse de la misère d’un plus pauvre que soi. Les scènes changent ; les décors se transforment ; vous traversez des milieux sociaux différents et ennemis ; et les passions restent les mêmes, les mêmes appétits demeurent. Dans l’appartement étriqué du bourgeois, ainsi que dans le fastueux hôtel du banquier, vous retrouvez des saletés pareilles, et vous vous heurtez à de l’inexorable. En fin de compte, pour une fille comme je suis, le résultat est qu’elle soit vaincue d’avance, où qu’elle aille et quoi qu’elle fasse. Les pauvres sont l’engrais humain où poussent les moissons de vie, les moissons de joie que récoltent les riches, et dont ils mésusent si cruellement, contre nous…

On prétend qu’il n’y a plus d’esclavage… Ah ! voilà une bonne blague, par exemple… Et les domestiques, que sont-ils donc, eux, sinon des esclaves ?… Esclaves de fait, avec tout ce que l’esclavage comporte de vileté morale, d’inévitable corruption, de révolte engendreuse de haines… Les domestiques apprennent le vice chez leurs maîtres… Entrés purs et naïfs — il y en a — dans le métier, ils sont vite pourris, au contact des habitudes dépravantes. Le vice, on ne voit que lui, on ne respire que lui, on ne touche que lui… Aussi, ils s’y façonnent de jour en jour, de minute en minute, n’ayant contre lui aucune défense, étant obligés au contraire de le servir, de le choyer, de le respecter. Et la révolte vient de ce qu’ils sont impuissants à le satisfaire et à briser toutes les entraves mises à son expansion naturelle. Ah ! c’est extraordinaire… On exige de nous toutes les vertus, toutes les résignations, tous les sacrifices, tous les héroïsmes, et seulement les vices qui flattent la vanité des maîtres et ceux qui profitent à leur intérêt : tout cela pour du mépris et pour des gages variant entre trente-cinq et quatre-vingt-dix francs par mois… Non, c’est trop fort !… Ajoutez que nous vivons dans une lutte perpétuelle, dans une perpétuelle angoisse, entre le demi-luxe éphémère des places et la détresse des lendemains de chômage ; que nous avons la conscience des suspicions blessantes qui nous accompagnent partout, qui, partout, devant nous, verrouillent les portes, cadenassent les tiroirs, ferment à triple tour les serrures, marquent les bouteilles, numérotent les petits fours et les pruneaux, et, sans cesse, glissent sur nos mains, dans nos poches, dans nos malles, la honte des regards policiers. Car il n’y a pas une porte, pas une armoire, pas un tiroir, pas une bouteille, pas un objet qui ne nous crie : « Voleuse !… voleuse !… voleuse ! » Ajoutez encore la vexation continue de cette inégalité terrible, de cette disproportion effrayante dans la destinée, qui, malgré les familiarités, les sourires, les cadeaux, met entre nos maîtresses et nous un intraversable espace, un abîme, tout un monde de haines sourdes, d’envies rentrées, de vengeances futures… disproportion rendue à chaque minute plus sensible, plus humiliante, plus ravalante par les caprices et même par les bontés de ces êtres sans justice, sans amour, que sont les riches… Avez-vous réfléchi, un instant, à ce que nous pouvons ressentir de haines mortelles et légitimes, de désirs de meurtre, oui, de meurtre, lorsque pour exprimer quelque chose de bas, d’ignoble, nous entendons nos maîtres s’écrier devant nous, avec un dégoût qui nous rejette si violemment hors l’humanité : « Il a une âme de domestique… C’est un sentiment de domestique… » ? Alors que voulez-vous que nous devenions dans ces enfers ?… Est-ce qu’elles s’imaginent vraiment que je n’aimerais pas porter de belles robes, rouler dans de belles voitures, faire la fête avec des amoureux, avoir, moi aussi, des domestiques ?… Elles nous parlent de dévouement, de probité, de fidélité… Non, mais vous vous en feriez mourir, mes petites vaches !…


Une fois — c’était rue Cambon… en ai-je fait, mon Dieu ! de ces places — les maîtres mariaient leur fille. Il y eut une grande soirée, où l’on exposa les cadeaux, des cadeaux à remplir une voiture de déménagement. Je demandai à Baptiste, le valet de chambre, en manière de rigolade…

— Eh bien, Baptiste… et vous ?… Votre cadeau ?

— Mon cadeau ? fit Baptiste en haussant les épaules.

— Allons… dites-le !

— Un bidon de pétrole allumé sous leur lit… Le v’là, mon cadeau…

C’était chouettement répondre. Du reste, ce Baptiste était un homme épatant dans la politique.

— Et le vôtre, Célestine ?… me demanda-t-il à son tour.

— Moi ?

Je crispai mes deux mains en forme de serres, et faisant le geste de griffer, férocement, un visage.

— Mes ongles… dans ses yeux ! répondis-je.

Le maître d’hôtel à qui on ne demandait rien et qui, de ses doigts méticuleux, arrangeait des fleurs et des fruits dans une coupe de cristal, dit sur un ton tranquille :

— Moi, je me contenterais de leur asperger la gueule, à l’église, avec un flacon de bon vitriol…

Et il piqua une rose entre deux poires.

Ah oui ! les aimer !… Ce qui est extraordinaire, c’est que ces vengeances-là n’arrivent pas plus souvent. Quand je pense qu’une cuisinière, par exemple, tient, chaque jour, dans ses mains, la vie de ses maîtres… une pincée d’arsenic à la place de sel… un petit filet de strychnine au lieu de vinaigre… et ça y est !… Eh bien, non… Faut-il que nous ayons, tout de même, la servitude dans le sang !…

Je n’ai pas d’instruction et j’écris ce que je pense et ce que j’ai vu… Eh bien, je dis que tout cela n’est pas beau… Je dis que, du moment où quelqu’un installe, sous son toit, fût-ce le dernier des pauvres diables, fût-ce la dernière des filles, je dis qu’il leur doit de la protection, qu’il leur doit du bonheur… Je dis aussi que si le maître ne nous le donne pas, nous avons le droit de le prendre, à même son coffre, à même son sang…

Et puis, en voilà assez… J’ai tort de songer à ces choses qui me font mal à la tête et me retournent l’estomac… Je reviens à mes petites histoires.


J’eus beaucoup de peine à quitter les sœurs de Notre-Dame-des-Trente-six-Douleurs… Malgré l’amour de Cléclé, et ce qu’il me donnait de sensations nouvelles et gentilles, je me faisais vieille dans la boîte, et j’avais des fringales de liberté. Lorsqu’elles eurent compris que j’étais bien décidée à partir, alors les braves sœurs m’offrirent des places et des places… Il n’y en avait que pour moi… Mais, plus souvent — je ne suis pas toujours une bête, et j’ai l’œil aux canailleries… Toutes ces places, je les refusai ; à toutes, je trouvai quelque chose qui ne me convenait pas… Il fallait voir leurs têtes, aux saintes femmes… C’était risible… Elles avaient compté qu’en me plaçant chez de vieilles bigotes, elles pourraient se rembourser, usurairement, sur mes gages, des frais de la pension… Et je jouissais de leur poser un lapin, à mon tour.

Un jour, j’avertis la sœur Boniface que j’avais l’intention de partir, le soir même. Elle eut le toupet de me répondre, en levant les bras au ciel :

— Mais, ma chère enfant, c’est impossible…

— Comment, c’est impossible ?…

— Mais, ma chère enfant, vous ne pouvez pas quitter la maison, comme ça… Vous nous devez plus de soixante-dix francs. Il faudra nous payer d’abord ces soixante-dix francs…

— Et avec quoi ?… répliquai-je. Je n’ai pas un sou… Vous pouvez vous fouiller…

La sœur Boniface me jeta un coup d’œil haineux, et, dignement, sévèrement, elle prononça :

— Mais, Mademoiselle… savez-vous bien que c’est un vol ?… Et voler de pauvres femmes comme nous, c’est plus qu’un vol… un sacrilège dont le bon Dieu vous punira… Réfléchissez…

Alors, la colère me prit :

— Dites donc ?… m’écriai-je… Qui vole ici de vous ou de moi ?… Non, mais vous êtes épatantes, mes petites mères…

— Mademoiselle, je vous défends de parler ainsi…

— Ah ! fichez-moi la paix, à la fin… Comment ?… On fait votre ouvrage… on travaille comme des bêtes pour vous du matin au soir… on vous gagne des argents énormes… vous nous donnez une nourriture dont les chiens ne voudraient pas… Et il faudrait vous payer par-dessus le marché !… Ah ! vous ne doutez de rien…

La sœur Boniface était devenue toute pâle… Je sentais qu’elle avait sur les lèvres des mots grossiers, orduriers, furieux, prêts à sortir… Elle n’osa pas les lâcher… et elle bégaya :

— Taisez-vous !… vous êtes une fille sans pudeur, sans religion… Dieu vous punira… Partez, si vous le voulez… nous retenons votre malle…

Je me campai toute droite devant elle, dans une attitude de défi, et la regardant bien en face :

— Ah ! je voudrais voir ça !… Essayez un peu de retenir ma malle… et vous allez voir rappliquer, tout de suite, le commissaire de police… Et si la religion, c’est de rapetasser les sales culottes de vos aumôniers, de voler le pain des pauvres filles, de spéculer sur les horreurs qui se passent toutes les nuits dans le dortoir…

La bonne sœur blêmit. Elle essaya de couvrir ma voix de sa voix :

— Mademoiselle… mademoiselle…

— Avec ça que vous ne savez rien des cochonneries qui se passent toutes les nuits, dans le dortoir !… Osez donc me dire, en face, les yeux dans les yeux, que vous les ignorez ?… Vous les encouragez, parce qu’elles vous rapportent… oui, parce qu’elles vous rapportent !…

Et trépidante, haletante, la gorge sèche, j’achevai mon réquisitoire.

— Si la religion, c’est tout cela… si c’est d’être une prison et un bordel ?… eh bien, oui, j’en ai plein le dos de la religion… Ma malle, entendez-vous !… je veux ma malle… vous allez me donner ma malle tout de suite.

La sœur Boniface eut peur.

— Je ne veux pas discuter avec une fille perdue, dit-elle d’une voix digne… C’est bien… vous partirez…

— Avec ma malle ?

— Avec votre malle…

— C’est bon… Ah ! il en faut des manières ici, pour avoir ses affaires… C’est pire qu’à la douane…

Je partis, en effet, le soir même… Cléclé, qui fut très gentille, et qui avait des économies, me prêta vingt francs… J’allai retenir une chambre chez un logeur de la rue de la Sourdière… Et je me payai un paradis à la Porte-Saint-Martin. On y jouait les Deux Orphelines… Comme c’est ça !… C’est presque mon histoire…

Je passai là une soirée délicieuse, à pleurer, pleurer, pleurer…