Tacite (Boissier)/03

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TACITE

III[1]
LE JUGEMENT DE TACITE SUR LES CÉSARS

Tacite a porté sur les Césars un jugement très sévère ; il importe de savoir s’il est juste. On l’a pendant longtemps accepté sans opposition, et il faisait l’opinion publique. Aujourd’hui beaucoup de critiques et d’historiens le trouvent trop rigoureux. Si je voulais exposer toutes leurs objections et les discuter l’une après l’autre, ce serait un travail infini. Je vais me borner à dire comment la question s’est posée pour moi, et par quels argumens j’ai pensé qu’on peut la résoudre.


I

C’est dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire que j’ai rencontré, pour la première fois des doutes sur la véracité de Tacite, et j’avoue que je ne m’y attendais guère. Voltaire est en général très dur pour Auguste, auquel il en veut beaucoup d’avoir détruit la république romaine ; il n’avait donc aucune raison de prendre la défense de ses successeurs. Aussi n’est-ce pas dans l’intérêt de Caligula ou de Néron qu’il attaque « ce fanatique pétillant d’esprit, » comme il appelle Tacite, mais pour lui appliquer dans toute sa rigueur la méthode qui lui semblait devoir renouveler l’histoire, surtout celle de l’antiquité. Il voulait qu’elle s’affranchît de la servitude où elle s’était mise du texte des auteurs anciens, qu’on lui permît de discuter leur témoignage et de ne l’accepter que lorsqu’il est conforme à la vraisemblance « Ce qui répugne au cours ordinaire de la nature, disait-il, ne doit pas être cru ; » et certainement il a raison s’il veut dire que toutes les autorités du monde ne peuvent pas nous forcer d’admettre que ce qui n’est pas possible soit arrivé. Il s’agit seulement d’y regarder de près, et de ne pas supposer trop vite qu’une chose extraordinaire soit par cela même impossible. Voltaire s’y est parfois trompé, et c’est ce qui lui arrive précisément à propos de Tacite. Il suffit, par exemple, que, dans l’admirable récit de la mort d’Agrippine, il croie découvrir des incidens dont l’explication lui semble difficile, pour qu’aussitôt il refuse d’y croire. La même raison l’amène à condamner d’une manière générale les jugemens de Tacite et des historiens qui l’ont suivi sur les Césars. Il y trouve des exagérations qui les lui rendent suspects « Dès qu’un empereur romain, dit-il, a été assassiné par les gardes prétoriennes, les corbeaux de la littérature fondent sur le cadavre de sa réputation. » Les horreurs qu’on lui impute, outre qu’elles se discréditent par leur excès même, ont encore pour Voltaire un grave défaut qui l’empêche d’y ajouter foi « C’est, dit-il, qu’elles font trop de honte à la nature. »

Ce n’étaient encore là que des escarmouches peu de temps après, l’avocat Linguet entama un combat véritable[2]. Linguet était une sorte d’aventurier de lettres, comme il y en avait tant alors, besogneux et hardi, très pressé d’arriver, et qui pensait qu’il n’y a pas de meilleur moyen d’attirer sur soi l’attention que de heurter les opinions reçues. Il venait de faire l’apologie des Jésuites au moment où on les chassait du royaume ; il proclamait « que les philosophes sont les pires ennemis de l’espèce humaine, » et qu’on ne peut pas rendre un plus mauvais service aux hommes que de les éclairer ; il malmenait Montesquieu, que tout le monde portait aux nues, refaisait à sa mode l’Esprit des Lois, et, en attendant qu’il traînât Cicéron dans la boue, il s’avisait de dire des injures à Tacite. On les trouvera dans le livre qu’il a intitulé Histoire des révolutions de l’empire romain, livre médiocre et dont la meilleure partie et la plus curieuse est certainement celle où Tacite est malmené. Il voudrait bien nous persuader « que c’est en tremblant qu’il ose le contredire ; » mais n’en croyons rien ; Linguet est friand de scandale, et nous pouvons être sûrs qu’il le contredit sans aucune espèce de crainte ou de remords. Sa malveillance pour lui se montre tout d’abord aux motifs qu’il donne de sa sévérité. Il ne se contente pas de prétendre que c’était un de ces esprits chagrins « qui ne voient, dans le monde, que des vertus feintes ou des vices déguisés » ce reproche n’est pas sans quelque apparence, et l’on verra qu’il est de ceux qu’on a repris de nos jours. Mais, par une contradiction singulière, en même temps qu’il en fait un pessimiste hargneux, il veut le représenter comme un bas complaisant, qui quête les bonnes grâces des princes. « Les satiriques les plus outrés, dit-il, sont souvent les flatteurs les plus adroits. Qui peut assurer que le censeur implacable de Tibère n’a pas voulu faire servir à sa fortune auprès des successeurs de Domitien le mal qu’il disait des successeurs d’Auguste ? » Il est donc possible que ces colères vertueuses, qui lui ont fait tant d’admirateurs, cachent un calcul d’intérêt personnel. Dans tous les cas, Linguet affirme qu’elles sont tout à fait injustes, et il prétend le prouver par quelques exemples. Est-il croyable, nous dit-il, que Tibère, qui avait mené jusque-là une vie à peu près irréprochable, ait attendu d’être vieux pour se plonger dans les plaisirs les plus dégoûtans ? « La raison crie que ce n’est pas à soixante-huit ans qu’on commence à rechercher des excès dont les cœurs les plus corrompus rougissent à vingt. Ce n’est pas quand on sent en soi la nature défaillir qu’on s’applique à en violer toutes les lois. La vieillesse amène l’avarice, la défiance, l’inflexibilité, et même l’amour du vin. Mais, pour les infamies qu’on attribue à celle de Tibère, elle en écarte invinciblement l’idée en ôtant la force de les commettre. » Voilà de belles phrases, qui ne sont pas tout à fait de bonnes raisons. Plût au ciel que ces vieillesses désordonnées, après une jeunesse régulière, fussent aussi rares que Linguet le suppose Nous n’avons que trop d’exemples de ces amours séniles dans lesquels l’âge ne se trahit que par les raffinemens qu’il ajoute à la débauche, et ce n’est pas sans raison ni sans vérité que Victor Hugo a dit, dans un beau vers :


Jeune homme, auquel il faut des plaisirs de vieillard !


Non seulement Linguet se refuse entièrement à croire ce que Tacite rapporte des débauches de Tibère, mais il doute beaucoup des cruautés qu’il lui prête. Il les atténue, il les explique, il leur trouve des motifs et des excuses ; quelquefois même, il les nie tout à fait. Sa raison de n’y pas croire est la même que donnait Voltaire tout à l’heure elles lui semblent invraisemblables. Quand Tacite raconte que Tibère, ennuyé de la longueur des procès et du nombre des accusés, ordonna de vider les prisons en égorgeant ceux qui les remplissaient, Linguet s’indigne ; il proteste contre des crimes « qui déshonorent la nature humaine » il déclare « que la méchanceté des hommes ne peut pas aller jusque-là. » Le malheureux ! Quelques années plus tard, il devait assister aux massacres de Septembre et périr lui-même sur l’échafaud.

Il ne semble pas que les violences de Linguet aient produit beaucoup d’effet de son temps. On les regarda sans doute comme de simples boutades d’un esprit taquin et paradoxal. Grimm se contente de dire insolemment qu’il faut avoir plus d’esprit quand on soutient de telles énormités, et Mirabeau, faisant allusion aux mauvaises causes dont Linguet ne répugnait pas à se charger, l’appela l’avocat de Néron. C’est quelques années plus tard que les attaques contre Tacite prirent plus d’importance, quand la politique s’en mêla. Napoléon, qui se regardait comme l’héritier des Césars, ne lui pardonnait pas d’avoir si mal parlé de ses prédécesseurs. Le Mercure fut supprimé parce que Chateaubriand y avait fait l’éloge de Tacite, et le pauvre Chénier, ayant osé écrire :


Que son nom prononcé fait pâlir les tyrans,


fut destitué sans pitié de la place qu’il occupait dans l’Université et qui le faisait vivre.

La lutte recommença de plus belle avec le second Empire. Pendant quinze ans, l’histoire romaine fut un champ de bataille où l’on se jetait les empereurs à la tête. Cette fois le combat fut plus sérieux. Ceux qui, chez nous, par affection pour l’empire restauré, voulaient affaiblir l’autorité de Tacite, allèrent se fournir d’armes en Allemagne. L’Allemagne était à ce moment (1852) très mal disposée pour lui, et il faut reconnaître que les argumens dont elle usait pour le combattre valaient bien mieux que ceux dont Voltaire et Linguet s’étaient contentés. On s’efforçait, par des analyses délicates, de le mettre en contradiction avec lui-même ou avec les historiens de son temps ; on cherchait, dans son caractère, dans ses principes politiques, dans ses relations, des motifs de rendre son témoignage suspect ; on essayait, par toute sorte de raisonnemens et de recherches, de réhabiliter les princes qu’il a condamnés, surtout Tibère, car il faut remarquer que c’est autour de Tibère que s’est toujours livrée la bataille contre Tacite. La campagne fut habilement menée, sauf que, comme il arrive dans toutes les polémiques un peu passionnées, on alla vite à l’extrême. Il ne suffit pas d’établir, ce qui est vrai, que Tibère était un très habile politique, qu’il a bien gouverné les provinces, qu’il a maintenu l’empire en paix ; on voulut prouver que c’était un fort honnête homme, « une noble et bonne nature, » et, comme il était difficile de nier que beaucoup de sang avait coulé sous son règne, on en fit retomber la faute sur ses victimes, qui l’avaient exaspéré par leur résistance. C’est bien ainsi qu’on présentait les choses à Caprée ; nous le savons par le témoignage de Velleius Paterculus, le plus effronté flatteur de Tibère, qui plaint beaucoup le pauvre prince d’avoir été obligé de se priver de tant de personnes de sa famille qu’il a fait mourir l’une après l’autre, si bien qu’à la fin il ne lui resta plus que Caligula, celui de tous certainement qui méritait le moins de vivre.

Ces attaques, malgré ce qu’elles ont d’excessif, risquent de jeter quelque inquiétude parmi les admirateurs de Tacite. Il est donc nécessaire que nous nous demandions ce qu’elles ont de fondé, si nous pouvons nous livrer pleinement à lui, ou s’il ne faut le faire qu’avec des précautions et des réserves. ― Nous allons chercher à le savoir.


II

Ce qu’il y a de mieux évidemment, pour être sûr que quelqu’un dit la vérité, c’est de s’en informer auprès des gens qui ont pu la connaître. Adressons-nous donc aux contemporains de Tacite, à ceux qui étaient voisins de l’époque dont il a raconté l’histoire ; ils peuvent seuls nous dire s’il rapporte les faits avec exactitude et juge équitablement les hommes.

Et d’abord, pour remonter le plus haut possible, jusqu’au moment même où ont paru ses ouvrages, que savons-nous de l’accueil qu’on leur a fait à leur apparition ? Les lettres de Pline, sans être, à ce sujet, aussi précises que nous le souhaiterions, nous en apprennent quelque chose. Il nous faut donc, après beaucoup d’autres et en résumant leurs travaux, reprendre les indications qu’elles nous donnent[3].

On a remarqué que, pendant les quatre premiers livres de cette correspondance, il n’est question de Tacite que comme d’un homme très éloquent et qui ne paraît avoir fait encore que des discours. Pline vante à deux reprises ceux qu’il a prononcés dans le Sénat ; il le représente entouré de jeunes gens qui viennent se former par son exemple à l’art de la parole ; il le prend pour arbitre dans une question qui concerne l’art oratoire et se déclare prêt à se soumettre à sa décision. Parmi les orateurs de son temps, il semble lui donner la première place, et il en fait d’autant plus volontiers l’éloge que, comme il espère pour lui le second rang, il sent bien que plus il le met haut, plus il s’élève lui-même.

Mais, vers le début du cinquième livre, dont M. Mommsen place la publication entre 105 et 106, nous trouvons une lettre assez énigmatique, et qui donne à réfléchir. C’est une réponse de Pline à l’un des personnages importans de cette époque, Titinius Capito, qui lui a conseillé d’écrire des livres historiques. D’autres aussi, nous dit-il, lui donnent le même conseil. Le ton de la lettre est d’un homme ému, gêné, indécis. Entre l’histoire et l’éloquence, il hésite ; il doit à l’une sa réputation, et il s’est arrangé pour lui consacrer le reste de sa vie ; mais il voit bien que l’autre, quand on y réussit, procure une renommée plus rapide et plus étendue[4]. Or, Pline, qui est un naïf, ne sait pas cacher la passion qu’il a pour la gloire ; il avoue qu’il ne cesse pas de songer, le jour et la nuit, à ce qu’il pourra faire « pour que son nom vole sur la bouche des hommes » il annonce donc que plus tard, quand il aura fini de corriger et de publier ses anciens discours, il se tournera vers l’histoire, et prie même Capito de lui trouver un sujet qu’il pourra traiter.

Que s’est-il donc passé qui puisse expliquer cette lettre ? D’où vient cet engoûment subit pour une science dont il n’avait jamais été question jusque-là ? Comment se fait-il que, de divers côtés, au même moment, on paraisse s’entendre pour engager Pline à déserter pour elle l’éloquence, dont on sait qu’il est uniquement occupé ? À cette question tout le monde a fait la même réponse. Évidemment il a dû se produire alors quelque ouvrage historique, dont le succès étourdissant a jeté le trouble dans la littérature, fait craindre aux auteurs qui possédaient la renommée de la perdre et donné l’idée à ceux qui voulaient la conquérir d’imiter l’œuvre nouvelle : Si cette hypothèse est la vraie, il est naturel de supposer que c’est l’apparition des premiers livres des Histoires qui a pu seule exciter une pareille émotion. Il n’y a rien, dans Tacite, qui soit plus dramatique, plus saisissant, et, quand on lit aujourd’hui les merveilleux récits de la mort de Galba, d’Othon, de Vitellius, on n’a pas de peine à comprendre l’admiration mêlée de surprise qu’ils causèrent à ceux qui les ont connus pour la première fois.

À partir de l’année 98, où parurent l’Agricola et la Germanie, Tacite a dû s’occuper des Histoires, auxquelles il songeait depuis la mort de Domitien. Il travaillait beaucoup toutes ses œuvres ; Pline le dit, et on s’en aperçoit en les lisant. Nous pouvons être sûrs qu’il ne fit connaître les premiers livres de son grand ouvrage[5] que quand il crut qu’il n’y restait plus rien à faire. Il y mit le temps, puisque, entre l’apparition de l’Agricola et la lettre de Pline dont nous venons de parler, sept ans s’étaient écoulés. De quelle manière l’ouvrage s’est-il produit devant le public ? quoique personne ne l’ait dit, il est bien probable que ce fut dans les lectures publiques. Elles étaient fort à la mode, depuis Auguste avant de livrer un ouvrage au libraire pour qu’il le fît copier et le répandit, on le lisait à ses amis, à ses connaissances, devant un cercle de lettrés convoqués pour l’entendre. C’était une façon de tâter l’opinion et, en l’absence de toute autre publicité, d’attirer l’attention sur lui. Beaucoup n’y cherchaient qu’une satisfaction de vanité, mais les auteurs sérieux y trouvaient un moyen de consulter des gens éclairés sur les défauts qu’ils y avaient laissés, ce qui leur permettait de les corriger avant l’édition définitive. Il est naturel de croire que Tacite en avait usé comme beaucoup d’autres[6], et l’ouvrage, quand on le lit avec soin, semble bien en avoir gardé quelque chose. Les lectures publiques avaient ce défaut que l’auteur, pour se faire écouter d’un auditoire de gens du monde souvent ennuyés et distraits, était porté à multiplier les phrases à effet, les pensées brillantes (sententiæ), les cliquetis de mots et d’idées. Ces artifices ne manquent pas dans les premiers livres des Histoires ; ils sont visibles surtout à la fin des paragraphes. On dirait que l’auteur tient à terminer ses développemens, ses discours, ses récits, par quelque trait qui réveille l’assemblée et ce trait est d’ordinaire si heureux, si frappant, qu’avec un peu de complaisance il semble qu’on entende à chaque fois les applaudissemens éclater.

On a dit que ces applaudissemens s’expliquaient par l’indulgence de Tacite pour les sentimens de ceux qui venaient l’entendre. De même qu’il s’accommode à leur goût littéraire par sa façon d’écrire, on peut penser qu’il cherche à flatter l’âpreté de leurs passions politiques par les opinions qu’il exprime, et en conclure que c’est pour leur plaire qu’il a dénigré les Césars. Je ne le crois pas quelque violent qu’il nous paraisse contre les mauvais princes, il ne l’était pas autant que le milieu dans lequel ses ouvrages se produisaient. Nous savons qu’il y eut à Rome un terrible déchaînement de colère à la mort de Domitien. On se pressait dans les salons de lecture publique pour entendre parler de ses victimes, raconter leur supplice, « et rendre les derniers honneurs à ceux dont on n’avait pas pu suivre les funérailles. » Une fois même, le récit fut si poignant que l’auditoire eut de la peine à l’écouter jusqu’au bout et qu’on vint prier le lecteur de ne pas continuer, tant on éprouvait de douleur et de honte au souvenir de ce qu’on avait si lâchement supporté ! Ce n’était pas, quoiqu’on l’ait souvent prétendu, un livre de Tacite qu’on lisait ce jour-là. Pline n’en nomme pas l’auteur ; il se contente de dire assez dédaigneusement recitabat quidam. Soyons certains que, si ç’avait été son ami, il se serait gardé de taire ce nom glorieux qui aurait rendu l’anecdote plus piquante. À côté de ces ouvrages enflammés et qui produisaient de si grands effets, Tacite craignait peut-être qu’on ne trouvât les siens un peu tièdes. Il est possible que ce soit pour prévenir le lecteur contre un mécompte de ce genre qu’il insinue, au commencement des Histoires, « qu’on se fait croire facilement quand on dit du mal des maîtres, et que la malignité plaît par un faux air d’indépendance. » C’est sans doute aussi pour le même motif qu’il a pris la précaution d’affirmer, au même endroit, que, quoiqu’il doive sa fortune politique aux princes de la famille Flavia, les faveurs qu’il en a reçues n’inilueront pas sur son jugement. Il ne voulait pas que, si on le trouvait trop modéré, on attribuât sa modération à sa reconnaissance. Sa règle, il le laisse très clairement entendre, est de ne pas chercher des succès d’un jour en flattant les passions du moment, mais d’avoir les yeux fixés sur la postérité.

Il n’a pas eu pourtant à attendre le jugement de l’avenir sur ses livres ; nous venons de voir que, de son temps même, le succès en dut être considérable. Il paraît aussi avoir été soudain, ce qui achève de me persuader qu’ils ont paru d’abord dans les lectures publiques elles étaient alors ce qu’est, chez nous, le théâtre, où un auteur qui réussit devient célèbre en une soirée. Ce succès, que nous avons conjecturé d’après la lettre du cinquième livre de Pline, toutes celles qui suivent le confirment. Tacite, qui n’était jusque-là pour son ami qu’un orateur, devient dès lors presque uniquement un grand historien Pline prévoit que ses ouvrages seront immortels[7], il annonce que les gens qu’il célèbre vivront éternellement[8]. Et ce ne sont pas là de ces fades complimens dont les personnes du monde, comme lui, sont volontiers prodigues. Ce qui montre qu’il est sincère, c’est la peine qu’il prend de raconter à Tacite ses grandes actions pour qu’il les transmette à la postérité il ne demanderait pas avec tant d’insistance à tenir quelque place dans des livres qu’il jugerait médiocres et destinés à être oubliés. Il a même semblé, à certains indices, qu’un succès si imprévu, si éclatant, avait pu éveiller un moment, dans cette âme honnête, mais éprise de renommée, un léger sentiment de jalousie. Quoiqu’il reconnût d’assez bonne grâce la supériorité de Tacite, il devait lui être désagréable que la distance entre eux devînt trop grande. Aussi lui échappe-t-il de dire qu’après tout, l’histoire est un genre facile et que, « de quelque façon qu’on l’écrive, on est sûr de plaire au public. » Mais ce dépit, s’il a existé, ne dura guère. Pline, dans la suite, accepta de revoir les œuvres de son ami, qui corrigeait les siennes, et leur amitié resta jusqu’à la fin sans nuage.

Tout paraît donc établir que les ouvrages de Tacite furent très favorablement accueillis par ses contemporains, c’est-à-dire par les gens qui étaient le plus en position de connaître la vérité. S’il en est ainsi, c’est apparemment qu’ils ne les trouvaient pas en contradiction formelle avec leurs souvenirs, et qu’en général, dans ses récits et ses jugemens, il reproduisait à peu près l’impression du plus grand nombre. Voilà une première raison d’avoir confiance en lui.


III

Poussons les recherches plus loin. Voyons s’il est d’accord aussi avec les historiens postérieurs. Nous n’avons guère, pour le premier siècle de l’empire, de Tibère à Trajan, que deux historiens de quelque importance, Suétone et Dion Cassius[9]. Ils sont très différens l’un de l’autre, et aucun d’eux ne s’est trouvé tout à fait dans la même situation que Tacite. Suétone a servi l’empire, mais dans des conditions particulières. Tandis que les consuls, les généraux, les sénateurs, tous ceux qui remplissaient des fonctions publiques, pouvaient dire qu’ils étaient les serviteurs de l’État plus que de l’empereur, lui, a été attaché à la personne même du prince en qualité de secrétaire. Il n’appartenait pas non plus par la naissance à la classe qui avait le plus de raisons de regretter le régime ancien, parce qu’elle y tenait un rang plus élevé. Jusqu’au jour où des circonstances que nous ignorons lui donnèrent accès au cabinet d’Hadrien, il fut surtout un homme d’étude (scholasticus), un fureteur de bibliothèques, à la recherche des petits détails et des curiosités de tout genre. Il n’a nulle part exposé ses vues politiques c’est que probablement il n’en avait guère[10]. Il paraît admirer très franchement Auguste, il célèbre ses institutions, il n’a aucun parti pris contre ses successeurs. Ce n’est pas un moraliste austère comme Tacite, et l’on ne trouve pas chez lui les mêmes accens d’indignation, quand il raconte les mêmes crimes ; il est plus calme, plus maître de lui. On sent que c’est un de ces hommes que le spectacle du monde et de la vie amuse, qui le regarde avec plaisir et cherche des raisons de s’y intéresser. Il n’a donc pas de motif d’altérer la vérité et doit voir les choses comme elles sont. Entre ses récits et ceux de Tacite on a relevé quelques légères différences ; on en a conclu qu’ils n’ont pas puisé aux mêmes sources et qu’ils travaillaient indépendamment l’un de l’autre, ce qui donne plus de prix aux ressemblances qu’on trouve entre eux. L’impression que laissent leurs ouvrages, à la considérer dans l’ensemble, est la même, et ils ont en somme porté le même jugement sur les Césars le Tibère de Suétone est aussi odieux que celui de Tacite, Claude n’est pas moins sot chez l’un que chez l’autre, ni Néron moins scélérat.

Nous avons encore moins de raisons de nous défier de Dion que de Suétone. C’était un Grec de naissance, que les souvenirs de l’ancienne république devaient laisser tout à fait indifférent. Loin de la regretter, il affirme que Rome était perdue, si elle avait continué à vivre sous le régime ancien, et que c’est la monarchie qui l’a sauvée. Comme il devait tout à l’Empire, son double consulat et le gouvernement de l’Afrique, il éprouvait pour lui les sentimens d’un parfait fonctionnaire il ne pouvait souffrir ceux qu’il soupçonnait d’avoir de mauvais desseins contre le gouvernement qu’il servait. Il est très dur pour Sénèque, pour Helvidius Priscus, et en général pour les philosophes, qui lui paraissaient insolens, tracassiers, ennemis des puissances établies, « comme si c’était l’œuvre d’un sage d’insulter ceux qui exercent le pouvoir, de semer le trouble dans les foules, et d’ébranler ce qui existe pour introduire des nouveautés. » On peut donc être sûr qu’il abordait l’histoire des Césars avec la pensée de ne pas leur être contraire. Et cependant, malgré tout, la vérité l’a emporté ; il ne les a pas jugés autrement que Suétone et que Tacite ; et même, comme sa touche est quelquefois plus rude, je ne sais si, chez lui, Tibère n’est pas encore plus odieux que chez les autres. Dans tous les cas, il n’est pas possible de rien tirer de son ouvrage qui puisse servir à réhabiliter les princes qu’ils ont condamnés.

On nous dit, je le sais, que nous n’avons conservé que les historiens hostiles aux Césars. Comme presque tous ces princes ont péri de mort violente (ce qui, par parenthèse, ne prouve pas qu’on les ait beaucoup aimés), dans la réaction qui a suivi leur mort, on a eu soin de détruire ou de cacher les écrits qui leur étaient favorables, et leurs successeurs, qui étaient leurs ennemis, ne leur ont pas permis de reparaître ; en sorte que c’est le parti victorieux qui seul a gardé la parole. Cette réflexion est juste, et il faut en tenir compte. N’oublions pas pourtant que les réactions, quelque violentes qu’elles soient, ne durent pas toujours. Avec le temps, les passions se calment, les haines s’apaisent. Le vainqueur perd peu à peu sa popularité des premiers jours, et l’on revient à une appréciation plus équitable de ce qui existait avant lui. Si ce passé avait mérité quelque estime, s’il n’était pas tout à fait aussi noir qu’il était de mode de le représenter, soyons sûrs que les mécontens, ― il y en a toujours après quelques années de règne, ― n’auraient pas manqué d’en réveiller le souvenir. Les ouvrages proscrits seraient sortis de leur ombre ; on en aurait retrouvé des exemplaires cachés, et, s’ils avaient été dignes de survivre, nous les aurions probablement conservés.

C’est ainsi que nous possédons encore les poésies que Stace et Martial ont composées en l’honneur de Domitien, ― l’agrément de leurs vers en a fait pardonner le sujet ; ― et il est fort heureux qu’elles n’aient pas disparu, car elles nous donnent une idée de ce qu’était cette littérature de cour et des mensonges qu’elle pouvait se permettre. Personne ne s’est jamais avisé d’aller chercher la vérité chez Martial ou chez Stace. L’énormité même de leurs flatteries en montre la fausseté ; sans compter qu’un des deux poètes a vécu assez pour reconnaître de bonne grâce qu’elles manquaient absolument de sincérité, et qu’il a fini par comparer à Néron le même prince qu’il avait mis au-dessus de Jupiter. Nous ne pouvons pas avoir plus de confiance dans le témoignage de Velleius Paterculus, quoiqu’il ne fût pas un poète. C’était un écrivain de talent, mais une âme médiocre, qui a épuisé pour Tibère les flatteries les plus rebutantes. Pour leur donner plus de piquant et de nouveauté, il a imaginé une fois de les mettre dans la bouche de gens qui d’ordinaire ne flattaient pas. Il suppose qu’en Germanie, sur les bords de l’Elbe, un chef barbare, dans sa barque faite d’un tronc d’arbre, s’approche de la rive que les Romains occupaient, demande à voir le prince, et, après l’avoir contemplé un moment, s’éloigne en disant : Hodie vidi Deos ! Ajoutons que, si Velleius loue Tibère, il célèbre encore plus Séjan, et l’éloge du ministre montre bien ce que vaut l’éloge du maître. Je crois donc que, si nous avions encore les ouvrages écrits à Rome du vivant des Césars et en leur honneur, l’opinion que nous avons d’eux n’en serait pas modifiée, et que nous penserions, comme Tacite, que ce sont des panégyriques dictés par la bassesse ou par la peur.

Les écrits composés à la même époque dans les provinces nous sont rarement parvenus. Il est probable que les Césars y étaient bien traités, et je crois que les éloges qu’on faisait d’eux étaient sincères. Rien n’est plus aisé à comprendre. Les provinciaux ne connaissaient le gouvernement impérial que par ses bienfaits ; ils pouvaient prendre au sérieux les complimens que le Sénat prodiguait aux empereurs et que leur apportait le Journal officiel ; ils souffraient peu de leurs folies, car Tacite a bien raison de dire « que les méchans princes pèsent surtout sur leur voisinage. » On a remarqué que Philon le Juif juge assez favorablement Tibère. Il trouve « qu’il était grave, sévère, et qu’il n’avait souci que des choses sérieuses. » Ces éloges, après tout, sont mérités, et, s’il ne les tempère pas par quelque blâme, c’est que les démêlés du prince avec le Sénat et les grands personnages, ne l’atteignant pas, le laissent indifférent. Il ne songe qu’à son petit pays de Judée, qui s’est bien trouvé de l’administration de Tibère. Ce n’est pas que ce prince eût une tendresse particulière pour les Juifs. Il punit très sévèrement ceux de Rome de quelques friponneries dont ils s’étaient rendus coupables, mais, dans leur pays, il les laissait tranquilles pour ne pas troubler la paix de l’empire. Philon n’en demandait pas davantage, et, quand il songe à Caligula, qui voulait forcer tout le monde à l’adorer, Tibère, en comparaison, lui paraît un très bon prince. Du reste, si Philon, qui n’a vu Tibère que de la Palestine, ne lui est pas défavorable, un autre Juif, Josèphe, qui a longtemps vécu à Rome, le traite comme Tacite et comme tous les autres.

Pour expliquer que le jugement des historiens sur les Césars soit conforme à celui de Tacite, on a prétendu que les autres se sont uniquement réglés sur lui et que le succès de ses ouvrages a entraîné l’opinion publique. C’est une erreur ; l’opinion n’avait pas attendu si tard pour se prononcer. On nous dit sans doute que quelques-uns de ces princes, les plus méchans peut-être, ont été regrettés par la populace et les soldats ; mais nous savons qu’ils avaient acheté leur affection par leurs largesses, et la preuve qu’on n’avait pas d’autres raisons de leur être attaché, c’est que Tibère, qui valait mieux qu’eux, mais qui était moins prodigue de la fortune de l’État, n’a eu personne pour lui, le jour où l’on a cessé de le craindre. On venait à peine de savoir qu’il était mort que le peuple se mit à courir dans les rues de Rome en criant « Tibère au Tibre » On lui fit pourtant de belles funérailles c’était la règle ; mais il ne vint à l’idée de personne de lui décerner l’honneur qu’il avait fait lui-même à Auguste. Quoique, dans cette société sceptique, l’apothéose ne tirât guère à conséquence, ni le nouveau prince ne la demanda pour lui, ni le Sénat n’eut à l’accorder. Au mois de janvier suivant, dans cette cérémonie où les magistrats juraient d’observer les lois des princes qui avaient précédé, le nom de Tibère fut omis, et jamais, dans la suite, il n’a été rétabli sur la liste de ceux dont s’honorait l’empire. C’est qu’on se souvenait « de cette rage d’accuser qui sévissait sous son règne, et fit plus de victimes que les proscriptions, pendant les guerres civiles. » Ces paroles sont de Sénèque, qui avait assisté aux dernières années, les plus sombres, de ce règne. Il avait vu « ces délateurs qu’on lançait, comme des chiens, sur les honnêtes gens, et qu’on nourrissait de chair humaine. » Il avait vécu dans cette société « où il n’y avait plus de sécurité pour personne, où l’on tenait compte des divagations des ivrognes, où l’on dénaturait les plaisanteries les plus innocentes, où, lorsque quelqu’un était accusé, on ne s’enquérait plus de son sort on savait qu’il était perdu. » Tacite, cinquante ans plus tard, a-t-il dit autre chose ? Il en a été de Caligula et de Néron comme de Tibère. Malgré les regrets qu’ils ont laissés chez ceux qu’ils amusaient et qu’ils nourrissaient, personne n’a osé défendre ouvertement leur mémoire et faire cet affront au sentiment public de mettre au rang des dieux des gens qu’on regardait à peine comme des hommes. Je crois donc qu’au sujet des princes dont il écrit l’histoire, Tacite a trouvé l’opinion toute faite, j’entends l’opinion des honnêtes gens, celle qui finit toujours par l’emporter. Il me semble même qu’au lieu de chercher à l’enflammer, comme on le suppose, il a plutôt essayé de la retenir. Il s’est plus d’une fois prononcé contre l’exagération des bruits populaires. C’est ainsi qu’il refuse de croire que Tibère ait fait empoisonner son fils Drusus ; mais il n’en persuada pas le public, et l’accusation se retrouve, trois siècles plus tard, chez Orose, Quand éclata le grand incendie de l’année 64, l’idée vint à tout le monde que c’était Néron qui avait mis le feu à Rome. Pline l’Ancien et Stace, les premiers écrivains qui en parlent, n’hésitent pas à l’en accuser. Suétone en est tout à fait convaincu. Tacite ne se prononce pas et se contente de dire « qu’on ne sait pas si l’incendie est dû au hasard ou à un crime du prince. »

Il me semble que l’étude que nous venons de faire est de nature à nous rassurer singulièrement sur la véracité de Tacite. Ce n’est pas lui, on vient de le voir, qui a créé la tradition au sujet des Césars ; il l’a trouvée toute faite, et ses successeurs n’y ont rien changé, quoiqu’ils aient pu consulter d’autres sources que ses ouvrages. S’il avait altéré la vérité autant qu’on l’a prétendu, il se serait trouvé d’autres historiens pour la rétablir, et c’est ce qui n’est pas arrivé. Ils peuvent différer de lui sur quelques détails, mais, pour l’essentiel, il n’y en a point qui le contredisent. La façon dont ils jugent les empereurs, dans ses grandes lignes, est la même, et avec quelque perspicacité qu’on les étudie, ils ne nous fournissent pas des raisons de nous défier de son témoignage.


IV

Ces raisons, qui n’existent pas chez eux, on a cru les trouver en lui-même, dans son caractère, dans son éducation, dans les préjugés qui lui venaient de ses relations ou de sa naissance. Et tout d’abord on a eu l’idée de mettre sa sévérité sur le compte de son humeur chagrine. C’était, dit-on, un pessimiste, et je crois bien qu’on a raison de le dire. Les Romains avaient, en général, une disposition à l’être. Ce qui les distingue des Grecs, c’est qu’ils sont ou qu’ils veulent paraître sérieux jusqu’à l’austérité, graves jusqu’à la tristesse ; qu’ils sourient moins à la vie, qu’ils se méfient des événemens, qu’ils ont peu de confiance dans les hommes. Il était donc naturel que Tacite, qui est un si parfait Romain, fût, d’instinct et de tempérament, un pessimiste. Les spectacles auxquels il assista dans sa première jeunesse n’étaient pas pour lui inspirer des sentimens contraires. Il avait une douzaine d’années à la mort de Néron. Il vit quatre empereurs se succéder en quatorze mois, le Capitole brûlé, Rome prise d’assaut, les Barbares s’insurgeant aux frontières et l’empire près de périr. Il n’est pas étonnant qu’il lui en soit resté des dispositions moroses. Dans les plus anciens ouvrages que nous avons de lui, le Dialogue des orateurs et la Germanie, il traite déjà sévèrement la société de son temps. Les trois dernières années du règne de Domitien, où il vit de près à quels excès peut s’emporter un homme qui est tout-puissant, quand il cède à l’ivresse de la cruauté ou qu’il est effaré par la peur, lui laissèrent une impression qui ne s’effaça plus. Il prétend sans doute qu’à l’avènement d’un prince honnête homme, le cœur est revenu aux Romains, nunc tandem redit animus ; mais je ne crois pas que la blessure que ces effroyables années lui avaient faite se soit jamais fermée. Même aux plus beaux jours du règne de Trajan, il a dû regarder l’avenir avec quelque inquiétude. À ceux qui se livraient trop facilement à la félicité présente, il devait être tenté de répondre par ces paroles qu’il a mises dans la bouche d’un sénateur prévoyant « Qui vous assure qu’il n’y aura plus de tyrans ? Ils le pensaient comme vous, à la mort de Tibère et de Caligula, ceux qui leur survécurent ; et cependant des tyrans nouveaux se sont élevés, plus cruels et plus détestables. »

C’est dans cet état d’esprit qu’il commença d’écrire ses grands ouvrages historiques. Le sujet qu’il avait choisi n’était guère de nature à le réconcilier avec l’humanité. Il faut bien reconnaître qu’il y a peu d’histoire aussi lugubre que celle des Césars, quelque effort qu’on ait fait de nos jours pour atténuer leurs crimes. Tacite, qui a cependant entrepris de la raconter, ne nous cache pas la répugnance qu’elle lui inspire. Il y a des momens où la patience lui échappe, où le cœur parait lui manquer, quand il lui faut mettre sous nos yeux cette série de scènes effroyables, et toujours les mêmes, « ces perpétuelles accusations, ces amis trahissant leurs amis, ces juges qui ne savent que condamner. » Après avoir flétri les bourreaux, il ne peut s’empêcher d’en vouloir un peu aux victimes ; il les trouve trop facilement résignées à leur sort (segniter pereuntes). Il croyait sans doute, comme on le pensait chez nous à l’époque de la Terreur, qu’elles avaient tort de se faire un point d’honneur de mourir sans plainte ; il se demandait si quelque résistance de leur part n’aurait pas réveillé la pitié publique. Quand il se sent rebuté par cette uniformité d’horreurs, et qu’il craint que le lecteur n’éprouve les mêmessentimens que lui, il songe avec quelque tristesse aux historiens de la République ; eux, au moins, avaient de grandes et belles choses à dire. Ils n’étaient pas réduits au récit de vengeances obscures, de rivalités mesquines de maitresses et d’affranchis, de cruautés monotones. « Ils racontaient de grandes guerres, des villes prises, des rois vaincus et captifs, et, au dedans, les querelles des tribuns et des consuls, les lois agraires et frumentaires, les luttes du peuple et du Sénat c’était un sujet large, étendu, où ils pouvaient se mouvoir à l’aise. Pour moi, je suis enfermé dans une carrière étroite, et mon travail sera sans gloire. »

En parlant ainsi, c’est à Tite-Live qu’il songe, et l’on voit bien qu’il n’y peut songer qu’avec une sorte d’amère jalousie. Il est sûr qu’entre eux, dans les dispositions où ils se trouvent, et les sentimens qui les animent, le contraste est frappant. L’oeuvre de Tite-Live a été conçue dans la joie. On y sent cette ivresse d’orgueil national que Rome éprouva, lorsque, sous la main d’un chef unique, elle mesura mieux sa grandeur. Cet orgueil a inspiré l’histoire de Tite-Live, qui en est la plus vivante expression. C’est ce qui fait que, dans cette œuvre immense, on ne sent pas un seul moment de fatigue. L’intérêt s’y renouvelle sans cesse avec le récit de nouvelles victoires ; la gloire de Rome, qui grandit toujours, le porte et le soutient. Il monte allégrement avec elle jusqu’à ce sommet où elle est arrivée sous Auguste, et si, parvenu à ces hauteurs, il regarde avec quelque inquiétude devant lui, vers ces chemins de l’avenir qui lui semblent obscurs et périlleux, il n’a qu’à se retourner du côté de la route parcourue, à se faire antique, comme il dit, pour reprendre toute sa fierté. Vers le milieu de son travail, dans la préface d’un de ses livres aujourd’hui perdus, il disait « qu’il avait acquis assez de gloire, qu’il pourrait s’arrêter, si son âme, qui ne connaissait pas le repos, ne se nourrissait de son œuvre. » Que Tacite est loin de cette plénitude de satisfaction et de confiance ! Au lieu « de se nourrir de son œuvre, » comme Tite-Live, il ne nous dissimule pas combien elle lui semble ingrate et triste c’est une tâche qu’il s’est imposée par devoir et qu’il accomplit sans plaisir.

Tacite est donc un pessimiste, mais le pessimisme n’est pas toujours un danger pour un historien. S’il peut quelquefois l’égarer, il peut aussi le servir. Tacite lui doit une de ses plus grandes qualités, cette perspicacité qui l’empêche de se laisser prendre aux apparences et lui fait voir les choses comme elles sont. Elle n’était pas sans mérite à une époque où le gouvernement tenait à paraître ce qu’il n’était pas, où, selon le mot de Mommsen, les noms ne correspondaient plus aux choses, ni les choses aux noms. Parmi ces obscurités, Tacite a vu clair. Il n’est pas de ces naïfs qui prenaient au sérieux ces étiquettes de liberté, qu’on avait soigneusement conservées pour tromper le public. Caligula, dans un de ses caprices, ayant destitué les consuls, sans se presser de les remplacer, Suétone fait remarquer, avec une gravité un peu comique, « que la république fut trois jours sans gouvernement. » Tacite parle d’un autre ton ; il se moque de Tibère, qui, à propos d’un jugement qu’on voulait différer, invoquait le respect des lois, le salut de la république, les droits du consul Varron, « comme s’il pouvait être question des lois en cette affaire, que Varron fût vraiment un consul, et le gouvernement de Tibère une république » Voilà la vérité. Un des grands soucis de ces princes était de faire croire que tout était pour le mieux sous leur autorité, que Rome ne regrettait rien dans le passé, qu’elle n’avait jamais été plus heureuse du présent, plus assurée de l’avenir. Cette Felicitas temporum, qu’on affirmait effrontément dans les documens officiels, à laquelle on rendait presque un culte, personne ne pouvait se permettre d’en douter : c’était un devoir d’être joyeux, et l’une des raisons qu’on avait de se méfier des chrétiens, c’est qu’ils refusaient de prendre part aux fêtes publiques et qu’on trouvait à leur gravité des airs de tristesse. Tacite ne s’est jamais laissé prendre à ces dehors de prospérité il a vu les maux intérieurs dont on souffrait et n’a pas hésité à les dire. À ceux qui vantent l’état florissant de l’Italie, il répond en montrant des villes comme Tarente et Antium, qui sont dépeuplées. On est fier des victoires remportées par les légions, et il s’en réjouit comme tout le monde ; cependant, là aussi, il aperçoit quelques raisons d’être inquiet. Les révoltes qui éclatent dans l’armée, à l’avènement de Tibère, montrent à quel point l’indiscipline s’y est glissée ; les soldats qu’on recrutait à Rome, et qui étaient autrefois les meilleurs, ne sont plus que des brouillons qui se croient toujours au cirque ou au théâtre ; les troupes auxiliaires levées dans les pays conquis prennent une importance dangereuse, et il ne manque pas de gens qui disent que, « dans l’armée romaine, il n’y a de bon que ce qui n’est pas romain. » Le tableau qu’il trace de la société civile est encore moins rassurant. La vieille noblesse a presque disparu, et ce qui en reste vit d’expédiens ; un Sempronius Gracchus est brocanteur en Sicile ; un Pollion fabrique de faux testamens un Aurélius Cotta, un Valerius Messala, un Hortensius, tendent la main à l’empereur. Ce qui est plus grave, les esclaves augmentent sans cesse, tandis que disparaît la plèbe libre. Les affranchis ou fils d’affranchis occupent les meilleures places « Ils se sont telment accrus que, si on les mettait à part, les autres seraient effrayés de leur petit nombre. » Ces maux, que Tacite signale avectant de force, sont ceux sous lesquels l’empire a succombé.

Il est bon sans doute de voir les choses comme elles sont ; c’est, on vient de le montrer, un des grands mérites de Tacite ; mais ne les a-t-il pas vues quelquefois pires qu’elles n’étaient ? On le lui a reproché, avec raison, je crois, et c’est en cela que son pessimisme, qui le servait tout à l’heure, lui a été contraire. Le désir de lire jusqu’au fond des cœurs, la crainte d’être dupe, la mauvaise opinion qu’il avait des hommes, le poussent à chercher, dans leurs actions les plus simples, des intentions cachées et subtiles. Il les soupçonne facilement de quelque noirceur. Dès le début des Annales, cette tendance se révèle. Auguste choisit Tibère pour lui succéder : ce n’est pas qu’il ignorât ses vices ; « il voulait se faire valoir par le contraste. » Dans son testament, il conseillait à son successeur de ne pas faire de conquête nouvelle « on ne sait pas si c’était prudence ou jalousie, » et ainsi de suite. Ce qu’il faut admirer, c’est qu’étant dans ces dispositions d’esprit, il n’ait pas ajouté foi plus souvent aux méchans bruits qu’on avait tant de plaisir à propager et qu’il devait avoir tant de penchant à croire. Nous avons vu que, la plupart du temps, il les conteste, mais on sent bien que, pour leur résister, il lui faut lutter contre lui-même, et que, s’il cesse un moment de se surveiller, il sera entraîné à les admettre[11]. C’est une faiblesse contre laquelle il convient, quand nous le lisons, de nous tenir en garde. Il est bien possible aussi que, dans les tableaux qu’il nous présente de son époque, il ait assombri les couleurs ; lui-même semble s’en apercevoir, puisque, par momens, il prend la peine de se corriger. C’est ainsi qu’après avoir dépeint avec une admirable vigueur les misères et les fautes de la société romaine depuis Néron, il se reprend tout d’un coup pour dire « Et pourtant, ce siècle ne fut pas tout à fait stérile en vertus » et il le prouve en énumérant les bons exemples qu’il a donnés. Sans doute ses préférences sont pour le passé, et il est disposé d’ordinaire à lui sacrifier le présent. C’était l’opinion générale autour de lui qu’on doit s’en tenir aux anciens usages et « qu’on ne change que pour faire plus mal. » Cependant il lui arrive de louer son temps et même, une fois, il va jusqu’à dire « Tout n’allait pas mieux avant nous, et notre siècle aussi a produit des vertus et des talens, dignes d’être proposés pour modèles. » Il faut lui savoir gré de ces efforts qu’il fait pour être juste.

Dans tous les cas, pour tempérer la sévérité de ses jugemens sur son époque, il suffira d’y mêler quelques teintes plus douces que nous irons prendre chez son ami, Pline le Jeune : ils se corrigent l’un par l’autre. Mais, bien que le contraste soit complet entre l’humeur soupçonneuse du premier et l’universelle bienveillance de l’autre, il y a un point sur lequel ils sont d’accord, et cette unanimité mérite d’être remarquée. Ils ont tous les deux, des empereurs, la même opinion ; ce que Pline est amené à nous dire de Tibère et de Néron ne diffère pas de l’idée que nous en donne Tacite, et ils ont également détesté Domitien. On ne peut donc pas dire que ce soit le pessimisme de Tacite qui lui a inspiré le jugement qu’il porte sur les Césars, puisque Pline, un optimiste si décidé, pense et parle comme lui.


V

Quelle influence ont pu exercer, sur les opinions de Tacite, sa naissance, ses relations, le monde qu’il a fréquenté, l’éducation qu’il a reçue ? La question se pose naturellement dans un pays comme Rome, où l’on ne pensait guère par soi-même, où l’on agissait surtout d’après des règles et des habitudes uniformes, où c’était une vertu de respecter les traditions, une loi de se conformer aux opinions reçues.

La famille de Tacite, on l’a déjà vu, était de noblesse très récente ; ce qui ne veut pas dire qu’elle ne partageait pas les préjugés de l’ancienne aristocratie. Il arrive parfois que les grands seigneurs de fraîche date mettent à les soutenir plus de passion que les autres, dans la pensée de faire oublier leur origine. Tacite avait trop d’élévation dans l’esprit pour céder à ce ridicule. Mais on a beau faire, on n’échappe jamais entièrement aux impressions qu’on prend dès l’enfance dans son entourage, et je crois qu’en cherchant bien, on en trouverait chez lui quelques traces. C’est ainsi qu’il remarque, sans en paraître surpris, qu’on préférait Germanicus à Drusus, son frère d’adoption, « parce que le bisaïeul de ce dernier était un simple chevalier romain, Pomponius Atticus, dont l’image semblait déparer celles des Claudii. » On dirait vraiment qu’il oublie qu’il sortait lui-même d’une famille équestre. Ailleurs, quand il nous parle des désordres de Livie, la femme de ce même Drusus, que Séjan avait séduite, il lui reproche surtout « de s’être prostituée à un amant né dans un municipe. » C’est ainsi qu’on s’indignait, à la cour de Louis XV, quand le roi se permit de prendre sa maîtresse dans la bourgeoisie. Mais ce ne sont là que des passages isolés d’ordinaire, Tacite n’est pas partial pour l’aristocratie il ne dissimule ni ses lâchetés, ni ses crimes. Une seule fois, il demande la permission de taire le nom des fils de maisons illustres qui se sont déshonorés dans les fêtes de Néron. « Tout morts qu’ils sont, dit-il, je ne les nommerai pas, par respect pour leurs ancêtres le plus coupable, après tout, n’est pas celui qui commet une faute, mais le prince qui l’a payé pour la commettre. »

À côté de cette éducation de la famille, qui se résumait dans le culte des souvenirs, pour lui, comme pour tous les Romains, il y en avait une autre, celle que donnaient le grammairien, le rhéteur, le philosophe, et qui tenait le jeune homme entièrement occupé des exercices de l’école, attentif à la parole du maître, penché sur ses livres, jusqu’à l’âge où il prenait la robe virile, c’est-à-dire vers seize ans. Cette seconde éducation était toute grecque, comme, chez nous, elle a longtemps été presque toute romaine. Aujourd’hui il est à la mode de condamner sévèrement cette façon d’élever la jeunesse dans un monde où elle ne doit pas vivre, au lieu de l’introduire tout de suite dans celui qu’elle doit habiter. Et pourtant, n’est-il pas utile d’arracher un moment le jeune homme aux étreintes de son milieu habituel, de l’empêcher ainsi de trop s’imprégner des préjugés de ceux qui l’entourent, de lui élargir le cerveau en lui faisant entrevoir une autre société que la sienne, des gens qui ont d’autres usages et d’autres idées ? Ce qui au moins est certain, c’est qu’à Rome l’éducation grecque a produit les meilleurs résultats. Rome lui doit des qualités qui ne lui étaient pas naturelles ; tout ce qu’elle a eu, par momens, de généreux, de large, de libéral lui est venu de là. Seule, et s’enfermant en elle-même, son caractère naturellement raide, impérieux, étroit, et ce qu’y ont ajouté d’égoïsme et de dureté ses instincts de domination, et l’âpre souci de ses intérêts, n’auraient fait que s’exaspérer chez ce peuple de paysans, de soldats et de juristes. Il lui fallait aller à l’école de la Grèce pour y prendre le goût des choses de l’esprit, vers lesquelles elle n’était guère portée d’elle-même, et surtout pour s’initier à ce qui est la vertu grecque par excellence, le sentiment de l’humanité. Le mélange des qualités des deux peuples était nécessaire pour former cette civilisation romaine, dont nous vivons encore.

Il est impossible que Tacite, intelligent comme il l’était, ouvert aux curiosités de l’esprit, n’ait pas profité de la culture grecque. Malgré sa défiance de la philosophie, on sent bien, quand on le lit, qu’il l’a étudiée ; il en a certainement gardé quelque chose, s’il n’a pas voulu tout prendre. Il était très patriote ; on le voit à la joie qu’il éprouve quand il raconte quelque succès des Romains ; mais son patriotisme n’est pas étroit ou aveugle. Il ne se croit pas obligé de maltraiter les ennemis de son pays ; il est beaucoup plus juste pour Arminius que Tite-Live pour Annibal. Quand il s’agit du passé, il ne regarde pas comme un devoir de faire à Rome une histoire qui ne contienne que des triomphes, et, par exemple, il ne conteste pas, comme beaucoup d’autres, qu’elle ait été prise par Porsenna. Dans le présent, il ne se laisse pas duper par ces grands mots dont se servaient ses compatriotes pour justifier leur domination, et ne les répète qu’avec un sourire. Pline l’Ancien ne comprend pas que les nations barbares, qui sont si misérables chez elles, ne viennent pas se jeter d’elles-mêmes sous le joug des Romains et qu’elles se trouvent malheureuses de leur être soumises. « Si elles étaient victorieuses, dit-il, si elles restaient libres, c’est alors qu’elles auraient lieu de se plaindre » Ce n’est pas le sentiment de Tacite il n’a pas cette plénitude d’orgueil national qui fait trouver aux Romains qu’on devait se féliciter d’être leurs esclaves ; il reconnaît, au contraire, que les peuples que Rome a vaincus ont souvent raison de se plaindre, et même il a donné à leurs plaintes un merveilleux relief par la vigueur avec laquelle il les exprime. C’est chez lui, surtout dans le discours de Galgacus, qu’on va chercher les reproches dont on accable encore aujourd’hui la domination romaine : Raptores orbis.Quos non Oriens, non Occidens satiaverit.. Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant.

Il est vrai qu’en un autre endroit, il l’a défendue. La réponse aux affirmations de Galgacus se trouve dans le discours de Cérialis. C’est une des plus belles pages, des plus fermes, des plus profondes qu’il ait écrites. Cérialis est victorieux ; il vient d’entrer dans la ville de Trèves, qui s’était révoltée. Selon le droit ancien, il peut tout se permettre. Il réunit sur la place publique les citoyens tremblans et qui s’attendaient aux traitemens les plus rigoureux. Mais il se contente, pour toute vengeance, de leur démontrer, sans violence, sans menaces, qu’ils ont eu le plus grand tort de prendre les armes. Ses raisonnemens sont sans réplique. Il leur rappelle que les Romains ne sont entrés en Gaule qu’à l’appel des Gaulois, leurs aïeux, que les Germains opprimaient. Les Germains étaient alors, comme ils le sont toujours, prodigues de belles paroles. Toutes les fois qu’ils passent le Rhin, ils annoncent qu’ils viennent rendre aux Gaulois leur indépendance mais faut-il les croire ? « Tous ceux qui veulent asservir les nations voisines prétendent toujours qu’ils leur apportent la liberté. » Les Romains au moins n’ont pas pesé lourdement sur le monde vaincu. S’ils imposent un tribut aux peuples qu’ils ont soumis, c’est que, pour la tâche qu’ils se sont donnée d’assurer la sécurité publique, il leur faut entretenir des armées « or, sans armées, point de repos pour les nations ; sans solde, point d’armées, et point de solde, sans tribut. » Pour tout le reste, entre les vainqueurs et les vaincus, il n’y a point de différence. « Vous pouvez arriver à tout, leur dit Cérialis vous commandez nos légions, vous gouvernez les provinces. Quand les princes sont méchans, nous en souffrons comme vous, plus que vous, car nous sommes plus rapprochés d’eux. Les bons font du bien à tout le monde. Il faut souffrir les mauvais comme on supporte la sécheresse ou les inondations. Le beau temps survient, qui nous console des tempêtes. » Ce qui distingue ce discours entre ceux de Tacite, c’est l’absence complète de rhétorique. Cérialis y parle en soldat, d’un ton décidé, mais calme et presque froid. Le fond en est certainement d’un patriote, puisqu’on y donne les raisons qui légitiment la puissance romaine ; mais c’est un patriote qui aime son pays sans emportement et sans illusion. Il va même jusqu’à prévoir ce qu’un Romain n’envisageait guère, la ruine de cet empire auquel semblait promise l’éternité. Il annonce que, si ce malheur arrivait, la guerre, une guerre terrible, se déchaînerait sur l’univers entier. « Huit cents ans de fortune et de discipline ont élevé cet immense édifice ceux qui l’ébranleront seront écrasés sous sa chute. » C’est bien ce qui est arrivé. En parlant ainsi, Tacite semblait voir et prédire l’effroyable cataclysme où s’engloutit l’empire romain.

Si c’est vraiment la culture grecque qui a donné tant de mesure et de clairvoyance à son patriotisme, il faut l’en glorifier c’est un grand service qu’elle lui a rendu ; mais nous sommes forcés de reconnaître qu’il n’a pas toujours aussi bien profité de ses leçons. Il y a chez lui des préjugés dont la philosophie n’a pu le guérir ; à propos des esclaves, des gladiateurs, des gens à qui la société antique était si dure, il lui échappe des mots malheureux qui prouvent qu’en bien des choses, il ne s’élevait pas au-dessus des personnes de son monde et de son temps. En parlant de ces quatre mille affranchis, infectés de superstitions égyptiennes ou juives, que Tibère déporta dans l’île de Sardaigne, il déclare que, s’ils y meurent de la fièvre, ce sera une petite perte, vile damnum. Les grandes tueries d’hommes qu’on fait dans les amphithéâtres le laissent assez froid, et il trouve qu’en somme, le sang qui coule dans ces combats n’est guère précieux, vili sanguine. Il prend très aisément son parti du supplice de ces quatre cents malheureux qu’on mène à la mort uniquement parce que le hasard a voulu qu’ils aient couché dans la maison où leur maître a été assassiné. C’est une injustice assurément ; « mais y a-t-il moyen de tenir cette engeance autrement que par la terreur ? » Que nous sommes loin de la largeur et de la liberté d’esprit de Sénèque, si humain, si généreux, si dégagé des opinions de son époque, qui a si bien parlé des esclaves, qui condamne avec tant de force les combats de gladiateurs, qui proclame si hautement « que l’homme doit être sacré pour l’homme » Il est vrai que ce même Sénèque dit, quelque part, de la façon la plus naturelle du monde « Quand un enfant naît faible ou difforme, nous le noyons. » Tant il est difficile de résister tout à fait aux préjugés même les plus monstrueux, quand autour de nous ils sont acceptés de tout le monde


VI

Ce mélange singulier d’idées élevées et de préjugés populaires, nous allons le retrouver en étudiant les croyances religieuses de Tacite c’est une étude sur laquelle j’insisterai volontiers, car elle achève de nous le faire bien connaître.

Il n’a fait nulle part, d’une manière expresse, sa profession de foi, et vraisemblablement, sur ces questions si délicates, il n’avait pas de principes bien arrêtés. Nous voyons qu’à propos de l’immortalité de l’âme, il ne va pas au delà d’une espérance si quismanibus piorum locus. Il est probable qu’il s’en tenait à ce monothéisme indécis qui, grâce à la philosophie grecque, était devenu la croyance de tous les esprits cultivés. C’est ce qui semble ressortir du passage célèbre où, malgré sa haine pour les Juifs, il rend hommage à l’élévation de leurs doctrines. « Ils ne conçoivent Dieu, dit-il, que par la pensée, et n’en reconnaissent qu’un seul ; ils traitent d’impies ceux qui, avec des matières périssables, se fabriquent des dieux à la ressemblance de l’homme ; le leur est le Dieu suprême, éternel, dont l’image ne peut être reproduite, et qui ne doit pas périr. Aussi ne souffrent-ils aucune effigie dans leurs villes, encore moins dans leurs temples, point de statues, ni pour flatter leurs rois, ni pour honorer les Césars. » Sans dire expressément qu’il pense comme eux, il me semble qu’il le laisse entendre par la façon dont il s’exprime. Les mêmes sentimens se retrouvent dans un passage important où il parle des Germains « Ils croient qu’emprisonner leurs dieux dans des murailles ou les représenter sous une forme humaine, c’est faire outrage à leur grandeur. Ils consacrent à leur culte les bois et les forêts, et ces mystérieuses solitudes, où ils les adorent sans les voir, leur semblent être la divinité même. » Ici encore, il n’a pas besoin de nous dire que son sentiment est conforme à celui des Germains, nous voyons bien qu’il lui paraît que ce peuple barbare a trouvé la véritable manière d’honorer les dieux.

Est-ce à dire que, dans la vie ordinaire, Tacite se soit abstenu de fréquenter ces temples où l’on « emprisonnait » les dieux de Rome et de prendre part aux cérémonies qu’on célébrait en leur honneur ? Non, sans doute. Comme presque tous les gens de sa condition, il joignait à la croyance à un Dieu unique la pratique d’un culte qui en suppose une multitude. C’était sans doute se mettre en opposition complète avec soi-même ; mais, outre que ces sortes de contradictions, en matière religieuse, sont partout assez communes, une secte philosophique, la plus importante de toutes à ce moment, avait trouvé moyen de tout concilier. Les stoïciens, contrairement à l’idée qu’on se fait d’eux, ne dédaignaient pas la popularité ; ils s’adressaient à un public plus étendu qu’on ne croit et faisaient beaucoup de concessions pour le gagner. C’est ainsi qu’ils imaginèrent un système qui permettait à ceux qui professaient des doctrines philosophiques de s’accommoder sans trop de répugnance de la religion de leur pays. Ce fut un jeu, pour ces moralistes adroits, d’interpréter les légendes les plus étranges de la mythologie, celles dont Horace disait qu’elles apprennent à se mal conduire, de manière à les rendre raisonnables et morales. Pour accorder ensemble l’unité de Dieu et le polythéisme, la tâche était plus difficile ; mais le caractère même des religions antiques aida les stoïciens à y réussir. Comme elles n’avaient pas de dogmes précis, de symbole arrêté, d’enseignement théologique, elles opposaient peu de résistance aux tentatives qu’on faisait pour les modifier en les interprétant. Ces théologiens subtils, à force de raisonner sur l’essence de ces dieux, dont on ne pouvait dire que le nom, et qui se prêtaient à tout, finirent par les vider de toute réalité. Ce ne furent plus des personnages divins, ayant leur existence propre, mais simplement des manifestations ou des fonctions du Dieu suprême, en sorte que celui qui les honorait rendait hommage, par un détour, à la divinité unique.

Dès lors, on pouvait les honorer sans trop de scrupule, ce qui mettait à l’aise tous ceux qui tiennent à ne pas s’isoler de la foule et à faire comme tout le monde. Le nombre en était grand à Rome, où régnait le respect des anciens usages, où les pratiques du culte tenaient tant de place dans la vie, où les sacerdoces étaient des fonctions politiques qu’un homme d’État ne pouvait pas dédaigner. Le système des stoïciens leur rendait un service signalé il leur offrait le moyen de remplir leur devoir de citoyen et de ne pas donner pourtant un démenti trop violent à leurs opinions philosophiques. C’est ce qui a permis à Cicéron d’être augure sans étonner personne et à Tacite de faire partie du collège des Quindecimviri sacris faciundis, et de présider, en cette qualité, aux jeux séculaires de Domitien.

Malgré tout, il a dû arriver plus d’une fois que le citoyen et le philosophe ne se soient pas bien entendus ensemble. Les compromis imaginés par les stoïciens pour concilier les contraires n’ont pas toujours étouffé chez les honnêtes gens les révoltes de leur conscience ou de leur raison en présence de ces légendes immorales ou de ces superstitions ridicules. C’est ce qui est visible chez quelques-uns d’entre eux, surtout à propos des présages, des oracles, de ce qu’on appelait la divination. Presque tout le monde y croyait alors, et l’autorité peut-être plus que tout le monde, puisqu’elle en avait peur et punissait des peines les plus rigoureuses ceux qui consultaient les devins ; mais ces malheureux y croyaient encore davantage, puisque ni l’exil, ni la prison, ni la mort, n’ont pu les empêcher de les consulter. Nous voyons ici encore les stoïciens venir au secours des croyances populaires. Avec une complaisance inépuisable, ils ont trouvé des argumens très spécieux pour légitimer la divination, pour établir que c’était une science véritable, qui avait ses principes et sa méthode et qui méritait la même confiance que les autres.

Qu’en pense Tacite ? il n’est pas aisé de le savoir. Une fois, il semble résolu à nous révéler le fond de sa pensée ; il pose très nettement le problème et se demande « si les choses humaines sont régies par des lois éternelles ou si elles roulent au gré du hasard. » Mais il recule devant une solution précise, et, en réalité, il ne conclut pas. Il se contente de nous dire que « la plupart des hommes ne peuvent renoncer à l’idée que le sort de chaque mortel est fixé au moment de sa naissance, » ce qui est la justification de l’astrologie, et, comme il en a l’habitude, il paraît très porté à suivre l’avis « de la plupart des hommes. » Il fait, à la vérité, quelques réserves, car il a peur de paraître crédule et craint d’être dupé. Les devins se trompent quelquefois faut-il s’en étonner ? « l’erreur est si près de la science ; » ils mentent souvent « c’est une race d’hommes qui fait profession de trahir les puissans et d’abuser de la crédulité des ambitieux ; » mais, souvent aussi, ils disent la vérité ; n’ont-ils pas prédit à Tibère, à Néron, à Vespasien, ce qui leur devait arriver ? Quant aux prodiges qui précèdent et annoncent les grands événemens, Tacite ne manque jamais de les mentionner c’est un ancien usage, et il s’y conforme. « Je n’oserais pas, nous dit-il, passer sous silence et traiter de fables des faits attestés par la tradition ; » et il en veut à ceux qui n’ont pas pour la tradition le même respect que lui. Il blâme les esprits forts qui se moquent des mauvais présages et négligent les pratiques par lesquelles on en détourne l’effet. Un général romain n’en avait pas tenu compte, dans une rencontre avec les Parthes, et de plus il s’était mal gardé. Ce sont deux fautes que Tacite lui reproche, sans mettre entre elles aucune différence, et auxquelles il attribue également sa défaite. Cependant, lui-même, quand il lui faut les mentionner, et qu’ils sont un peu extraordinaires, semble en éprouver parfois quelque trouble. Il lui arrive d’y mêler des plaisanteries qui détonnent[12], et même, une fois, il avoue qu’on ne signale jamais tant de prodiges que quand on est d’avance disposé à y croire. Ce sont des preuves évidentes d’une lutte qui se livrait en lui entre sa crédulité et son bon sens.

À ce propos, je veux dire un mot d’une question qui a été souvent traitée, mais qui montre, une fois de plus, à quel point il se laisse dominer par l’opinion des autres. Comment peut-il se faire qu’un homme dont les croyances religieuses sont si indécises ait cru devoir si sévèrement traiter les Juifs et les chrétiens ? Il avait pourtant quelques raisons de leur être favorable. On vient de voir qu’il parle avec sympathie de la façon dont les Juifs conçoivent la divinité et dont ils l’honorent. Quant aux chrétiens, il savait bien qu’ils n’avaient pas mis le feu à Rome. Il nous dit lui-même qu’on leur avait infligé un supplice épouvantable, que ne justifiait pas l’intérêt public « et qui n’était qu’une satisfaction donnée à la cruauté d’un homme, » si bien que les cœurs s’étaient émus de compassion à ce spectacle. Mais, pour les uns et pour les autres, Tacite n’a écouté que les préventions communes ; il a parlé d’eux comme on en parlait autour de lui. Les Juifs, amenés à Rome en grand nombre après le triomphe de Pompée, s’y étaient fait très vite, comme partout, une place importante. Cicéron nous dit qu’en cinq ans ils devinrent si nombreux et si puissans qu’ils troublaient les assemblées populaires et qu’un orateur qui ne voulait pas soulever des tempêtes était obligé de les ménager. Ils formaient à Rome une population misérable propre à tous les métiers. Tandis que les hommes vont faire du bruit au forum pour le compte des agitateurs qui les payent, les femmes disent la bonne aventure à domicile, les enfans, dressés au métier par leurs mères, tendent la main aux passans dans les bosquets d’Egérie, à côté des marchands d’allumettes soufrées, des marins qui apitoient les passans en montrant des tableaux qui représentent leur naufrage, et d’autres mendians de cette sorte. Ils habitaient, au delà du Tibre, ces faubourgs où affluait, selon le mot de Tacite, tout ce qu’il y a d’infamies et d’horreurs dans le monde, et qui ressemblaient sans doute aux quartiers sordides où ils s’entassent aujourd’hui dans les grandes villes de l’Orient. Tout se réunissait donc, ce qu’on voyait et ce qu’on entendait dire, pour donner d’eux une fâcheuse opinion à des gens déjà pleins d’un mépris superbe à l’égard de ces nations de l’Asie « nées pour la servitude. »

Voilà ce qui indisposait Tacite contre les Juifs beaucoup plus que leurs croyances religieuses. Les cultes étrangers étaient soufferts à Rome sous l’Empire et l’on y honorait publiquement les dieux de tous les pays. Tacite n’en paraît nulle part scandalisé, et même il s’est occupé, dans ses ouvrages, avec curiosité, presque avec sympathie, de quelques-unes de ces religions. Il est probable qu’il n’aurait pas été plus sévère pour celle des Juifs, s’il n’avait eu des motifs particuliers de l’être. Quand il parle de quelques-uns de leurs usages les plus singuliers, l’abstinence du porc, le repos du septième jour et de la septième année, l’emploi du pain sans levain, il ajoute qu’ils leur viennent de leurs pères, antiquitate defenduntur, et, pour Tacite, tout ce qui est antique est respectable. Même l’adoration de la tête d’âne, dont on les accuse, ne paraît pas l’étonner ou l’indigner beaucoup les Égyptiens, qui passent pour des sages, rendent bien un culte aux chats et aux légumes. Je crois même qu’il leur aurait pardonné l’habitude qu’ils avaient d’attirer à eux les fidèles des autres cultes, quoique rien ne fût plus étranger à l’esprit de la religion romaine. C’était un usage, dans toutes les religions orientales, de chercher à faire des prosélytes des Romains, et surtout des Romaines de vie légère, fréquentaient les temples d’Isis et de la Mère des dieux, et cette propagande était parfaitement tolérée mais c’était à une condition à laquelle les Juifs ne voulaient pas se soumettre.

Les Romains avaient l’habitude, toutes les fois qu’ils rencontraient à l’étranger un dieu qu’ils ne connaissaient pas, d’en chercher un, chez eux, qui parût lui ressembler et de donner le nom de l’ancienne divinité à la nouvelle. C’était une façon de faire croire qu’entre les diverses religions, il n’y avait pas de différences essentielles. Quand on connut celle des Juifs, on essaya de lui appliquer la même méthode. Quelques personnes, à cause du repos du samedi, eurent l’idée d’assimiler leur dieu à Saturne, à qui le samedi était consacré ; d’autres, qui voyaient qu’on adorait Jéhovah au bruit de la flûte et du tambour, pensèrent que c’était Liber ou Bacchus. Mais, devant l’attitude des Juifs, il fallut renoncer à ces assimilations on vit bien qu’ils refusaient de les accepter, ou même qu’ils s’indignaient qu’on osât les faire. Isis ou Mithra permettaient à leurs dévots d’honorer Jupiter ou Minerve Jéhovah était un Dieu jaloux, qui ne voulait être associé à aucun autre. Celui qui s’enrôlait parmi ses adorateurs ne pouvait adorer que lui. La situation, dès lors, devenait grave. Les cités antiques étant surtout unies dans la pratique du même culte, quand on renonçait à ce culte, on cessait d’être citoyen. Voilà le grand reproche que Tacite adresse à ceux qui se font Juifs. « Le premier principe qu’on leur inculque, dit-il, c’est de mépriser les dieux de leur pays, c’est-à-dire d’abjurer leur patrie, de ne plus tenir aucun compte de leurs parens, de leurs enfans, de leurs frères. » Pour un patriote comme lui, il n’y a pas de crime plus grave. Ajoutons que la conduite des Juifs, dans les villes où ils s’établissent, semble justifier ce reproche. Ils y forment des communautés étroitement fermées, ils tiennent à vivre seuls. Pour éviter la contagion des infidèles, ils habitent à part, ils mangent ensemble, ils se marient entre eux. Or, partout, la populace est ombrageuse ; quand on s’isole d’elle, quand on la fuit avec obstination, elle croit qu’on la dédaigne, qu’on la condamne, et soupçonne qu’on veut lui nuire ; elle se méfie et s’irrite. De là ces explosions de colère féroce, qui amenèrent, dans les grandes villes de l’Asie, tant d’effroyables massacres.

Il semble que les lettrés auraient dû être plus tolérans ou moins injustes que le peuple ; mais eux aussi avaient des raisons d’en vouloir aux Juifs, et leur haine était d’autant plus profonde que ces raisons leur paraissaient plus légitimes et qu’elles avaient leur source dans des sentimens plus élevés. La philosophie grecque avait entrevu l’unité du genre humain. Cicéron, qui en résume les plus beaux préceptes, demande qu’on n’enferme pas ses affections dans les murailles de la ville où l’on est né, mais qu’on les étende au monde entier. L’expédition d’Alexandre, en faisant tomber les barrières qui séparaient l’Europe de l’Asie, avait paru légitimer ces généreuses théories ; la conquête romaine, qui s’était étendue à tout l’univers civilisé, en avait presque fait une réalité vivante. Aussi cette fraternité universelle, cette concordia generis humani, regardée comme la plus belle conséquence de la paix romaine, était-elle, pour les grandes âmes du premier et du second siècle, un sujet de joie et d’orgueil. Elle a été célébrée en termes magnifiques par Sénèque et par Marc-Aurèle. On pouvait croire qu’elle reposait sur des bases solides, quand on voyait tout l’univers obéissant au même maître, soumis aux mêmes lois, parlant presque partout la même langue. Ce qui la rendait plus sûre encore, c’est que, grâce à cette complaisance des divers peuples à s’emprunter leurs dieux, à les placer dans les mêmes temples, à les confondre dans les mêmes adorations, on semblait avoir réalisé l’unité religieuse du monde, c’est-à-dire l’union des âmes, la plus souhaitable de toutes. Seuls, les Juifs résistaient à cet accord de l’humanité entière par leur obstination à ne pas vouloir accepter cette fusion de tous les cultes, ils se mettaient en dehors de la civilisation universelle ; et, comme ils faisaient des prosélytes, et que, dans les grandes villes, leur nombre s’accroissait sans cesse, ils étaient pour elle une menace et un péril. C’étaient des ennemis publics, qui compromettaient la plus belle espérance qu’eût conçue la sagesse humaine, et tout devenait permis pour les combattre.

Ainsi s’explique la violence que les lettrés mirent à les attaquer. Je ne crois pas, je l’ai déjà dit, que Tacite ait eu beaucoup de tendresse pour ces idées de fraternité universelle célébrées par les philosophes. Au moins n’y a-t-il fait aucune allusion dans ses livres. Mais, ici, il avait une raison de ne pas leur être contraire. Elles n’étaient plus seulement une théorie, elles étaient devenues un fait. L’union des peuples s’était accomplie au profit de Rome ; il importait à la sécurité de l’Empire qu’elle ne fut pas affaiblie. Pour un Romain comme lui, du mo>ment que le monde ne forme qu’une nation, qui est la sienne, le cosmopolitisme n’est plus qu’un patriotisme agrandi. Aussi cet homme grave perd-il toute mesure quand il parle de ceux qui, comme les Juifs, travaillent à introduire un élément de discorde dans cette grande unité. Il prend alors un ton de colère et de dépit qui n’est pas celui qui convient à l’historien. On dirait qu’il ne peut pas trouver de termes assez violens pour les accuser ; il force les expressions, il accumule les griefs, sans prendre la peine de les justifier[13]. Mais est-il besoin d’aucune justification, puisqu’ils sont les ennemis du genre humain ? `

Sa haine pour les chrétiens a la même origine. Il ne les confond pas tout à fait avec les Juifs, puisqu’il les désigne par un nom particulier, qu’il connaît l’auteur de la secte, qu’il nous dit l’époque précise où elle a commencé d’exister[14]. Mais il sait « que ce fléau est sorti de la Judée, » et cela lui suffit pour les condamner. Aussi voyons-nous reparaître les mêmes expressions violentes, démesurées, qu’il a prodiguées contre les Juifs Execrabilis superstitio. ― Per flagitia invisos. ― Sontes et novissima exempta meritos. Remarquons encore ici qu’aucune preuve n’est donnée de toutes ces accusations, on ne nous dit ni quels sont ces forfaits qui les ont rendus exécrables, ni ce qui leur a mérité les dernières rigueurs. Un seul de ces crimes est indiqué avec quelque précision il les accuse de haïr le genre humain, odium generis humani, c’est le reproche qu’il avait déjà fait aux Juifs adversum omnes alios hostile odium, et il ne l’adresse aux chrétiens que parce qu’ils sont Juifs d’origine et par conséquent hostiles à toutes les religions de l’univers. Ils avaient donc cette mauvaise fortune, quand ils refusaient de participer à un sacrifice, de mettre tout le monde à la fois contre eux. Tandis que les dévots les accusaient d’insulter les dieux, les patriotes de renier le culte national, les lettrés, qui auraient dû leur être plus indulgens, ne leur pardonnaient pas de compromettre l’accord qui s’était fait entre les diverses nations et, dans la même nation, entre le peuple et les sages et, comme cet accord leur paraissait être la condition de l’union des hommes entre eux, ils se croyaient en droit de les accuser « de haïr le genre humain. »

On voit donc qu’ici encore Tacite se laisse par momens entraîner aux préjugés de son temps. N’en soyons pas trop surpris, puisque presque personne ne parvient entièrement à leur échapper. Il est vrai que c’est Tacite, et que d’ordinaire on se le figure plus indépendant de son milieu, plus ferme dans ses sentimens que le commun des hommes. Mais il faut se rendre à l’évidence. Les études que nous venons de faire montrent qu’il est au fond comme tout le monde, et que, s’il résiste parfois aux opinions communes, souvent aussi il leur a cédé.

Est-ce une raison de croire que ses jugemens sur les Césars et le césarisme lui aient été tout à fait dictés par les préventions et les rancunes des coteries qu’il fréquentait ? Avant de l’affirmer, il est nécessaire de se poser une question et de la résoudre. Comme on ne peut communiquer aux autres que ce qu’on a soi-même, on doit se demander d’abord si cette société, dont on prétend qu’il n’est qu’un écho docile, se composait véritablement d’ennemis intraitables du régime impérial, décidés à ne trouver dans toute l’histoire des Césars que des fautes ou des crimes, de partisans résolus du gouvernement ancien, et qui travaillaient de toutes leurs forces à le rétablir ; en un mot, si elle a pu inspirer à Tacite les sentimens qu’on lui reproche. C’est bien ce qu’on dit ordinairement, mais il faut savoir si l’on a raison de le dire.


Gaston Boissier.
  1. Voyez la Revue du 13 mai et du 15 juillet.
  2. Voyez, sur Linguet, le livre si intéressant de M. Cruppi.
  3. Je me servirai surtout de l’Étude sur la vie de Pline le Jeune, par M. Mommsen (traduction de M. Morel dans la Bibliothèque de l’École des Hautes Études, 15e fascicule). M. Mommsen est le premier qui ait essayé de fixer l’époque où les différens livres de la correspondance de Pline ont été publiés. M. Ph. Fabia a donné à la Revue de philologie, 1898, un article intitulé Les ouvrages de Tacite réussirent-ils auprès des contemporains ?
  4. La lettre de Pline mérite d’être lue avec soin ; elle peut servir à redresser quelques idées fausses qu’on se fait de l’histoire chez les anciens. On répète que, chez eux, elle est la même chose que l’éloquence ; Pline marque très bien les différences qu’elles ont entre elles, et que, même dans leur ressemblance, il y a des variétés habet quidem oratio et historia multa communia, sed plura diversa in his ipsis quæ communia videntur.
  5. Les lettres de Pline montrent que, les Histoires furent publiées successivement et par fragmens, à mesure que chaque partie était achevée. Voyez l’étude deM. Mommsen sur Pline le Jeune.
  6. Pline (VII, 17) range l’histoire parmi les genres qui se produisent d’ordinaire dans les lectures publiques.
  7. VII, 33 : Auguror, nec me fallit augurium, Historias tuas immortales futuras.
  8. VI, 16 : Multum perpetuitati ejus (Plinii majoris) scriptorum tuorum æternitas addet.
  9. Je laisse de côté Plutarque, dont il ne nous reste que ce qui concerne Galba, Othon et Vitellius, qui à eux trois n’ont cas régné un an.
  10. La seule fois qu’il paraît avoir exprimé une opinion politique, c’est dans ce dassage de la Vie de César où, après l’avoir comblé d’éloges, il trouve qu’on avait le droit de le tuer. Mais nous savons que Tite-Live lui-même, l’ami d’Auguste, se demandait si ce n’était pas un malheur que César eût existé. Ces sortes de regrets platoniques de l’ancien gouvernement ne tiraient pas à conséquence. On les retrouve même chez Velleius Paterculus, le flatteur de Tibère.
  11. J’en puis citer une preuve bien curieuse. On racontait que, dans les derniers temps, Néron, pour se débarrasser de Sénèque, avait essayé de le faire empoisonner par un de ses affranchis. Tacite a reproduit cette accusation, qu’il a trouvée dans quelques mémoires contemporains, sans la confirmer ni la combattre : quidam tradidere (Ann., XV, 45). Mais, quelques chapitres plus loin, le soupçon se tourne en certitude. Il nous dit que ce prince se décida à user d’un moyen plus violent, « puisque le poison n’avait pas réussi (XV, 60). » Voilà bien un exemple de cette lutte qui se livre chez lui entre la raison et le naturel. La raison le retient quand il est en présence des documens ; le naturel l’emporte dès qu’il s’en est éloigné.
  12. N’y a-t-il pas une piquante épigramme dans cette phrase des Histoires : « Nous avons cru que les arrêts du destin promettaient l’empire à Vespasien, après qu’il y est arrivé. »
  13. Genus invisum diis. ― Instituta sinistra, fæda. ― Projecta ad libidinem gens. ― Mas absurdus sordidusque. ― Despectissima pars servientium. ― Deterrima gens, etc.
  14. On répète que, pendant très longtemps, les Romains ont confondu les chrétiens et les juifs. Cependant la police impériale les distinguait déjà à l’époque de Néron, car c’est bien comme chrétiens et non comme juifs qu’ils ont été poursuivis. Suétone aussi dit en propres termes que c’est une superstition nouvelle Christiani, genus hominum superstitionis novæ ac malefidæ.