Recueil général et complet des fabliaux des 13e et 14e siècles/LXVIII

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Le Pet au Vilain

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LXVIII

LE PET AU VILAIN

[par rutebeuf]
Paris, Bibl. nat., Mss. fr. 837, fol. 315 ro, 1593, fol. 71 vo
à 72 ro, et 1635, fol. 63 ro à 63 vo.[1]

1
En Paradis l’esperitable
Ont grant part la gent cheritable,
Mès cil qu’en aus n’ont charité[2],
Ne bien, ne pais[3], ne loiauté,
5Si ont failli à cele joie.
Ne ne cuit que ja nus en joie,
S’il n’a en li pitié humaine.
Ce di je por la gent vilaine,
C’onques n’amerent clerc ne prestre,
10Si ne cuit[4] pas que Diex lor preste
En Paradis ne leu ne place.
Onques à Jhesu Crist ne place
Que vilainz ait herbergerie
Avec le Fil sainte Marie ;
15Car il n’est raison ne droiture,
Ce trovons nous en Escriture ;
Paradis ne pueent avoir
Por deniers ne por autre avoir ;
Et à Enfer ront il failli,
20Dont li maufé sont maubailli ;

Si orrez par quel mesprison
Il perdirent celle prison.
Jadis fu uns vilains enfers ;
Appareillez estoit Enfers
25Por l’ame au vilain recevoir ;
Ice vous di je bien por voir[5],
Uns deables i ert[6] venuz,
Par cui li drois ert[7] maintenuz.
Un sac de cuir au cul li pent,[8]
30Maintenant que leanz descent,
Que[9] li maufez cuide sans faille
Que l’ame par le cul en[10] saille.
Mais li vilains por garison
Avoit ce soir prise poison,
35Tant ot mengié bon buef as aus,
Et dou gras humé qui fu[11] chaus
Que la[12] pance n’estoit pas mole,
Ainz li tent com corde à[13] citole,
N’a mès doute qu’en[14] soit periz,
40Car, si[15] puet poirre, il est gariz.
A cest esfort forment s’esforce,
A cest esfort met il sa force ;
Tant s’efforce, tant s’esvertue,
Tant se torne, tant se remue,
45C’uns pet en saut qui se desroie,
Li saz emplist, et cil le loie[16],
Quar[17] li maufés par penitance
Li ot aus piez foulé la pance ;
Et en dit bien en[18] reprovier
50Que Trop estraindre fait chier.

Tant ala cil qu’il[19] vint à porte,
Atout le pet qu’en sac aporte[20] ;
En Enfer jete sac et tout,
Et li pez en sailli à bout.
55Estes vous chascun des maufez
Mautalentiz et eschaufez,
Et maudient l’ame au vilain[21] ;
Chapitre tindrent l’endemain,
Et s’accordent à cel[22] acort
60Que jamais nus ame n’aport
Qui de vilain sera issue ;
Ne puet estre qu’ele ne pue.
Ainsin[23] s’acorderent jadis
Qu’en Enfer, ne en Paradis,
65Ne puet vilains entrer[24] sans doute.
Oï avez la raison toute.
Rutebuez ne set entremetre
Où l’en[25] puisse ame à vilain metre,
Qu’ele a failli à ces .II. regnes ;
70Or voist chanter avec les raines,
Que c’est li mieudres qu’il i voie,
Ou el tiegne droite la[26] voie,
Por sa pénitence alegier,
En la terre au pere Audigier[27] ;
75C’est en la terre de Cocusse,
Où Audigiers chie en s’aumusse.

Explicit du Pet au Vilain.

  1. LXVIII. — Le Pet au Vilain, p. 103.

    A. — Paris, Bibl. nat., Mss. fr. 837, fol. 315 ro.

    B. — Paris,» Bibl. nat.,» Mss. fr.» 1593, fol. 71 vo à 72 ro.

    C. — Paris,» Bibl. nat.,» Mss. fr.» 1635, fol. 63 ro à 63 vo.


    Publié par Barbazan, I, 108 ; par Méon, III, 67-69 ; par Ach. Jubinal, Œuvres complètes de Rutebeuf, 2e  éd., II, 86-90, et donné en extrait très-court par Legrand d’Aussy, II, 352-333, sous le titre de : l’Indigestion du vilain.


  2. Vers 3 — charité. B, verité.
  3. 4 — pais. C, foi. — loiauté. B, charité. — A, Ne sens ne bien ne verité.
  4. 10 — cuit. B, croi.
  5. 26 — por voir. A, de voir.
  6. 27 — ert. B, C, est.
  7. 28 — ert. B, est.
  8. 29 — Ce vers et le suivant sont intervertis dans A.
  9. 31 — Que. C, Car.
  10. 32 — en. A, C, s’en.
  11. 36 — fus, lisez fu.
  12. 37 — la. C, sa.
  13. 38 — à. B, de, qui fausse le vers.
  14. 39 — en. A, C, il.
  15. 40 — Car si. A, C, S’or. — il est. A, si est. C, il iert.
  16. 46 — B, l’esloie.
  17. 47 — B, Que. — par. A, C, por.
  18. 49 — en. B, l’en.
  19. 51 — qu’il. B, qui.
  20. 52 — A, enporte.
  21. 57 — A, C, à vilain.
  22. 59 — B, à tel.
  23. 63 — A, C, A ce.
  24. 65 — B, entrer vilains.
  25. 68 — l’en. C, hom.
  26. 72 — la. B, sa.
  27. 74 — Le conte d’Audigier (Méon, IV, 217-233), parodie des chansons de gestes, était célèbre au moyen âge. Nous le voyons cité dans l’Aiol (vers 953 et 992, éd. J. Normand et G. Raynaud) et dans le Jeu de Marion et Robin (Adam de la Halle, éd. Coussemaker, 409-410).

    Nous retrouvons à peu près l’idée de ce fabliau dans le 16e conte, p. 25, des Contes secrets russes (voy. p. 334-335)