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Le philosophe ignorant

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(Redirigé depuis Le Philosophe ignorant)
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 26 (p. 47-96).


LE PHILOSOPHE
IGNORANT
(1766[1]).


PREMIÈRE QUESTION.

Qui es-tu ? d’où viens-tu ? que fais-tu ? que deviendras-tu ? C’est une question qu’on doit faire à tous les êtres de l’univers, mais à laquelle nul ne nous répond. Je demande aux plantes quelle vertu les fait croître, et comment le même terrain produit des fruits si divers. Ces êtres insensibles et muets, quoique enrichis d’une faculté divine, me laissent à mon ignorance et à mes vaines conjectures.

J’interroge cette foule d’animaux différents, qui tous ont le mouvement et le communiquent, qui jouissent des mêmes sensations que moi, qui ont une mesure d’idées et de mémoire avec toutes les passions. Ils savent encore moins que moi ce qu’ils sont, pourquoi ils sont, et ce qu’ils deviennent.

Je soupçonne, j’ai même lieu de croire que les planètes qui roulent autour des soleils innombrables qui remplissent l’espace sont peuplées d’êtres sensibles et pensants ; mais une barrière éternelle nous sépare, et aucun de ces habitants des autres globes ne s’est communiqué à nous.

Monsieur le prieur, dans le Spectacle de la nature[2], a dit à monsieur le chevalier que les astres étaient faits pour la terre, et la terre, ainsi que les animaux, pour l’homme. Mais comme le petit globe de la terre roule avec les autres planètes autour du soleil ; comme les mouvements réguliers et proportionnels des astres peuvent éternellement subsister sans qu’il y ait des hommes ; comme il y a sur notre petite planète infiniment plus d’animaux que de mes semblables, j’ai pensé que monsieur le prieur avait un peu trop d’amour-propre en se flattant que tout avait été fait pour lui ; j’ai vu que l’homme, pendant sa vie, est dévoré par tous les animaux s’il est sans défense, et que tous le dévorent encore après sa mort. Ainsi j’ai eu de la peine à concevoir que monsieur le prieur et monsieur le chevalier fussent les rois de la nature. Esclave de tout ce qui m’environne, au lieu d’être roi, resserré dans un point, et entouré de l’immensité, je commence par me chercher moi-même.


II. — Notre faiblesse.

Je suis un faible animal ; je n’ai en naissant ni force, ni connaissance, ni instinct ; je ne peux même me traîner à la mamelle de ma mère, comme font tous les quadrupèdes ; je n’acquiers quelques idées que comme j’acquiers un peu de force, quand mes organes commencent à se développer. Cette force augmente en moi jusqu’au temps où, ne pouvant plus s’accroître, elle diminue chaque jour. Ce pouvoir de concevoir des idées s’augmente de même jusqu’à son terme, et ensuite s’évanouit insensiblement par degrés.

Quelle est cette mécanique qui accroît de moment en moment les forces de mes membres jusqu’à la borne prescrite ? Je l’ignore ; et ceux qui ont passé leur vie à chercher cette cause n’en savent pas plus que moi.

Quel est cet autre pouvoir qui fait entrer des images dans mon cerveau, qui les conserve dans ma mémoire ? Ceux qui sont payés pour le savoir l’ont inutilement cherché ; nous sommes tous dans la même ignorance des premiers principes où nous étions dans notre berceau.


III. — Comment puis-je penser ?

Les livres faits depuis deux mille ans m’ont-ils appris quelque chose ? Il nous vient quelquefois des envies de savoir comment nous pensons, quoiqu’il nous prenne rarement l’envie de savoir comment nous digérons, comment nous marchons. J’ai interrogé ma raison, je lui ai demandé ce qu’elle est : cette question l’a toujours confondue.

J’ai essayé de découvrir par elle si les mêmes ressorts qui me font digérer, qui me font marcher, sont ceux par lesquels j’ai des idées. Je n’ai jamais pu concevoir comment et pourquoi ces idées s’enfuyaient quand la faim faisait languir mon corps, et comment elles renaissaient quand j’avais mangé.

J’ai vu une si grande différence entre des pensées et la nourriture, sans laquelle je ne penserais point, que j’ai cru qu’il y avait en moi une substance qui raisonnait, et une autre substance qui digérait. Cependant, en cherchant toujours à me prouver que nous sommes deux, j’ai senti grossièrement que je suis un seul ; et cette contradiction m’a toujours fait une extrême peine.

J’ai demandé à quelques-uns de mes semblables, qui cultivent la terre, notre mère commune, avec beaucoup d’industrie, s’ils sentaient qu’ils étaient deux, s’ils avaient découvert par leur philosophie qu’ils possédaient en eux une substance immortelle, et cependant formée de rien, existante sans étendue, agissant sur leurs nerfs sans y toucher, envoyée expressément dans le ventre de leur mère six semaines après leur conception ; ils ont cru que je voulais rire, et ont continué à labourer leurs champs sans me répondre.


IV. — M’est-il nécessaire de savoir ?

Voyant donc qu’un nombre prodigieux d’hommes n’avait pas seulement la moindre idée des difficultés qui m’inquiètent, et ne se doutait pas de ce qu’on dit, dans les écoles, de l’être en général, de la matière, de l’esprit, etc. ; voyant même qu’ils se moquaient souvent de ce que je voulais le savoir, j’ai soupçonné qu’il n’était point du tout nécessaire que nous le sussions. J’ai pensé que la nature a donné à chaque être la portion qui lui convient ; et j’ai cru que les choses auxquelles nous ne pouvions atteindre ne sont pas notre partage. Mais, malgré ce désespoir, je ne laisse pas de désirer d’être instruit, et ma curiosité trompée est toujours insatiable.


V. — Aristote, Descartes, et Gassendi.

Aristote commence par dire que l’incrédulité est la source de la sagesse ; Descartes a délayé cette pensée, et tous deux m’ont appris à ne rien croire de ce qu’ils me disent. Ce Descartes, surtout, après avoir fait semblant de douter, parle d’un ton si affirmatif de ce qu’il n’entend point ; il est si sûr de son fait quand il se trompe grossièrement en physique ; il a bâti un monde si imaginaire ; ses tourbillons et ses trois éléments sont d’un si prodigieux ridicule, que je dois me méfier de tout ce qu’il me dit sur l’âme, après qu’il m’a tant trompé sur les corps. Qu’on fasse son éloge, à la bonne heure, pourvu qu’on ne fasse pas celui de ses romans philosophiques, méprisés aujourd’hui pour jamais dans toute l’Europe.

Il croit ou il feint de croire que nous naissons avec des pensées métaphysiques. J’aimerais autant dire qu’Homère naquit avec l’Iliade dans la tête. Il est bien vrai qu’Homère, en naissant, avait un cerveau tellement construit qu’ayant ensuite acquis des idées poétiques, tantôt belles, tantôt incohérentes, tantôt exagérées, il en composa enfin l’Iliade. Nous apportons, en naissant, le germe de tout ce qui se développe en nous ; mais nous n’avons pas réellement plus d’idées innées que Raphaël et Michel-Ange n’apportèrent, en naissant, de pinceaux et de couleurs.

Descartes, pour tâcher d’accorder les parties éparses de ses chimères, supposa que l’homme pense toujours ; j’aimerais autant imaginer que les oiseaux ne cessent jamais de voler, ni les chiens de courir, parce que ceux-ci ont la faculté de courir, et ceux-là de voler.

Pour peu que l’on consulte son expérience et celle du genre humain, on est bien convaincu du contraire. Il n’y a personne d’assez fou pour croire fermement qu’il ait pensé toute sa vie, le jour et la nuit sans interruption, depuis qu’il était fœtus jusqu’à sa dernière maladie. La ressource de ceux qui ont voulu défendre ce roman a été de dire qu’on pensait toujours, mais qu’on ne s’en apercevait pas. Il vaudrait autant dire qu’on boit, qu’on mange, et qu’on court à cheval sans le savoir. Si vous ne vous apercevez pas que vous avez des idées, comment pouvez-vous affirmer que vous en avez ? Gassendi se moqua comme il le devait de ce système extravagant. Savez-vous ce qui en arriva ? On prit Gassendi et Descartes pour des athées, parce qu’ils raisonnaient.


VI. — Les bêtes.

De ce que les hommes étaient supposés avoir continuellement des idées, des perceptions, des conceptions, il suivait naturellement que les bêtes en avaient toujours aussi : car il est incontestable qu’un chien de chasse a l’idée de son maître auquel il obéit, et du gibier qu’il lui rapporte. Il est évident qu’il a de la mémoire, et qu’il combine quelques idées. Ainsi donc, si la pensée de l’homme était aussi l’essence de son âme, la pensée du chien était aussi l’essence de la sienne, et si l’homme avait toujours des idées, il fallait bien que les animaux en eussent toujours. Pour trancher cette difficulté, le fabricateur des tourbillons et de la matière cannelée[3] osa dire que les bêtes étaient de pures machines qui cherchaient à manger sans avoir appétit, qui avaient toujours les organes du sentiment pour n’éprouver jamais la moindre sensation, qui criaient sans douleur, qui témoignaient leur plaisir sans joie, qui possédaient un cerveau pour n’y pas recevoir l’idée la plus légère, et qui étaient ainsi une contradiction perpétuelle de la nature.

Ce système était aussi ridicule que l’autre ; mais, au lieu d’en faire voir l’extravagance, on le traita d’impie : on prétendit que ce système répugnait à l’Écriture sainte, qui dit, dans la Genèse[4], que « Dieu a fait un pacte avec les animaux, et qu’il leur redemandera le sang des hommes qu’ils auront mordus et mangés » ; ce qui suppose manifestement dans les bêtes l’intelligence, la connaissance du bien et du mal.


VII. — L’expérience.

Ne mêlons jamais l’Écriture sainte dans nos disputes philosophiques : ce sont des choses trop hétérogènes, et qui n’ont aucun rapport. Il ne s’agit ici que d’examiner ce que nous pouvons savoir par nous-mêmes, et cela se réduit à bien peu de chose. Il faut avoir renoncé au sens commun pour ne pas convenir que nous ne savons rien au monde que par l’expérience ; et certainement si nous ne parvenons que par l’expérience, et par une suite de tâtonnements et de longues réflexions, à nous donner quelques idées faibles et légères du corps, de l’espace, du temps, de l’infini, de Dieu même, ce n’est pas la peine que l’Auteur de la nature mette ces idées dans la cervelle de tous les fœtus, afin qu’il n’y ait ensuite qu’un très-petit nombre d’hommes qui en fassent usage.

Nous sommes tous, sur les objets de notre science, comme les amants ignorants Daphnis et Chloé, dont Longus nous a dépeint les amours et les vaines tentatives. Il leur fallut beaucoup de temps pour deviner comment ils pouvaient satisfaire leurs désirs, parce que l’expérience leur manquait. La même chose arriva à l’empereur Léopold[5] et au fils de Louis XIV ; il fallut les instruire. S’ils avaient eu des idées innées, il est à croire que la nature ne leur eût pas refusé la principale et la seule nécessaire à la conservation de l’espèce humaine.


VIII. — Substance

Ne pouvant avoir aucune notion que par expérience, il est impossible que nous puissions jamais savoir ce que c’est que la matière. Nous touchons, nous voyons les propriétés de cette substance ; mais ce mot même substance, ce qui est dessous, nous avertit assez que ce dessous nous sera inconnu à jamais : quelque chose que nous découvrions de ses apparences, il restera toujours ce dessous à découvrir. Par la même raison, nous ne saurons jamais par nous-mêmes ce que c’est qu’esprit. C’est un mot qui originairement signifie souffle, et dont nous nous sommes servis pour tâcher d’exprimer vaguement et grossièrement ce qui nous donne des pensées. Mais quand même, par un prodige qui n’est pas à supposer, nous aurions quelque légère idée de la substance de cet esprit, nous ne serions pas plus avancés ; nous ne pourrions jamais deviner comment cette substance reçoit des sentiments et des pensées. Nous savons bien que nous avons un peu d’intelligence, mais comment l’avons-nous ? C’est le secret de la nature, elle ne l’a dit à nul mortel.


IX. — Bornes étroites.

Notre intelligence est très-bornée, ainsi que la force de notre corps. Il y a des hommes beaucoup plus robustes que les autres ; il y a aussi des Hercules en fait de pensées, mais au fond cette supériorité est fort peu de chose. L’un soulèvera dix fois plus de matière que moi ; l’autre pourra faire de tête, et sans papier, une division de quinze chiffres, tandis que je ne pourrai en diviser que trois ou quatre avec une extrême peine : c’est à quoi se réduira cette force tant vantée ; mais elle trouvera bien vite sa borne ; et c’est pourquoi, dans les jeux de combinaison, nul homme, après s’y être formé par toute son application et par un long usage, ne parvient jamais, quelque effort qu’il fasse, au delà du degré qu’il a pu atteindre ; il a frappé à la borne de son intelligence. Il faut même absolument que cela soit ainsi, sans quoi nous irions, de degré en degré, jusqu’à l’infini.


X. — Découvertes impossibles.

Dans ce cercle étroit où nous sommes renfermés, voyons donc ce que nous sommes condamnés à ignorer, et ce que nous pouvons un peu connaître. Nous avons déjà vu[6] qu’aucun premier ressort, aucun premier principe ne peut être saisi par nous.

Pourquoi mon bras obéit-il à ma volonté ? Nous sommes si accoutumés à ce phénomène incompréhensible que très-peu y font attention ; et quand nous voulons rechercher la cause d’un effet si commun, nous trouvons qu’il y a réellement l’infini entre notre volonté et l’obéissance de notre membre, c’est-à-dire qu’il n’y a nulle proportion de l’une à l’autre, nulle raison, nulle apparence de cause ; et nous sentons que nous y penserions une éternité sans pouvoir imaginer la moindre lueur de vraisemblance.


XI. — Désespoir fondé.

Ainsi arrêtés dès le premier pas, et nous repliant vainement sur nous-mêmes, nous sommes effrayés de nous chercher toujours, et de ne nous trouver jamais. Nul de nos sens n’est explicable.

Nous savons bien à peu près, avec le secours des triangles, qu’il y a environ trente millions de nos grandes lieues géométriques de la terre au soleil ; mais qu’est-ce que le soleil ? et pourquoi tourne-t-il sur son axe ? et pourquoi en un sens plutôt qu’en un autre ? et pourquoi Saturne et nous tournons-nous autour de cet astre plutôt d’occident en orient que d’orient en occident ? Non-seulement nous ne satisferons jamais à cette question, mais nous n’entreverrons jamais la moindre possibilité d’en imaginer seulement une cause physique. Pourquoi ? c’est que le nœud de cette difficulté est dans le premier principe des choses.

Il en est de ce qui agit au dedans de nous comme de ce qui agit dans les espaces immenses de la nature. Il y a dans l’arrangement des astres et dans la conformation d’un ciron et de l’homme un premier principe dont l’accès doit nécessairement nous être interdit. Car si nous pouvions connaître notre premier ressort, nous en serions les maîtres, nous serions des dieux. Éclaircissons cette idée, et voyons si elle est vraie.

Supposons que nous trouvions en effet la cause de nos sensations, de nos pensées, de nos mouvements, comme nous avons seulement découvert dans les astres la raison des éclipses et des différentes phases de la lune et de Vénus ; il est clair que nous prédirions alors nos sensations, nos pensées et nos désirs résultants de ces sensations, comme nous prédisons les phases et les éclipses. Connaissant donc ce qui devrait se passer demain dans notre intérieur, nous verrions clairement, par le jeu de cette machine, de quelle manière ou agréable ou funeste nous devrions être affectés. Nous avons une volonté qui dirige, ainsi qu’on en convient, nos mouvements intérieurs en plusieurs circonstances. Par exemple, je me sens disposé à la colère, ma réflexion et ma volonté en répriment les accès naissants. Je verrais, si je connaissais mes premiers principes, toutes les affections auxquelles je suis disposé pour demain, toute la suite des idées qui m’attendent ; je pourrais avoir sur cette suite d’idées et de sentiments la même puissance que j’exerce quelquefois sur les sentiments et sur les pensées actuelles que je détourne et que je réprime. Je me trouverais précisément dans le cas de tout homme qui peut retarder et accélérer à son gré le mouvement d’une horloge, celui d’un vaisseau, celui de toute machine connue.

Dans cette supposition, étant le maître des idées qui me sont destinées demain, je le serais pour le jour suivant, je le serais pour le reste de ma vie ; je pourrais donc être toujours tout-puissant sur moi-même, je serais le dieu de moi-même[7]. Je sens assez que cet état est incompatible avec ma nature ; il est donc impossible que je puisse rien connaître du premier principe qui me fait penser et agir.


XII. — Faiblesse des hommes.

Ce qui est impossible à ma nature si faible, si bornée, et qui est d’une durée si courte, est-il impossible dans d’autres globes, dans d’autres espèces d’êtres ? Y a-t-il des intelligences supérieures, maîtresses de toutes leurs idées, qui pensent et qui sentent tout ce qu’elles veulent ? Je n’en sais rien ; je ne connais que ma faiblesse, je n’ai aucune notion de la force des autres.


XIII. — Suis-je libre ?

Ne sortons point encore du cercle de notre existence ; continuons à nous examiner nous-mêmes autant que nous le pouvons. Je me souviens qu’un jour, avant que j’eusse fait toutes les questions précédentes, un raisonneur voulut me faire raisonner. Il me demanda si j’étais libre ; je lui répondis que je n’étais point en prison, que j’avais la clef de ma chambre, que j’étais parfaitement libre. « Ce n’est pas cela que je vous demande, me répondit-il ; croyez-vous que votre volonté ait la liberté de vouloir ou de ne vouloir pas vous jeter par la fenêtre ? pensez-vous, avec l’ange de l’école, que le libre arbitre soit une puissance appétitive, et que le libre arbitre se perde par le péché ? » Je regardai mon homme fixement, pour tâcher de lire dans ses yeux s’il n’avait pas l’esprit égaré, et je lui répondis que je n’entendais rien à son galimatias.

Cependant cette question sur la liberté de l’homme m’intéressa vivement ; je lus des Scolastiques, je fus comme eux dans les ténèbres ; je lus Locke, et j’aperçus des traits de lumière ; je lus le Traité de Collins, qui me parut Locke perfectionné ; et je n’ai jamais rien lu depuis qui m’ait donné un nouveau degré de connaissance. Voici ce que ma faible raison a conçu, aidée de ces deux grands hommes, les seuls, à mon avis, qui se soient entendus eux-mêmes en écrivant sur cette matière, et les seuls qui se soient fait entendre aux autres.

Il n’y a rien sans cause. Un effet sans cause n’est qu’une parole absurde. Toutes les fois que je veux, ce ne peut être qu’en vertu de mon jugement bon ou mauvais ; ce jugement est nécessaire, donc ma volonté l’est aussi. En effet, il serait bien singulier que toute la nature, tous les astres obéissent à des lois éternelles, et qu’il y eût un petit animal haut de cinq pieds qui, au mépris de ces lois, pût agir toujours comme il lui plairait au seul gré de son caprice. Il agirait au hasard, et on sait que le hasard n’est rien. Nous avons inventé ce mot pour exprimer l’effet connu de toute cause inconnue.

Mes idées entrent nécessairement dans mon cerveau ; comment ma volonté, qui en dépend, serait-elle à la fois nécessitée, et absolument libre ? Je sens en mille occasions que cette volonté ne peut rien ; ainsi, quand la maladie m’accable, quand la passion me transporte, quand mon jugement ne peut atteindre aux objets qu’on me présente, etc., je dois donc penser que les lois de la nature étant toujours les mêmes, ma volonté n’est pas plus libre dans les choses qui me paraissent les plus indifférentes que dans celles où je me sens soumis à une force invincible.

Être véritablement libre, c’est pouvoir. Quand je peux faire ce que je veux, voilà ma liberté ; mais je veux nécessairement ce que je veux ; autrement je voudrais sans raison, sans cause, ce qui est impossible. Ma liberté consiste à marcher quand je veux marcher et que je n’ai point la goutte.

Ma liberté consiste à ne point faire une mauvaise action quand mon esprit se la représente nécessairement mauvaise ; à subjuguer une passion quand mon esprit m’en fait sentir le danger, et que l’horreur de cette action combat puissamment mon désir. Nous pouvons réprimer nos passions, comme je l’ai déjà annoncé nombre XI, mais alors nous ne sommes pas plus libres en réprimant nos désirs qu’en nous laissant entraîner à nos penchants : car, dans l’un et l’autre cas, nous suivons irrésistiblement notre dernière idée, et cette dernière idée est nécessaire ; donc je fais nécessairement ce qu’elle me dicte. Il est étrange que les hommes ne soient pas contents de cette mesure de liberté, c’est-à-dire du pouvoir qu’ils ont reçu de la nature de faire en plusieurs cas ce qu’ils veulent ; les astres ne l’ont pas : nous la possédons, et notre orgueil nous fait croire quelquefois que nous en possédons encore plus. Nous nous figurons que nous avons le don incompréhensible et absurde de vouloir, sans autre raison, sans autre motif que celui de vouloir. Voyez le nombre XXIX.

Non, je ne puis pardonner au docteur Clarke d’avoir combattu avec mauvaise foi ces vérités dont il sentait la force, et qui semblaient s’accommoder mal avec ses systèmes. Non, il n’est pas permis à un philosophe tel que lui d’avoir attaqué Collins en sophiste, et d’avoir détourné l’état de la question en reprochant à Collins d’appeler l’homme un agent nécessaire. Agent ou patient, qu’importe ? agent quand il se meut volontairement, patient quand il reçoit des idées. Qu’est-ce que le nom fait à la chose ? L’homme est en tout un être dépendant, comme la nature entière est dépendante, et il ne peut être excepté des autres êtres.

Le prédicateur, dans Samuel Clarke, a étouffé le philosophe ; il distingue la nécessité physique et la nécessité morale. Et qu’est-ce qu’une nécessité morale ? Il vous paraît vraisemblable qu’une reine d’Angleterre qu’on couronne et que l’on sacre dans une église ne se dépouillera pas de ses habits royaux pour s’étendre toute nue sur l’autel, quoiqu’on raconte une pareille aventure d’une reine de Congo. Vous appelez cela une nécessité morale dans une reine de nos climats ; mais c’est au fond une nécessité physique, éternelle, liée à la constitution des choses. Il est aussi sûr que cette reine ne fera pas cette folie qu’il est sûr qu’elle mourra un jour. La nécessité morale n’est qu’un mot, tout ce qui se fait est absolument nécessaire. Il n’y a point de milieu entre la nécessité et le hasard ; et vous savez qu’il n’y a point de hasard : donc tout ce qui arrive est nécessaire.

Pour embarrasser la chose davantage, on a imaginé de distinguer encore entre nécessité et contrainte ; mais, au fond, la contrainte est-elle autre chose qu’une nécessité dont on s’aperçoit ? et la nécessité n’est-elle pas une contrainte dont on ne s’aperçoit point ? Archimède est également nécessité à rester dans sa chambre quand on l’y enferme, et quand il est si fortement occupé d’un problème qu’il ne reçoit pas l’idée de sortir.

Ducunt volentem fata, nolentem trahunt[8].

L’ignorant qui pense ainsi n’a pas toujours pensé de même[9], mais il est enfin contraint de se rendre.


XIV. — Tout est-il éternel ?

Asservi à des lois éternelles comme tous les globes qui remplissent l’espace, comme les éléments, les animaux, les plantes, je jette des regards étonnés sur tout ce qui m’environne ; je cherche quel est mon auteur, et celui de cette machine immense dont je sais à peine une roue imperceptible.

Je ne suis pas venu de rien, car la substance de mon père, et de ma mère qui m’a porté neuf mois dans sa matrice, est quelque chose. Il m’est évident que le germe qui m’a produit n’a pu être produit de rien : car comment le néant produirait-il l’existence ? Je me sens subjugué par cette maxime de toute l’antiquité : « Rien ne vient du néant, rien ne peut retourner au néant[10]. » Cet axiome porte en lui une force si terrible qu’il enchaîne tout mon entendement sans que je puisse me débattre contre lui. Aucun philosophe ne s’en est écarté ; aucun législateur, quel qu’il soit, ne l’a contesté. Le Cahut des Phéniciens, le Chaos des Grecs, le Tohu-bohu des Chaldéens et des Hébreux, tout nous atteste qu’on a toujours cru l’éternité de la matière. Ma raison, trompée par cette idée si ancienne et si générale, me dit : Il faut bien que la matière soit éternelle, puisqu’elle existe ; si elle était hier, elle était auparavant. Je n’aperçois aucune vraisemblance qu’elle ait commencé à être, aucune cause pour laquelle elle n’ait pas été, aucune cause pour laquelle elle ait reçu l’existence dans un temps plutôt que dans un autre. Je cède donc à cette conviction, soit fondée, soit erronée, et je me range du parti du monde entier, jusqu’à ce qu’ayant avancé dans mes recherches je trouve une lumière supérieure[11] au jugement de tous les hommes, qui me force à me rétracter malgré moi.

Mais si, comme tant de philosophes de l’antiquité l’ont pensé, l’Être éternel a toujours agi, que deviendront le Cahut et l’Ereb des Phéniciens, le Tohu-bohu des Chaldéens, le Chaos d’Hésiode ? Il restera dans les fables. Le Chaos est impossible aux yeux de la raison, car il est impossible que, l’intelligence étant éternelle, il y ait jamais eu quelque chose d’opposé aux lois de l’intelligence : or le Chaos est précisément l’opposé de toutes les lois de la nature. Entrez dans la caverne la plus horrible des Alpes, sous ces débris de rochers, de glace, de sable, d’eaux, de cristaux, de minéraux informes, tout y obéit à la gravitation et aux lois de l’hydrostatique. Le Chaos n’a jamais été que dans nos têtes, et n’a servi qu’à faire composer de beaux vers à Hésiode et à Ovide.

Si notre sainte Écriture a dit que le Chaos[12] existait, si le Tohu-bohu[13] a été adopté par elle, nous le croyons sans doute, et avec la foi la plus vive. Nous ne parlons ici que suivant les lueurs trompeuses de notre raison. Nous nous sommes bornés, comme nous l’avons dit[14], à voir ce que nous pouvons soupçonner par nous-mêmes. Nous sommes des enfants qui essayons de faire quelques pas sans lisières : nous marchons, nous tombons, et la foi nous relève.


XV. — Intelligence.

Mais, en apercevant l’ordre, l’artifice prodigieux, les lois mécaniques et géométriques qui règnent dans l’univers, les moyens, les fins innombrables de toutes choses, je suis saisi d’admiration et de respect. Je juge incontinent que si les ouvrages des hommes, les miens même, me forcent à reconnaître en nous une intelligence, je dois en reconnaître une bien supérieurement agissante dans la multitude de tant d’ouvrages. J’admets cette intelligence suprême sans craindre que jamais on puisse me faire changer d’opinion. Rien n’ébranle en moi cet axiome : « Tout ouvrage démontre un ouvrier[15]. »


XVI. — Éternité.

Cette intelligence est-elle éternelle ? Sans doute, car soit que j’aie admis ou rejeté l’éternité de la matière, je ne peux rejeter l’existence éternelle de son artisan suprême ; et il est évident que, s’il existe aujourd’hui, il a existé toujours.


XVII. — Incompréhensibilité.

Je n’ai fait encore que deux ou trois pas dans cette vaste carrière ; je veux savoir si cette intelligence divine est quelque chose d’absolument distinct de l’univers, à peu près comme le sculpteur est distingué de la statue, ou si cette âme du monde est unie au monde, et le pénètre ; à peu près encore comme ce que j’appelle mon âme est uni à moi, et selon cette idée de l’antiquité si bien exprimée dans Virgile :

Mens agitat molem, et magno se corpore miscet.

(Æn., lib. VI, v. 727.)

Et dans Lucain :

Jupiter est quodcumque vides, quocumque moveris.

(Lib. IX, v. 580.)

Je me vois arrêté tout à coup dans ma vaine curiosité. Misérable mortel, si je ne puis sonder ma propre intelligence, si je ne puis savoir ce qui m’anime, comment connaîtrai-je l’intelligence ineffable qui préside visiblement à la matière entière ? Il y en a une, tout me le démontre ; mais où est la boussole qui me conduira vers sa demeure éternelle et ignorée ?


XVIII. — Infini.

Cette intelligence est-elle infinie en puissance et en immensité, comme elle est incontestablement infinie en durée ? Je n’en puis rien savoir par moi-même. Elle existe, donc elle a toujours existé, cela est clair. Mais quelle idée puis-je avoir d’une puissance infinie ? Comment puis-je concevoir un infini actuellement existant ? comment puis-je imaginer que l’intelligence suprême est dans le vide ? Il n’en est pas de l’infini en étendue comme de l’infini en durée. Une durée infinie s’est écoulée au moment que je parle, cela est sûr ; je ne peux rien ajouter à cette durée passée, mais je peux toujours ajouter à l’espace que je conçois, comme je peux ajouter aux nombres que je conçois. L’infini en nombre et en étendue, est hors de la sphère de mon entendement. Quelque chose qu’on me dise, rien ne m’éclaire dans cet abîme. Je sens heureusement que mes difficultés et mon ignorance ne peuvent préjudicier à la morale ; on aura beau ne pas concevoir, ni l’immensité de l’espace remplie, ni la puissance infinie qui a tout fait, et qui cependant peut encore faire : cela ne servira qu’à prouver de plus en plus la faiblesse de notre entendement, et cette faiblesse ne nous rendra que plus soumis à l’Être éternel dont nous sommes l’ouvrage.


XIX. — Ma dépendance.

Nous sommes son ouvrage. Voilà une vérité intéressante pour nous : car de savoir par la philosophie en quel temps il fit l’homme, ce qu’il faisait auparavant ; s’il est dans la matière, s’il est dans le vide, s’il est dans un point, s’il agit toujours ou non, s’il agit partout, s’il agit hors de lui ou dans lui ; ce sont des recherches qui redoublent en moi le sentiment de mon ignorance profonde.

Je vois même qu’à peine il y a eu une douzaine d’hommes en Europe qui aient écrit sur ces choses abstraites avec un peu de méthode ; et quand je supposerais qu’ils ont parlé d’une manière intelligible, qu’en résultera-t-il ? Nous avons déjà reconnu (question IV) que les choses que si peu de personnes peuvent se flatter d’entendre sont inutiles au reste du genre humain[16]. Nous sommes certainement l’ouvrage de Dieu, c’est là ce qu’il m’est utile de savoir : aussi la preuve en est-elle palpable. Tout est moyen et fin dans mon corps ; tout est ressort, poulie, force mouvante, machine hydraulique, équilibre de liqueurs, laboratoire de chimie. Il est donc arrangé par une intelligence (question XV). Ce n’est pas l’intelligence de mes parents à qui je dois cet arrangement, car assurément ils ne savaient ce qu’ils faisaient quand ils m’ont mis au monde ; ils n’étaient que les aveugles instruments de cet éternel fabricateur qui anime le ver de terre, et qui fait tourner le soleil sur son axe.


XX. — Éternité encore.

Né d’un germe venu d’un autre germe, y a-t-il eu une succession continuelle, un développement sans fin de ces germes, et toute la nature a-t-elle toujours existé par une suite nécessaire de cet Être suprême qui existait de lui-même ? Si je n’en croyais que mon faible entendement, je dirais : Il me paraît que la nature a toujours été animée. Je ne puis concevoir que la cause qui agit continuellement et visiblement sur elle, pouvant agir dans tous les temps, n’ait pas agi toujours. Une éternité d’oisiveté dans l’être agissant et nécessaire me semble incompatible. Je suis porté à croire que le monde est toujours émané de cette cause primitive et nécessaire, comme la lumière émane du soleil. Par quel enchaînement d’idées me vois-je toujours entraîné à croire éternelles les œuvres de l’Être éternel ? Ma conception, toute pusillanime qu’elle est, a la force d’atteindre à l’être nécessaire existant par lui-même, et n’a pas la force de concevoir le néant. L’existence d’un seul atome me semble prouver l’éternité de l’existence ; mais rien ne me prouve le néant. Quoi ! il y aurait eu le rien dans l’espace où est aujourd’hui quelque chose ? Cela me paraît incompréhensible. Je ne puis admettre ce rien, à moins que la révélation ne vienne fixer mes idées, qui s’emportent au delà des temps.

Je sais bien qu’une succession infinie d’êtres qui n’auraient point d’origine est aussi absurde : Samuel Clarke le démontre assez[17] ; mais il n’entreprend pas seulement d’affirmer que Dieu n’ait pas tenu cette chaîne de toute éternité ; il n’ose pas dire qu’il ait été si longtemps impossible à l’Être éternellement actif de déployer son action. Il est évident qu’il l’a pu ; et s’il l’a pu, qui sera assez hardi pour me dire qu’il ne l’a pas fait ? La révélation seule, encore une fois, peut m’apprendre le contraire ; mais nous n’en sommes pas encore à cette révélation, qui écrase toute philosophie, à cette lumière devant qui toute lumière s’évanouit.


XXI. — Ma dépendance encore.

Cet Être éternel, cette cause universelle me donne mes idées : car ce ne sont pas les objets qui me les donnent. Une matière brute ne peut envoyer des pensées dans ma tête ; mes pensées ne viennent pas de moi, car elles arrivent malgré moi, et souvent s’enfuient de même. On sait assez qu’il n’y a nulle ressemblance, nul rapport entre les objets et nos idées et nos sensations. Certes il y avait quelque chose de sublime dans ce Malebranche, qui osait prétendre que nous voyons tout dans Dieu même ; mais n’y avait-il rien de sublime dans les stoïciens, qui pensaient que c’est Dieu qui agit en nous, et que nous possédons un rayon de sa substance ? Entre le rêve de Malebranche et le rêve des stoïciens, où est la réalité ? Je retombe (question ii) dans l’ignorance, qui est l’apanage de ma nature ; et j’adore le Dieu par qui je pense, sans savoir comment je pense.


XXII. — Nouvelle question.

Convaincu par mon peu de raison qu’il y a un être nécessaire, éternel, intelligent, de qui je reçois mes idées, sans pouvoir deviner ni le comment, ni le pourquoi, je demande ce que c’est que cet être, s’il a la forme des espèces intelligentes et agissantes supérieures à la mienne dans d’autres globes ? J’ai déjà dit que je n’en savais rien (question i). Néanmoins je ne puis affirmer que cela soit impossible, car j’aperçois des planètes très-supérieures à la mienne en étendue, entourées de plus de satellites que la terre. Il n’est point du tout contre la vraisemblance qu’elles soient peuplées d’intelligences très-supérieures à moi, et de corps plus robustes, plus agiles, et plus durables. Mais leur existence n’ayant nul rapport à la mienne, je laisse aux poëtes de l’antiquité le soin de faire descendre Vénus de son prétendu troisième ciel, et Mars du cinquième ; je ne dois rechercher que l’action de l’être nécessaire sur moi-même.

XXIII. — Un seul artisan suprême.

Une grande partie des hommes, voyant le mal physique et le mal moral répandus sur ce globe, imagina deux êtres puissants, dont l’un produisait tout le bien, et l’autre tout le mal. S’ils existaient, ils seraient nécessaires ; ils seraient éternels, indépendants, ils occuperaient tout l’espace ; ils existeraient donc dans le même lieu ; ils se pénétreraient donc l’un l’autre : cela est absurde. L’idée de ces deux puissances ennemies ne peut tirer son origine que des exemples qui nous frappent sur la terre ; nous y voyons des hommes doux et des hommes féroces, des animaux utiles et des animaux nuisibles, de bons maîtres et des tyrans. On imagina ainsi deux pouvoirs contraires qui présidaient à la nature ; ce n’est qu’un roman asiatique. Il y a dans toute la nature une unité de dessein manifeste ; les lois du mouvement et de la pesanteur sont invariables ; il est impossible que deux artisans suprêmes, entièrement contraires l’un à l’autre, aient suivi les mêmes lois. Cela seul, à mon avis, renverse le système manichéen, et l’on n’a pas besoin de gros volumes pour le combattre.

Il est donc une puissance unique, éternelle, à qui tout est lié, de qui tout dépend, mais dont la nature m’est incompréhensible. Saint Thomas nous dit que « Dieu est un pur acte, une forme, qui n’a ni genre, ni prédicat ; qu’il est la nature et le suppôt, qu’il existe essentiellement, participativement, et nuncupativement ». Lorsque les dominicains furent les maîtres de l’inquisition, ils auraient fait brûler un homme qui aurait nié ces belles choses ; je ne les aurais pas niées, mais je ne les aurais pas entendues.

On me dit que Dieu est simple ; j’avoue humblement que je n’entends pas la valeur de ce mot davantage. Il est vrai que je ne lui attribuerai pas des parties grossières que je puisse séparer ; mais je ne puis concevoir que le principe et le maître de tout ce qui est dans l’étendue ne soit pas dans l’étendue. La simplicité, rigoureusement parlant, me paraît trop semblable au non-être. L’extrême faiblesse de mon intelligence n’a point d’instrument assez fin pour saisir cette simplicité. Le point mathématique est simple, me dira-t-on ; mais le point mathématique n’existe pas réellement.

On dit encore qu’une idée est simple, mais je n’entends pas cela davantage. Je vois un cheval, j’en ai l’idée, mais je n’ai vu en lui qu’un assemblage de choses. Je vois une couleur, j’ai l’idée de couleur ; mais cette couleur est étendue. Je prononce les noms abstraits de couleur en général, de vice, de vertu, de vérité en général ; mais c’est que j’ai eu connaissance de choses colorées, de choses qui m’ont paru vertueuses ou vicieuses, vraies ou fausses : j’exprime tout cela par un mot, mais je n’ai point de connaissance claire de la simplicité ; je ne sais pas plus ce que c’est que je ne sais ce que c’est qu’un infini en nombres actuellement existant.

Déjà convaincu que, ne connaissant pas ce que je suis, je ne puis connaître ce qu’est mon auteur, mon ignorance m’accable à chaque instant, et je me console en réfléchissant sans cesse qu’il n’importe pas que je sache si mon maître est ou non dans l’étendue, pourvu que je ne fasse rien contre la conscience qu’il m’a donnée. De tous les systèmes que les hommes ont inventés sur la Divinité, quel sera donc celui que j’embrasserai ? Aucun, sinon celui de l’adorer.


XXIV. — Spinosa.

Après m’être plongé avec Thalès dans l’eau dont il faisait son premier principe, après m’être roussi auprès du feu d’Empédocle, après avoir couru dans le vide en ligne droite avec les atomes d’Épicure, supputé des nombres avec Pythagore, et avoir entendu sa musique ; après avoir rendu mes devoirs aux androgynes de Platon, et ayant passé par toutes les régions de la métaphysique et de la folie, j’ai voulu enfin connaître le système de Spinosa.

Il n’est pas absolument nouveau ; il est imité de quelques anciens philosophes grecs, et même de quelques Juifs ; mais Spinosa a fait ce qu’aucun philosophe grec, encore moins aucun Juif, n’a fait : il a employé une méthode géométrique imposante pour se rendre un compte net de ses idées. Voyons s’il ne s’est pas égaré méthodiquement avec le fil qui le conduit.

Il établit d’abord une vérité incontestable et lumineuse : Il y a quelque chose, donc il existe éternellement un être nécessaire. Ce principe est si vrai que le profond Samuel Clarke s’en est servi pour prouver l’existence de Dieu.

Cet être doit se trouver partout où est l’existence, car qui le bornerait ?

Cet être nécessaire est donc tout ce qui existe : il n’y a donc réellement qu’une seule substance dans l’univers.

Cette substance n’en peut créer une autre : car, puisqu’elle remplit tout, où mettre une substance nouvelle, et comment créer quelque chose du néant ? comment créer l’étendue sans la placer dans l’étendue même, laquelle existe nécessairement ?

Il y a dans le monde la pensée et la matière ; la substance nécessaire que nous appelons Dieu est donc la pensée et la matière. Toute pensée et toute matière est donc comprise dans l’immensité de Dieu : il ne peut y avoir rien hors de lui ; il ne peut agir que dans lui ; il comprend tout, il est tout.

Ainsi tout ce que nous appelons substances différentes n’est en effet que l’universalité des différents attributs de l’Être suprême, qui pense dans le cerveau des hommes, éclaire dans la lumière, se meut sur les vents, éclate dans le tonnerre, parcourt l’espace dans tous les astres, et vit dans toute la nature.

Il n’est point, comme un vil roi de la terre, confiné dans son palais, séparé de ses sujets ; il est intimement uni à eux ; ils sont des parties nécessaires de lui-même ; s’il en était distingué, il ne serait plus l’être nécessaire, il ne serait plus universel, il ne remplirait point tous les lieux, il serait un être à part comme un autre.

Quoique toutes les modalités changeantes dans l’univers soient l’effet de ses attributs, cependant, selon Spinosa, il n’a point de parties ; car, dit-il, l’infini n’en a point de proprement dites ; s’il en avait, on pourrait en ajouter d’autres, et alors il ne serait plus infini. Enfin Spinosa prononce qu’il faut aimer ce Dieu nécessaire, infini, éternel ; et voici ses propres paroles[18], page 45 de l’édition de 1731 :

« À l’égard de l’amour de Dieu, loin que cette idée le puisse affaiblir, j’estime qu’aucune autre n’est plus propre à l’augmenter, puisqu’elle me fait connaître que Dieu est intime à mon être, qu’il me donne l’existence et toutes mes propriétés, mais qu’il me les donne libéralement, sans reproche, sans intérêt, sans m’assujettir à autre chose qu’à ma propre nature. Elle bannit la crainte, l’inquiétude, la défiance, et tous les défauts d’un amour vulgaire ou intéressé. Elle me fait sentir que c’est un bien que je ne puis perdre, et que je possède d’autant mieux que je le connais et que je l’aime. »

Ces idées séduisirent beaucoup de lecteurs ; il y en eut même qui, ayant d’abord écrit contre lui, se rangèrent à son opinion.

On reprocha au savant Bayle d’avoir attaqué durement Spinosa sans l’entendre : durement, j’en conviens ; injustement, je ne le crois pas. Il serait étrange que Bayle ne l’eût pas entendu. Il découvrit aisément l’endroit faible de ce château enchanté ; il vit qu’en effet Spinosa compose son Dieu de parties, quoiqu’il soit réduit à s’en dédire, effrayé de son propre système. Bayle vit combien il est insensé de faire Dieu astre et citrouille, pensée et fumier, battant et battu. Il vit que cette fable est fort au-dessous de celle de Protée. Peut-être Bayle devait-il s’en tenir au mot de modalités et non pas de parties, puisque c’est ce mot de modalités que Spinosa emploie toujours. Mais il est également impertinent, si je ne me trompe, que l’excrément d’un animal soit une modalité ou une partie de l’Être suprême.

Il ne combattit point, il est vrai, les raisons par lesquelles Spinosa soutient l’impossibilité de la création ; mais c’est que la création proprement dite est un objet de foi et non pas de philosophie ; c’est que cette opinion n’est nullement particulière à Spinosa ; c’est que toute l’antiquité avait pensé comme lui. Il n’attaque que l’idée absurde d’un Dieu simple composé de parties, d’un Dieu qui se mange et qui se digère lui-même, qui aime et qui hait la même chose en même temps, etc. Spinosa se sert toujours du mot Dieu, Bayle le prend par ses propres paroles[19].

Mais, au fond, Spinosa ne reconnaît point de Dieu ; il n’a probablement employé cette expression, il n’a dit qu’il faut servir et aimer Dieu que pour ne point effaroucher le genre humain. Il paraît athée dans toute la force de ce terme ; il n’est point athée comme Épicure, qui reconnaissait des dieux inutiles et oisifs ; il ne l’est point comme la plupart des Grecs et des Romains, qui se moquaient des dieux du vulgaire : il l’est parce qu’il ne reconnaît nulle Providence, parce qu’il n’admet que l’éternité, l’immensité, et la nécessité des choses ; il l’est comme Straton, comme Diagoras ; il ne doute pas comme Pyrrhon : il affirme, et qu’affirme-t-il ? qu’il n’y a qu’une seule substance, qu’il ne peut y en avoir deux, que cette substance est étendue et pensante ; et c’est ce que n’ont jamais dit les philosophes grecs et asiatiques qui ont admis une âme universelle.

Il ne parle en aucun endroit de son livre des desseins marqués qui se manifestent dans tous les êtres. Il n’examine point si les yeux sont faits pour voir, les oreilles pour entendre, les pieds pour marcher, les ailes pour voler ; il ne considère ni les lois du mouvement dans les animaux et dans les plantes, ni leur structure adaptée à ces lois, ni la profonde mathématique qui gouverne le cours des astres : il craint d’apercevoir que tout ce qui existe atteste une Providence divine ; il ne remonte point des effets à leur cause ; mais, se mettant tout d’un coup à la tête de l’origine des choses, il bâtit son roman, comme Descartes a construit le sien, sur une supposition. Il supposait le plein avec Descartes, quoiqu’il soit démontré, en rigueur, que tout mouvement est impossible dans le plein. C’est là principalement ce qui lui fit regarder l’univers comme une seule substance. Il a été la dupe de son esprit géométrique. Comment Spinosa, ne pouvant douter que l’intelligence et la matière existent, n’a-t-il pas examiné au moins si la Providence n’a pas tout arrangé ? comment n’a-t-il pas jeté un coup d’œil sur ces ressorts, sur ces moyens dont chacun a son but, et recherché s’ils prouvent un artisan suprême ? Il fallait qu’il fût ou un physicien bien ignorant, ou un sophiste gonflé d’un orgueil bien stupide, pour ne pas reconnaître une Providence toutes les fois qu’il respirait et qu’il sentait son cœur battre : car cette respiration et ce mouvement du cœur sont des effets d’une machine si industrieusement compliquée, arrangée avec un art si puissant, dépendante de tant de ressorts concourant tous au même but, qu’il est impossible de l’imiter, et impossible à un homme de bon sens de ne la pas admirer.

Les spinosistes modernes répondent : Ne vous effarouchez pas des conséquences que vous nous imputez ; nous trouvons comme vous une suite d’effets admirables dans les corps organisés et dans toute la nature. La cause éternelle est dans l’intelligence éternelle que nous admettons, et qui, avec la matière, constitue l’universalité des choses qui est Dieu. Il n’y a qu’une seule substance qui agit par la même modalité de sa pensée sur sa modalité de la matière, et qui constitue ainsi l’univers qui ne fait qu’un tout inséparable.

On réplique à cette réponse : Comment pouvez-vous nous prouver que la pensée qui fait mouvoir les astres, qui anime l’homme, qui fait tout, soit une modalité, et que les déjections d’un crapaud et d’un ver soient une autre modalité de ce même être souverain ? Oseriez-vous dire qu’un si étrange principe vous est démontré ? Ne couvrez-vous pas votre ignorance par des mots que vous n’entendez point ? Bayle a très-bien démêlé les sophismes de votre maître dans les détours et dans les obscurités du style prétendu géométrique, et réellement très-confus, de ce maître. Je vous renvoie à lui ; des philosophes ne doivent pas récuser Bayle.

Quoi qu’il en soit, je remarquerai de Spinosa qu’il se trompait de très-bonne foi. Il me semble qu’il n’écartait de son système les idées qui pouvaient lui nuire que parce qu’il était trop plein des siennes ; il suivait sa route sans regarder rien de ce qui pouvait la traverser, et c’est ce qui nous arrive trop souvent. Il y a plus, il renversait tous les principes de la morale, en étant lui-même d’une vertu rigide : sobre jusqu’à ne boire qu’une pinte de vin en un mois ; désintéressé jusqu’à remettre aux héritiers de l’infortuné Jean de Witt une pension de deux cents florins que lui faisait ce grand homme ; généreux jusqu’à donner son bien ; toujours patient dans ses maux et dans sa pauvreté, toujours uniforme dans sa conduite.

Bayle, qui l’a si maltraité, avait à peu près le même caractère. L’un et l’autre ont cherché la vérité toute leur vie par des routes différentes. Spinosa fait un système spécieux en quelques points, et bien erroné dans le fond. Bayle a combattu tous les systèmes : qu’est-il arrivé des écrits de l’un et de l’autre ? Ils ont occupé l’oisiveté de quelques lecteurs : c’est à quoi tous les écrits se réduisent ; et depuis Thalès jusqu’aux professeurs de nos universités, et jusqu’aux plus chimériques raisonneurs, et jusqu’à leurs plagiaires, aucun philosophe n’a influé seulement sur les mœurs de la rue où il demeurait. Pourquoi ? parce que les hommes se conduisent par la coutume et non par la métaphysique. Un seul homme éloquent, habile, et accrédité, pourra beaucoup sur les hommes ; cent philosophes n’y pourront rien s’ils ne sont que philosophes.


XXV. — Absurdités.

Voilà bien des voyages dans des terres inconnues ; ce n’est rien encore. Je me trouve comme un homme qui, ayant erré sur l’Océan, et apercevant les îles Maldives dont la mer Indienne est semée, veut les visiter toutes. Mon grand voyage ne m’a rien valu ; voyons si je ferai quelque gain dans l’observation de ces petites îles, qui ne semblent servir qu’à embarrasser la route.

Il y a une centaine de cours de philosophie où l’on m’explique des choses dont personne ne peut avoir la moindre notion. Celui-ci veut me faire comprendre la Trinité par la physique ; il me dit qu’elle ressemble aux trois dimensions de la matière. Je le laisse dire, et je passe vite. Celui-ci prétend me faire toucher au doigt la transsubstantiation, en me montrant, par les lois du mouvement, comme un accident peut exister sans sujet, et comment un même corps peut être en deux endroits à la fois. Je me bouche les oreilles, et je passe plus vite encore.

Pascal, Blaise Pascal lui-même, l’auteur des Lettres provinciales, profère ces paroles[20] : « Croyez-vous qu’il soit impossible que Dieu soit infini et sans parties ? Je veux donc vous faire voir une chose indivisible et infinie : c’est un point, se mouvant partout d’une vitesse infinie, car il est en tous lieux, tout entier dans chaque endroit. »

Un point mathématique qui se meut ! juste ciel ! un point qui n’existe que dans la tête du géomètre, qui est partout et en même temps, et qui a une vitesse infinie, comme si la vitesse infinie actuelle pouvait exister ! Chaque mot est une folie, et c’est un grand homme qui a dit ces folies !

Votre âme est simple, incorporelle, intangible, me dit cet autre ; et comme aucun corps ne peut la toucher, je vais vous prouver par la physique d’Albert le Grand qu’elle sera brûlée physiquement si vous n’êtes pas de mon avis ; et voici comme je vous le prouve a priori, en fortifiant Albert par les syllogismes d’Abelli[21]. Je lui réponds que je n’entends pas son a priori ; que je trouve son compliment très-dur ; que la révélation, dont il ne s’agit pas entre nous, peut seule m’apprendre une chose si incompréhensible ; que je lui permets de n’être pas de mon avis, sans lui faire aucune menace ; et je m’éloigne de lui, de peur qu’il ne me joue un mauvais tour, car cet homme me paraît bien méchant.

Une foule de sophistes de tout pays et de toutes sectes m’accable d’arguments inintelligibles sur la nature des choses, sur la mienne, sur mon état passé, présent, et futur. Si on leur parle de manger et de boire, de vêtements, de logement, des denrées nécessaires, de l’argent avec lequel on se les procure, tous s’entendent à merveille ; s’il y a quelques pistoles à gagner, chacun d’eux s’empresse, personne ne se trompe d’un denier ; et quand il s’agit de tout notre être ils n’ont pas une idée nette ; le sens commun les abandonne. De là je reviens à ma première conclusion (question IV), que ce qui ne peut être d’un usage universel, ce qui n’est pas à la portée du commun des hommes, ce qui n’est pas entendu par ceux qui ont le plus exercé leur faculté de penser, n’est pas nécessaire au genre humain.

XXVI. — Du meilleur des mondes[22].

En courant de tous côtés pour m’instruire, je rencontrai des disciples de Platon. « Venez avec nous, me dit l’un d’eux[23] ; vous êtes dans le meilleur des mondes ; nous avons bien surpassé notre maître. Il n’y avait de son temps que cinq mondes possibles, parce qu’il n’y a que cinq corps réguliers ; mais actuellement qu’il y a une infinité d’univers possibles, Dieu a choisi le meilleur ; venez, et vous vous en trouverez bien. » Je lui répondis humblement : « Les mondes que Dieu pouvait créer étaient ou meilleurs, ou parfaitement égaux, ou pires : il ne pouvait prendre le pire ; ceux qui étaient égaux, supposé qu’il y en eût, ne valaient pas la préférence : ils étaient entièrement les mêmes ; on n’a pu choisir entre eux : prendre l’un c’est prendre l’autre. Il est donc impossible qu’il ne prît pas le meilleur. Mais comment les autres étaient-ils possibles, quand il était impossible qu’ils existassent ? »

Il me fit de très-belles distinctions, assurant toujours, sans s’entendre, que ce monde-ci est le meilleur de tous les mondes réellement impossibles[24]. Mais, me sentant alors tourmenté de la pierre, et souffrant des douleurs insupportables, les citoyens du meilleur des mondes me conduisirent à l’hôpital voisin. Chemin faisant, deux de ces bienheureux habitants furent enlevés par des créatures, leurs semblables : on les chargea de fers, l’un pour quelques dettes, l’autre sur un simple soupçon. Je ne sais pas si je fus conduit dans le meilleur des hôpitaux possibles ; mais je fus entassé avec deux ou trois mille misérables qui souffraient comme moi. Il y avait là plusieurs défenseurs de la patrie qui m’apprirent qu’ils avaient été trépanés et disséqués vivants, qu’on leur avait coupé des bras, des jambes, et que plusieurs milliers de leurs généreux compatriotes avaient été massacrés dans l’une des trente batailles données dans la dernière guerre, qui est environ la cent millième guerre depuis que nous connaissons des guerres. On voyait aussi, dans cette maison, environ mille personnes des deux sexes, qui ressemblaient à des spectres hideux, et qu’on frottait d’un certain métal parce qu’ils avaient suivi la loi de la nature, et parce que la nature avait, je ne sais comment, pris la précaution d’empoisonner en eux la source de la vie[25]. Je remerciai mes deux conducteurs.

Quand on m’eut plongé un fer bien tranchant dans la vessie, et qu’on eut tiré quelques pierres de cette carrière ; quand je fus guéri, et qu’il ne me resta plus que quelques incommodités douloureuses pour le reste de mes jours, je fis mes représentations à mes guides, je pris la liberté de leur dire qu’il y avait du bon dans ce monde, puisqu’on m’avait tiré quatre cailloux du sein de mes entrailles déchirées ; mais que j’aurais encore mieux aimé que les vessies eussent été des lanternes, que non pas qu’elles fussent des carrières. Je leur parlai des calamités et des crimes innombrables qui couvrent cet excellent monde. Le plus intrépide d’entre eux, qui était un Allemand[26], mon compatriote, m’apprit que tout cela n’est qu’une bagatelle.

« Ce fut, dit-il, une grande faveur du ciel envers le genre humain que Tarquin violât Lucrèce, et que Lucrèce se poignardât : parce qu’on chassa les tyrans, et que le viol, le suicide, et la guerre, établirent une république qui fit le bonheur des peuples conquis. » J’eus peine à convenir de ce bonheur. Je ne conçus pas d’abord quelle était la félicité des Gaulois et des Espagnols, dont on dit que César fit périr trois millions. Les dévastations et les rapines me parurent aussi quelque chose de désagréable ; mais le défenseur de l’optimisme n’en démordit point ; il me disait toujours comme le geôlier de don Carlos : Paix, paix, c’est pour votre bien. Enfin, étant poussé à bout, il me dit qu’il ne fallait pas prendre garde à ce globule de la terre, où tout va de travers, mais que dans l’étoile de Sirius, dans Orion, dans l’œil du Taureau, et ailleurs, tout est parfait. « Allons-y donc, » lui dis-je.

Un petit théologien me tira alors par le bras ; il me confia que ces gens-là étaient des rêveurs, qu’il n’était point du tout nécessaire qu’il y eût du mal sur la terre, qu’elle avait été formée exprès, pour qu’il n’y eût jamais que du bien. « Et pour vous le prouver, sachez, me dit-il, que les choses se passèrent ainsi autrefois pendant dix ou douze jours. — Hélas ! lui répondis-je, c’est bien dommage, mon révérend père, que cela n’ait pas continué. »


XXVII. — Des monades, etc.

Le même Allemand se ressaisit alors de moi ; il m’endoctrina, m’apprit clairement ce que c’est que mon âme, « Tout est composé de monades dans la nature ; votre âme est une monade ; et comme elle a des rapports avec toutes les autres monades du monde, elle a nécessairement des idées de tout ce qui s’y passe ; ces idées sont confuses, ce qui est très-utile ; et votre monade, ainsi que la mienne, est un miroir concentré de cet univers.

« Mais ne croyez pas que vous agissiez en conséquence de vos pensées. Il y a une harmonie préétablie entre la monade de votre âme et toutes les monades de votre corps, de façon que, quand votre âme a une idée, votre corps a une action, sans que l’une soit la suite de l’autre. Ce sont deux pendules qui vont ensemble ; ou, si vous voulez, cela ressemble à un homme qui prêche tandis qu’un autre fait les gestes. Vous concevez aisément qu’il faut que cela soit ainsi dans le meilleur des mondes, Car...[27] »


XXVIII. — Des formes plastiques.

Comme je ne comprenais rien du tout à ces admirables idées, un Anglais, nommé Cudworth[28] s’aperçut de mon ignorance à mes yeux fixes, à mon embarras, à ma tête baissée. « Ces idées, me dit-il, vous semblent profondes parce qu’elles sont creuses. Je vais vous apprendre nettement comment la nature agit. Premièrement, il y a la nature en général, ensuite il y a des natures plastiques qui forment tous les animaux et toutes plantes ; vous entendez bien ? — Pas un mot, monsieur. — Continuons donc.

« Une nature plastique n’est pas une faculté du corps, c’est une substance immatérielle qui agit sans savoir ce qu’elle fait, qui est entièrement aveugle, qui ne sent, ni ne raisonne, ni ne végète ; mais la tulipe a sa forme plastique qui la fait végéter ; le chien a sa forme plastique qui le fait aller à la chasse, et l’homme a la sienne qui le fait raisonner. Ces formes sont les agents immédiats de la Divinité ; il n’y a point de ministres plus fidèles au monde, car elles donnent tout, et ne retiennent rien pour elles. Vous voyez bien que ce sont là les vrais principes des choses, et que les natures plastiques valent bien l’harmonie préétablie et les monades, qui sont les miroirs concentrés de l’univers. » Je lui avouai que l’un valait bien l’autre.


XXIX. — De Locke.

Après tant de courses malheureuses, fatigué, harassé, honteux d’avoir cherché tant de vérités, et d’avoir trouvé tant de chimères, je suis revenu à Locke, comme l’enfant prodigue qui retourne chez son père ; je me suis rejeté entre les bras d’un homme modeste, qui ne feint jamais de savoir ce qu’il ne sait pas ; qui, à la vérité, ne possède pas des richesses immenses, mais dont les fonds sont bien assurés, et qui jouit du bien le plus solide sans aucune ostentation. Il me confirme dans l’opinion que j’ai toujours eue, que rien n’entre dans notre entendement que par nos sens ;

Qu’il n’y a point de notions innées ;

Que nous ne pouvons avoir l’idée ni d’un espace infini, ni d’un nombre infini ;

Que je ne pense pas toujours, et que par conséquent la pensée n’est pas l’essence, mais l’action de mon entendement[29] ;

Que je suis libre quand je peux faire ce que je veux ;

Que cette liberté ne peut consister dans ma volonté, puisque, lorsque je demeure volontairement dans ma chambre, dont la porte est fermée, et dont je n’ai pas la clef, je n’ai pas la liberté d’en sortir ; puisque je souffre quand je veux ne pas souffrir ; puisque très-souvent je ne peux rappeler mes idées quand je veux les rappeler ;

Qu’il est donc absurde au fond de dire : la volonté est libre, puisqu’il est absurde de dire : je veux vouloir cette chose ; car c’est précisément comme si on disait : je désire de la désirer, je crains de la craindre ; qu’enfin la volonté n’est pas plus libre qu’elle n’est bleue ou carrée (voyez la question XIII) ;

Que je ne puis vouloir qu’en conséquence des idées reçues dans mon cerveau ; que je suis nécessité à me déterminer en conséquence de ces idées, puisque, sans cela, je me déterminerais sans raison, et qu’il y aurait un effet sans cause ;

Que je ne puis avoir une idée positive de l’infini, puisque je suis très-fini ;

Que je ne puis connaître aucune substance, parce que je ne puis avoir d’idées que de leurs qualités, et que mille qualités d’une chose ne peuvent me faire connaître la nature intime de cette chose, qui peut avoir cent mille autres qualités ignorées ;

Que je ne suis la même personne qu’autant que j’ai de la mémoire, et le sentiment de ma mémoire : car n’ayant pas la moindre partie du corps qui m’appartenait dans mon enfance, et n’ayant pas le moindre souvenir des idées qui m’ont affecté à cet âge, il est clair que je ne suis pas plus ce même enfant que je ne suis Confucius ou Zoroastre. Je suis réputé la même personne par ceux qui m’ont vu croître, et qui ont toujours demeuré avec moi ; mais je n’ai en aucune façon la même existence ; je ne suis plus l’ancien moi-même ; je suis une nouvelle identité, et de là quelles singulières conséquences !

Qu’enfin, conformément à la profonde ignorance dont je me suis convaincu sur les principes des choses, il est impossible que je puisse connaître quelles sont les substances auxquelles Dieu daigne accorder le don de sentir et de penser. En effet y a-t-il des substances dont l’essence soit de penser, qui pensent toujours, et qui pensent par elles-mêmes ? En ce cas ces substances, quelles qu’elles soient, sont des dieux : car elles n’ont nul besoin de l’Être éternel et formateur, puisqu’elles ont leurs essences sans lui, puisqu’elles pensent sans lui.

Secondement, si l’Être éternel a fait le don de sentir et de penser à des êtres, il leur a donné ce qui ne leur appartenait pas essentiellement ; il a donc pu donner cette faculté à tout être, quel qu’il soit.

Troisièmement, nous ne connaissons aucun être à fond : donc il est impossible que nous sachions si un être est incapable ou non de recevoir le sentiment et la pensée. Les mots de matière et d’esprit ne sont que des mots ; nous n’avons nulle notion complète de ces deux choses : donc au fond il y a autant de témérité à dire qu’un corps organisé par Dieu même ne peut recevoir la pensée de Dieu même qu’il serait ridicule de dire que l’esprit ne peut penser.

Quatrièmement, je suppose qu’il y ait des substances purement spirituelles qui n’aient jamais eu l’idée de la matière et du mouvement ; seront-elles bien reçues à nier que la matière et le mouvement puissent exister ?

Je suppose que la savante congrégation qui condamna Galilée[30] comme impie et comme absurde, pour avoir démontré le mouvement de la terre autour du soleil, eût eu quelque connaissance des idées du chancelier Bacon, qui proposait d’examiner si l’attraction est donnée à la matière ; je suppose que le rapporteur de ce tribunal eût remontré à ces graves personnages qu’il y avait des gens assez fous en Angleterre pour soupçonner que Dieu pouvait donner à toute la matière, depuis Saturne jusqu’à notre petit tas de boue, une tendance vers un centre, une attraction, une gravitation, laquelle serait absolument indépendante de toute impulsion, puisque l’impulsion donnée par un fluide en mouvement agit en raison des surfaces, et que cette gravitation agit en raison des solides. Ne voyez-vous pas ces juges de la raison humaine, et de Dieu même, dicter aussitôt leurs arrêts, anathématiser cette gravitation que Newton a démontrée depuis ; prononcer que cela est impossible à Dieu, et déclarer que la gravitation vers un centre est un blasphème ? Je suis coupable, ce me semble, de la même témérité, quand j’ose assurer que Dieu ne peut faire sentir et penser un être organisé quelconque.

Cinquièmement, je ne puis douter que Dieu n’ait accordé des sensations, de la mémoire, et par conséquent des idées, à la matière organisée dans les animaux[31]. Pourquoi donc nierai-je qu’il puisse faire le même présent à d’autres animaux ? On l’a déjà dit[32], la difficulté consiste moins à savoir si la matière organisée peut penser qu’à savoir comment un être, quel qu’il soit, pense.

La pensée a quelque chose de divin ; oui sans doute, et c’est pour cela que je ne saurai jamais ce que c’est que l’être pensant. Le principe du mouvement est divin, et je ne saurai jamais la cause de ce mouvement dont tous mes membres exécutent les lois.

L’enfant d’Aristote, étant en nourrice, attirait dans sa bouche le téton qu’il suçait, en formant précisément avec sa langue, qu’il retirait, une machine pneumatique, en pompant l’air, en formant du vide, tandis que son père ne savait rien de tout cela, et disait au hasard que la nature abhorre le vide.

L’enfant d’Hippocrate, à l’âge de quatre ans, prouvait la circulation du sang en passant son doigt sur sa main, et Hippocrate ne savait pas que le sang circulât.

Nous sommes ces enfants, tous tant que nous sommes ; nous opérons des choses admirables, et aucun des philosophes ne sait comment elles s’opèrent.

Sixièmement, voilà les raisons, ou plutôt les doutes que me fournit ma faculté intellectuelle sur l’assertion modeste de Locke. Je ne dis point, encore une fois, que c’est la matière qui pense en nous ; je dis avec lui qu’il ne nous appartient pas de prononcer qu’il soit impossible à Dieu de faire penser la matière, qu’il est absurde de le prononcer, et que ce n’est pas à des vers de terre à borner la puissance de l’Être suprême.

Septièmement, j’ajoute que cette question est absolument étrangère à la morale, parce que, soit que la matière puisse penser ou non, quiconque pense doit être juste, parce que l’atome à qui Dieu aura donné la pensée peut mériter ou démériter, être puni ou récompensé, et durer éternellement, aussi bien que l’être inconnu appelé autrefois souffle et aujourd’hui esprit, dont nous avons encore moins de notion que d’un atome.

Je sais bien que ceux qui ont cru que l’être nommé souffle pouvait seul être susceptible de sentir et de penser ont persécuté[33] ceux qui ont pris le parti du sage Locke, et qui n’ont pas osé borner la puissance de Dieu à n’animer que ce souffle. Mais quand l’univers entier croyait que l’âme était un corps léger, un souffle, une substance de feu, aurait-on bien fait de persécuter ceux qui sont venus nous apprendre que l’âme est immatérielle ? Tous les Pères de l’Église, qui ont cru l’âme un corps délié, auraient-ils eu raison de persécuter les autres Pères qui ont apporté aux hommes l’idée de l’immatérialité parfaite ? Non sans doute, car le persécuteur est abominable : donc ceux qui admettent l’immatérialité parfaite sans la comprendre ont dû tolérer ceux qui la rejetaient parce qu’ils ne la comprenaient pas. Ceux qui ont refusé à Dieu le pouvoir d’animer l’être inconnu appelé matière ont dû tolérer aussi ceux qui n’ont pas osé dépouiller Dieu de ce pouvoir : car il est bien malhonnête de se haïr pour des syllogismes.

XXX. — Qu’ai-je appris jusqu’à présent ?

J’ai donc compté avec Locke et avec moi-même, et je me suis trouvé possesseur de quatre ou cinq vérités, dégagé d’une centaine d’erreurs, et chargé d’une immense quantité de doutes. Je me suis dit ensuite à moi-même : Ce peu de vérités que j’ai acquises par ma raison sera entre mes mains un bien stérile, si je n’y puis trouver quelque principe de morale. Il est beau à un aussi chétif animal que l’homme de s’être élevé à la connaissance du maître de la nature ; mais cela ne me servira pas plus que la science de l’algèbre, si je n’en tire quelque règle pour la conduite de ma vie.


XXXI. — Y a-t-il une morale ?

Plus j’ai vu des hommes différents par le climat, les mœurs, le langage, les lois, le culte, et par la mesure de leur intelligence, et plus j’ai remarqué qu’ils ont tous le même fond de morale ; ils ont tous une notion grossière du juste et de l’injuste, sans savoir un mot de théologie ; ils ont tous acquis cette même notion dans l’âge où la raison se déploie, comme ils ont tous acquis naturellement l’art de soulever des fardeaux avec des bâtons, et de passer un ruisseau sur un morceau de bois, sans avoir appris les mathématiques.

Il m’a donc paru que cette idée du juste et de l’injuste leur était nécessaire, puisque tous s’accordaient en ce point dès qu’ils pouvaient agir et raisonner. L’intelligence suprême qui nous a formés a donc voulu qu’il y eût de la justice sur la terre, pour que nous puissions y vivre un certain temps. Il me semble que n’ayant ni instinct pour nous nourrir comme les animaux, ni armes naturelles comme eux, et végétant plusieurs années dans l’imbécillité d’une enfance exposée à tous les dangers, le peu qui serait resté d’hommes échappés aux dents des bêtes féroces, à la faim, à la misère, se seraient occupés à se disputer quelque nourriture et quelques peaux de bêtes, et qu’ils se seraient bientôt détruits comme les enfants du dragon de Cadmus, sitôt qu’ils auraient pu se servir de quelque arme. Du moins il n’y aurait eu aucune société, si les hommes n’avaient conçu l’idée de quelque justice, qui est le lien de toute société.

Comment l’Égyptien qui élevait des pyramides et des obélisques, et le Scythe errant qui ne connaissait pas même les cabanes, auraient-ils eu les mêmes notions fondamentales du juste et de l’injuste si Dieu n’avait donné de tout temps à l’un et à l’autre cette raison qui, en se développant, leur fait apercevoir les mêmes principes nécessaires, ainsi qu’il leur a donné des organes qui, lorsqu’ils ont atteint le degré de leur énergie, perpétuent nécessairement et de la même façon la race du Scythe et de l’Égyptien ? Je vois une horde barbare[34], ignorante, superstitieuse, un peuple sanguinaire et usurier, qui n’avait pas même de terme dans son jargon pour signifier la géométrie et l’astronomie : cependant ce peuple a les mêmes lois fondamentales que le sage Chaldéen qui a connu les routes des astres, et que le Phénicien plus savant encore, qui s’est servi de la connaissance des astres pour aller fonder des colonies aux bornes de l’hémisphère où l’Océan se confond avec la Méditerranée. Tous ces peuples assurent qu’il faut respecter son père et sa mère ; que le parjure, la calomnie, l’homicide, sont abominables. Ils tirent donc tous les mêmes conséquences du même principe de leur raison développée.


XXXII. — Utilité réelle. Notion de la justice.

La notion de quelque chose de juste me semble si naturelle, si universellement acquise par tous les hommes, qu’elle est indépendante de toute loi, de tout pacte, de toute religion. Que je redemande à un Turc, à un Guèbre, à un Malabare, l’argent que je lui ai prêté pour se nourrir et pour se vêtir, il ne lui tombera jamais dans la tête de me répondre : Attendez que je sache si Mahomet, Zoroastre ou Brama, ordonnent que je vous rende votre argent. Il conviendra qu’il est juste qu’il me paye, et s’il n’en fait rien, c’est que sa pauvreté ou son avarice l’emporteront sur la justice qu’il reconnaît.

Je mets en fait qu’il n’y a aucun peuple chez lequel il soit juste, beau, convenable, honnête, de refuser la nourriture à son père et à sa mère quand on peut leur en donner ; que nulle peuplade n’a jamais pu regarder la calomnie comme une bonne action, non pas même une compagnie de bigots fanatiques.

L’idée de justice me paraît tellement une vérité du premier ordre, à laquelle tout l’univers donne son assentiment, que les plus grands crimes qui affligent la société humaine sont tous commis sous un faux prétexte de justice. Le plus grand des crimes, du moins le plus destructif, et par conséquent le plus opposé au but de la nature, est la guerre ; mais il n’y a aucun agresseur qui ne colore ce forfait du prétexte de la justice.

Les déprédateurs romains faisaient déclarer toutes leurs invasions justes par des prêtres nommés Feciales. Tout brigand qui se trouve à la tête d’une armée commence ses fureurs par un manifeste, et implore le dieu des armées.

Les petits voleurs eux-mêmes, quand ils sont associés, se gardent bien de dire : Allons voler, allons arracher à la veuve et à l’orphelin leur nourriture ; ils disent : Soyons justes, allons reprendre notre bien des mains des riches qui s’en sont emparés. Ils ont entre eux un dictionnaire qu’on a même imprimé dès le xvie siècle ; et dans ce vocabulaire, qu’ils appellent argot[35] les mots de vol, larcin, rapine, ne se trouvent point ; ils se servent des termes qui répondent à gagner, reprendre.

Le mot d’injustice ne se prononce jamais dans un conseil d’État où l’on propose le meurtre le plus injuste ; les conspirateurs, même les plus sanguinaires, n’ont jamais dit : Commettons un crime. Ils ont tous dit : Vengeons la patrie des crimes du tyran ; punissons ce qui nous paraît une injustice. En un mot, flatteurs lâches, ministres barbares, conspirateurs odieux, voleurs plongés dans l’iniquité, tous rendent hommage, malgré eux, à la vertu même, qu’ils foulent aux pieds.

J’ai toujours été étonné que, chez les Français, qui sont éclairés et polis, on ait souffert sur le théâtre ces maximes aussi affreuses que fausses qui se trouvent dans la première scène de Pompée, et qui sont beaucoup plus outrées que celles de Lucain dont elles sont imitées :

La justice et le droit sont de vaines idées…
Le droit des rois consiste à ne rien épargner.

Et on met ces abominables paroles dans la bouche de Photin, ministre du jeune Ptolémée. Mais c’est précisément parce qu’il est ministre qu’il devait dire tout le contraire ; il devait représenter la mort de Pompée comme un malheur nécessaire et juste.

Je crois donc que les idées du juste et de l’injuste sont aussi claires, aussi universelles, que les idées de santé et de maladie. de vérité et de fausseté, de convenance et de disconvenance. Les limites du juste et de l’injuste sont très-difficiles à poser ; comme l’état mitoyen entre la santé et la maladie, entre ce qui est convenance et la disconvenance des choses, entre le faux et le vrai, est difficile à marquer. Ce sont des nuances qui se mêlent, mais les couleurs tranchantes frappent tous les yeux. Par exemple, tous les hommes avouent qu’on doit rendre ce qu’on nous a prêté : mais si je sais certainement que celui à qui je dois deux millions s’en servira pour asservir ma patrie, dois-je lui rendre cette arme funeste ? Voilà où les sentiments se partagent ; mais en général je dois observer mon serment quand il n’en résulte aucun mal : c’est de quoi personne n’a jamais douté[36].


XXXIII. — Consentement universel est-il preuve de vérité ?

On peut m’objecter que le consentement des hommes de tous les temps et de tous les pays n’est pas une preuve de la vérité. Tous les peuples ont cru à la magie, aux sortilèges, aux démoniaques, aux apparitions, aux influences des astres, à cent autres sottises pareilles : ne pourrait-il pas en être ainsi du juste et de l’injuste ?

Il me semble que non. Premièrement, il est faux que tous les hommes aient cru à ces chimères. Elles étaient, à la vérité, l’aliment de l’imbécillité du vulgaire, et il y a le vulgaire des grands et le vulgaire du peuple ; mais une multitude de sages s’en est toujours moquée : ce grand nombre de sages, au contraire, a toujours admis le juste et l’injuste, tout autant, et même encore plus que le peuple.

La croyance aux sorciers, aux démoniaques, etc., est bien éloignée d’être nécessaire au genre humain ; la croyance à la justice est d’une nécessité absolue : donc elle est un développement de la raison donnée de Dieu, et l’idée des sorciers et des possédés, etc., est au contraire un pervertissement de cette même raison,


XXXIV. — Contre Locke.

Locke, qui m’instruit et qui m’apprend à me défier de moi-même, ne se trompe-t-il pas quelquefois comme moi-même ? Il veut prouver la fausseté des idées innées ; mais n’ajoute-t-il pas une bien mauvaise raison à de fort bonnes ? Il avoue qu’il n’est pas juste de faire bouillir son prochain dans une chaudière et de le manger. Il dit que cependant il y a eu des nations d’anthropophages, et que ces êtres pensants n’auraient pas mangé des hommes s’ils avaient eu les idées du juste et de l’injuste, que je suppose nécessaires à l’espèce humaine. (Voyez la question XXXVI.)

Sans entrer ici dans la question s’il y a eu en effet des nations d’anthropophages[37], sans examiner les relations du voyageur Dampier[38], qui a parcouru toute l’Amérique et qui n’y en a jamais vu, mais qui au contraire a été reçu chez tous les sauvages avec la plus grande humanité, voici ce que je réponds :

Des vainqueurs ont mangé leurs esclaves pris à la guerre : ils ont cru faire une action très-juste ; ils ont cru avoir sur eux droit de vie et de mort ; et comme ils avaient peu de bons mets pour leur table, ils ont cru qu’il leur était permis de se nourrir du fruit de leur victoire. Ils ont été en cela plus justes que les triomphateurs romains, qui faisaient étrangler sans aucun fruit les princes esclaves qu’ils avaient enchaînés à leur char de triomphe. Les Romains et les sauvages avaient une très-fausse idée de la justice, je l’avoue ; mais enfin les uns et les autres croyaient agir justement, et cela est si vrai que les mêmes sauvages, quand ils avaient admis leurs captifs dans leur société, les regardaient comme leurs enfants, et que ces mêmes anciens Romains ont donné mille exemples de justice admirables.

XXXV. — Contre Locke.

Je conviens, avec le sage Locke, qu’il n’y a point de notion innée, point de principe de pratique inné : c’est une vérité si constante qu’il est évident que les enfants auraient tous une notion claire de Dieu s’ils étaient nés avec cette idée, et que tous les hommes s’accorderaient dans cette même notion, accord que l’on n’a jamais vu. Il n’est pas moins évident que nous ne naissons point avec des principes développés de morale, puisqu’on ne voit pas comment une nation entière pourrait rejeter un principe de morale qui serait gravé dans le cœur de chaque individu de cette nation.

Je suppose que nous soyons tous nés avec le principe moral bien développé qu’il ne faut persécuter personne pour sa manière de penser : comment des peuples entiers auraient-ils été persécuteurs ? Je suppose que chaque homme porte en soi la loi évidente qui ordonne qu’on soit fidèle à son serment : comment tous ces hommes réunis en corps auront-ils statué qu’il ne faut pas garder sa parole à des hérétiques ? Je répète encore qu’au lieu de ces idées innées chimériques, Dieu nous a donné une raison qui se fortifie avec l’âge, et qui nous apprend à tous, quand nous sommes attentifs, sans passion, sans préjugé, qu’il y a un Dieu, et qu’il faut être juste ; mais je ne puis accorder à Locke les conséquences qu’il en tire. Il semble trop approcher du système de Hobbes, dont il est pourtant très-éloigné.

Voici ses paroles, au premier livre de l’Entendement humain : « Considérez une ville prise d’assaut, et voyez s’il paraît dans le cœur des soldats, animés au carnage et au butin, quelque égard pour la vertu, quelque principe de morale, quelques remords de toutes les injustices qu’ils commettent. » Non, ils n’ont point de remords ; et pourquoi ? c’est qu’ils croient agir justement. Aucun d’eux n’a supposé injuste la cause du prince pour lequel il va combattre : ils hasardent leur vie pour cette cause ; ils tiennent le marché qu’ils ont fait ; ils pouvaient être tués à l’assaut : donc ils croient être en droit de tuer ; ils pouvaient être dépouillés : donc ils pensent qu’ils peuvent dépouiller. Ajoutez qu’ils sont dans l’enivrement de la fureur, qui ne raisonne pas ; et, pour vous prouver qu’ils n’ont point rejeté l’idée du juste et de l’honnête, proposez à ces mêmes soldats beaucoup plus d’argent que le pillage de la ville ne peut leur en procurer, de plus belles filles que celles qu’ils ont violées, pourvu seulement qu’au lieu d’égorger, dans leur fureur, trois ou quatre mille ennemis qui font encore résistance, et qui peuvent les tuer, ils aillent égorger leur roi, son chancelier, ses secrétaires d’État, et son grand aumônier : vous ne trouverez pas un de ces soldats qui ne rejette vos offres avec horreur. Vous ne leur proposez cependant que six meurtres au lieu de quatre mille, et vous leur présentez une récompense très-forte. Pourquoi vous refusent-ils ? c’est qu’ils croient juste de tuer quatre mille ennemis, et que le meurtre de leur souverain, auquel ils ont fait serment, leur paraît abominable.

Locke continue, et, pour mieux prouver qu’aucune règle de pratique n’est innée, il parle des Mingréliens, qui se font un jeu, dit-il, d’enterrer leurs enfants tout vifs, et des Caraïbes, qui châtrent les leurs pour les mieux engraisser, afin de les manger.

On a déjà remarqué ailleurs[39] que ce grand homme a été trop crédule en rapportant ces fables ; Lambert[40], qui seul impute aux Mingréliens d’enterrer leurs enfants tout vifs pour leur plaisir, n’est pas un auteur assez accrédité.

Chardin[41], voyageur qui passe pour véridique, et qui a été rançonné en Mingrélie, parlerait de cette horrible coutume si elle existait ; et ce ne serait pas assez qu’il le dît pour qu’on le crût : il faudrait que vingt voyageurs, de nations et de religions différentes, s’accordassent à confirmer un fait si étrange, pour qu’on en eût une certitude historique.

Il en est de même des femmes des îles Antilles, qui châtraient leurs enfants pour les manger : cela n’est pas dans la nature d’une mère.

Le cœur humain n’est point ainsi fait ; châtrer des enfants est une opération très-délicate, très-dangereuse, qui, loin de les engraisser, les amaigrit au moins une année entière, et qui souvent les tue. Ce raffinement n’a jamais été en usage que chez des grands qui, pervertis par l’excès du luxe et par la jalousie, ont imaginé d’avoir des eunuques pour servir leurs femmes et leurs concubines. Il n’a été adopté en Italie, et à la chapelle du pape, que pour avoir des musiciens dont la voix fût plus belle que celle des femmes. Mais dans les îles Antilles il n’est guère à présumer que des sauvages aient inventé le raffinement de châtrer les petits garçons pour en faire un bon plat ; et puis qu’auraient-ils fait de leurs petites filles ?

Locke allègue encore des saints de la religion mahométane, qui s’accouplent dévotement avec leurs ânesses pour n’être point tentés de commettre la moindre fornication avec les femmes du pays. Il faut mettre ces contes avec celui du perroquet qui eut une si belle conversation en langue brasilienne avec le prince Maurice, conversation que Locke a la simplicité de rapporter, sans se douter que l’interprète du prince avait pu se moquer de lui. C’est ainsi que l’auteur de l’Esprit des lois s’amuse à citer de prétendues lois de Tunquin, de Bantam, de Bornéo, de Formose, sur la foi de quelques voyageurs, ou menteurs ou mal instruits. Locke et lui sont deux grands hommes en qui cette simplicité ne me semble pas excusable.


XXXVI. — Nature partout la même.

En abandonnant Locke en ce point, je dis avec le grand Newton : « Natura est semper sibi consona ; la nature est toujours semblable à elle-même. » La loi de la gravitation qui agit sur un astre agit sur tous les astres, sur toute la matière : ainsi la loi fondamentale de la morale agit également sur toutes les nations bien connues. Il y a mille différences dans les interprétations de cette loi, en mille circonstances ; mais le fond subsiste toujours le même, et ce fond est l’idée du juste et de l’injuste. On commet prodigieusement d’injustices dans les fureurs de ses passions, comme on perd sa raison dans l’ivresse ; mais quand l’ivresse est passée, la raison revient, et c’est, à mon avis, l’unique cause qui fait subsister la société humaine, cause subordonnée au besoin que nous avons les uns des autres.

Comment donc avons-nous acquis l’idée de la justice ? comme nous avons acquis celle de la prudence, de la vérité, de la convenance : par le sentiment et par la raison. Il est impossible que nous ne trouvions pas très-imprudente l’action d’un homme qui se jetterait dans le feu pour se faire admirer, et qui espérerait d’en réchapper. Il est impossible que nous ne trouvions pas très-injuste l’action d’un homme qui en tue un autre dans sa colère. La société n’est fondée que sur ces notions, qu’on n’arrachera jamais de notre cœur ; et c’est pourquoi toute société subsiste, à quelque superstition bizarre et horrible qu’elle se soit asservie.

Quel est l’âge où nous connaissons le juste et l’injuste ? L’âge où nous connaissons que deux et deux font quatre.

XXXVII. — De Hobbes.

Profond et bizarre philosophe, bon citoyen, esprit hardi, ennemi de Descartes, toi qui t’es trompé comme lui, toi dont les erreurs en physique sont grandes, et pardonnables parce que tu étais venu avant Newton, toi qui as dit des vérités qui ne compensent pas tes erreurs, toi qui le premier fis voir quelle est la chimère des idées innées, toi qui fus le précurseur de Locke en plusieurs choses, mais qui le fus aussi de Spinosa, c’est en vain que tu étonnes tes lecteurs en réussissant presque à leur prouver qu’il n’y a aucunes lois dans le monde que des lois de convention ; qu’il n’y a de juste et d’injuste que ce qu’on est convenu d’appeler tel dans un pays. Si tu t’étais trouvé seul avec Cromwell dans une île déserte, et que Cromwell eût voulu te tuer pour avoir pris le parti de ton roi dans l’île d’Angleterre, cet attentat ne t’aurait-il pas paru aussi injuste dans ta nouvelle île qu’il te l’aurait paru dans ta patrie ?

Tu dis que, dans la loi de nature, « tous ayant droit à tout, chacun a droit sur la vie de son semblable ». Ne confonds-tu pas la puissance avec le droit ? Penses-tu qu’en effet le pouvoir donne le droit, et qu’un fils robuste n’ait rien à se reprocher pour avoir assassiné son père languissant et décrépit ? Quiconque étudie la morale doit commencer à réfuter ton livre dans son cœur, mais ton propre cœur te réfutait encore davantage : car tu fus vertueux ainsi que Spinosa, et il ne te manqua, comme à lui, que d’enseigner les vrais principes de la vertu, que tu pratiquais et que tu recommandais aux autres.


XXXVIII. — Morale universelle.

La morale me paraît tellement universelle, tellement calculée par l’Être universel qui nous a formés, tellement destinée à servir de contre-poids à nos passions funestes, et à soulager les peines inévitables de cette courte vie, que, depuis Zoroastre jusqu’au lord Shaftesbury, je vois tous les philosophes enseigner la même morale, quoiqu’ils aient tous des idées différentes sur les principes des choses. Nous avons vu que Hobbes, Spinosa, et Bayle lui-même, qui ont ou nié les premiers principes, ou qui en ont douté, ont cependant recommandé fortement la justice et toutes les vertus.

Chaque nation eut des rites religieux particuliers, et très-souvent d’absurdes et de révoltantes opinions en métaphysique, en théologie ; mais s’agit-il de savoir s’il faut être juste, tout l’univers est d’accord, comme nous l’avons dit à la question XXXVI, et comme on ne peut trop le répéter.


XXXIX. — De Zoroastre[42].

Je n’examine point en quel temps vivait Zoroastre, à qui les Perses donnèrent neuf mille ans d’antiquité, ainsi que Platon aux anciens Athéniens, Je vois seulement que ses préceptes de morale se sont conservés jusqu’à nos jours : ils sont traduits de l’ancienne langue des mages dans la langue vulgaire des Guèbres, et il paraît bien aux allégories puériles, aux observances ridicules, aux idées fantastiques dont ce recueil est rempli, que la religion de Zoroastre est de l’antiquité la plus haute. C’est là qu’on trouve le nom de jardin pour exprimer la récompense des justes ; on y voit le mauvais principe sous le nom de Satan, que les Juifs adoptèrent aussi. On y trouve le monde formé en six saisons ou en six temps. Il y est ordonné de réciter un Abunavar et un Ashim vuhu pour ceux qui éternuent.

Mais enfin, dans ce recueil de cent portes ou préceptes tirés du livre du Zend, et où l’on rapporte même les propres paroles de l’ancien Zoroastre, quels devoirs moraux sont prescrits ?

Celui d’aimer, de secourir son père et sa mère, de faire l’aumône aux pauvres, de ne jamais manquer à sa parole, de s’abstenir, quand on est dans le doute si l’action qu’on va faire est juste ou non. (Porte 30.)

Je m’arrête à ce précepte, parce que nul législateur n’a jamais pu aller au delà ; et je me confirme dans l’idée que plus Zoroastre établit de superstitions ridicules en fait de culte, plus la pureté de sa morale fait voir qu’il n’était pas en lui de la corrompre ; que plus il s’abandonnait à l’erreur dans ses dogmes, plus il lui était impossible d’errer en enseignant la vertu.


XL. — Des Brachmanes.

Il est vraisemblable que les brames ou brachmanes existaient longtemps avant que les Chinois eussent leurs cinq kings ; et ce qui fonde cette extrême probabilité, c’est qu’à la Chine les antiquités les plus recherchées sont indiennes, et que dans l’Inde il n’y a point d’antiquités chinoises.

Ces anciens brames étaient sans doute d’aussi mauvais métaphysiciens, d’aussi ridicules théologiens que les Chaldéens et les Perses, et toutes les nations qui sont à l’occident de la Chine. Mais quelle sublimité dans la morale ! Selon eux la vie n’était qu’une mort de quelques années, après laquelle on vivrait avec la Divinité. Ils ne se bornaient pas à être justes envers les autres, mais ils étaient rigoureux envers eux-mêmes ; le silence, l’abstinence, la contemplation, le renoncement à tous les plaisirs, étaient leurs principaux devoirs. Aussi tous les sages des autres nations allaient chez eux apprendre ce qu’on appelait la sagesse.


XLI. — De Confucius.

Les Chinois n’eurent aucune superstition, aucun charlatanisme à se reprocher comme les autres peuples. Le gouvernement chinois montrait aux hommes, il y a fort au delà de quatre mille ans, et leur montre encore qu’on peut les régir sans les tromper ; que ce n’est pas par le mensonge qu’on sert le Dieu de vérité ; que la superstition est non-seulement inutile, mais nuisible à la religion. Jamais l’adoration de Dieu ne fut si pure et si sainte qu’à la Chine (à la révélation près). Je ne parle pas des sectes du peuple, je parle de la religion du prince, de celle de tous les tribunaux et de tout ce qui n’est pas populace. Quelle est la religion de tous les honnêtes gens à la Chine, depuis tant de siècles ? la voici : Adorez le ciel, et soyez juste. Aucun empereur n’en a eu d’autre.

On place souvent le grand Confutzée, que nous nommons Confucius[43], parmi les anciens législateurs, parmi les fondateurs de religions : c’est une grande inadvertance. Confutzée est très-moderne ; il ne vivait que six cent cinquante ans avant notre ère. Jamais il n’institua aucun culte, aucun rite ; jamais il ne se dit ni inspiré ni prophète ; il ne fit que rassembler en un corps les anciennes lois de la morale.

Il invite les hommes à pardonner les injures et à ne se souvenir que des bienfaits ;

À veiller sans cesse sur soi-même, à corriger aujourd’hui les fautes d’hier ;

À réprimer ses passions, et à cultiver l’amitié ; à donner sans faste et à ne recevoir que l’extrême nécessaire sans bassesse.

Il ne dit point qu’il ne faut pas faire à autrui ce que nous ne voulons pas qu’on fasse à nous-mêmes : ce n’est que défendre le mal ; il fait plus, il recommande le bien : « Traite autrui comme tu veux qu’on te traite. »

Il enseigne non-seulement la modestie, mais encore l’humilité ; il recommande toutes les vertus.


XLII. — Des philosophes grecs, et d’abord de Pythagore.

Tous les philosophes grecs ont dit des sottises en physique et en métaphysique. Tous sont excellents dans la morale ; tous égalent Zoroastre, Confutzée, et les brachmanes. Lisez seulement les Vers dorés de Pythagore, c’est le précis de sa doctrine ; il n’importe de quelle main ils soient. Dites-moi si une seule vertu y est oubliée.


XLIII. — De Zaleucus.

Réunissez tous vos lieux communs, prédicateurs grecs, italiens, espagnols, allemands, français, etc. ; qu’on distille toutes vos déclamations, en tirera-t-on un extrait qui soit plus pur que l’exorde des lois de Zaleucus ?

« Maîtrisez votre âme, purifiez-la, écartez toute pensée criminelle. Croyez que Dieu ne peut être bien servi par les pervers ; croyez qu’il ne ressemble pas aux faibles mortels, que les louanges et les présents séduisent : la vertu seule peut lui plaire. »

Voilà le précis de toute morale et de toute religion.


XLIV. — D’Épicure.

Des pédants de collége, des petits-maîtres de séminaire, ont cru, sur quelques plaisanteries d’Horace et de Pétrone, qu’Épicure avait enseigné la volupté par les préceptes et par l’exemple. Épicure fut toute sa vie un philosophe sage, tempérant, et juste. Dès l’âge de douze à treize ans, il fut sage : car lorsque le grammairien qui l’instruisait lui récita ce vers d’Hésiode :

Le chaos fut produit le premier de tous les êtres.

« Hé ! qui le produisit, dit Épicure, puisqu’il était le premier ? — Je n’en sais rien, dit le grammairien ; il n’y a que les philosophes qui le sachent. — Je vais donc m’instruire chez eux, » repartit l’enfant ; et depuis ce temps jusqu’à l’âge de soixante et douze ans il cultiva la philosophie. Son testament, que Diogène de Laërce nous a conservé tout entier, découvre une âme tranquille et juste ; il affranchit les esclaves qu’il croit avoir mérité cette grâce ; il recommande à ses exécuteurs testamentaires de donner la liberté à ceux qui s’en rendront dignes. Point d’ostentation, point d’injuste préférence ; c’est la dernière volonté d’un homme qui n’en a jamais eu que de raisonnables. Seul de tous les philosophes, il eut pour amis tous ses disciples, et sa secte fut la seule où l’on sut aimer, et qui ne se partagea point en plusieurs autres.

Il paraît, après avoir examiné sa doctrine et ce qu’on a écrit pour et contre lui, que tout se réduit à la dispute entre Malebranche et Arnauld. Malebranche avouait que le plaisir rend heureux, Arnauld le niait ; c’était une dispute de mots, comme tant d’autres disputes où la philosophie et la théologie apportent leur incertitude, chacune de son côté.


XLV. — Des stoïciens.

Si les épicuriens rendirent la nature humaine aimable, les stoïciens la rendirent presque divine. Résignation à l’Être des êtres, ou plutôt élévation de l’âme jusqu’à cet Être ; mépris du plaisir, mépris même de la douleur, mépris de la vie et de la mort, inflexibilité dans la justice : tel était le caractère des vrais stoïciens, et tout ce qu’on a pu dire contre eux, c’est qu’ils décourageaient le reste des hommes.

Socrate, qui n’était pas de leur secte, fit voir qu’on pouvait pousser la vertu aussi loin qu’eux sans être d’aucun parti ; et la mort de ce martyr de la Divinité est l’éternel opprobre d’Athènes, quoiqu’elle s’en soit repentie.

Le stoïcien Caton est, d’un autre côté, l’éternel honneur de Rome. Épictète, dans l’esclavage, est peut-être supérieur à Caton, en ce qu’il est toujours content de sa misère. « Je suis, dit-il, dans la place où la Providence a voulu que je fusse : m’en plaindre, c’est l’offenser. »

Dirai-je que l’empereur Antonin est encore au-dessus d’Épictète, parce qu’il triompha de plus de séductions, et qu’il était bien plus difficile à un empereur de ne se pas corrompre qu’à un pauvre de ne pas murmurer ? Lisez les Pensées de l’un et de l’autre, l’empereur et l’esclave vous paraîtront également grands.

Oserai-je parler ici de l’empereur Julien[44] ? Il erra sur le dogme, mais certes il n’erra pas sur la morale. En un mot, nul philosophe dans l’antiquité qui n’ait voulu rendre les hommes meilleurs.

Il y a eu des gens parmi nous qui ont dit que toutes les vertus de ces grands hommes n’étaient que des péchés illustres[45]. Puisse la terre être couverte de tels coupables !


XLVI. — Philosophie et vertu.

Il y eut des sophistes qui furent aux philosophes ce que les singes sont aux hommes. Lucien se moqua d’eux ; on les méprisa : ils furent à peu près ce qu’ont été les moines mendiants dans les universités. Mais n’oublions jamais que tous les philosophes ont donné de grands exemples de vertu, et que les sophistes, et même les moines, ont tous respecté la vertu dans leurs écrits.


XLVII. — D’Ésope.

Je placerai Ésope parmi ces grands hommes, et même à la tête de ces grands hommes, soit qu’il ait été le Pilpai des Indiens, ou l’ancien précurseur de Pilpai, ou le Lokman des Perses, ou le Hakym des Arabes, ou le Hakam des Phéniciens, il n’importe ; je vois que ses fables ont été en vogue chez toutes les nations orientales, et que l’origine s’en perd dans une antiquité dont on ne peut sonder l’abîme. À quoi tendent ces fables aussi profondes qu’ingénues, ces apologues qui semblent visiblement écrits dans un temps où l’on ne doutait pas que les bêtes n’eussent un langage ? Elles ont enseigné presque tout notre hémisphère. Ce ne sont point des recueils de sentences fastidieuses, qui lassent plus qu’elles n’éclairent ; c’est la vérité elle-même avec le charme de la fable. Tout ce qu’on a pu faire, c’est d’y ajouter des embellissements dans nos langues modernes. Cette ancienne sagesse est simple et nue dans le premier auteur. Les grâces naïves dont on l’a ornée en France n’en ont point caché le fond respectable. Que nous apprennent toutes ces fables ? Qu’il faut être juste.


XLVIII. — De la paix née de la philosophie.

Puisque tous les philosophes avaient des dogmes différents, il est clair que le dogme et la vertu sont d’une nature entièrement hétérogène. Qu’ils crussent ou non que Téthys était la déesse de la mer, qu’ils fussent persuadés ou non de la guerre des géants et de l’âge d’or, de la boîte de Pandore et de la mort du serpent Python, etc., ces doctrines n’avaient rien de commun avec la morale. C’est une chose admirable dans l’antiquité que la théogonie n’ait jamais troublé la paix des nations.


XLIX. — Autres questions.

Ah ! si nous pouvions imiter l’antiquité ! si nous faisions enfin à l’égard des disputes théologiques ce que nous avons fait au bout de dix-sept siècles dans les belles-lettres !

Nous sommes revenus au goût de la saine antiquité, après avoir été plongés dans la barbarie de nos écoles. Jamais les Romains ne furent assez absurdes pour imaginer qu’on pût persécuter un homme parce qu’il croyait le vide ou le plein, parce qu’il prétendait que les accidents ne peuvent pas subsister sans sujet, parce qu’il expliquait en un sens un passage d’un auteur, qu’un autre entendait dans un sens contraire.

Nous avons recours tous les jours à la jurisprudence des Romains ; et quand nous manquons de lois (ce qui nous arrive si souvent), nous allons consulter le Code et le Digeste. Pourquoi ne pas imiter nos maîtres dans leur sage tolérance ?

Qu’importe à l’État qu’on soit du sentiment des réaux ou des nominaux ; qu’on tienne pour Scot ou pour Thomas, pour Œcolampade ou pour Mélanchthon ; qu’on soit du parti d’un évêque d’Ypres[46] qu’on n’a point lu, ou d’un moine espagnol[47] qu’on a moins lu encore ? N’est-il pas clair que tout cela doit être aussi indifférent au véritable intérêt d’une nation que de traduire bien ou mal un passage de Lycophron ou d’Hésiode ?


L. — Autres questions.

Je sais que les hommes sont quelqufois malades du cerveau.

Nous avons eu un musicien[48] qui est mort fou parce que sa musique n’avait pas paru assez bonne. Des gens ont cru avoir un nez de verre ; mais s’il y en avait d’assez, attaqués pour penser, par exemple, qu’ils ont toujours raison, y aurait-il assez d’ellébore pour une si étrange maladie ?

Et si ces malades, pour soutenir qu’ils ont toujours raison, menaçaient du dernier supplice quiconque pense qu’ils peuvent avoir tort ; s’ils établissaient des espions pour découvrir les réfractaires ; s’ils décidaient qu’un père, sur le témoignage de son fils, une mère, sur celui de sa fille, doit périr dans les flammes, etc., ne faudrait-il pas lier ces gens-là, et les traiter comme ceux qui sont attaqués de la rage ?


LI. — Ignorance.
Vous me demandez à quoi bon tout ce sermon si l’homme n’est pas libre ? D’abord je ne vous ai point dit que l’homme n’est pas libre ; je vous ai dit[49] que sa liberté consiste dans son pouvoir d’agir, et non pas dans le pouvoir chimérique de vouloir vouloir. Ensuite je vous dirai que, tout étant lié dans la nature, la Providence éternelle me prédestinait à écrire ces rêveries, et prédestinait cinq ou six lecteurs à en faire leur profit, et cinq ou six autres à les dédaigner, et à les laisser dans la foule immense des écrits inutiles.

Si vous me dites que je ne vous ai rien appris, souvenez-vous que je me suis annoncé comme un ignorant,


LII. — Autres ignorances.
Je suis si ignorant que je ne sais pas même les faits anciens dont on me berce ; je crains toujours de me tromper de sept à huit cents années au moins quand je cherche en quel temps ont vécu ces antiques héros qu’on dit avoir exercé les premiers le vol et le brigandage dans une grande étendue de pays ; et ces premiers sages qui adorèrent des étoiles, ou des poissons, ou des serpents, ou des morts, ou des êtres fantastiques.

Quel est celui qui le premier imagina les six Gahambars[50] et le pont de Tshinavar, et le Dardaroth, et le lac de Karon ? En quel temps vivaient le premier Bacchus, le premier Hercule, le premier Orphée ?

Toute l’antiquité est si ténébreuse jusqu’à Thucydide et Xénophon que je suis réduit à ne savoir presque pas un mot de ce qui s’est passé sur le globe que j’habite, avant le court espace d’environ trente siècles ; et dans ces trente siècles, encore, que d’obscurités, que d’incertitudes, que de fables !


LIII. — Plus grande ignorance.

Mon ignorance me pèse bien davantage, quand je vois que ni moi, ni mes compatriotes, nous ne savons absolument rien de notre patrie. Ma mère m’a dit que j’étais né sur les bords du Rhin ; je le veux croire. J’ai demandé à mon ami, le savant Apédeutès[51], natif de Courlande, s’il avait connaissance des anciens peuples du Nord ses voisins, et de son malheureux petit pays : il m’a répondu qu’il n’en avait pas plus de notions que les poissons de la mer Baltique.

Pour moi, tout ce que je sais de mon pays, c’est que César dit, il y a environ dix-huit cents ans, que nous étions des brigands qui étions dans l’usage de sacrifier des hommes à je ne sais quels dieux pour obtenir d’eux quelque bonne proie, et que nous n’allions jamais en course qu’accompagnés de vieilles sorcières qui faisaient ces beaux sacrifices.

Tacite, un siècle après, dit quelques mots de nous, sans nous avoir jamais vus ; il nous regarde comme les plus honnêtes gens du monde en comparaison des Romains, car il assure que quand nous n’avions personne à voler, nous passions les jours et les nuits à nous enivrer de mauvaise bière dans nos cabanes.

Depuis ce temps de notre âge d’or, c’est un vide immense jusqu’à l’histoire de Charlemagne. Quand je suis arrivé à ces temps connus, je vois dans Goldast[52] une charte de Charlemagne, datée d’Aix-la-Chapelle, dans laquelle ce savant empereur parle ainsi :

« Vous savez que, chassant un jour auprès de cette ville, je trouvai les thermes et le palais que Granus, frère de Néron et d’Agrippa, avait autrefois bâtis. »

Ce Granus et cet Agrippa, frères de Néron, me font voir que Charlemagne était aussi ignorant que moi, et cela soulage.


LIV. — Ignorance ridicule.

L’histoire de l’Église de mon pays ressemble à celle de Granus, frère de Néron et d’Agrippa, et est bien plus merveilleuse. Ce sont de petits garçons ressuscités, des dragons pris avec une étole comme des lapins avec un lacet ; des hosties qui saignent d’un coup de couteau qu’un juif leur donne ; des saints qui courent après leurs têtes quand on les leur a coupées. Une des légendes les plus avérées dans notre histoire ecclésiastique d’Allemagne est celle du bienheureux Pierre de Luxembourg, qui, dans les deux années 1388 et 89, après sa mort, fit deux mille quatre cents miracles, et, les années suivantes, trois mille de compte fait, parmi lesquels on ne nomme pourtant que quarante-deux morts ressuscités.

Je m’informe si les autres États de l’Europe ont des histoires ecclésiastiques aussi merveilleuses et aussi authentiques. Je trouve partout la même sagesse et la même certitude.


LV. — Pis qu’ignorance.

J’ai vu ensuite pour quelles sottises inintelligibles les hommes s’étaient chargés les uns les autres d’imprécations, s’étaient détestés, persécutés, égorgés, pendus, roués, et brûlés ; et j’ai dit : S’il y avait eu un sage dans ces abominables temps, il aurait donc fallu que ce sage vécût et mourût dans les déserts.


LVI. — Commencement de la raison.

Je vois qu’aujourd’hui, dans ce siècle qui est l’aurore de la raison, quelques têtes de cette hydre du fanatisme renaissent encore. Il paraît que leur poison est moins mortel, et leurs gueules moins dévorantes. Le sang n’a pas coulé pour la grâce versatile, comme il coula si longtemps pour les indulgences plénières qu’on vendait au marché ; mais le monstre subsiste encore : quiconque recherchera la vérité risquera d’être persécuté. Faut-il rester oisif dans les ténèbres ? ou faut-il allumer un flambeau auquel l’envie et la calomnie rallumeront leurs torches ? Pour moi, je crois que la vérité ne doit pas plus se cacher devant ces monstres que l’on ne doit s’abstenir de prendre de la nourriture dans la crainte d’être empoisonné[53].


FIN DU PHILOSOPHE IGNORANT.

  1. Il existe plusieurs éditions de cet ouvrage sous la date de 1766, contenant aussi quelques autres pièces : 1o Petite Digression, qui, depuis les éditions de Kehl, est classée dans les romans (voyez tome XXI, page 245), sous ce titre : Les Aveugles juges des couleurs ; 2o Aventure indienne (qui est aussi au tome XXI, page 243) ; 3o Petit Commentaire de l’Ignorant sur l’Éloge du dauphin (voyez tome XXV, page 471) ; 4o Supplément au Philosophe ignorant : André Destouches à Siam (qu’on trouvera, page 97). Une édition de 1766, qui ne contient pas ce dernier morceau, a, au verso du frontispice, cette singulière note imprimée :

    « Par A….. de V……e, gentilhomme jouissant de cent mille livres de rente, connaissant toutes choses, et ne faisant que radoter depuis quelques années : ah ! public, recevez ces dernières paroles avec indulgence. »

    Le Philosophe ignorant a été, en 1767, compris dans le tome IV des Nouveaux Mélanges, et y est intitulé les Questions d’un homme qui ne sait rien. On sait combien Mme du Deffant était au courant des écrits sortis de la plume de Voltaire. Or, cette dame parlant pour la première fois du Philosophe ignorant, dans sa lettre à M. Walpole, du 4 janvier 1767, l’ouvrage doit avoir paru à la fin de décembre 1766. Cependant Voltaire s’en occupait lors du voyage de Chabanon à Ferney, en avril 1766. (B.)

  2. Par Pluche, 1732.
  3. Descartes.
  4. Genèse, IX, 5.
  5. Léopold Ier, né en 1640, mort en 1705 ; élu empereur en 1658.
  6. Question II, page 48.
  7. Ce raisonnement nous paraît sujet à plusieurs difficultés. 1o Ce pouvoir, si l’homme venait à l’acquérir, changerait en quelque sorte sa nature ; mais ce n’est pas une raison pour être sûr qu’il ne peut l’acquérir. 2o On pourrait connaître la cause de toutes nos sensations, de tous nos sentiments, et cependant n’avoir point le pouvoir, soit de détourner les impressions des objets extérieurs, soit d’empêcher les effets qui peuvent résulter d’une distraction, d’un mauvais calcul. 3o Il y a un grand nombre de degrés entre notre ignorance actuelle et cette connaissance parfaite de notre nature ; l’esprit humain pourrait parcourir les différents degrés de cette échelle sans jamais parvenir au dernier ; mais chaque degré ajouterait à nos connaissances réelles, et ces connaissances pourraient être utiles. Il en serait de la métaphysique comme des mathématiques, dont jamais nous n’épuiserons aucune partie, même en y faisant dans chaque siècle un grand nombre de découvertes utiles. (K.)
  8. Ce vers est souvent cité comme étant dans la tragédie d’Hercules furens : il n’est pourtant dans aucune des tragédies de Sénèque. On le trouve dans l’épître CVII de Sénèque le philosophe.
  9. Voyez le Traité de Métaphysique, ouvrage écrit plus de quarante ans avant celui-ci. (K.) — Le Traité de Métaphysique (voyez tome XXII, pages 189 et 221), n’a précédé que de trente-deux ans le Philosophe ignorant.
  10. Perse a dit, satire III, vers 84 :

    Ex nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti.

  11. La révélation ; voyez page 62.
  12. Luc, XVI, 26.
  13. Voyez le commencement de la Bible enfin expliquée.
  14. Question VII, page 51.
  15. La preuve de l’existence de Dieu, tirée de l’observation des phénomènes de l’univers, dont l’ordre et les lois constantes semblent indiquer une unité de dessein, et par conséquent une cause unique et intelligente, est la seule à laquelle M. de Voltaire se soit arrêté, et la seule qui puisse être admise par un philosophe libre des préjugés et du galimatias des écoles. L’ouvrage intitulé Du Principe d’action (voyez ci-après), contient une exposition de cette preuve à la fois plus frappante et plus simple que celles qui ont été données par des philosophes qu’on a crus profonds parce qu’ils étaient obscurs, et éloquents parce qu’ils étaient exagérateurs. On pourrait demander maintenant quelle est pour nous, par l’état actuel de nos connaissances sur les lois de l’univers, la probabilité que ces lois forment un système un et régulier, et ensuite la probabilité que ce système régulier est l’effet d’une volonté intelligente ? Cette question est plus difficile qu’elle ne paraît au premier coup d’œil. (K.)
  16. Cette opinion est-elle bien certaine ? l’expérience n’a-t-elle point prouvé que des vérités très-difficiles à entendre peuvent être utiles ? Les tables de la lune, celles des satellites de Jupiter, guident nos vaisseaux sur les mers, sauvent la vie des matelots ; et elles sont formées d’après des théories qui ne sont connues que d’un petit nombre de savants. D’ailleurs, dans les sciences qui tiennent à la morale, à la politique, les mêmes connaissances, qui d’abord sont le partage de quelques philosophes, ne peuvent-elles point être mises à la portée de tous les hommes qui ont reçu quelque éducation, qui ont cultivé leur esprit, et devenir par là d’une utilité générale, puisque ce sont ces mêmes hommes qui gouvernent le peuple, et qui influent sur les opinions ? Cette maxime est une de ces opinions où nous entraîne l’idée très-naturelle, mais peut-être très-fausse, que notre bien-être a été un des motifs de l’ordre qui règne dans le système général des êtres. Il ne faut pas confondre ces causes finales dont nous nous faisons l’objet, avec les causes finales plus étendues, que l’observation des phénomènes peut nous faire soupçonner et nous indiquer avec plus ou moins de probabilité. Les premières appartiennent à la rhétorique, les autres à la philosophie. M. de Voltaire a souvent combattu cette même manière de raisonner. (K.)
  17. Il ne peut être question ici que d’une impossibilité métaphysique. Or, pourquoi cette suite de phénomènes qui se succèdent indéfiniment suivant une certaine loi, et qui, à partir de chaque instant, forment une chaîne indéfinie dans le passé comme dans l’avenir, serait-elle impossible à concevoir ? N’avons-nous pas l’idée claire d’un corps se mouvant dans une courbe infinie, d’une série de termes s’étendant indéfiniment dans les deux sens, à quelque terme qu’on la prenne ? Cette succession indéfinie de phénomènes ne peut donc effrayer un homme familiarisé avec les idées mathématiques. (K.)
  18. Voyez, tome XVIII, la note 3 de la page 365.
  19. Voyez, dans le Dictionnaire historique et critique de P. Bayle, l’article Spinosa.
  20. Voyez tome XXII, page 60.
  21. Théologien français, 1603-1691, auteur de la Moelle théologique.
  22. Cette paraphrase avait été mise par Voltaire dans ses Questions sur l’Encyclopédie, VIIIe partie, sous ce titre : Monde, du meilleur des mondes possibles. Voyez tome XX, page 108.
  23. Malebranche.
  24. MM. Desoer et Renouard ont mis possibles. Tous les autres éditeurs ont laissé impossibles, qu’on lit dans toutes les éditions parues du vivant de l’auteur. (B.)
  25. Voyez tome XXI, pages 143 et 352.
  26. Leibnitz.
  27. Ce qu’on appelle le système des monades est, à plusieurs égards, la manière la plus simple de concevoir une grande partie des phénomènes que nous présente l’observation des êtres sensibles et intelligents. En supposant, en effet, à tous les êtres une égale capacité d’avoir des idées, en faisant dépendre toute la différence entre eux de leurs rapports avec les autres objets, on conçoit très-bien comment il peut se produire à chaque instant un grand nombre d’êtres nouveaux, ayant la conscience distincte du moi ; comment ce sentiment peut cesser d’exister sans que rien soit anéanti, se réveiller après avoir été suspendu pendant des intervalles plus ou moins longs, etc., etc. (K.)
  28. Né en 1617, mort en 1688 ; auteur du Vrai Système intellectuel de l’univers, et d’un traité sur la nature éternelle et immuable de l’univers.
  29. Il n’est pas prouvé que nous ne sentions rien dans le sommeil le plus profond ; il est même très-vraisemblable que nous avons alors des sensations, trop faibles, à la vérité, pour exciter l’attention ou rester dans la mémoire, trop mal ordonnées pour former un système suivi, ou qui puisse se raccorder à celui des idées que nous avons dans l’état de veille. Autrement il faudrait dire que l’attention nous fait sentir ou ne pas sentir les impressions que nous recevons des objets, ce qui serait peut-être encore plus difficile à concevoir. (K.)
  30. Voyez tome XII, page 249.
  31. Les mêmes preuves qui établiraient l’immatérialité de l’âme humaine serviraient à prouver avec la même force l’immatérialité de l’âme des animaux. Aussi cette raison ne peut être apportée que contre les philosophes qui croient que l’âme humaine et celle des animaux sont d’une nature essentiellement différente. Voyez, ci-après, l’ouvrage intitulé Il faut prendre un parti, § X. (K.)
  32. En 1741, voyez tome XXII, page 422 ; et, en 1751, voyez tome XVII, page 158.
  33. Voltaire avait été, en 1734, persécuté pour ses Lettres philosophiques, où il avait loué Locke (voyez tome XXII, page 123).
  34. Le peuple juif. (B.)
  35. Le Jargon, ou Langage de l’argot réformé. Paris, veuve Du Carroy, in-12, sans date. La veuve Du Carroy était libraire en 1617. Grandval a donné un Dictionnaire argot-français et un Dictionnaire français-argot, à la suite de son poëme intitulé le Vice puni, ou Cartouche, 1726, in-8o.
  36. L’idée de la justice, du droit, se forme nécessairement de la même manière dans tous les êtres sensibles, capables des combinaisons nécessaires pour acquérir ces idées. Elles seront donc uniformes. Ensuite il peut arriver que certains êtres raisonnent mal d’après ces idées, les altèrent en y mêlant des idées accessoires, etc., comme ces mêmes êtres peuvent se tromper sur d’autres objets ; mais puisque tout être raisonnant juste sera conduit aux mêmes idées en morale comme en géométrie, il n’en est pas moins vrai que ces idées ne sont point arbitraires, mais certaines et invariables. Elles sont en effet la suite nécessaire des propriétés des êtres sensibles et capables de raisonner ; elles dérivent de leur nature, en sorte qu’il suffit de supposer l’existence de ces êtres pour que les propositions fondées sur ces notions soient vraies, comme il suffit de supposer l’existence d’un cercle pour établir la vérité des propositions qui en développent les différentes propriétés. Ainsi la réalité des propositions morales, leur vérité, relativement à l’état des êtres réels, des hommes, dépend uniquement de cette vérité de fait : Les hommes sont des êtres sensibles et intelligents. (K.)
  37. Voyez dans l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations, tome XII, la note 3 de la page 389, et dans le Dictionnaire philosophique, tome XVII, l’article Anthropophages.
  38. Dampier (édition originale), et non Dampierre, comme l’imprime Beuchot, navigateur anglais qui publia, en 1697, un Voyage autour du monde, et, en 1701, un Voyage à la Nouvelle-Hollande.
  39. Tome XXII, page 420.
  40. Jésuite, auteur d’un Recueil d’observations curieuses sur les mœurs, les coutumes, les arts et les sciences des différents peuples de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, 1749.
  41. Son Voyage en Perse fut publié, mais incomplet, en 1686.
  42. Voyez aussi tome XX, page 616.
  43. Voyez tome XI, page 176 ; et XVIII, 150.
  44. Voyez tome XVII, page 316 ; tome XIX, page 541 ; et, plus loin, le Portrait de l’empereur Julien, en tête du Discours de l’empereur Julien.
  45. Peccata splendida, dit saint Augustin ; voyez tome XVIII, page 74, et XXV, page 434.
  46. Jansénius.
  47. Molina.
  48. Jean-Joseph Mouret, surintendant de la musique de la duchesse du Maine, né à Avignon en 1682, mort à Charenton le 22 décembre 1738.
  49. Question XIII, page 56.
  50. Génies des Parsis.
  51. Apédeutès signifie ignorant, privé de science.
  52. Goldast de Heiminsfeld, né en 1576, mort en 1635, a publié entre autres ouvrages une Collection des constitutions impériales, 4 vol. in-folio, 1613.
  53. Suivent dans les premières éditions : Petite Digression (ou '’les Aveugles juges des couleurs), Aventure indienne traduite par l’Ignorant (voyez tome XXI), et le Petit Commentaire de l’Ignorant sur l’Éloge du Dauphin, par M. Thomas, qu’on a vu au tome XXV.