Entretien entre d’Alembert et Diderot/Le Rêve de d’Alembert
RÊVE DE D’ALEMBERT
Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? Est-ce qu’il est malade ?
Je le crains ; il a eu la nuit la plus agitée.
Est-il éveillé ?
Pas encore.
Ce ne sera rien.
Vous croyez ?
J’en réponds. Le pouls est bon… un peu faible… la peau moite… la respiration facile[1].
N’y a-t-il rien à lui faire ?
Rien.
Tant mieux, car il déteste les remèdes.
Et moi aussi. Qu’a-t-il mangé à souper ?
Il n’a rien voulu prendre. Je ne sais où il avait passé la soirée, mais il est revenu soucieux.
C’est un petit mouvement fébrile qui n’aura point de suite.
En rentrant, il a pris sa robe de chambre, son bonnet de nuit, et s’est jeté dans son fauteuil, où il s’est assoupi.
Le sommeil est bon partout ; mais il eût été mieux dans son lit.
Il s’est fâché contre Antoine, qui le lui disait ; il a fallu le tirailler une demi-heure pour le faire coucher.
C’est ce qui m’arrive tous les jours, quoique je me porte bien.
Quand il a été couché, au lieu de reposer comme à son ordinaire, car il dort comme un enfant, il s’est mis à se tourner, à se retourner, à tirer ses bras, à écarter ses couvertures, et à parler haut.
Et qu’est-ce qu’il disait ? de la géométrie ?
Non ; cela avait tout l’air du délire. C’était, en commençant, un galimatias de cordes vibrantes et de fibres sensibles. Cela m’a paru si fou que, résolue de ne le pas quitter de la nuit et ne sachant que faire, j’ai approché une petite table du pied de son lit, et je me suis mise à écrire tout ce que j’ai pu attraper de sa rêvasserie.
Bon tour de tête qui est bien de vous. Et peut-on voir cela ?
Sans difficulté ; mais je veux mourir, si vous y comprenez quelque chose.
Peut-être.
Docteur, êtes-vous prêt ?
Oui.
Écoutez. « Un point vivant… Non, je me trompe. Rien d’abord, puis un point vivant… À ce point vivant il s’en applique un autre, encore un autre ; et par ces applications successives il résulte un être un, car je suis bien un, je n’en saurais douter… (En disant cela, il se tâtait partout.) Mais comment cette unité s’est-elle faite ? (Eh ! mon ami, lui ai-je dit, qu’est-ce que cela vous fait ? dormez… Il s’est tu. Après un moment de silence, il a repris comme s’il s’adressait à quelqu’un.) Tenez, philosophe, je vois bien un agrégat, un tissu de petits êtres sensibles, mais un animal !… un tout ! un système un, lui, ayant la conscience de son unité ! Je ne le vois pas, non, je ne le vois pas… » Docteur, y entendez-vous quelque chose ?
À merveille.
Vous êtes bien heureux… « Ma difficulté vient peut-être d’une fausse idée. »
Est-ce vous qui parlez ?
Non, c’est le rêveur.
Je continue… Il a ajouté, en s’apostrophant lui-même : « Mon ami D’Alembert, prenez-y garde, vous ne supposez que de la contiguïté où il y a continuité… Oui, il est assez malin pour me dire cela… Et la formation de cette continuité ? Elle ne l’embarrassera guère… Comme une goutte de mercure se fond dans une autre goutte de mercure, une molécule sensible et vivante se fond dans une molécule sensible et vivante… D’abord il avait deux gouttes, après le contact il n’y en a plus qu’une… Avant l’assimilation il y avait deux molécules, après l’assimilation il n’y en a plus qu’une… La sensibilité devient commune à la masse commune… En effet, pourquoi non ?… Je distinguerai par la pensée sur la longueur de la fibre animale tant de parties qu’il me plaira, mais la fibre sera continue, une… oui, une… Le contact de deux molécules homogènes, parfaitement homogènes, forme la continuité… et c’est le cas de l’union, de la cohésion, de la combinaison, de l’identité la plus complète qu’on puisse imaginer… Oui, philosophe, si ces molécules sont élémentaires et simples ; mais si ce sont des agrégats, si ce sont des composés ?… La combinaison ne s’en fera pas moins, et en conséquence l’identité, la continuité… Et puis l’action et la réaction habituelles… Il est certain que le contact de deux molécules vivantes est tout autre chose que la contiguïté de deux masses inertes… Passons, passons ; on pourrait peut-être vous chicaner ; mais je ne m’en soucie pas ; je n’épilogue jamais… Cependant reprenons. Un fil d’or très-pur, je m’en souviens, c’est une comparaison qu’il m’a faite ; un réseau homogène, entre les molécules duquel d’autres s’interposent et forment peut-être un autre réseau homogène, un tissu de matière sensible, un contact qui assimile, de la sensibilité active ici, inerte là, qui se communique comme le mouvement, sans compter, comme il l’a très-bien dit, qu’il doit y avoir de la différence entre le contact de deux molécules sensibles et le contact de deux molécules qui ne le seraient pas ; et cette différence, quelle peut-elle être ?… une action, une réaction habituelles… et cette action et réaction avec un caractère particulier… Tout concourt donc à produire une sorte d’unité qui n’existe que dans l’animal… Ma foi, si ce n’est pas de la vérité, cela y ressemble fort… » Vous riez, docteur ; est-ce que vous trouvez du sens à cela ?
Beaucoup.
Il n’est donc pas fou ?
Nullement.
Après ce préambule, il s’est mis à crier : « Mademoiselle de l’Espinasse ! mademoiselle de l’Espinasse ! — Que voulez-vous ? — Avez-vous vu quelquefois un essaim d’abeilles s’échapper de leur ruche ?… Le monde, ou la masse générale de la matière, est la ruche… Les avez-vous vues s’en aller former à l’extrémité de la branche d’un arbre une longue grappe de petits animaux ailés, tous accrochés les uns aux autres par les pattes ?… Cette grappe est un être, un individu, un animal quelconque… Mais ces grappes devraient se ressembler toutes… Oui, s’il n’admettait qu’une seule matière homogène… Les avez-vous vues ? — Oui, je les ai vues. — Vous les avez vues ? — Oui, mon ami, je vous dis que oui. — Si l’une de ces abeilles s’avise de pincer d’une façon quelconque l’abeille à laquelle elle s’est accrochée, que croyez-vous qu’il en arrive ? Dites donc. — Je n’en sais rien. — Dites toujours… Vous l’ignorez donc, mais le philosophe ne l’ignore pas, lui. Si vous le voyez jamais, et vous le verrez ou vous ne le verrez pas, car il me l’a promis, il vous dira que celle-ci pincera la suivante ; qu’il s’excitera dans toute la grappe autant de sensations qu’il y a de petits animaux ; que le tout s’agitera, se remuera, changera de situation et de forme ; qu’il s’élèvera du bruit, de petits cris, et que celui qui n’aurait jamais vu une pareille grappe s’arranger, serait tenté de la prendre pour un animal à cinq ou six cents têtes et à mille ou douze cents ailes… » Eh bien, docteur ?
Eh bien, savez-vous que ce rêve est fort beau, et que vous avez bien fait de l’écrire.
Rêvez-vous aussi ?
Si peu, que je m’engagerais presque à vous dire la suite.
Je vous en défie.
Vous m’en défiez ?
Oui.
Et si je rencontre ?
Si vous rencontrez, je vous promets… je vous promets de vous tenir pour le plus grand fou qu’il y ait au monde.
Regardez sur votre papier et écoutez-moi : L’homme qui prendrait cette grappe pour un animal se tromperait ; mais, mademoiselle, je présume qu’il a continué de vous adresser la parole. Voulez-vous qu’il juge plus sainement ? Voulez-vous transformer la grappe d’abeilles en un seul et unique animal ? amollissez les pattes par lesquelles elles se tiennent ; de contiguës qu’elles étaient, rendez-les continues. Entre ce nouvel état de la grappe et le précédent, il y a certainement une différence marquée ; et quelle peut être cette différence, sinon qu’à présent c’est un tout, un animal un, et qu’auparavant ce n’était qu’un assemblage d’animaux ?… Tous nos organes…
Tous nos organes !
Pour celui qui a exercé la médecine et fait quelques observations…
Après !
Après ? Ne sont que des animaux distincts que la loi de continuité tient dans une sympathie, une unité, une identité générales.
J’en suis confondue ; c’est cela, et presque mot pour mot. Je puis donc assurer à présent à toute la terre qu’il n’y a aucune différence entre un médecin qui veille et un philosophe qui rêve.
On s’en doutait. Est-ce là tout ?
Oh que non, vous n’y êtes pas. Après votre radotage ou le sien, il m’a dit : « Mademoiselle ? — Mon ami. — Approchez-vous… encore… encore… J’aurais une chose à vous proposer. — Qu’est-ce ? — Tenez cette grappe, la voilà, vous la croyez bien là, là ; faisons une expérience. — Quelle ? — Prenez vos ciseaux ; coupent-ils bien ? — À ravir. — Approchez doucement, tout doucement, et séparez-moi ces abeilles, mais prenez garde de les diviser par la moitié du corps, coupez juste à l’endroit où elles se sont assimilées par les pattes. Ne craignez rien, vous les blesserez un peu, mais vous ne les tuerez pas… Fort bien, vous êtes adroite comme une fée… Voyez-vous comme elles s’envolent chacune de son côté ? Elles s’envolent une à une, deux à deux, trois à trois. Combien il y en a ! Si vous m’avez bien compris… vous m’avez bien compris ? — Fort bien. — Supposez maintenant… supposez… » Ma foi, docteur, j’entendais si peu ce que j’écrivais ; il parlait si bas, cet endroit de mon papier est si barbouillé que je ne le saurais lire.
J’y suppléerai, si vous voulez.
Si vous pouvez.
Rien de plus facile. Supposez ces abeilles si petites, si petites que leur organisation échappât toujours au tranchant grossier de votre ciseau : vous pousserez la division si loin qu’il vous plaira sans en faire mourir aucune, et ce tout, formé d’abeilles imperceptibles, sera un véritable polype que vous ne détruirez qu’en l’écrasant. La différence de la grappe d’abeilles continues, et de la grappe d’abeilles contiguës, est précisément celle des animaux ordinaires, tels que nous, les poissons, et des vers, des serpents et des animaux polypeux ; encore toute cette théorie souffre-t-elle quelques modifications… (Ici mademoiselle de l’Espinasse se lève brusquement et va tirer le cordon de la sonnette). Doucement, doucement, mademoiselle, vous l’éveillerez, et il a besoin de repos.
Je n’y pensais pas, tant j’en suis étourdie. (Au domestique qui entre.) Qui de vous a été chez le docteur ?
Y a-t-il longtemps ?
Il n’y a pas une heure que j’en suis revenu.
N’y avez-vous rien porté ?
Rien.
Point de papier ?
Aucun.
Voilà qui est bien, allez… Je n’en reviens pas. Tenez, docteur, j’ai soupçonné quelqu’un d’eux de vous avoir communiqué mon griffonnage.
Je vous assure qu’il n’en est rien.
À présent que je connais votre talent, vous me serez d’un grand secours dans la société. Sa rêvasserie n’en est pas demeurée là.
Tant mieux.
Vous n’y voyez donc rien de fâcheux ?
Pas la moindre chose.
Il a continué… « Eh bien, philosophe, vous concevez donc des polypes de toute espèce, même des polypes humains ?… Mais la nature ne nous en offre pas. »
Il n’avait pas connaissance de ces deux filles qui se tenaient par la tête, les épaules, le dos, les fesses et les cuisses, qui ont vécu ainsi accolées jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, et qui sont mortes à quelques minutes l’une de l’autre[2]. Ensuite il a dit ?…
Des folies qui ne s’entendent qu’aux Petites-Maisons. Il a dit : « Cela est passé ou cela viendra. Et puis qui sait l’état des choses dans les autres planètes ? »
Peut-être ne faut-il pas aller si loin.
« Dans Jupiter ou dans Saturne, des polypes humains ! Les mâles se résolvant en mâles, les femelles en femelles, cela est plaisant… (Là, il s’est mis à faire des éclats de rire à m’effrayer.) L’homme se résolvant en une infinité d’hommes atomiques, qu’on renferme entre des feuilles de papier comme des œufs d’insectes, qui filent leurs coques, qui restent un certain temps en chrysalides, qui percent leurs coques et qui s’échappent en papillons, une société d’hommes formée, une province entière peuplée des débris d’un seul, cela est tout à fait agréable à imaginer… (Et puis les éclats de rire ont repris.) Si l’homme se résout quelque part en une infinité d’hommes animalcules, on y doit avoir moins de répugnance à mourir ; on y répare si facilement la perte d’un homme, qu’elle y doit causer peu de regrets. »
Cette extravagante supposition est presque l’histoire réelle de toutes les espèces d’animaux subsistants et à venir. Si l’homme ne se résout pas en une infinité d’hommes, il se résout, du moins, en une infinité d’animalcules dont il est impossible de prévoir les métamorphoses et l’organisation future et dernière. Qui sait si ce n’est pas la pépinière d’une seconde génération d’êtres, séparée de celle-ci par un intervalle incompréhensible de siècles et de développements successifs ?
Que marmottez-vous là tout bas, docteur ?
« Tout bien considéré, pourtant, j’aime mieux notre façon de repeupler, a-t-il ajouté… Philosophe, vous qui savez ce qui se passe là où ailleurs, dites-moi, la dissolution de différentes parties n’y donne-t-elle pas des hommes de différents caractères ? La cervelle, le cœur, la poitrine, les pieds, les mains, les testicules… Oh ! comme cela simplifie la morale !… Un homme né, une femme provenue… (Docteur, vous me permettrez de passer ceci…) Une chambre chaude, tapissée de petits cornets, et sur chacun de ces cornets une étiquette : guerriers, magistrats, philosophes, poëtes, cornet de courtisans, cornet de catins, cornet de rois. »
Cela est bien gai et bien fou. Voilà ce qui s’appelle rêver, et une vision qui me ramène à quelques phénomènes assez singuliers.
Ensuite il s’est mis à marmotter je ne sais quoi de graines, de lambeaux de chair mis en macération dans de l’eau, de différentes races d’animaux successifs qu’il voyait naître et passer. Il avait imité avec sa main droite le tube d’un microscope, et avec sa gauche, je crois, l’orifice d’un vase. Il regardait dans le vase par ce tube, et il disait : « Voltaire en plaisantera tant qu’il voudra, mais l’Anguillard[3] a raison ; j’en crois mes yeux ; je les vois : combien il y en a ! comme ils vont ! comme ils viennent ! comme ils frétillent !… » Le vase où il apercevait tant de générations momentanées, il le comparait à l’univers ; il voyait dans une goutte d’eau l’histoire du monde. Cette idée lui paraissait grande ; il la trouvait tout à fait conforme à la bonne philosophie qui étudie les grands corps dans les petits. Il disait : « Dans la goutte d’eau de Needham, tout s’exécute et se passe en un clin d’œil. Dans le monde, le même phénomène dure un peu davantage ; mais qu’est-ce que notre durée en comparaison de l’éternité des temps ? moins que la goutte que j’ai prise avec la pointe d’une aiguille, en comparaison de l’espace illimité qui m’environne. Suite indéfinie d’animalcules dans l’atome qui fermente, même suite indéfinie d’animalcules dans l’autre atome qu’on appelle la Terre. Qui sait les races d’animaux qui nous ont précédés ? qui sait les races d’animaux qui succéderont aux nôtres ? Tout change, tout passe, il n’y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n’en a jamais eu d’autre, et n’en aura jamais d’autre.
« Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule, pas une molécule qui ressemble à elle-même un instant : Rerum novus nascitur ordo, voilà son inscription éternelle… » Puis il ajoutait en soupirant : « vanité de nos pensées ! ô pauvreté de la gloire et de nos travaux ! ô misère ! ô petitesse de nos vues ! Il n’y a rien de solide que de boire, manger, vivre, aimer et dormir… Mademoiselle de l’Espinasse, où êtes-vous ? — Me voilà. » — Alors son visage s’est coloré. J’ai voulu lui tâter le pouls, mais je ne sais où il avait caché sa main. Il paraissait éprouver une convulsion. Sa bouche s’était entr’ouverte, son haleine était pressée ; il a poussé un profond soupir, et puis un soupir plus faible et plus profond encore ; il a retourné sa tête sur son oreiller et s’est endormi. Je le regardais avec attention, et j’étais toute émue sans savoir pourquoi, le cœur me battait, et ce n’était pas de peur. Au bout de quelques moments, j’ai vu un léger sourire errer sur ses lèvres ; il disait tout bas : « Dans une planète où les hommes se multiplieraient à la manière des poissons, où le frai d’un homme pressé sur le frai d’une femme… J’y aurais moins de regret… Il ne faut rien perdre de ce qui peut avoir son utilité. Mademoiselle, si cela pouvait se recueillir, être enfermé dans un flacon et envoyé de grand matin à Needham… » Docteur, et vous n’appelez pas cela de la déraison ?
Auprès de vous, assurément.
Auprès de moi, loin de moi, c’est tout un, et vous ne savez ce que vous dites. J’avais espéré que le reste de la nuit serait tranquille.
Cela produit ordinairement cet effet.
Point du tout ; sur les deux heures du matin, il en est revenu à sa goutte d’eau, qu’il appelait un mi…cro…
Un microcosme.
C’est son mot. Il admirait la sagacité des anciens philosophes. Il disait ou faisait dire à son philosophe, je ne sais lequel des deux : « Si lorsque Épicure assurait que la terre contenait les germes de tout, et que l’espèce animale était le produit de la fermentation, il avait proposé de montrer une image en petit de ce qui s’était fait en grand à l’origine des temps, que lui aurait-on répondu ?… Et vous l’avez sous vos yeux cette image, et elle ne vous apprend rien… Qui sait si la fermentation et ses produits sont épuisés ? Qui sait à quel instant de la succession de ces générations animales nous en sommes ? Qui sait si ce bipède déformé, qui n’a que quatre pieds de hauteur, qu’on appelle encore dans le voisinage du pôle un homme, et qui ne tarderait pas à perdre ce nom en se déformant un peu davantage, n’est pas l’image d’une espèce qui passe ? Qui sait s’il n’en est pas ainsi de toutes les espèces d’animaux ? Qui sait si tout ne tend pas à se réduire à un grand sédiment inerte et immobile ? Qui sait quelle sera la durée de cette inertie ? Qui sait quelle race nouvelle peut résulter derechef d’un amas aussi grand de points sensibles et vivants ? Pourquoi pas un seul animal ? Qu’était l’éléphant dans son origine ? Peut-être l’animal énorme tel qu’il nous paraît, peut-être un atome, car tous les deux sont également possibles ; ils ne supposent que le mouvement et les propriétés diverses de la matière… L’éléphant, cette masse énorme, organisée, le produit subit de la fermentation ! Pourquoi non ? Le rapport de ce grand quadrupède à sa matrice première est moindre que celui du vermisseau à la molécule de farine qui l’a produit ; mais le vermisseau n’est qu’un vermisseau… C’est-à-dire que la petitesse qui vous dérobe son organisation lui ôte son merveilleux… Le prodige, c’est la vie, c’est la sensibilité ; et ce prodige n’en est plus un… Lorsque j’ai vu la matière inerte passer à l’état sensible, rien ne doit plus m’étonner… Quelle comparaison d’un petit nombre d’éléments mis en fermentation dans le creux de ma main, et de ce réservoir immense d’éléments divers épars dans les entrailles de la terre, à sa surface, au sein des mers, dans le vague des airs !… Cependant, puisque les mêmes causes subsistent, pourquoi les effets ont-ils cessé ? Pourquoi ne voyons-nous plus le taureau percer la terre de sa corne, appuyer ses pieds contre le sol, et faire effort pour en dégager son corps pesant[4] ? … Laissez passer la race présente des animaux subsistants ; laissez agir le grand sédiment inerte quelques millions de siècles. Peut-être faut-il, pour renouveler les espèces, dix fois plus de temps qu’il n’en est accordé à leur durée. Attendez, et ne vous hâtez pas de prononcer sur le grand travail de nature. Vous avez deux grands phénomènes, le passage de l’état d’inertie à l’état de sensibilité, et les générations spontanées ; qu’ils vous suffisent : tirez-en de justes conséquences, et dans un ordre de choses où il n’y a ni grand ni petit, ni durable, ni passager absolus, garantissez-vous du sophisme de l’éphémère… » Docteur, qu’est-ce que c’est que le sophisme de l’éphémère ?
C’est celui d’un être passager qui croit à l’immortalité des choses.
La rose de Fontenelle qui disait que de mémoire de rose on n’avait vu mourir un jardinier ?
Précisément ; cela est léger et profond.
Pourquoi vos philosophes ne s’expriment-ils pas avec la grâce de celui-ci ? nous les entendrions.
Franchement, je ne sais si ce ton frivole convient aux sujets graves.
Qu’appelez-vous un sujet grave ?
Mais la sensibilité générale, la formation de l’être sentant, son unité, l’origine des animaux, leur durée, et toutes les questions auxquelles cela tient.
Moi, j’appelle cela des folies auxquelles je permets de rêver quand on dort, mais dont un homme de bon sens qui veille ne s’occupera jamais.
Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?
C’est que les unes sont si claires qu’il est inutile d’en chercher la raison, d’autres si obscures qu’on n’y voit goutte, et toutes de la plus parfaite inutilité.
Croyez-vous, mademoiselle, qu’il soit indifférent de nier ou d’admettre une intelligence suprême ?
Non.
Croyez-vous qu’on puisse prendre parti sur l’intelligence suprême, sans savoir à quoi s’en tenir sur l’éternité de la matière et ses propriétés, la distinction des deux substances, la nature de l’homme et la production des animaux ?
Non.
Ces questions ne sont donc pas aussi oiseuses que vous les disiez.
Mais que me fait à moi leur importance, si je ne saurais les éclaircir ?
Et comment le saurez-vous, si vous ne les examinez point ? Mais pourrais-je vous demander celles que vous trouvez si claires que l’examen vous en paraît superflu ?
Celles de mon unité, de mon moi, par exemple. Pardi, il me semble qu’il ne faut pas tant verbiager pour savoir que je suis moi, que j’ai toujours été moi, et que je ne serai jamais une autre.
Sans doute le fait est clair, mais la raison du fait ne l’est aucunement, surtout dans l’hypothèse de ceux qui n’admettent qu’une substance et qui expliquent la formation de l’homme ou de l’animal en général par l’apposition successive de plusieurs molécules sensibles. Chaque molécule sensible avait son moi avant l’application ; mais comment l’a-t-elle perdu, et comment de toutes ces pertes en est-il résulté la conscience d’un tout ?
Il me semble que le contact seul suffit. Voici une expérience que j’ai faite cent fois… mais attendez… Il faut que j’aille voir ce qui se passe entre ces rideaux… il dort… Lorsque je pose ma main sur ma cuisse, je sens bien d’abord que ma main n’est pas ma cuisse, mais quelque temps après, lorsque la chaleur est égale dans l’une et l’autre, je ne les distingue plus ; les limites des deux parties se confondent et n’en l’ont plus qu’une.
Oui, jusqu’à ce qu’on vous pique l’une ou l’autre ; alors la distinction renaît. Il y a donc en vous quelque chose qui n’ignore pas si c’est votre main ou votre cuisse qu’on a piquée, et ce quelque chose-là, ce n’est pas votre pied, ce n’est pas même votre main piquée ; c’est elle qui souffre, mais c’est autre chose qui le sait et qui ne souffre pas.
Mais je crois que c’est ma tête.
Toute votre tête ?
Qui est-ce qui est là ?… Est-ce vous, mademoiselle de l’Espinasse ?
Paix, paix… (Mademoiselle de L’Espinasse et le docteur gardent le silence pendant quelque temps, ensuite mademoiselle de L’Espinasse dit à voix basse : ) Je le crois rendormi.
Non, il me semble que j’entends quelque chose.
Vous avez raison ; est-ce qu’il reprendrait son rêve ?
Écoutons.
Pourquoi suis-je tel ? c’est qu’il a fallu que je fusse tel… Ici, oui, mais ailleurs ? au pôle ? mais sous la ligne ? mais dans Saturne ?… Si une distance de quelques mille lieues change mon espèce, que ne fera point l’intervalle de quelques milliers de diamètres terrestres ?… Et si tout est un flux général, comme le spectacle de l’univers me le montre partout, que ne produiront point ici et ailleurs la durée et les vicissitudes de quelques millions de siècles ? Qui sait ce qu’est l’être pensant et sentant en Saturne ?… Mais y a-t-il en Saturne du sentiment et de la pensée ?… pourquoi non ?… L’être sentant et pensant en Saturne aurait-il plus de sens que je n’en ai ?… Si cela est, ah ! qu’il est malheureux le Saturnien !… Plus de sens, plus de besoins.
Il a raison ; les organes produisent les besoins, et réciproquement les besoins produisent les organes[5].
Docteur, délirez-vous aussi ?
Vous mentez.
Il est vrai ; mais au défaut de deux bras qui manquaient, j’ai vu deux omoplates s’allonger, se mouvoir en pince, et devenir deux moignons.
Quelle folie !
C’est un fait. Supposez une longue suite de générations manchotes, supposez des efforts continus, et vous verrez les deux côtés de cette pincette s’étendre, s’étendre de plus en plus, se croiser sur le dos, revenir par devant, peut-être se digiter à leurs extrémités, et refaire des bras et des mains. La conformation originelle s’altère ou se perfectionne par la nécessité et les fonctions habituelles. Nous marchons si peu, nous travaillons si peu et nous pensons tant, que je ne désespère pas que l’homme ne finisse par n’être qu’une tête[6].
Une tête ! une tête ! c’est bien peu de chose ; j’espère que la galanterie effrénée… Vous me faites venir des idées bien ridicules.
Paix.
Je suis donc tel, parce qu’il a fallu que je fusse tel. Changez le tout, vous me changez nécessairement ; mais le tout change sans cesse… L’homme n’est qu’un effet commun, le monstre qu’un effet rare ; tous les deux également naturels, également nécessaires, également dans l’ordre universel et général… Et qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à cela ?… Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces… tout est en un flux perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de précis en nature… Le ruban[7] du père Castel… Oui, père Castel, c’est votre ruban et ce n’est que cela. Toute chose est plus ou moins une chose quelconque, plus ou moins terre, plus ou moins eau, plus ou moins air, plus ou moins feu ; plus ou moins d’un règne ou d’un autre… donc rien n’est de l’essence d’un être particulier… Non, sans doute, puisqu’il n’y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant… et que c’est le rapport plus ou moins grand de cette qualité qui nous la fait attribuer à un être exclusivement à un autre… Et vous parlez d’individus, pauvres philosophes ! laissez là vos individus : répondez-moi. Y a-t-il un atome en nature rigoureusement semblable à un autre atome ?… Non… Ne convenez-vous pas que tout tient en nature et qu’il est impossible qu’il y ait un vide dans la chaîne ? Que voulez-vous donc dire avec vos individus ? Il n’y en a point, non, il n’y en a point… Il n’y a qu’un seul grand individu, c’est le tout. Dans ce tout, comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y a une partie que vous appellerez telle ou telle : mais quand vous donnerez le nom d’individu à cette partie du tout, c’est par un concept aussi faux que si, dans un oiseau, vous donniez le nom d’individu à l’aile, à une plume de l’aile… Et vous parlez d’essences, pauvres philosophes ! laissez là vos essences. Voyez la masse générale, ou si, pour l’embrasser, vous avez l’imagination trop étroite, voyez votre première origine et votre fin dernière… Ô Architas ! vous qui avez mesuré le globe, qu’êtes-vous ? un peu de cendre… Qu’est-ce qu’un être ?… La somme d’un certain nombre de tendances… Est-ce que je puis être autre chose qu’une tendance ?… non, je vais à un terme… Et les espèces ?… Les espèces ne sont que des tendances à un terme commun qui leur est propre… Et la vie ?… La vie, une suite d’actions et de réactions… Vivant, j’agis et je réagis en masse… mort, j’agis et je réagis en molécules… Je ne meurs donc point ?… Non, sans doute, je ne meurs point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit… Naître, vivre et passer, c’est changer de formes… Et qu’importe une forme ou une autre ? Chaque forme a le bonheur et le malheur qui lui est propre. Depuis l’éléphant jusqu’au puceron… depuis le puceron jusqu’à la molécule sensible et vivante, l’origine de tout, pas un point dans la nature entière qui ne souffre ou qui ne jouisse.
Il ne dit plus rien.
Non ; il a fait une assez belle excursion. Voilà de la philosophie bien haute ; systématique dans ce moment, je crois que plus les connaissances de l’homme feront des progrès, plus elle se vérifiera.
Et nous, où en étions-nous ?
Ma foi, je ne m’en souviens plus ; il m’a rappelé tant de phénomènes, tandis que je l’écoutais !
Attendez, attendez,… j’en étais à mon araignée.
Oui, oui.
Docteur, approchez-vous. Imaginez une araignée au centre de sa toile. Ébranlez un fil, et vous verrez l’animal alerte accourir. Eh bien ! si les fils que l’insecte tire de ses intestins, et y rappelle quand il lui plaît, faisaient partie sensible de lui-même ?…
Je vous entends. Vous imaginez en vous, quelque part, dans un recoin de votre tête, celui, par exemple, qu’on appelle les méninges, un ou plusieurs points où se rapportent toutes les sensations excitées sur la longueur des fils.
C’est cela.
Votre idée est on ne saurait plus juste ; mais ne croyez-vous pas que c’est à peu près la même qu’une certaine grappe d’abeilles ?
Ah ! cela est vrai ; j’ai fait de la prose sans m’en douter.
Et de la très-bonne prose, comme vous allez voir. Celui qui ne connaît l’homme que sous la forme qu’il nous présente en naissant, n’en a pas la moindre idée. Sa tête, ses pieds, ses mains, tous ses membres, tous ses viscères, tous ses organes, son nez, ses yeux, ses oreilles, son cœur, ses poumons, ses intestins, ses muscles, ses os, ses nerfs, ses membranes, ne sont, à proprement parler, que les développements grossiers d’un réseau qui se forme, s’accroît, s’étend, jette une multitude de fils imperceptibles.
Voilà ma toile ; et le point originaire de tous ces fils c’est mon araignée.
À merveille.
Où sont les fils ? ou est placée l’araignée ?
Les fils sont partout ; il n’y a pas un point à la surface de votre corps auquel ils n’aboutissent ; et l’araignée est nichée dans une partie de votre tête que je vous ai nommée, les méninges, à laquelle on ne saurait presque toucher sans frapper de torpeur toute la machine.
Mais si un atome fait osciller un des fils de la toile de l’araignée, alors elle prend l’alarme, elle s’inquiète, elle fuit ou elle accourt. Au centre elle est instruite de tout ce qui se passe en quelque endroit que ce soit de l’appartement immense qu’elle a tapissé. Pourquoi est-ce que je ne sais pas ce qui se passe dans le mien, ou le monde, puisque je suis un peloton de points sensibles, que tout presse sur moi et que je presse sur tout ?
C’est que les impressions s’affaiblissent en raison de la distance d’où elles partent.
Si l’on frappe du coup le plus léger à l’extrémité d’une longue poutre, j’entends ce coup, si j’ai mon oreille placée à l’autre extrémité. Cette poutre toucherait d’un bout sur la terre et de l’autre bout dans Sirius, que le même effet serait produit. Pourquoi tout étant lié, contigu, c’est-à-dire la poutre existante et réelle, n’entends-je pas ce qui se passe dans l’espace immense qui m’environne, surtout si j’y prête l’oreille ?
Et qui est-ce qui vous a dit que vous ne l’entendiez pas plus ou moins ? Mais il y a si loin, l’impression est si faible, si croisée sur la route ; vous êtes entourée et assourdie de bruits si violents et si divers ; c’est qu’entre Saturne et vous il n’y a que des corps contigus, au lieu qu’il y faudrait de la continuité.
C’est bien dommage.
C’est vrai, car vous seriez Dieu. Par votre identité avec tous les êtres de la nature, vous sauriez tout ce qui se fait ; par votre mémoire, vous sauriez tout ce qui s’y est fait.
Et ce qui s’y fera ?
Vous formeriez sur l’avenir des conjectures vraisemblables, mais sujettes à erreur. C’est précisément comme si vous cherchiez à deviner ce qui va se passer au dedans de vous, à l’extrémité de votre pied ou de votre main.
Et qui est-ce qui vous a dit que ce monde n’avait pas aussi ses méninges, ou qu’il ne réside pas dans quelque recoin de l’espace une grosse ou petite araignée dont les fils s’étendent à tout ?
Personne, moins encore si elle n’a pas été ou si elle ne sera pas.
Comment cette espèce de Dieu-là…
La seule qui se conçoive…
Pourrait avoir été, ou venir et passer ?
Sans doute ; mais puisqu’il serait matière dans l’univers, portion de l’univers, sujet à vicissitudes, il vieillirait, il mourrait.
Mais voici bien une autre extravagance qui me vient.
Je vous dispense de la dire, je la sais.
Voyons, quelle est-elle ?
Vous voyez l’intelligence unie à des portions de matière très-énergiques, et la possibilité de toutes sortes de prodiges imaginables. D’autres l’ont pensé comme vous.
Vous m’avez devinée, et je ne vous en estime pas davantage. Il faut que vous ayez un merveilleux penchant à la folie.
D’accord. Mais que cette idée a-t-elle d’effrayant ? Ce serait une épidémie de bons et de mauvais génies ; les lois les plus constantes de la nature seraient interrompues par des agents naturels ; notre physique générale en deviendrait plus difficile, mais il n’y aurait point de miracles.
En vérité, il faut être bien circonspect sur ce qu’on assure et sur ce qu’on nie.
Allez, celui qui vous raconterait un phénomène de ce genre aurait l’air d’un grand menteur. Mais laissons là tous ces êtres imaginaires, sans en excepter votre araignée à réseaux infinis : revenons au vôtre et à sa formation.
J’y consens.
Mademoiselle, vous êtes avec quelqu’un : qui est-ce qui cause là avec vous ?
C’est le docteur.
Bonjour, docteur : que faites-vous ici si matin ?
Vous le saurez : dormez.
Ma foi, j’en ai besoin. Je ne crois pas avoir passé une autre nuit aussi agitée que celle-ci. Vous ne vous en irez pas que je ne sois levé.
Non. Je gage, mademoiselle, que vous avez cru qu’ayant été à l’âge de douze ans une femme la moitié plus petite, à l’âge de quatre ans encore une femme la moitié plus petite, fœtus une petite femme, dans les testicules[8] de votre mère une femme très-petite, vous avez pensé que vous aviez toujours été une femme sous la forme que vous avez, en sorte que les seuls accroissements successifs que vous avez pris ont fait toute la différence de vous à votre origine, et de vous telle que vous voilà.
J’en conviens.
Rien cependant n’est plus faux que cette idée. D’abord vous n’étiez rien. Vous fûtes, en commençant, un point imperceptible, formé de molécules plus petites, éparses dans le sang, la lymphe de votre père ou de votre mère ; ce point devint un fil délié, puis un faisceau de fils. Jusque-là, pas le moindre vestige de cette forme agréable que vous avez : vos yeux, ces beaux yeux, ne ressemblaient non plus à des yeux que l’extrémité d’une griffe d’anémone ne ressemble à une anémone. Chacun des brins du faisceau de fils se transforma, par la seule nutrition et par sa conformation, en un organe particulier : abstraction faite des organes dans lesquels les brins du faisceau se métamorphosent, et auxquels ils donnent naissance. Le faisceau est un système purement sensible ; s’il persistait sous cette forme, il serait susceptible de toutes les impressions relatives à la sensibilité pure, comme le froid, le chaud, le doux, le rude. Ces impressions successives, variées entre elles, et variées chacune dans leur intensité, y produiraient peut-être la mémoire, la conscience du soi, une raison très-bornée. Mais cette sensibilité pure et simple, ce toucher, se diversifie par les organes émanés de chacun des brins ; un brin formant une oreille, donne naissance à une espèce de toucher que nous appelons bruit ou son ; un autre formant le palais, donne naissance à une seconde espèce de toucher que nous appelons saveur ; un troisième formant le nez et le tapissant, donne naissance à une troisième espèce de toucher que nous appelons odeur ; un quatrième formant un œil, donne naissance à une quatrième espèce de toucher que nous appelons couleur.
Mais, si je vous ai bien compris, ceux qui nient la possibilité d’un sixième sens, un véritable hermaphrodite, sont des étourdis. Qui est-ce qui leur a dit que nature ne pourrait former un faisceau avec un brin singulier qui donnerait naissance à un organe qui nous est inconnu ?
Ou avec les deux brins qui caractérisent les deux sexes ? Vous avez raison ; il y a plaisir à causer avec vous : vous ne saisissez pas seulement ce qu’on vous dit, vous en tirez encore des conséquences d’une justesse qui m’étonne.
Docteur, vous m’encouragez.
Non, ma foi, je vous dis ce que je pense.
Je vois bien l’emploi de quelques-uns des brins du faisceau ; mais les autres, que deviennent-ils ?
Et vous croyez qu’une autre que vous aurait songé à cette question ?
Certainement.
Vous n’êtes pas vaine. Le reste des brins va former autant d’autres espèces de toucher, qu’il y a de diversité entre les organes et les parties du corps.
Et comment les appelle-t-on ? Je n’en ai jamais entendu parler.
Ils n’ont pas de nom.
Et pourquoi ?
C’est qu’il n’y a pas autant de différence entre les sensations excitées par leur moyen qu’il y en a entre les sensations excitées par le moyen des autres organes.
Très-sérieusement vous pensez que le pied, la main, les cuisses, le ventre, l’estomac, la poitrine, le poumon, le cœur ont leurs sensations particulières ?
Je le pense. Si j’osais, je vous demanderais si parmi ces sensations qu’on ne nomme pas…
Je vous entends. Non. Celle-là est toute seule de son espèce, et c’est dommage. Mais quelle raison avez-vous de cette multiplicité de sensations plus douloureuses qu’agréables dont il vous plaît de nous gratifier ?
La raison ? c’est que nous les discernons en grande partie. Si cette infinie diversité de toucher n’existait pas, on saurait qu’on éprouve du plaisir ou de la douleur, mais on ne saurait où les rapporter. Il faudrait le secours de la vue. Ce ne serait plus une affaire de sensation, ce serait une affaire d’expérience et d’observation.
Quand je dirais que j’ai mal au doigt, si l’on me demandait pourquoi j’assure que c’est au doigt que j’ai mal, il faudrait que je répondisse non pas que je le sens, mais que je sens du mal et que je vois que mon doigt est malade.
C’est cela. Venez que je vous embrasse.
Très-volontiers.
Docteur, vous embrassez mademoiselle, c’est fort bien fait à vous.
J’y ai beaucoup réfléchi, et il m’a semblé que la direction et le lieu de la secousse ne suffiraient pas pour déterminer le jugement si subit de l’origine du faisceau.
Je n’en sais rien.
Votre doute me plaît. Il est si commun de prendre des qualités naturelles pour des habitudes acquises et presque aussi vieilles que nous.
Et réciproquement.
Quoi qu’il en soit, vous voyez que dans une question où il s’agit de la formation première de l’animal, c’est s’y prendre trop tard que d’attacher son regard et ses réflexions sur l’animal formé ; qu’il faut remonter à ses premiers rudimens, et qu’il est à propos de vous dépouiller de votre organisation actuelle, et de revenir à un instant où vous n’étiez qu’une substance molle, filamenteuse, informe, vermiculaire, plus analogue au bulbe et à la racine d’une plante qu’à un animal.
Si c’était l’usage d’aller toute nue dans les rues, je ne serais ni la première ni la dernière à m’y conformer. Ainsi faites de moi tout ce qu’il vous plaira, pourvu que je m’instruise. Vous m’avez dit que chaque brin du faisceau formait un organe particulier ; et quelle preuve que cela est ainsi ?
Faites par la pensée ce que nature fait quelquefois ; mutilez le faisceau d’un de ses brins ; par exemple, du brin qui formera les yeux ; que croyez-vous qu’il en arrive ?
Que l’animal n’aura point d’yeux peut-être.
Ou n’en aura qu’un placé au milieu du front.
Ce sera un Cyclope.
Un Cyclope.
Le Cyclope pourrait donc bien ne pas être un être fabuleux.
Si peu, que je vous en ferai voir un quand vous voudrez[9].
Et qui sait la cause de cette diversité ?
Celui qui a disséqué ce monstre et qui ne lui a trouvé qu’un filet optique. Faites par la pensée ce que nature fait quelquefois. Supprimez un autre brin du faisceau, le brin qui doit former le nez, l’animal sera sans nez. Supprimez le brin qui doit former l’oreille, l’animal sera sans oreilles, ou n’en aura qu’une, et l’anatomiste ne trouvera dans la dissection ni les filets olfactifs, ni les filets auditifs, ou ne trouvera qu’un de ceux-ci. Continuez la suppression des brins, et l’animal sera sans tête, sans pieds, sans mains ; sa durée sera courte, mais il aura vécu.
Et il y a des exemples de cela ?
Assurément. Ce n’est pas tout. Doublez quelques-uns des brins du faisceau, et l’animal aura deux têtes, quatre yeux, quatre oreilles, trois testicules, trois pieds, quatre bras, six doigts à chaque main. Dérangez les brins du faisceau, et les organes seront déplacés : la tête occupera le milieu de la poitrine, les poumons seront à gauche, le cœur à droite. Collez ensemble deux brins, et les organes se confondront ; les bras s’attacheront au corps ; les cuisses, les jambes et les pieds se réuniront, et vous aurez toutes les sortes de monstres imaginables.
Mais il me semble qu’une machine aussi composée qu’un animal, une machine qui naît d’un point, d’un fluide agité, peut-être de deux fluides brouillés au hasard, car on ne sait guère alors ce qu’on fait ; une machine qui s’avance à sa perfection par une infinité de développements successifs ; une machine dont la formation régulière ou irrégulière dépend d’un paquet de fils minces, déliés et flexibles, d’une espèce d’écheveau où le moindre brin ne peut être cassé, rompu, déplacé, manquant, sans conséquence fâcheuse pour le tout, devrait se nouer, s’embarrasser encore plus souvent dans le lieu de sa formation que mes soies sur ma tournette.
Aussi en souffre-t-elle beaucoup plus qu’on ne pense. On ne dissèque pas assez, et les idées sur sa formation sont bien éloignées de la vérité.
A-t-on des exemples remarquables de ces difformités originelles, autres que les bossus et les boiteux, dont on pourrait attribuer l’état maléficié à quelque vice héréditaire ?
Il y en a sans nombre, et tout nouvellement vient de mourir à la Charité de Paris, à l’âge de vingt-cinq ans, des suites d’une fluxion de poitrine, un charpentier né à Troyes, appelé Jean-Baptiste Macé[10], qui avait les viscères intérieurs de la poitrine et de l’abdomen dans une situation renversée, le cœur à droite précisément comme vous l’avez à gauche ; le foie à gauche ; l’estomac, la rate, le pancréas à l’hypocondre droit ; la veine-porte au foie du côté gauche ce qu’elle est au foie du côté droit ; même transposition au long canal des intestins ; les reins, adossés l’un à l’autre sur les vertèbres des lombes, imitaient la figure d’un fer à cheval. Et qu’on vienne après cela nous parler de causes finales !
Cela est singulier.
Si Jean-Baptiste Macé a été marié et qu’il ait eu des enfants…
Eh bien, docteur, ces enfants…
Suivront la conformation générale ; mais quelqu’un des enfants de leurs enfants, au bout d’une centaine d’années, car ces irrégularités ont des sauts, reviendra à la conformation bizarre de son aïeul[11].
Et d’où viennent ces sauts ?
Qui le sait ? Pour faire un enfant on est deux, comme vous savez. Peut-être qu’un des agents répare le vice de l’autre, et que le réseau défectueux ne renaît que dans le moment où le descendant de la race monstrueuse prédomine et donne la loi à la formation du réseau. Le faisceau de fils constitue la différence originelle et première de toutes les espèces d’animaux. Les variétés du faisceau d’une espèce font toutes les variétés monstrueuses de cette espèce.
Il me vient une idée bien folle.
Quelle ?
L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme.
Cette idée vous serait venue bien plus vite encore, si vous eussiez su que la femme a toutes les parties de l’homme, et que la seule différence qu’il y ait est celle d’une bourse pendante en dehors, ou d’une bourse retournée en dedans ; qu’un fœtus femelle ressemble, à s’y tromper, à un fœtus mâle ; que la partie qui occasionne l’erreur s’affaisse dans le fœtus femelle à mesure que la bourse intérieure s’étend ; qu’elle ne s’oblitère jamais au point de perdre sa première forme ; qu’elle garde cette forme en petit ; qu’elle est susceptible des mêmes mouvements ; qu’elle est aussi le mobile de la volupté ; qu’elle a son gland, son prépuce, et qu’on remarque à son extrémité un point qui paraîtrait avoir été l’orifice d’un canal urinaire qui s’est fermé ; qu’il y a dans l’homme, depuis l’anus jusqu’au scrotum, intervalle qu’on appelle le périnée, et du scrotum jusqu’à l’extrémité de la verge, une couture qui semble être la reprise d’une vulve faufilée ; que les femmes qui ont le clitoris excessif ont de la barbe ; que les eunuques n’en ont point, que leurs cuisses se fortifient, que leurs hanches s’évasent, que leurs genoux s’arrondissent, et qu’en perdant l’organisation caractéristique d’un sexe, ils semblent s’en retourner à la conformation caractéristique de l’autre. Ceux d’entre les Arabes que l’équitation habituelle a châtrés perdent la barbe, prennent une voix grêle, s’habillent en femmes, se rangent parmi elles sur les chariots, s’accroupissent pour pisser, et en affectent les mœurs et les usages… Mais nous voilà bien loin de notre objet. Revenons à notre faisceau de filaments animés et vivants.
Je crois que vous dites des ordures à mademoiselle de l’Espinasse.
Quand on parle science, il faut se servir des mots techniques.
Vous avez raison ; alors ils perdent le cortège d’idées accessoires qui les rendraient malhonnêtes. Continuez, docteur. Vous disiez donc à mademoiselle que la matrice n’est autre chose qu’un scrotum retourné de dehors en dedans, mouvement dans lequel les testicules ont été jetés hors de la bourse qui les renfermait, et dispersés de droite et de gauche dans la cavité du corps ; que le clitoris est un membre viril en petit ; que ce membre viril de femme va toujours en diminuant, à mesure que la matrice ou le scrotum retourné s’étend, et que…
Oui, oui, taisez-vous, et ne vous mêlez pas de nos affaires.
Vous voyez, mademoiselle, que dans la question de nos sensations en général, qui ne sont toutes qu’un toucher diversifié, il faut laisser là les formes successives que le réseau prend, et s’en tenir au réseau seul.
Chaque fil du réseau sensible peut être blessé ou chatouillé sur toute sa longueur. Le plaisir ou la douleur est là ou là, dans un endroit ou dans un autre de quelqu’une des longues pattes de mon araignée, car j’en reviens toujours à mon araignée ; que c’est l’araignée qui est à l’origine commune de toutes les pattes, et qui rapporte à tel ou tel endroit la douleur ou le plaisir sans l’éprouver.
Que c’est le rapport constant, invariable de toutes les impressions à cette origine commune qui constitue l’unité de l’animal.
Que c’est la mémoire de toutes ces impressions successives qui fait pour chaque animal l’histoire de sa vie et de son soi.
Et que c’est la mémoire et la comparaison qui s’ensuivent nécessairement de toutes ces impressions qui font la pensée et le raisonnement.
Et cette comparaison se fait où ?
À l’origine du réseau.
Et ce réseau ?
N’a à son origine aucun sens qui lui soit propre : ne voit point, n’entend point, ne souffre point. Il est produit, nourri ; il émane d’une substance molle, insensible, inerte, qui lui sert d’oreiller, et sur laquelle il siège, écoute, juge et prononce.
Il ne souffre point.
Non : l’impression la plus légère suspend son audience, et l’animal tombe dans l’état de mort. Faites cesser l’impression, il revient à ses fonctions, et l’animal renaît.
Et d’où savez-vous cela ? Est-ce qu’on a jamais fait renaître et mourir un homme à discrétion ?
Oui.
Et comment cela ?
Je vais vous le dire ; c’est un fait curieux. La Peyronie[12], que vous pouvez avoir connu, fut appelé auprès d’un malade qui avait reçu un coup violent à la tête. Ce malade y sentait de la pulsation. Le chirurgien ne doutait pas que l’abcès au cerveau ne fût formé, et qu’il n’y avait pas un moment à perdre. Il rase le malade et le trépane. La pointe de l’instrument tombe précisément au centre de l’abcès. Le pus était fait ; il vide le pus ; il nettoie l’abcès avec une seringue. Lorsqu’il pousse l’injection dans l’abcès, le malade ferme les yeux ; ses membres restent sans action, sans mouvement, sans le moindre signe de vie ; lorsqu’il repompe l’injection et qu’il soulage l’origine du faisceau du poids et de la pression du fluide injecté, le malade rouvre les yeux, se meut, parle, sent, renaît et vit.
Cela est singulier ; et ce malade guérit-il ?
Il guérit ; et, quand il fut guéri, il réfléchit, il pensa, il raisonna, il eut le même esprit, le même bon sens, la même pénétration, avec une bonne portion de moins de sa cervelle.
Ce juge-là est un être bien extraordinaire.
Il se trompe quelquefois lui-même ; il est sujet à des préventions d’habitude : on sent du mal à un membre qu’on n’a plus. On le trompe quand on veut : croisez deux de vos doigts l’un sur l’autre, touchez une petite boule, et il prononcera qu’il y en a deux.
C’est qu’il est comme tous les juges du monde, et qu’il a besoin d’expérience, sans quoi il prendra la sensation de la glace pour celle du feu.
Il fait bien autre chose : il donne un volume presque infini à l’individu, ou il se concentre presque dans un point.
Je ne vous entends pas.
Qu’est-ce qui circonscrit votre étendue réelle, la vraie sphère de votre sensibilité ?
Ma vue et mon toucher.
De jour ; mais la nuit, dans les ténèbres, lorsque vous rêvez surtout à quelque chose d’abstrait, le jour même, lorsque votre esprit est occupé ?
Rien. J’existe comme en un point ; je cesse presque d’être matière, je ne sens que ma pensée ; il n’y a plus ni lieu, ni mouvement, ni corps, ni distance, ni espace pour moi : l’univers est anéanti pour moi, et je suis nulle pour lui.
Voilà le dernier terme de la concentration de votre existence ; mais sa dilatation idéale peut être sans bornes. Lorsque la vraie limite de votre sensibilité est franchie, soit en vous rapprochant, en vous condensant en vous-même, soit en vous étendant au dehors, on ne sait plus ce que cela peut devenir.
Docteur, vous avez raison. Il m’a semblé plusieurs fois en rêve…
Et aux malades dans une attaque de goutte…
Que je devenais immense.
Que leur pied touchait au ciel de leur lit.
Que mes bras et mes jambes s’allongeaient à l’infini, que le reste de mon corps prenait un volume proportionné ; que l’Encelade de la fable n’était qu’un pygmée ; que l’Amphitrite d’Ovide, dont les longs bras allaient former une ceinture immense à la terre, n’était qu’une naine en comparaison de moi, et que j’escaladais le ciel, et que j’enlaçais les deux hémisphères.
Fort bien. Et moi j’ai connu une femme en qui le phénomène s’exécutait en sens contraire.
Quoi ! elle se rapetissait par degrés, et rentrait en elle-même ?
Au point de se sentir aussi menue qu’une aiguille : elle voyait, elle entendait, elle raisonnait, elle jugeait ; elle avait un effroi mortel de se perdre ; elle frémissait à l’approche des moindres objets ; elle n’osait bouger de sa place.
Voilà un singulier rêve, bien fâcheux, bien incommode.
Elle ne rêvait point ; c’était un des accidents de la cessation de l’écoulement périodique.
Et demeurait-elle longtemps sous cette menue, imperceptible forme de petite femme ?
Une heure, deux heures, après lesquelles elle revenait successivement à son volume naturel.
Et la raison de ces sensations bizarres ?
Dans leur état naturel et tranquille, les brins du faisceau ont une certaine tension, un ton, une énergie habituelle qui circonscrit l’étendue réelle ou imaginaire du corps. Je dis réelle ou imaginaire, car cette tension, ce ton, cette énergie étant variables, notre corps n’est pas toujours d’un même volume.
Ainsi, c’est au physique comme au moral que nous sommes sujets à nous croire plus grands que nous ne le sommes ?
Le froid nous rapetisse, la chaleur nous étend, et tel individu peut se croire toute sa vie plus petit ou plus grand qu’il ne l’est réellement. S’il arrive à la masse du faisceau d’entrer en un éréthisme violent, aux brins de se mettre en érection, à la multitude infinie de leurs extrémités de s’élancer au delà de leur limite accoutumée, alors la tête, les pieds, les autres membres, tous les points de la surface du corps seront portés à une distance immense, et l’individu se sentira gigantesque. Ce sera le phénomène contraire si l’insensibilité, l’apathie, l’inertie gagne de l’extrémité des brins, et s’achemine peu à peu vers l’origine du faisceau.
Je conçois que cette expansion ne saurait se mesurer, et je conçois encore que cette insensibilité, cette apathie, cette inertie de l’extrémité des brins, cet engourdissement, après avoir fait un certain progrès, peut se fixer, s’arrêter…
Comme il est arrivé à La Condamine : alors l’individu sent comme des ballons sous ses pieds.
Il existe au delà du terme de sa sensibilité, et s’il était enveloppé de cette apathie en tout sens, il nous offrirait un petit homme vivant sous un homme mort.
Concluez de là que l’animal qui dans son origine n’était qu’un point, ne sait encore s’il est réellement quelque chose de plus. Mais revenons.
Où ?
Où ? au trépan de La Peyronie… Voilà bien, je crois, ce que vous me demandiez, l’exemple d’un homme qui vécut et mourut alternativement… Mais il y a mieux.
Et qu’est-ce que ce peut être ?
La fable de Castor et de Pollux réalisée ; deux enfants dont la vie de l’un était aussitôt suivie de la mort de l’autre, et la vie de celui-ci aussitôt suivie de la mort du premier.
Oh ! le bon conte. Et cela dura-t-il longtemps ?
La durée de cette existence fut de deux jours qu’ils se partagèrent également et à différentes reprises, en sorte que chacun eut pour sa part un jour de vie et un jour de mort.
Je crains, docteur, que vous n’abusiez un peu de ma crédulité. Prenez-y garde, si vous me trompez une fois, je ne vous croirai plus.
Lisez-vous quelquefois la Gazette de France ?
Jamais, quoique ce soit le chef-d’œuvre de deux hommes d’esprit[13].
Faites-vous prêter la feuille du 4 de ce mois de septembre, et vous verrez qu’à Rabastens, diocèse d’Alby, deux filles naquirent dos à dos, unies par leurs dernières vertèbres lombaires, leurs fesses et la région hypogastrique. L’on ne pouvait tenir l’une debout que l’autre n’eût la tête en bas. Couchées, elles se regardaient ; leurs cuisses étaient fléchies entre leurs troncs, et leurs jambes élevées ; sur le milieu de la ligne circulaire commune qui les attachait par leurs hypogastres on discernait leur sexe, et entre la cuisse droite de l’une qui correspondait à la cuisse gauche de sa sœur, dans une cavité il avait un petit anus par lequel s’écoulait le méconium.
Voilà une espèce assez bizarre.
Elles prirent du lait qu’on leur donna dans une cuiller. Elles vécurent douze heures comme je vous l’ai dit, l’une tombant en défaillance lorsque l’autre en sortait, l’autre morte tandis que l’autre vivait. La première défaillance de l’une et la première vie de l’autre fut de quatre heures ; les défaillances et les retours alternatifs à la vie qui succédèrent furent moins longs ; elles expirèrent dans le même instant. On remarqua que leurs nombrils avaient aussi un mouvement alternatif de sortie et de rentrée ; il rentrait à celle qui défaillait, et sortait à celle qui revenait à la vie.
Et que dites-vous de ces alternatives de vie et de mort ?
Peut-être rien qui vaille ; mais comme on voit tout à travers la lunette de son système, et que je ne veux pas faire exception à la règle, je dis que c’est le phénomène du trépané de La Peyronie doublé en deux êtres conjoints ; que les réseaux de ces deux enfants s’étaient si bien mêlés qu’ils agissaient et réagissaient l’un sur l’autre ; lorsque l’origine du réseau de l’une prévalait, il entraînait le réseau de l’autre qui défaillait à l’instant ; c’était le contraire, si c’était le réseau de celle-ci qui dominât le système commun. Dans le trépané de La Peyronie, la pression se faisait de haut en bas par le poids d’un fluide ; dans les deux jumelles de Rabastens, elle se faisait de bas en haut par la traction d’un certain nombre des fils du réseau : conjecture appuyée par la rentrée et la sortie alternative des nombrils, sortie dans celle qui revenait à la vie, rentrée dans celle qui mourait.
Et voilà deux âmes liées.
Un animal avec le principe de deux sens et de deux consciences.
N’ayant cependant dans le même moment que la jouissance d’une seule ; mais qui sait ce qui serait arrivé si cet animal-là eût vécu ?
Quelle sorte de correspondance l’expérience de tous les moments de la vie, la plus forte des habitudes qu’on puisse imaginer, aurait établie entre ces deux cerveaux ?
Des sens doubles, une mémoire double, une imagination double, une double application, la moitié d’un être qui observe, lit, médite, tandis que son autre moitié repose : cette moitié-ci reprenant les mêmes fonctions, quand sa compagne est lasse ; la vie doublée d’un être doublé.
Cela est possible ? et la nature amenant avec le temps tout ce qui est possible, elle formera quelque étrange composé.
Que nous serions pauvres en comparaison d’un pareil être[14] !
Et pourquoi ? Il y a déjà tant d’incertitudes, de contradictions, de folies dans un entendement simple, que je ne sais plus ce que cela deviendrait avec un entendement double… Mais il est dix heures et demie, et j’entends du faubourg jusqu’ici un malade qui m’appelle.
Y aurait-il bien du danger pour lui à ce que vous ne le vissiez pas ?
Moins peut-être qu’à le voir[15]. Si la nature ne fait pas la besogne sans moi, nous aurons bien de la peine à la faire ensemble, et à coup sûr je ne la ferai pas sans elle.
Restez donc.
Docteur, encore un mot, et je vous envoie à votre patient. À travers toutes les vicissitudes que je subis dans le cours de ma durée, n’ayant peut-être pas à présent une des molécules que j’apportai en naissant, comment suis-je resté moi pour les autres et pour moi ?
Vous nous l’avez dit en rêvant.
Est-ce que j’ai rêvé ?
Toute la nuit, et cela ressemblait tellement à du délire, que j’ai envoyé chercher le docteur ce matin.
Et cela pour des pattes d’araignée qui s’agitaient d’elles-mêmes, qui tenaient alerte l’araignée et qui faisaient parler l’animal. Et l’animal, que disait-il ?
Que c’était par la mémoire qu’il était lui pour les autres et pour lui ; et j’ajouterais par la lenteur des vicissitudes. Si vous eussiez passé en un clin d’œil de la jeunesse à la décrépitude, vous auriez été jeté dans ce monde comme au premier moment de votre naissance ; vous n’auriez plus été vous ni pour les autres ni pour vous, pour les autres qui n’auraient point été eux pour vous. Tous les rapports auraient été anéantis, toute l’histoire de votre vie pour moi, toute l’histoire de la mienne pour vous, brouillée. Comment auriez-vous pu savoir que cet homme, courbé sur un bâton, dont les yeux s’étaient éteints, qui se traînait avec peine, plus différent encore de lui-même au dedans qu’à l’extérieur, était le même qui la veille marchait si légèrement, remuait des fardeaux assez lourds, pouvait se livrer aux méditations les plus profondes, aux exercices les plus doux et les plus violents ? Vous n’eussiez pas entendu vos propres ouvrages, vous ne vous fussiez pas reconnu vous-même, vous n’eussiez reconnu personne, personne ne vous eût reconnu ; toute la scène du monde aurait changé. Songez qu’il y eut moins de différence encore entre vous naissant et vous jeune, qu’il n’y en aurait entre vous jeune et vous devenu subitement décrépit. Songez que, quoique votre naissance ait été liée à votre jeunesse par une suite de sensations ininterrompues, les trois premières années de votre existence n’ont jamais été l’histoire de votre vie. Qu’aurait donc été pour nous le temps de votre jeunesse que rien n’eût lié au moment de votre décrépitude ? D’Alembert décrépit n’eût pas eu le moindre souvenir de D’Alembert jeune.
Dans la grappe d’abeilles, il n’y en aurait pas une qui eût eu le temps de prendre l’esprit du corps.
Qu’est-ce que vous dites là ?
Je dis que l’esprit monastique se conserve parce que le monastère se refait peu à peu, et quand il entre un moine nouveau, il en trouve une centaine de vieux qui l’entraînent à penser et à sentir comme eux. Une abeille s’en va, il en succède dans la grappe une autre qui se met bientôt au courant.
Allez, vous extravaguez avec vos moines, vos abeilles, votre grappe et votre couvent.
Pas tant que vous croiriez bien. S’il n’y a qu’une conscience dans l’animal, il y a une infinité de volontés ; chaque organe a la sienne.
Comment avez-vous dit ?
J’ai dit que l’estomac veut des aliments, que le palais n’en veut point, et que la différence du palais et de l’estomac avec l’animal entier, c’est que l’animal sait qu’il veut, et que l’estomac et le palais veulent sans le savoir ; c’est que l’estomac ou le palais sont l’un à l’autre à peu près comme l’homme et la brute. Les abeilles perdent leurs consciences et retiennent leurs appétits ou volontés. La fibre est un animal simple, l’homme est un animal composé ; mais gardons ce texte pour une autre fois. Il faut un événement bien moindre qu’une décrépitude pour ôter à l’homme la conscience du soi. Un moribond reçoit les sacrements avec une piété profonde ; il s’accuse de ses fautes ; il demande pardon à sa femme ; il embrasse ses enfants ; il appelle ses amis ; il parle à son médecin ; il commande à ses domestiques ; il dicte ses dernières volontés ; il met ordre à ses affaires, et tout cela avec le jugement le plus sain, la présence d’esprit la plus entière ; il guérit, il est convalescent, et il n’a pas la moindre idée de ce qu’il a dit ou fait dans sa maladie. Cet intervalle, quelquefois très-long, a disparu de sa vie. Il y a même des exemples de personnes qui ont repris la conversation ou l’action que l’attaque subite du mal avait interrompue.
Je me souviens que, dans un exercice public, un pédant de collège, tout gonflé de son savoir, fut mis ce qu’ils appellent au sac, par un capucin qu’il avait méprisé. Lui, mis au sac ! Et par qui ? par un capucin ! Et sur quelle question ? Sur le futur contingent ! sur la science moyenne qu’il a méditée toute sa vie ! Et en quelle circonstance ? devant une assemblée nombreuse ! devant ses élèves ! Le voilà perdu d’honneur. Sa tête travaille si bien sur ces idées qu’il en tombe dans une léthargie qui lui enlève toutes les connaissances qu’il avait acquises.
Mais c’était un bonheur.
Ma foi, vous avez raison. Le bon sens lui était resté ; mais il avait tout oublié. On lui rapprit à parler et à lire, et il mourut lorsqu’il commençait à épeler très-passablement. Cet homme n’était point un inepte ; on lui accordait même quelque éloquence.
Puisque le docteur a entendu votre conte, il faut qu’il entende aussi le mien. Un jeune homme de dix-huit à vingt ans, dont je ne me rappelle pas le nom…
C’est un M. de Schullemberg de Winterthour ; il n’avait que quinze à seize ans.
Ce jeune homme fit une chute dans laquelle il reçut une commotion violente à la tête.
Qu’appelez-vous une commotion violente ? Il tomba du haut d’une grange ; il eut la tête fracassée, et resta six semaines sans connaissance.
Quoi qu’il en soit, savez-vous quelle fut la suite de cet accident ? la même qu’à votre pédant : il oublia tout ce qu’il savait ; il fut restitué à son bas âge ; il eut une seconde enfance, et qui dura. Il était craintif et pusillanime ; il s’amusait à des joujoux. S’il avait mal fait et qu’on le grondât, il allait se cacher dans un coin ; il demandait à faire son petit tour et son grand tour. On lui apprit à lire et à écrire ; mais j’oubliais de vous dire qu’il fallut lui rapprendre à marcher[16]. Il redevint homme et habile homme, et il a laissé un ouvrage d’histoire naturelle.
Ce sont des gravures, les planches de M. Zulyer sur les insectes, d’après le système de Linnæus. Je connaissais ce fait ; il est arrivé dans le canton de Zurich en Suisse, et il y a nombre d’exemples pareils. Dérangez l’origine du faisceau, vous changez l’animal ; il semble qu’il soit là tout entier, tantôt dominant les ramifications, tantôt dominé par elles.
Et l’animal est sous le despotisme ou sous l’anarchie.
Sous le despotisme, c’est fort bien dit. L’origine du faisceau commande, et tout le reste obéit. L’animal est maître de soi, mentis compos.
Sous l’anarchie, où tous les filets du réseau sont soulevés contre leur chef, et où il n’y a plus d’autorité suprême.
À merveille. Dans les grands accès de passion, dans les délires, dans les périls imminents, si le maître porte toutes les forces de ses sujets vers un point, l’animal le plus faible montre une force incroyable.
Dans les vapeurs, sorte d’anarchie qui nous est si particulière.
C’est l’image d’une administration faible, où chacun tire à soi l’autorité du maître. Je ne connais qu’un moyen de guérir ; il est difficile, mais sûr ; c’est que l’origine du réseau sensible, cette partie qui constitue le soi, puisse être affectée d’un motif violent de recouvrer son autorité.
Et qu’en arrive-t-il ?
Il en arrive qu’il la recouvre en effet, ou que l’animal périt. Si j’en avais le temps, je vous dirais là-dessus deux faits singuliers.
Mais, docteur, l’heure de votre visite est passée, et votre malade ne vous attend plus.
Il ne faut venir ici que quand on n’a rien à faire, car on ne saurait s’en tirer.
Voilà une bouffée d’humeur tout à fait honnête ; mais vos histoires ?
Pour aujourd’hui vous vous contenterez de celle-ci : Une femme tomba à la suite d’une couche, dans l’état vaporeux le plus effrayant ; c’étaient des pleurs et des ris involontaires, des étouffements, des convulsions, des gonflements de gorge, du silence morne, des cris aigus, tout ce qu’il y a de pis : cela dura plusieurs années. Elle aimait passionnément, et elle crut s’apercevoir que son amant, fatigué de sa maladie, commençait à se détacher ; alors elle résolut de guérir ou de périr. Il s’établit en elle une guerre civile dans laquelle c’était tantôt le maître qui l’emportait, tantôt c’étaient les sujets. S’il arrivait que l’action des filets du réseau fût égale à la réaction de leur origine, elle tombait comme morte ; on la portait sur son lit où elle restait des heures entières sans mouvement et presque sans vie ; d’autres fois elle en était quitte pour des lassitudes, une défaillance générale, une extinction qui semblait devoir être finale. Elle persista six mois dans cet état de lutte. La révolte commençait toujours par les filets ; elle la sentait arriver. Au premier symptôme elle se levait, elle courait, elle se livrait aux exercices les plus violents ; elle montait, elle descendait ses escaliers ; elle sciait du bois, elle bêchait la terre. L’organe de sa volonté, l’origine du faisceau se roidissait ; elle se disait à elle-même : vaincre ou mourir. Après un nombre infini de victoires et de défaites, le chef resta le maître, et les sujets devinrent si soumis que, quoique cette femme ait éprouvé toutes sortes de peines domestiques, et qu’elle ait essuyé différentes maladies, il n’a plus été question de vapeurs.
Cela est brave, mais je crois que j’en aurais bienfait autant.
C’est que vous aimeriez bien si vous aimiez[17], et que vous êtes ferme.
J’entends. On est ferme, si, d’habitude ou d’organisation, l’origine du faisceau domine les filets ; faible, au contraire, si elle en est dominée.
Il y a bien d’autres conséquences à tirer de là.
Mais votre autre histoire, et vous les tirerez après.
Une jeune femme avait donné dans quelques écarts. Elle prit un jour le parti de fermer sa porte au plaisir. La voilà seule, la voilà mélancolique et vaporeuse. Elle me fit appeler. Je lui conseillai de prendre l’habit de paysanne, de bêcher la terre toute la journée, de coucher sur la paille et de vivre de pain dur. Ce régime ne lui plut pas. Voyagez donc, lui dis-je. Elle fit le tour de l’Europe, et retrouva la santé sur les grands chemins.
Ce n’est pas là ce que vous aviez à dire ; n’importe, venons à vos conséquences.
Cela ne finirait point.
Tant mieux. Dites toujours.
Je n’en ai point le courage.
Et pourquoi ?
C’est que du train dont nous y allons on effleure tout, et l’on n’approfondit rien.
Qu’importe ? nous ne composons pas, nous causons.
Par exemple, si l’origine du faisceau rappelle toutes les forces à lui, si le système entier se meut pour ainsi dire à rebours, comme je crois qu’il arrive dans l’homme qui médite profondément, dans le fanatique qui voit les cieux ouverts, dans le sauvage qui chante au milieu des flammes, dans l’extase, dans l’aliénation volontaire ou involontaire…
Eh bien ?
Eh bien, l’animal se rend impassible, il n’existe qu’en un point. Je n’ai pas vu ce prêtre de Calame[18], dont parle saint Augustin, qui s’aliénait au point de ne plus sentir des charbons ardents ; je n’ai pas vu dans le cadre[19] ces sauvages qui sourient à leurs ennemis, qui les insultent et qui leur suggèrent des tourments plus exquis que ceux qu’on leur fait souffrir ; je n’ai pas vu dans le cirque ces gladiateurs qui se rappelaient en expirant la grâce et les leçons de la gymnastique ; mais je crois tous ces faits, parce que j’ai vu, mais vu de mes propres yeux, un effort aussi extraordinaire qu’aucun de ceux-là.
Docteur, racontez-le-moi. Je suis comme les enfants, j’aime les faits merveilleux, et quand ils font honneur à l’espèce humaine, il m’arrive rarement d’en disputer la vérité.
Il y avait dans une petite ville de Champagne, Langres, un bon curé, appelé le ou de Moni, bien pénétré, bien imbu de la vérité de la religion. Il fut attaqué de la pierre, il fallut le tailler. Le jour est pris, le chirurgien, ses aides et moi nous nous rendons chez lui ; il nous reçoit d’un air serein, il se déshabille, il se couche, on veut le lier ; il s’y refuse ; « placez-moi seulement, dit-il, comme il convient ; » on le place. Alors il demande un grand crucifix qui était au pied de son lit ; on le lui donne, il le serre entre ses bras, il y colle sa bouche. On opère, il reste immobile, il ne lui échappe ni larmes ni soupirs, et il était délivré de la pierre, qu’il l’ignorait.
Cela est beau ; et puis doutez après cela que celui à qui l’on brisait les os de la poitrine avec des cailloux ne vît les cieux ouverts.
Savez-vous ce que c’est que le mal d’oreilles ?
Non.
Tant mieux pour vous. C’est le plus cruel de tous les maux.
Plus que le mal de dents que je connais malheureusement ?
Sans comparaison. Un philosophe de vos amis en était tourmenté depuis quinze jours, lorsqu’un matin il dit à sa femme : Je ne me sens pas assez de courage pour toute la journée… Il pensa que son unique ressource était de tromper artificiellement la douleur. Peu à peu il s’enfonça si bien dans une question de métaphysique ou de géométrie, qu’il oublia son oreille. On lui servit à manger, il mangea sans s’en apercevoir ; il gagna l’heure de son coucher sans avoir souffert. L’horrible douleur ne le reprit que lorsque la contention d’esprit cessa, mais ce fut avec une fureur inouïe, soit qu’en effet, la fatigue eût irrité le mal, soit que la faiblesse le rendît plus insupportable.
Au sortir de cet état, on doit en effet être épuisé de lassitude ; c’est ce qui arrive quelquefois à cet homme qui est là.
Cela est dangereux, qu’il y prenne garde.
Je ne cesse de le lui dire, mais il n’en tient compte.
Il n’en est plus le maître, c’est sa vie ; il faut qu’il en périsse.
Cette sentence me fait peur.
Que prouvent cet épuisement, cette lassitude ? Que les brins du faisceau ne sont pas restés oisifs, et qu’il y avait dans tout le système une tension violente vers un centre commun.
Si cette tension ou tendance violente dure, si elle devient habituelle ?
C’est un tic de l’origine du faisceau ; l’animal est fou, et fou presque sans ressource.
Et pourquoi ?
C’est qu’il n’en est pas du tic de l’origine comme du tic d’un des brins. La tête peut bien commander aux pieds, mais non pas le pied à la tête ; l’origine à un des brins, non pas le brin à l’origine.
Et la différence, s’il vous plaît ? En effet, pourquoi ne pensé-je pas partout ? C’est une question qui aurait dû me venir plus tôt.
C’est que la conscience n’est qu’en un endroit.
Voilà qui est bientôt dit.
C’est qu’elle ne peut être que dans un endroit, au centre commun de toutes les sensations, là où est la mémoire, là où se font les comparaisons. Chaque brin n’est susceptible que d’un certain nombre déterminé d’impressions, de sensations successives, isolées, sans mémoire. L’origine est susceptible de toutes, elle en est le registre, elle en garde la mémoire ou une sensation continue, et l’animal est entraîné dès sa formation première à s’y rapporter soi, à s’y fixer tout entier, à exister.
Et si mon doigt pouvait avoir de la mémoire ?…
Votre doigt penserait.
Et qu’est-ce donc que la mémoire ?
La propriété du centre, le sens spécifique de l’origine du réseau, comme la vue est la propriété de l’œil ; et il n’est pas plus étonnant que la mémoire ne soit pas dans l’œil, qu’il ne l’est que la vue ne soit pas dans l’oreille.
Docteur, vous éludez plutôt mes questions que vous n’y satisfaites.
Je n’élude rien, je vous dis ce que je sais, et j’en saurais davantage, si l’organisation de l’origine du réseau m’était aussi connue que celle de ses brins, si j’avais eu la même facilité de l’observer. Mais si je suis faible sur les phénomènes particuliers, en revanche, je triomphe sur les phénomènes généraux.
Et ces phénomènes généraux sont ?
La raison, le jugement, l’imagination, la folie, l’imbécillité, la férocité, l’instinct.
J’entends. Toutes ces qualités ne sont que des conséquences du rapport originel ou contracté par l’habitude de l’origine du faisceau à ses ramifications.
À merveille. Le principe ou le tronc est-il trop vigoureux relativement aux branches ? De là les poètes, les artistes, les gens à imagination, les hommes pusillanimes, les enthousiastes, les fous. Trop faible ? De là ce que nous appelons les brutes, les bêtes féroces. Le système entier lâche, mou, sans énergie ? De là les imbéciles. Le système entier énergique, bien d’accord, bien ordonné ? De là les bons penseurs, les philosophes, les sages.
Et selon la branche tyrannique qui prédomine, l’instinct qui se diversifie dans les animaux, le génie qui se diversifie dans les hommes ; le chien a l’odorat ; le poisson l’ouïe, l’aigle la vue ; D’Alembert est géomètre, Vaucanson machiniste, Grétry musicien, Voltaire poëte ; effets variés d’un brin du faisceau plus vigoureux en eux qu’aucun autre et que le brin semblable dans les êtres de leur espèce.
Et les habitudes qui subjuguent ; le vieillard qui aime les femmes, et Voltaire qui fait encore des tragédies, (en cet endroit le docteur se mit à rêver et mademoiselle de l’Espinasse lui dit :)
Docteur, vous rêvez.
Il est vrai.
À quoi rêvez-vous ?
À propos de Voltaire.
Eh bien ?
Je rêve à la manière dont se font les grands hommes.
Et comment se font-ils ?
Comment la sensibilité…
La sensibilité ?
Ou l’extrême mobilité de certains filets du réseau est la qualité dominante des êtres médiocres.
Ah ! docteur, quel blasphème.
Je m’y attendais. Mais qu’est-ce qu’un être sensible ? Un être abandonné à la discrétion du diaphragme. Un mot touchant a-t-il frappé l’oreille, un phénomène singulier a-t-il frappé l’œil, et voilà tout à coup le tumulte intérieur qui s’élève, tous les brins du faisceau qui s’agitent, le frisson qui se répand, l’horreur qui saisit, les larmes qui coulent, les soupirs qui suffoquent, la voix qui s’interrompt, l’origine du faisceau qui ne sait ce qu’il devient ; plus de sang-froid, plus de raison, plus de jugement, plus d’instinct, plus de ressource.
Je me reconnais.
Le grand homme, s’il a malheureusement reçu cette disposition naturelle, s’occupera sans relâche à l’affaiblir, à la dominer, à se rendre maître de ses mouvements et à conserver à l’origine du faisceau tout son empire. Alors il se possédera au milieu des plus grands dangers, il jugera froidement, mais sainement. Rien de ce qui peut servir à ses vues, concourir à son but, ne lui échappera ; on l’étonnera difficilement ; il aura quarante-cinq ans ; il sera grand roi, grand ministre, grand politique, grand artiste, surtout grand comédien, grand philosophe, grand poëte, grand musicien, grand médecin ; il régnera sur lui-même et sur tout ce qui l’environne. Il ne craindra pas la mort, peur, comme a dit sublimement le stoïcien, qui est une anse que saisit le robuste pour mener le faible partout où il veut ; il aura cassé l’anse et se sera en même temps affranchi de toutes les tyrannies du monde. Les êtres sensibles ou les fous sont en scène, il est au parterre ; c’est lui qui est le sage.
Dieu me garde de la société de ce sage-là.
C’est pour n’avoir pas travaillé à lui ressembler que vous aurez alternativement des peines et des plaisirs violents, que vous passerez votre vie à rire et à pleurer, et que vous ne serez jamais qu’un enfant.
Et vous espérez en être plus heureuse ?
Je n’en sais rien.
Mademoiselle, cette qualité si prisée, qui ne conduit à rien de grand, ne s’exerce presque jamais fortement sans douleur, ou faiblement sans ennui ; ou l’on bâille, ou l’on est ivre. Vous vous prêtez sans mesure à la sensation d’une musique délicieuse ; vous vous laissez entraîner au charme d’une scène pathétique ; votre diaphragme se serre, le plaisir est passé, et il ne vous reste qu’un étouffement qui dure toute la soirée.
Mais si je ne puis jouir de la musique sublime ni de la scène touchante qu’à cette condition ?
Erreur. Je sais jouir aussi, je sais admirer, et je ne souffre jamais, si ce n’est de la colique. J’ai du plaisir pur ; ma censure en est beaucoup plus sévère, mon éloge plus flatteur et plus réfléchi. Est-ce qu’il y a une mauvaise tragédie pour des âmes aussi mobiles que la vôtre ? Combien de fois n’avez-vous pas rougi, à la lecture, des transports que vous aviez éprouvés au spectacle, et réciproquement ?
Cela m’est arrivé.
Ce n’est donc pas à l’être sensible comme vous, c’est à l’être tranquille et froid comme moi qu’il appartient de dire : Cela est vrai, cela est bon, cela est beau… Fortifions l’origine du réseau, c’est tout ce que nous avons de mieux à faire. Savez-vous qu’il y va de la vie ?
De la vie ! docteur, cela est grave.
Oui, de la vie. Il n’est personne qui n’en ait eu quelquefois le dégoût. Un seul événement suffit pour rendre cette sensation involontaire et habituelle ; alors, en dépit des distractions, de la variété des amusements, des conseils des amis, de ses propres efforts, les brins portent opiniâtrement des secousses funestes à l’origine du faisceau ; le malheureux a beau se débattre, le spectacle de l’univers se noircit pour lui ; il marche avec un cortège d’idées lugubres qui ne le quittent point, et il finit par se délivrer de lui-même.
Docteur, vous me faites peur.
Et du sommeil, docteur, qu’en dites-vous ? c’est une bonne chose.
Le sommeil, cet état où, soit lassitude, soit habitude, tout le réseau se relâche et reste immobile ; où, comme dans la maladie, chaque filet du réseau s’agite, se meut, transmet à l’origine commune une foule de sensations souvent disparates, décousues, troublées ; d’autres fois si liées, si suivies, si bien ordonnées que l’homme éveillé n’aurait ni plus de raison, ni plus d’éloquence, ni plus d’imagination ; quelquefois si violentes, si vives, que l’homme éveillé reste incertain sur la réalité de la chose…
Eh bien, le sommeil ?
Est un état de l’animal où il n’y a plus d’ensemble : tout concert, toute subordination cesse. Le maître est abandonné à la discrétion de ses vassaux et à l’énergie effrénée de sa propre activité. Le fil optique s’est-il agité ? L’origine du réseau voit ; il entend si c’est le fil auditif qui le sollicite. L’action et la réaction sont les seules choses qui subsistent entre eux ; c’est une conséquence de la propriété centrale, de la loi de continuité et de l’habitude. Si l’action commence par le brin voluptueux que la nature a destiné au plaisir de l’amour et à la propagation de l’espèce, l’image réveillée de l’objet aimé sera l’effet de la réaction à l’origine du faisceau. Si cette image, au contraire, se réveille d’abord à l’origine du faisceau, la tension du brin voluptueux, l’effervescence et l’effusion du fluide séminal seront les suites de la réaction.
Ainsi il y a le rêve en montant et le rêve en descendant. J’en ai eu un de ceux-là cette nuit : pour le chemin qu’il a pris, je l’ignore.
Dans la veille le réseau obéit aux impressions de l’objet extérieur. Dans le sommeil, c’est de l’exercice de sa propre sensibilité qu’émane tout ce qui se passe en lui. Il n’y a point de distraction dans le rêve ; de là sa vivacité : c’est presque toujours la suite d’un éréthisme, un accès passager de maladie. L’origine du réseau y est alternativement active et passive d’une infinité de manières : de là son désordre. Les concepts y sont quelquefois aussi liés, aussi distincts que dans l’animal exposé au spectacle de la nature. Ce n’est que le tableau de ce spectacle réexcité : de là sa vérité, de là l’impossibilité de le discerner de l’état de veille : nulle probabilité d’un de ces états plutôt que de l’autre ; nul moyen de reconnaître l’erreur que l’expérience.
Et l’expérience se peut-elle toujours ?
Non.
Si le rêve m’offre le spectacle d’un ami que j’ai perdu, et me l’offre aussi vrai que si cet ami existait ; s’il me parle et que je l’entende ; si je le touche et qu’il fasse l’impression de la solidité sur mes mains ; si, à mon réveil, j’ai l’âme pleine de tendresse et de douleur, et mes yeux inondés de larmes ; si mes bras sont encore portés vers l’endroit où il m’est apparu, qui me répondra que je ne l’ai pas vu, entendu, touché réellement ?
Son absence. Mais, s’il est impossible de discerner la veille du sommeil, qui est-ce qui en apprécie la durée ? Tranquille, c’est un intervalle étouffé entre le moment du coucher et celui du lever : trouble, il dure quelquefois des années. Dans le premier cas, du moins, la conscience du soi cesse entièrement. Un rêve qu’on n’a jamais fait, et qu’on ne fera jamais, me le diriez-vous bien ?
Oui, c’est qu’on est un autre.
Et dans le second cas, on n’a pas seulement la conscience du soi, mais on a encore celle de sa volonté et de sa liberté. Qu’est-ce que cette liberté, qu’est-ce que celle volonté de l’homme qui rêve ?
Qu’est-ce ? c’est la même que celle de l’homme qui veille : la dernière impulsion du désir et de l’aversion, le dernier résultat de tout ce qu’on a été depuis sa naissance jusqu’au moment où l’on est ; et je défie l’esprit le plus délié d’apercevoir la moindre différence.
Vous croyez ?
Et c’est vous qui me faites cette question ! vous qui, livré à des spéculations profondes, avez passé les deux tiers de votre vie à rêver les yeux ouverts, et à agir sans vouloir ; oui, sans vouloir, bien moins que dans votre rêve. Dans votre rêve vous commandiez, vous ordonniez, on vous obéissait ; vous étiez mécontent ou satisfait, vous éprouviez de la contradiction, vous trouviez des obstacles, vous vous irritiez, vous aimiez, vous haïssiez, vous blâmiez, vous alliez, vous veniez. Dans le cours de vos méditations, à peine vos yeux s’ouvraient le matin que, ressaisi de l’idée qui vous avait occupé la veille, vous vous vêtiez, vous vous asseyiez à votre table, vous méditiez, vous traciez des figures, vous suiviez des calculs, vous dîniez, vous repreniez vos combinaisons, quelquefois vous quittiez la table pour les vérifier ; vous parliez à d’autres, vous donniez des ordres à votre domestique, vous soupiez, vous vous couchiez, vous vous endormiez sans avoir fait le moindre acte de volonté. Vous n’avez été qu’un point ; vous avez agi, mais vous n’avez pas voulu. Est-ce qu’on veut, de soi ? La volonté naît toujours de quelque motif intérieur ou extérieur, de quelque impression présente, de quelque réminiscence du passé, de quelque passion, de quelque projet dans l’avenir. Après cela je ne vous dirai de la liberté qu’un mot, c’est que la dernière de nos actions est l’effet nécessaire d’une cause une : nous, très-compliquée, mais une.
Nécessaire ?
Sans doute. Tâchez de concevoir la production d’une autre action, en supposant que l’être agissant soit le même.
Il a raison. Puisque j’agis ainsi, celui qui peut agir autrement n’est plus moi ; et assurer qu’au moment où je fais ou dis une chose, j’en puis dire ou faire une autre, c’est assurer que je suis moi et que je suis un autre. Mais, docteur, et le vice et la vertu ? La vertu, ce mot si saint dans toutes les langues, cette idée si sacrée chez toutes les nations !
Il faut le transformer en celui de bienfaisance, et son opposé en celui de malfaisance. On est heureusement ou malheureusement né ; on est irrésistiblement entraîné par le torrent général qui conduit l’un à la gloire, l’autre à l’ignominie.
Et l’estime de soi, et la honte, et le remords ?
Puérilité fondée sur l’ignorance et la vanité d’un être qui s’impute à lui-même le mérite ou le démérite d’un instant nécessaire.
Et les récompenses, et les châtiments ?
Des moyens de corriger l’être modifiable qu’on appelle méchant, et d’encourager celui qu’on appelle bon.
Et toute cette doctrine n’a-t-elle rien de dangereux ?
Est-elle vraie ou est-elle fausse ?
Je la crois vraie.
C’est-à-dire que vous pensez que le mensonge a ses avantages, et la vérité ses inconvénients.
Je le pense.
Et moi aussi : mais les avantages du mensonge sont d’un moment, et ceux de la vérité sont éternels ; mais les suites fâcheuses de la vérité, quand elle en a, passent vite, et celles du mensonge ne finissent qu’avec lui. Examinez les effets du mensonge dans la tête de l’homme, et ses effets dans sa conduite ; dans sa tête, ou le mensonge s’est lié tellement quellement avec la vérité, et la tête est fausse ; ou il est bien et conséquemment lié avec le mensonge, et la tête est erronée. Or, quelle conduite pouvez-vous attendre d’une tête ou inconséquente dans ses raisonnements, ou conséquente dans ses erreurs ?
Le dernier de ces vices, moins méprisable, est peut-être plus à redouter que le premier.
Fort bien : voilà donc tout ramené à de la sensibilité, de la mémoire, des mouvements organiques ; cela me convient assez. Mais l’imagination ? mais les abstractions ?
L’imagination…
Un moment, docteur : récapitulons. D’après vos principes, il me semble que, par une suite d’opérations purement mécaniques, je réduirais le premier génie de la terre à une masse de chair inorganisée, à laquelle on ne laisserait que la sensibilité du moment, et que l’on ramènerait cette masse informe de l’état de stupidité le plus profond qu’on puisse imaginer à la condition de l’homme de génie. L’un de ces deux phénomènes consisterait à mutiler l’écheveau primitif d’un certain nombre de ses brins, et à bien brouiller le reste ; et le phénomène inverse à restituer à l’écheveau les brins qu’on en aurait détachés, et à abandonner le tout à un heureux développement. Exemple : J’ôte à Newton les deux brins auditifs, et plus de sensations de sons ; les brins olfactifs, et plus de sensations d’odeurs ; les brins optiques, et plus de sensations de couleurs ; les brins palatins, et plus de sensations de saveurs ; je supprime ou brouille les autres, et adieu l’organisation du cerveau, la mémoire, le jugement, les désirs, les aversions, les passions, la volonté, la conscience du soi, et voilà une masse informe qui n’a retenu que la vie et la sensibilité.
Deux qualités presque identiques ; la vie est de l’agrégat, la sensibilité est de l’élément.
Je reprends cette masse et je lui restitue les brins olfactifs, elle flaire ; les brins auditifs, et elle entend ; les brins optiques, et elle voit ; les brins palatins, et elle goûte. En démêlant le reste de l’écheveau, je permets aux autres brins de se développer, et je vois renaître la mémoire, les comparaisons, le jugement, la raison, les désirs, les aversions, les passions, l’aptitude naturelle, le talent, et je retrouve mon homme de génie, et cela sans l’entremise d’aucun agent hétérogène et inintelligible[20].
À merveille : tenez-vous-en là, le reste n’est que du galimatias… Mais les abstractions ? mais l’imagination ? L’imagination, c’est la mémoire des formes et des couleurs. Le spectacle d’une scène, d’un objet, monte nécessairement l’instrument sensible d’une certaine manière ; il se remonte ou de lui-même, ou il est remonté par quelque cause étrangère. Alors il frémit au dedans ou il résonne au dehors ; il se recorde en silence les impressions qu’il a reçues, ou il les fait éclater par des sons convenus.
Mais son récit exagère, omet des circonstances, en ajoute, défigure le fait ou l’embellit, et les instruments sensibles adjacents conçoivent des impressions qui sont bien celles de l’instrument qui résonne, mais non celle de la chose qui s’est passée.
Il est vrai, le récit est historique ou poétique.
Mais comment s’introduit cette poésie ou ce mensonge dans le récit ?
Par les idées qui se réveillent les unes les autres, et elles se réveillent parce qu’elles ont toujours été liées. Si vous avez pris la liberté de comparer l’animal à un clavecin, vous me permettrez bien de comparer le récit du poëte au chant.
Cela est juste.
Il y a dans tout chant une gamme. Cette gamme a ses intervalles ; chacune de ses cordes a ses harmoniques, et ces harmoniques ont les leurs. C’est ainsi qu’il s’introduit des modulations de passage dans la mélodie, et que le chant s’enrichit et s’étend. Le fait est un motif donné que chaque musicien sent à sa guise.
Et pourquoi embrouiller la question par ce style figuré ? Je dirais que, chacun ayant ses yeux, chacun voit et raconte diversement. Je dirais que chaque idée en réveille d’autres, et que, selon son tour de tête ou son caractère, on s’en tient aux idées qui représentent le fait rigoureusement, ou l’on y introduit les idées réveillées ; je dirais qu’entre ces idées il y a du choix ; je dirais… que ce seul sujet traité à fond fournirait un livre.
Vous avez raison ; ce qui ne m’empêchera pas de demander au docteur s’il est bien persuadé qu’une forme qui ne ressemblerait à rien, ne s’engendrerait jamais dans l’imagination, et ne se produirait point dans le récit.
Je le crois. Tout le délire de cette faculté se réduit au talent de ces charlatans qui, de plusieurs animaux dépecés, en composent un bizarre qu’on n’a jamais vu en nature.
Et les abstractions ?
Il n’y en a point ; il n’y a que des réticences habituelles, des ellipses qui rendent les propositions plus générales et le langage plus rapide et plus commode. Ce sont les signes du langage qui ont donné naissance aux sciences abstraites. Une qualité commune à plusieurs actions a engendré les mots vice et vertu ; une qualité commune à plusieurs êtres a engendré les mots laideur et beauté. On a dit un homme, un cheval, deux animaux ; ensuite on a dit un, deux, trois, et toute la science des nombres a pris naissance. On n’a nulle idée d’un mot abstrait. On a remarqué dans tous les corps trois dimensions, la longueur, la largeur, la profondeur ; on s’est occupé de chacune de ces dimensions, et de là toutes les sciences mathématiques. Toute abstraction n’est qu’un signe vide d’idée. On a exclu l’idée en séparant le signe de l’objet physique, et ce n’est qu’en rattachant le signe à l’objet physique que la science redevient une science d’idées ; de là le besoin, si fréquent dans la conversation, dans les ouvrages, d’en venir à des exemples. Lorsque, après une longue combinaison de signes, vous demandez un exemple, vous n’exigez autre chose de celui qui parle, sinon de donner du corps, de la forme, de la réalité, de l’idée au bruit successif de ses accents, en y appliquant des sensations éprouvées.
Cela est-il bien clair pour vous, mademoiselle ?
Pas infiniment, mais le docteur va s’expliquer.
Cela vous plaît à dire. Ce n’est pas qu’il n’y ait peut-être quelque chose à rectifier et beaucoup à ajouter à ce que j’ai dit ; mais il est onze heures et demie, et j’ai à midi une consultation au Marais.
Le langage plus rapide et plus commode ! Docteur, est-ce qu’on s’entend ? est-ce qu’on est entendu ?
Presque toutes les conversations sont des comptes faits… Je ne sais plus où est ma canne… On n’y a aucune idée présente à l’esprit… Et mon chapeau… Et par la raison seule qu’aucun homme ne ressemble parfaitement à un autre, nous n’entendons jamais précisément, nous ne sommes jamais précisément entendus ; il y a du plus ou du moins en tout : notre discours est toujours en deçà ou au delà de la sensation. On aperçoit bien de la diversité dans les jugements, il y en a mille fois davantage qu’on n’aperçoit pas, et qu’heureusement on ne saurait apercevoir… Adieu, adieu.
Encore un mot, de grâce.
Dites donc vite.
Vous souvenez-vous de ces sauts dont vous m’avez parlé ?
Oui.
Croyez-vous que les sots et les gens d’esprit aient de ces sauts-là dans les races ?
Pourquoi non ?
Tant mieux pour nos arrière-neveux ; peut-être reviendra-t-il un Henri IV.
Peut-être est-il tout revenu.
Docteur, vous devriez venir dîner avec nous.
Je ferai ce que je pourrai, je ne promets pas ; vous me prendrez si je viens.
Nous vous attendrons jusqu’à deux heures.
J’y consens.
- ↑ Bordeu est auteur de Recherches sur le pouls (1756, in-12), qui détermineront ses contemporains à s’occuper avec beaucoup plus d’attention qu’ils ne le faisaient jusqu’alors des pronostics qu’on peut tirer de l’intensité de l’ondée sanguine.
- ↑ Hélène et Judith. Voir l’Histoire naturelle de l’homme, dans Buffon : Sur les monstres.
- ↑ C’est ainsi que Voltaire appelait Needham qui, se fiant à son microscope et ne connaissant pas les explications ingénieuses des panspermistes de nos jours, croyait naïvement que les anguillules qu’il voyait naître dans de la farine délayée et en fermentation provenaient de cette farine et non des germes d’anguilles dont il paraît que l’atmosphère est pleine. Voir Questions sur les miracles. 17e lettre.
- ↑ Voir Lucrèce, De rerum natura, livre V. Il faut penser souvent à cet ancêtre en lisant Diderot.
- ↑ Lamarck n’a point dit autre chose dans sa Philosophie zoologique (1809). Buffon, à qui on prétend qu’il a emprunté cette idée, n’en avait parlé qu’incidemment à la fin de sa vie. Ce sont de Maillet, Robinet et Diderot les véritables inventeurs. Bordeu, auquel on reproche beaucoup de paradoxes, était, quoique animiste, bien capable d’adopter celui-là.
- ↑ M. le professeur Broca, d’après des crânes parisiens, M. Prichard, d’après des crânes anglais, ont avancé que le volume des cerveaux actuels dépassait notablement celui des cerveaux antérieurs de même provenance. M. Broca a prouvé que l’accroissement portait sur la partie antérieure, siège des facultés intellectuelles.
- ↑ Nous avons déjà rencontré le père Castel dans la Lettre sur les sourds et muets où son instrument, le clavecin oculaire, est représenté comme formé d’une succession d’éventails ; mais comme cet instrument ne fut jamais réalisé, Diderot lui donne ici la forme qu’il croit lui convenir le mieux, et qu’il indique dans l’article Clavecin, de l’Encyclopédie. Les couleurs devaient venir se peindre sur un ruban. Leur succession par quart de ton forme cet enchaînement où « il n’y a rien de précis » dont parle D’Alembert.
- ↑ Lisez ovaires.
- ↑ Buffon renvoie pour ce cyclope, qui était une fille, au Mercure de France, année 1766. Il était né le 12 octobre et avait été moulé par Mlle Biheron.
- ↑ Ces faits de transposition des organes sont assez communs. Buffon, d’après Méry, Winslow, Riolan, en rapporte plusieurs. Nous ne citons que ceux que Diderot a pu connaître. On en a constaté d’autres de nos jours.
- ↑ C’est ce qu’on appelle aujourd’hui les phénomènes d’atavisme.
- ↑ Fr. de La Peyronie (1678-1747), premier chirurgien du roi Louis XV, fondateur, avec Quesnay, de l’Académie de chirurgie. L’observation qui suit se trouve dans le tome Ier des Mémoires de l’Académie de chirurgie.
- ↑ Depuis 1763 la Gazette de France avait été confiée par le gouvernement à Arnaud et à Suard.
- ↑ Nous avons déjà signalé (tome Ier, p. 402, note) ce qu’il y a d’erroné dans cette supposition. Malgré les rapports ses deux corps, les deux cerveaux sont indépendants, et la vie dans ces conditions n’est pas le doublement des facultés d’un seul être, mais la gêne dans l’exercice de ces facultés chez deux êtres malencontreusement associés.
- ↑ On accusait Bordeu de professer le scepticisme à l’égard de l’art qu’il exerçait avec tant d’habileté et de conscience.
- ↑ De pareils effets se présentent souvent dans les cas d’aphasie.
- ↑ Le mot était juste. Très-peu de temps après la date de cette conversation supposée, en 1772, Mlle de L’Espinasse écrivait au marquis de Mora ces lettres passionnées qui « brûlent le papier. »
- ↑ Voir tome Ier, Pensées philosophiques, pensée LI.
- ↑ C’est le supplice que Chateaubriand appelle le Cadre de feu. Voir Atala.
- ↑ Voir la Lettre sur les sourds et muets.