Harmonies poétiques et religieuses/éd. 1860/Le Retour
Salut au nom des cieux, des monts et des rivages
Où s’écoulèrent tes beaux jours,
Voyageur fatigué qui reviens sur nos plages
Demander à tes champs leurs antiques ombrages,
À ton cœur ses premiers amours !
Que de jours ont passé sur ces chères empreintes !
Que d’adieux éternels ! que de rêves déçus !
Que de liens brisés ! que d’amitiés éteintes !
Que d’échos assoupis qui ne répondent plus !
Moins de flots ont roulé sur les sables de Laisse[1],
Moins de rides d’azur ont sillonné son sein,
Et, des arbres vieillis qui couvraient ta jeunesse,
Moins de feuilles d’automne ont jonché le chemin !
Ah ! de nos jours mortels trop rapide est la course !
On regrette la vie avant d’avoir vécu ;
Et le flot, qui jamais ne remonte à sa source,
Ne revoit pas deux fois le doux bord qu’il a vu !
Ah ! si du moins dans nos années
Les jours perdus ne comptaient pas !
Si les jalouses destinées
Les oubliaient sous leur compas !
Mais, hélas ! la mousse ou la lie
Du calice étroit de la vie
Comble également les contours !
Quand il est tari, l’homme expire ;
Les pleurs comptent pour le sourire,
Les nuits d’exil pour de beaux jours.
Je sais qu’après un long orage,
Brisé d’efforts et de douleur,
Tu fus recueilli sur la plage
Par un peuple ami du malheur ;
Qu’une juste reconnaissance,
Comme une seconde naissance,
T’apprit à bénir d’autres cieux ;
Qu’au sein d’une épouse chérie,
L’amour te fit une patrie
Loin des tombeaux de tes aïeux.
Cependant il est doux de respirer encore
Cet air du ciel natal où l’on croit rajeunir,
Cet air qu’on respira dès sa première aurore,
Cet air tout embaumé d’antique souvenir !
Il est doux de le voir balancer le feuillage
Du chêne couronné qui prêta son ombrage
À nos rêves au fond des bois ;
Ou, comme un vieil ami dont on connaît la voix,
De l’entendre siffler sur l’herbe des collines,
Et prolonger le soir, à travers les ruines,
Les sourds murmures d’autrefois !
Il est doux de s’asseoir au foyer de ses pères,
À ce foyer jadis de vertus couronné,
Et de dire, en montrant le siége abandonné :
« Ici chantait ma sœur, là méditaient mes frères ;
Là ma mère allaitait son charmant nouveau-né ;
Là le vieux serviteur nous contait l’aventure
Des deux jumeaux perdus dans la forêt obscure ;
Là le fils de la veuve emportait notre pain,
Là, sur le seuil couvert de deux figuiers antiques,
À l’heure où les brebis rentraient aux toits rustiques,
Le chien du mendiant venait lécher ma main ! »
Notre âme, en remontant à ses premières heures,
Ranime tour à tour ces fantômes chéris,
Et s’attache aux débris de ces chères demeures,
S’il en reste au moins un débris !
Ainsi quand nous cherchons en vain dans nos pensées
D’un air qui nous charmait les traces effacées,
Si quelque souffle harmonieux,
Effleurant au hasard la harpe détendue,
En tire seulement une note perdue,
Des larmes roulent dans nos yeux ;
D’un seul son retrouvé l’air entier se réveille,
Il rajeunit notre âme, et remplit notre oreille
D’un souvenir mélodieux.
Ô sensible exilé ! tu les as retrouvées
Ces images de loin, toujours, toujours rêvées,
Et ces débris vivants de tes jours de bonheur !
Tes yeux ont contemplé tes montagnes si chères,
Et ton berceau champêtre, et le toit de tes pères ;
Et des flots de tristesse ont monté dans ton cœur !
Nous passons, nous passons ! ce refrain monotone,
Hélas ! est toujours neuf et toujours répété ;
Tant l’homme, que toujours son inconstance étonne,
Se sent fait pour l’éternité !
Nous passons ! et déjà dans la race nouvelle,
Ton œil sous les vieux noms voit des hommes nouveaux ;
Ton cœur qui l’interroge est étranger pour elle,
Et tu connaîtrais mieux le peuple des tombeaux.
De ses longs souvenirs retrouvant quelque trace,
À peine un vieil ami qui s’éveille à ton nom
Demande si c’est là ce conteur plein de grâce
Qui, sous son prisme heureux multipliant l’espace,
Entre les quatre murs de ton étroit donjon,
Voyageait si gaîment autour de sa prison.
Non, non ! c’est le lépreux étranger sur la terre,
Qui, le soir, du sommet de sa tour solitaire,
Contemple en soupirant les fêtes du hameau,
Et, dans ce peuple heureux ne comptant plus de frères,
Plus d’amante ou de sœur dans toutes ces bergères,
Met la main sur ses yeux, et demande un tombeau !
Cependant, du génie aimable privilége,
Ton front se couvre en vain de sa première neige ;
L’infortune et l’exil, et la mort et le temps,
Ont en vain décimé tes amis de vingt ans :
Séduits par tes écrits, enchaînés par ta grâce,
Des amis inconnus viennent briguer leur place ;
Ils renaîtront pour toi jusqu’à tes derniers jours.
Que dis-je ? Quand la mort, sous un vert mausolée,
Rendant un peu de terre à ton ombre exilée,
Couvrira de gazon le fils de la vallée,
Des amis ? ta mémoire en gardera toujours !
Ils y viendront pleurer et cette grâce attique,
Et cet accent naïf, tendre, mélancolique,
Qui sans les demander fait ruisseler nos pleurs ;
De leurs jeunes vertus tu nourriras la flamme ;
Et, se sentant meilleurs, ils diront : « C’est son âme
Qui de ses doux écrits a passé dans nos cœurs ! »
Mais quelle est, diras-tu, cette voix inconnue
Qui sous mon propre toit m’accueille et me salue ?
Aux rives de mon lac cet ami m’est-il né ?
A-t-il respiré l’air de ma tiède vallée,
Ou foulé sous ses pas l’herbe que j’ai foulée
Au pied du Nivolay[2], d’étoiles couronné ?
De quel droit ose-t-il, étranger sur ces rives ?…
… Étranger ? J’en appelle à tes vagues plaintives,
Beau lac dont j’ai souvent recueilli les accords ;
Torrents aux flots glacés, j’en appelle à vos bords ;
À vous, vallons de paix ; à vous, simples demeures
Où l’hospitalité me fit bénir les heures,
Où ton nom, si souvent par les tiens répété,
Me donna sur ton cœur un droit de parenté !
J’habitai plus que toi ces fortunés rivages ;
J’adorai, j’aime encor ces monts coiffés d’orages,
Où la simplicité des âmes et des mœurs
Garde aux vieilles vertus l’asile de vos cœurs ;
Où la jeune amitié m’accueillit dès l’aurore,
Où l’amitié plus mûre est aussi tendre encore,
Où l’amour disparu dans l’ombre du trépas
Laissa partout pour moi l’empreinte de ses pas,
Et colore à mes yeux vos flots et vos collines
Ou d’un deuil éternel ou de splendeurs divines ;
Où j’ai trouvé plus tard cet unique trésor
Plus rare que l’encens, plus précieux que l’or,
Charme, ornement, repos, colonne de la vie,
Enfin où d’une sœur dort la cendre chérie ;
Où mes neveux un jour, de ta gloire héritiers,
Trouveront nos deux noms unis dans leurs quartiers.
Voilà, voilà mes droits, plus chers que les tiens même.
On est toujours, crois-moi, du pays que l’on aime :
Mais si ton cœur jugeait ces titres mal acquis,
J’aimerais malgré toi la terre où tu naquis !…