Le Suicide (Audoux)

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Les Cahiers d’aujourd’huiNo 5 de juin 1913 (p. 217-221).

LE SUICIDE

(Ce fragment est extrait d’un livre à paraître qui sera le second volume de « Marie-Claire »)


C’est pour ce soir.

Depuis longtemps je pensais à mon petit poêle, je voulais le pousser un peu, afin de déranger le tuyau comme s’il se fût dérangé de lui même sans que j’y eusse pris garde. Mais, ce matin un grand vent est venu qui a soulevé le rideau de la fenêtre et l’a laissé accroché à la gouttière du toit. Pour le décrocher, la hauteur d’une chaise ne me suffira pas, il me faudra monter sur la table que j’approcherai tout près de la fenêtre, et ainsi, les bras levés, et le dos tourné au vide, il me sera facile de me laisser tomber.

Une crainte me vient de souffrir encore ; si en tombant j’allais heurter la grille du balcon qui est en dessous ? J’en ressens des douleurs dans toute ma chair, et encore une fois je demande : pourquoi ? Pourquoi ?

Un souvenir lointain me revient tout à coup. C’était dans une rue large et pleine de passants. Un homme courait afin d’échapper aux gens qui le poursuivaient. Il courait tenant un doigt levé pour accentuer ses paroles :

— Je n’ai rient fait ! disait-il.

Et son air de franchise faisait écarter de son chemin ceux qui s’apprétaient à lui barrer le passage.

Ses yeux rencontrèrent les miens, et je vis bien qu’il disait la vérité. La foule grossissait derrière lui, et les pas lancés résonnaient avec un bruit sourd. L’homme courait toujours, le doigt levé devant son visage, et sa voix dominait le tumulte :

— Je n’ai rien fait ! Je n’ai rien fait !

Mais un marchand sortit de sa boutique en entendant le bruit, et il saisit le fuyard à pleins bras par le milieu du corps.

— Je n’ai rien fait ! répétait le malheureux en cherchant à dénouer les bras qui le retenaient.

La foule s’arrêta pour entourer les deux hommes et des sergents de ville accoururent et demandèrent :

— Qu’a-t-il fait ?

Personne ne le savait, et chacun le demandait à son voisin. Alors les sergents de ville prirent l’homme par les bras et l’emmenèrent pendant qu’il disait encore d’une voix essoufflée :

— Je n’ai rien fait !

Et je pense que moi non plus, je n’ai rien fait et cependant ma peine est si dure qu’elle empêche mes larmes de couler.

Hier, un ami m’a dit :

— Venez avec moi, vous verrez les enfants.

J’ai refusé ; je porte en moi une douleur si profonde que les enfants ne peuvent même plus me réjouir.

Je suis entrée souvent dans des églises. Les prêtres disent tous la même chose :

« Il faut savoir se priver des joies de la vie, pour posséder après sa mort les délices du paradis qui durent pendant l’éternité. »

Je voudrais croire leurs paroles. Je regarde leur visage avec attention, il y en a parmi eux dont la bouche est comme celle d’un enfant.

Je connais une petite chapelle, tout près de la mer, où les femmes des marins vont faire brûler des cierges et où il n’y a pas de chaises pour s’asseoir. Les marins prient debout et les femmes à genoux. Je me suis agenouillée comme les femmes, et je suis restée debout comme les hommes, dans la petite chapelle, mais jamais, la prière n’est venue à moi.

Mon paradis était sur la terre, et maintenant qu’il est fermé je n’ai plus envie de vivre.

Ce soir, je vais mourir.

Le soleil a l’air de s’en aller se coucher tranquillement, et la haute cheminée d’usine balance sa fumée vers lui comme pour lui dire adieu.

Depuis un moment, il me semble qu’un petit animal étrange est venu se loger dans l’endroit le plus profond de mon cœur, je le vois, et je le sens ; il ne cesse de frémir et de trembler comme s’il avait peur et froid, et toujours il creuse plus avant comme s’il espérait trouver un endroit chaud où il pourrait se blottir pour longtemps. Mais il ne fait plus chaud dans mon cœur et tu peux fouiller avec tes fines griffes, petit animal tout blanc et lorsque tu auras pénétré au fond même de ma vie, tu continueras à frémir et à trembler tout comme les feuilles des peupliers qui frémissent parfois, sans qu’on sache d’où vient le vent.

Maintenant le jour descend, et je marche de la porte à la fenêtre sans me lasser ; il me semble que ce n’est plus moi qui agis et qui pense, et pendant que je marche dans ma chambre à peine plus longue que mon lit, je m’entends dire tout haut :

— Ma peine est apaisée !

J’en éprouve un soulagement, et je m’arrête près de la croisée.

Le soleil est parti, et il ne reste plus que le rose du couchant sur la haute cheminée d’usine.

J’appuie mon front contre la vitre, et j’écoute ma voix qui reprend :

— Ma peine est apaisée.

Et comme si ma peine était devenue tout à coup une personne vivante, je la reconnais dans la fumée de la haute cheminée, elle a un visage blanc avec des yeux larges et pleins d’ombre ; elle s’éloigne en se traînant un peu, et par instant elle se courbe, comme si elle voulait se coucher sur les toits.

Mais, voici qu’une chauve-souris commence à tournoyer devant ma fenêtre ; elle vole comme les papillons en soulevant ses ailes l’une après l’autre, et elle fait des crochets si brusques que je crains toujours de la voir tomber.

Et soudain ma pensée s’en va vers la ferme de mon enfance ; à cette heure les grands bœufs sont déjà rentrés à l’étable et ils fléchissent d’un côté sur l’autre dans l’espoir de reposer leurs jambes. Je revois le fermier frotter la semelle de ses souliers sur le seuil avant d’entrer dans sa maison. Je revois aussi la bergère et le vacher abandonnant les étables, pour venir dans la grande salle, manger la soupe du soir.

Les agneaux ont cessé de bêler dans la bergerie, et les porcs gorgés de lait caillé grognent doucement.

C’est l’heure où les champs sont devenus silencieux, et où la charrue reste seule au bord du chemin.

À présent des ombres entrent chez moi. Elles prennent tous les coins comme si elles y étaient plus à l’aise.

J’ouvre la fenêtre et je mets la table entre les deux battants.

Dans la maison d’en face une lumière vient de s’allumer.

Au fond de ma chambre les ombres s’élargissent et s’allongent, mais ici près de la fenêtre il fait encore très clair.

Le jour met bien longtemps à s’en aller ce soir. Je m’ennuie, je voudrais m’occuper à quelque chose en attendant la nuit.

La Bible est sur le coin de la cheminée ; je la prends, mais je suis faible, et elle est lourde dans mes mains ; je la dépose sur la table, et en l’ouvrant au hasard je lis ces lignes.

« Les enfants porteront la peine des parents jusqu’à la quatrième génération. »

Aussitôt mon cœur se met à trembler ; il me secoue avec une si grande violence, que ma langue se retire au fond de ma bouche pour ne pas être saisie par mes dents qui s’entrechoquent avec bruit. Ma pensée si claire tout à l’heure est maintenant pleine de trouble. Un doute plein d’angoisse se lève en moi.

Si je porte la peine de mes parents, doit-elle finir avec moi ? Et si je meurs sans l’avoir portée jusqu’au bout ?… Va-t-elle retomber sur le petit enfant qui vient de naître ?

La nuit a ramené ma peine, et pendant longtemps je la regarde face à face, et je pense à un arbre que j’ai vu l’été dernier à l’entrée d’un parc ; il portait par le milieu du tronc une blessure large et profonde dans laquelle on avait mis des briques et du ciment. Il était grand et droit, et il étendait au loin ses branches vertes et touffues comme s’il voulait faire croire aux passants que le malheur ne l’avait jamais touché, mais si on s’arrêtait près de lui on apercevait le rouge des briques à travers le ciment craquelé, et cela faisait penser à une plaie vive que rien ne pourrait jamais guérir.

J’ai refermé la Bible et remis la table à sa place. Le rideau restera accroché à la gouttière du toit jusqu’à ce que le vent le rejette, et je continuerai à vivre malgré tout, afin qu’un autre ne porte pas le châtiment de ma faiblesse.

MARGUERITE AUDOUX.