Le Témoignage - Étude psychologique et médico-légale

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Le témoignage – Etude psychologique et médico-légale
Dr Ernest Dupré

Revue des Deux Mondes tome 55, 1910


LE TÉMOIGNAGE

ÉTUDE PSYCHOLOGIQUE ET MÉDICO-LÉGALE


S’il est, en psychologie, une question dont l’intérêt théorique et pratique s’impose à l’attention et à la critique de tout esprit cultivé, c’est bien celle du témoignage. Il n’est pas de problème historique, ni de procès judiciaire, qui, à toutes les époques, ne démontrent l’extrême importance d’un tel sujet.

Posé, en réalité, à tous les momens de la vie sociale, devant l’opinion publique, mais intéressant surtout dans les domaines de la méthode historique, de la pratique judiciaire et de la clinique médico-légale, le problème du témoignage ne peut être abordé avec fruit que par les psychologues, les historiens, les magistrats et les médecins, particulièrement les médecins légistes et les aliénistes ; il ne peut être éclairé que par la collaboration des hommes qui, en vertu de leur pratique professionnelle et de leur expérience psychologique, sont le mieux placés de tous pour recueillir et comparer les documens, pour interroger et observer les hommes, pour méditer enfin sur les conditions objectives et subjectives de la production du témoignage.

Pour exposer le problème dans son évolution, son ampleur et tout son intérêt, il faudrait remonter aux origines de la science du témoignage, et en retrouver les élémens dans les écrits et les traditions des philosophes et des juristes de l’antiquité ; il faudrait rappeler les intéressans mémoires des maîtres de la méthode historique, sur l’appréciation de la valeur des documens écrits.

« Il y faut le choix, dit M. Frédéric Masson, dans un remarquable article sur Albert Sorel, il y faut la critique, et quelle critique ! Non pas tant celle qui porte sur l’authenticité matérielle des pièces, ce qui s’apprend n’importe où, que celle qui porte sur leur authenticité morale, celle qui est de tact, d’usage, de flair, celle qui fait l’historien. Voici qu’on sort d’archives privées ou publiques, un journal, des mémoires, même des suites de lettres. Papier, encre, écriture, tout est du temps. Mais si, en ce temps, tout fut combiné pour fausser l’histoire ? « Dans l’instruction de ce grand procès que fait perpétuellement l’histoire, il y a, dit Sorel, comme dans les procédures les plus minces, les faux témoins, les témoins abusés, les témoins à mémoire rétive et confuse, les témoins à mémoire complaisante ou trop claire, enfin les témoins bavards et brouillons, qui font la foule. » Voilà ce qu’il faut démêler et ce qui est le don. Au premier coup, on peut juger sur ce qui est de cela, un historien nouveau. »

Éliminant de mon étude le commentaire des travaux relatifs à la critique du témoignage dans la méthode historique, je me limiterai au domaine pratique de mon activité et de ma compétence professionnelles, et j’exposerai les enseignemens de la Psychologie clinique et expérimentale, applicables à l’instruction judiciaire et à la médecine légale.

J’invoquerai donc tout d’abord les observations et les conclusions des médecins-légistes les plus autorisés de notre pays, sur la valeur du témoignage ; je rappellerai ensuite brièvement, dans leurs méthodes et leurs résultats, les travaux, si nombreux et si intéressans, consacrés, dans ces dernières années, en France, en Allemagne et en Suisse, à la psychologie expérimentale du témoignage. Je joindrai à la série de ces faits la notion générale d’un mémoire sur le mensonge et la fabulation morbides, que j’ai publié sous le titre de Mythomanie[1]. Ce rappel de la Mythomanie servira de transition naturelle, pour passer de l’étude du témoignage normal à celle du témoignage pathologique, considéré chez les anormaux et les aliénés. Enfin, je terminerai cette étude d’ensemble du témoignage par les conclusions judiciaires et médico-légales qui s’en dégagent, comme une moralité naturelle. Ces conclusions nous apparaîtront ainsi comme les élémens, pour ainsi dire professionnels, de la philosophie de l’esprit chez ceux qui recherchent la vérité pour éclairer la justice.


I

Le témoignage est la relation, orale ou écrite, spontanée ou provoquée, par un sujet appelé témoin, de ce qu’il a observé. Le témoignage judiciaire est la déposition de la personne qui atteste en justice avoir vu ou entendu une chose. Ce témoignage, dont les codes de procédure civile et d’instruction criminelle ont établi les conditions et réglé les formalités, est sanctionné, dans sa moralité générale, par une échelle de pénalités rigoureuses, qu’édicté la loi contre les auteurs ou les inspirateurs de faux témoignages. Le témoignage, en effet, représente l’élément le plus important de la formation de l’opinion et du jugement des magistrats, et la preuve testimoniale suffit, en matière pénale, pour former la conviction du tribunal. Aussi bien doit-on considérer l’étude du témoignage comme une des parties les plus importantes de la psychologie judiciaire.

Le témoignage est la résultante d’une série d’opérations psychiques complexes, où entrent en jeu successivement : la perception, considérée surtout dans ses rapports avec la conscience et l’attention ; la mémoire dans toutes ses qualités de fixation, de conservation, et de reproduction ; l’imagination, principalement dans ses facultés créatrices, et dans ses rapports avec l’activité mythique, normale et pathologique, de l’esprit, c’est-à-dire avec la tendance plus ou moins consciente et volontaire à l’altération de la vérité, au mensonge et à la fabulation.

Toutes ces opérations, qui entrent en jeu dans la psychologie du témoignage, à l’état normal, chez un sujet sain d’esprit et sincère d’intention, sont compliquées, dans d’autres conditions et chez les sujets anormaux, par l’intervention d’innombrables élémens psychopathiques, qui relèvent principalement d’altérations de la perception, de la mémoire, de l’imagination, du jugement et enfin des sentimens.

Mais, même dans les conditions ordinaires de la vie, et, comme l’on dit, à l’état normal, le plus simple des témoignages représente une opération psychique tellement complexe, qu’on peut déjà, par le seul raisonnement, soupçonner quelles variations et quelles altérations peuvent apporter, au témoignage normal, les multiples conditions objectives et subjectives de sa formation et de sa production.

Parmi ces conditions objectives, on entrevoit tout de suite l’influence que doivent exercer sur les qualités d’un témoignage la nature des faits observés par le témoin, leur durée, leur complexité, leur répétition, leur ancienneté, etc. Parmi les conditions subjectives, dont l’influence est encore bien plus importante, figurent l’âge du témoin, son sexe, son niveau intellectuel, l’ensemble de ses qualités et de ses aptitudes psychiques, l’état de son émotivité au moment de l’observation des faits sur lesquels il témoignera, puis, au moment de la déposition, les facteurs de suggestion, intervenus chez le témoin, aux phases successives de la genèse et de la production de son témoignage, etc.

Ces considérations élémentaires, dont la justesse s’impose d’emblée à tout esprit cultivé, et que l’expérience des magistrats et des médecins légistes a toujours confirmées, étaient, jusqu’à une époque tout à fait récente, restées à l’état vague et imprécis de ces vérités de bon sens, que tout le monde accepte, sans que personne cherche à en établir la démonstration complète par l’analyse soigneuse des élémens psychologiques en présence.

Quelques médecins légistes et aliénistes de la plus, haute autorité, Lasègue, Brouardel, Motet, Legrand du Saulle, avaient néanmoins, en des mémoires classiques dont les premiers en date remontent à plus de trente ans, démontré, avec exemples à l’appui, la fréquence et le danger du faux témoignage et du mensonge chez les enfans, et l’inanité de cet adage populaire qui proclame que la vérité sort de leur bouche. M. Vibert[2] a consigné, récemment, dans un article intéressant, le résultat très instructif de sa longue expérience médico-légale sur les témoignages en justice. Mais ces travaux isolés ne suscitèrent point, dans le monde médical ou juridique, l’émotion qui inspire de toutes parts, sur le même sujet, les recherches, critiques ou confirmatives ; et il faut arriver à ces dix dernières années, pour voir naître et, depuis, grandir rapidement cette Science du témoignage, que M. A. Binet a fondée dans son principe et sa méthode, et dont il a prédit, il y a huit ans, l’avènement dans ses beaux travaux sur la suggestibilité.

C’est, en effet, à M. Binet, le maître de la psychologie expérimentale française, que revient l’honneur d’avoir inauguré l’étude scientifique du témoignage, en montrant et en adoptant, le premier, la véritable méthode qui convienne à cette étude, la méthode expérimentale.

L’initiative de notre compatriote a suscité aussitôt dans ce domaine psychologique un immense mouvement d’intérêt et d’étude ; l’impulsion scientifique, partie de France, ne réveilla la curiosité et le zèle des travailleurs qu’en Allemagne, en vertu de cette loi historique qui semble réserver au génie français l’honneur des initiatives et des révolutions, et lui refuser ensuite le bénéfice des applications fécondes et du développement pratique de ses découvertes.

En Allemagne, aliénistes, juristes et psychologues se mirent, à l’envi, avec cette discipline méthodique et patiente, qui est la marque de l’esprit germanique, à recueillir, par l’observation et l’expérience, des documens, à dresser des statistiques, à dégager enfin de tous ces travaux des conclusions qui constituent, dès à présent, les premiers matériaux de la psychologie scientifique du témoignage. Les professeurs de droit, les criminalistes, les magistrats, vivement intéressés par les études des psychologues et des médecins, ont apporté à ceux-ci leur collaboration active, et il en est résulté une telle affluence de travailleurs, qu’un recueil spécial s’est fondé, sous la direction de M. W. Stern, les Beiträge zur Psychologie der Aussage, pour centraliser tous les mémoires et organiser tous les efforts individuels consacrés à l’étude du témoignage. Le grand journal périodique de science criminelle en Allemagne, l’Archiv für Kriminalanthropologie, du professeur Hans Gross, de Graz, contient également de nombreux mémoires sur le même sujet. On trouvera d’ailleurs la bibliographie et l’analyse détaillée de la psychologie du témoignage, dans la série des dernières Années psychologiques publiées par M. Binet, et principalement dans les Revues d’ensemble de M. Binet (1905), M. Larguier des Bancels et M. Claparède (1906), enfin dans les articles de M. Ladame (Revue d’Anthropologie criminelle, publiée par le professeur Lacassagne, de Lyon).

Les conclusions qui se dégagent de cette somme énorme de travaux confirment absolument celles qu’avaient déjà formulées, au nom de la clinique médico-légale, les maîtres français dont j’ai déjà cité les noms. Ces conclusions sont dues à une phalange de travailleurs dont je rappellerai ici les principaux : d’abord l’initiateur : M. A. Binet, puis M. W. Stern (de Breslau), Mlle Borst (de Berlin), M. Claparède (de Genève), M. H. Gross (de Graz), M. Otto Lippmann (de Berlin), MM. Lobsien, Wreschner, Plüschke, Weber, Schneikert, Von Liszt, Cramer, Sommer, etc.


Les Méthodes expérimentales appliquées à l’étude du témoignage consistent à provoquer, dans des conditions déterminées d’enregistrement et de déposition, le récit, par les témoins, de faits qu’on a soumis à leur observation.

Les objets du témoignage sont : soit une image, soit un texte, soit une représentation cinématographique, soit un lieu familier aux sujets, soit une scène réglée d’avance dont on peut rapprocher et comparer ensuite les détails avec les dépositions du témoin ; cette possibilité de la confrontation de l’objet avec le témoignage et le témoin constitue le principal avantage de la méthode expérimentale.

L’expérience du témoignage est soit individuelle, si elle porte sur un seul témoin, soit collective, si elle est instituée sur un groupe de sujets, appelés à observer ensemble un même fait ou une même scène.

Le temps de présentation de l’objet varie dans des conditions qui permettent de mesurer l’influence sur le témoignage de la durée de l’observation.

L’intervalle de temps écoulé entre la présentation de l’objet et la déposition du témoin permet d’apprécier l’influence de l’ancienneté de l’observation, sur l’étendue, l’exactitude et l’assurance du témoignage.

La forme de la déposition permet d’apprécier les influences exercées sur le témoignage par : soit la liberté du récit, laissée à la spontanéité du déposant, soit l’interrogatoire, soit la combinaison de ces deux méthodes.

Cette étude de la forme de la déposition a permis à M. Binet de formuler, comme une véritable loi de la psychologie du témoignage, que la valeur d’une déposition dépend, en grande partie, de la forme dans laquelle elle est recueillie. La déposition libre, le récit, élimine l’influence de la suggestion étrangère, et, ne mettant en jeu que l’activité psychique spontanée, éclaire l’individualité personnelle du témoin. L’interrogatoire permet d’étudier l’influence de la suggestion exercée sur le témoin par les questions, et met en lumière le rôle, dans la déposition, de ce que M. Binet a appelé « la mémoire forcée, » c’est-à-dire l’alternative dans laquelle certaines questions placent le sujet, invité à se prononcer dans tel ou tel sens, de choisir entre deux affirmations.

La méthode mixte, qui combine le récit spontané et l’interrogatoire, est celle des procédés de l’instruction judiciaire, et présente, à ce titre, comme le fait avec raison observer M. Larguier des Bancels, un grand intérêt pratique.

Les dépositions successives du même témoin sur les mêmes faits permettent d’étudier l’influence du témoignage sur la mémoire, le mécanisme de consolidation des souvenirs, et, pour ainsi dire, les progrès, dans tel ou tel sens, de la cristallisation du témoignage. Les dépositions successives sont, en réalité, la règle dans les affaires pénales, où les intéressés témoignent à plusieurs reprises devant les officiers de police, dans le cabinet de l’Instruction et devant le Tribunal. L’étude de ces dépositions successives a permis de montrer qu’elles entraînaient la consolidation des souvenirs erronés aussi bien que des souvenirs exacts, et la déformation progressive du témoignage par les dépositions ultérieures ; celles-ci substituent, dans la conviction du témoin, leur contenu erroné aux souvenirs exacts de la première déposition.

L’étude de la forme des questions, dans l’interrogatoire, instituée par MM. Binet et Stem, montre l’influence sur le témoignage des diverses modalités de la suggestion, impliquées dans le ton, l’accent, la tournure, etc. des questions posées au témoin.

L’application de la méthode expérimentale permet ainsi d’apprécier, par l’étude statistique des résultats recueillis, les qualités du témoignage, et les variations de celles-ci, dans leurs rapports avec les conditions de l’expérience.


On peut reconnaître pratiquement au témoignage deux ordres de qualités, les qualités subjectives et les qualités objectives.

Les qualités subjectives du témoignage sont : l’étendue, la fidélité, l’assurance.

À ces trois qualités, j’en ajouterai une quatrième : l’originalité.

L’étendue est représentée par la somme des données positives, exactes ou erronées, de la déposition.

La fidélité est mesurée par le rapport des données exactes aux données positives, exactes ou non.

L’assurance, c’est-à-dire la décision, la conviction avec laquelle le témoin répond aux questions, se mesure par le rapport des données certifiées aux données positives. Cette assurance est justifiée ou injustifiée. M. Claparède, qui a particulièrement étudié cette question, a montré aussi, comme une forme de l’assurance du témoignage, la tendance au serment, qui se mesure par le rapport des données jurées aux données positives. Cette tendance au serment est soit justifiée, et exprime alors la tendance au serment véridique, soit injustifiée, et exprime la tendance au faux témoignage.

L’originalité représente, dans le témoignage, l’apport personnel par le témoin de certaines qualités de compétence, d’éducation, d’orientation intellectuelle, de culture particulière, etc.

L’originalité du témoignage se rapporte donc à un ensemble de qualités essentiellement subjectives, qui échappent à toute mesure quantitative, mais qui permettent d’apprécier, dans la déposition, la nature, les tendances, le niveau et les connaissances spéciales du déposant. C’est le reflet de la personnalité du témoin, dans le fond et la forme du témoignage. Le même fait, observé par différens individus, sera, avec des qualités d’étendue, de fidélité et d’assurance égales, rapporté avec une originalité différente, suivant la diversité d’origine des sources psychiques du témoignage. C’est, en partie, cette originalité du narrateur qui distingue les uns des autres les historiens, les mémorialistes, les romanciers : tous ces témoins de l’histoire, grande ou petite, passée ou actuelle, ont imprégné leurs œuvres de leur personnalité. Les plus originaux d’entre eux ont su, suivant la profonde remarque de M. Paul Bourget[3], nous donner « ce témoignage complet qui montre, tout ensemble, un coin de vie humaine, et l’esprit où ce coin de vie humaine s’est pensé. » Et, en trouvant « ce point d’équilibre où les traits personnels que découvre le témoin achèvent la signification du témoignage, » ils ont élevé au plus haut point l’originalité du témoignage.

Ces qualités subjectives du témoignage appartiennent au déposant. Mais le témoignage peut être étudié aussi dans ses qualités objectives, appartenant aux faits sur lesquels porte la déposition.

Ces qualités objectives, bien étudiées par M. Claparède, sont la testabilité, c’est-à-dire l’aptitude plus ou moins grande d’un objet à donner lieu à un témoignage, et la mémorabilité, c’est-à-dire l’aptitude plus ou moins grande d’un objet à donner lieu à un témoignage juste. Ces deux propriétés objectives des choses mesurent la capacité de chaque objet à solliciter un témoignage, ou à se graver dans la mémoire.

Il est intéressant, on le comprend, de rechercher quels sont les faits, les objets, les qualités des choses (mesures, couleurs, formes, ensemble et détails, etc.) qui sont plus ou moins aptes à provoquer un témoignage, et un témoignage juste.

Les différens objets qui nous entourent possèdent, en effet, un coefficient d’intérêt, qui dépend parfois plus de la nature même de l’objet que de la mentalité de l’observateur. La testabilité des choses, et aussi leur mémorabilité, dépendent ainsi du degré d’attention qu’elles sollicitent de la majorité des hommes. Or, comme, en vertu d’une loi psychologique bien connue, nous n’accordons spontanément d’attention qu’aux objets dont la connaissance importe à notre intérêt, on comprend, dit M. Claparède, « combien peu de fond on peut faire sur la plupart des témoignages sollicités dans les affaires judiciaires, où il est le plus souvent question de faits de détail (détails de vêtemens, etc.), qui ont aussi peu d’intérêt pour ceux qui en ont été témoins, qu’ils en ont davantage pour la justice. »

A l’appui de cette judicieuse proposition, je citerai le passage où, dans leur journal, les frères de Goncourt rapportent les propos suivans de Théophile Gautier : « Beaucoup de gens ne voient pas. Par exemple, sur vingt-cinq personnes qui entrent ici, il n’y en a pas trois qui discernent la couleur du papier ! Tenez, voilà X… qui entre, il ne verra pas si cette table est ronde ou carrée… Moi, toute ma valeur, ils n’ont jamais parlé de cela, c’est que je suis un homme pour qui le monde extérieur existe. »

L’écrivain en concluait que la littérature descriptive ne peut être goûtée que de très peu de gens.

Dans le domaine médico-légal, on peut en inférer que, si un détail pareil importe à la justice, il sera très difficile aux magistrats de le mettre au jour.

On pourrait joindre, à ces qualités objectives et subjectives du témoignage, un élément à la fois objectif et subjectif ; car il participe tout ensemble des conditions impersonnelles et des conditions personnelles, non pas du témoignage, mais de l’observation : je veux parler de l’unicité ou de la pluralité des observateurs d’un même fait.

Qui ne sait, par expérience, que d’assister à un spectacle, seul ou en compagnie d’une ou de plusieurs personnes, modifie notre impression de ce spectacle, tantôt en l’aiguisant, quelquefois en l’atténuant, souvent en la faussant ? La psychologie collective intervient ici, au cours de l’observation même, et influence la psychologie individuelle, abstraction faite des modifications que peuvent apporter au témoignage les conversations ultérieures sur les faits observés. Le témoin « Foule » observe, interprète et surtout réagit autrement que le témoin « Individu » et l’interpsychologie des assemblées, dans les réunions publiques, les salles de théâtre, etc., résulte non pas seulement de l’addition, mais de la multiplication des illusions des sens, des erreurs de l’esprit et des entraînemens passionnels, que chaque spectateur apporte à l’œuvre inconsciente de l’observation et du témoignage collectifs.

Enfin, une des lois intéressantes, dégagées par M. Claparède de l’étude des propriétés objectives du témoignage, est que la probabilité de l’existence d’un fait est un des facteurs de sa testabilité et de sa mémorabilité.


II

Après avoir brièvement exposé les méthodes expérimentales appliquées, à l’état normal, au problème du témoignage, et l’analyse des qualités subjectives et objectives de celui-ci, il me reste à résumer les conclusions générales de ces études.

Un témoignage entièrement fidèle est l’exception. Le témoignage sincère ne mérite pas la confiance qu’on lui accorde généralement.

Le témoignage est infidèle parce qu’il contient des lacunes et des additions, et parce qu’il est altéré par des transformations, des falsifications, qui sont autant de sources d’erreurs. Ces erreurs ont souvent la précision des souvenirs exacts.

Il n’existe, en général, aucun parallélisme dans l’étendue, la fidélité et l’assurance du témoignage.

L’étendue et la fidélité du témoignage diminuent proportionnellement à l’ancienneté de l’observation. L’influence du temps sur l’altération des souvenirs est telle, qu’on peut calculer environ une augmentation régulière des erreurs de 0, 33 p. 100 par jour. (Expériences de M. Stern.)

Les erreurs sont beaucoup plus nombreuses dans l’interrogatoire que dans le récit spontané.

L’interrogatoire, en effet, augmente l’étendue et diminue la fidélité de la déposition. Dans la déposition spontanée, le dixième, tandis que, dans l’interrogatoire, le quart des réponses est erroné. Dans l’interrogatoire, les questions à caractère suggestif diminuent encore la fidélité des réponses.

Dans la clinique courante, l’interrogatoire des malades par le médecin est une des sources les plus fréquentes de l’altération du témoignage par la suggestion. La plus grande partie des symptômes de l’hystérie a ainsi été créée par les médecins, au cours de leurs recherches sur les malades ; et l’on peut dire que l’hystérie est sortie, armée de toutes pièces, du cerveau non pas des malades, mais des médecins ; elle apparaît, dans son histoire, son évolution et sa systématisation, comme un produit extrêmement instructif de l’interpsychologie de malade à malade, de médecin à malade, et de médecin à médecin. Le plus souvent, dans l’interrogatoire, la question, par sa forme, appelle la réponse ; l’enquête clinique suggère le symptôme, et le sujet émet, par affirmation ou négation, consciemment ou inconsciemment, des témoignages qui ne reposent que sur le vice de la question chez le médecin et la suggestibilité chez le malade. La critique moderne de l’hystérie, entreprise sur l’initiative si judicieuse et si féconde de Babinski, a démontré que l’édifice de la maladie était en partie l’œuvre de la suggestion réciproque, dans l’interrogatoire, des médecins et des malades.

La conclusion est que la valeur d’une réponse dépend de la forme de la question qui l’a provoquée. La réponse et la question forment, dans un système indivisible, un véritable couple, dont les élémens se commandent réciproquement.

L’assurance sincère du témoin ne garantit en rien la valeur du témoignage. Le bon témoin sait douter. Les bons esprits sont moins affirmatifs que les autres. L’ensemble des données jurées, quoique généralement plus fidèle que l’ensemble des données non jurées, contient toujours des erreurs. En moyenne, le dixième des dépositions données sous serment est faux. Tandis qu’avec l’intervalle de temps, la fidélité du témoignage diminue, la tendance au serment augmente. L’assurance du témoin n’est pas proportionnelle à la fraîcheur du souvenir ; elle dépend plus du caractère du témoin que des circonstances extérieures. Chacun a son coefficient personnel d’assurance dans le témoignage. Les femmes ont plus de tendance à jurer que les hommes.

Dans le témoignage, les qualités générales de l’image sont assez bien retenues et reproduites ; les qualités accessoires, les détails de forme, et particulièrement les couleurs, sont au contraire très inexactement ou pas du tout reproduites. Le signalement d’un individu sera, par exemple, presque toujours incorrect.

On constate, en général, une tendance à surestimer les petites grandeurs et à sous-estimer les grandes.

Dans le témoignage collectif, la valeur de la déposition n’est pas proportionnelle au nombre des témoins ; une faible minorité peut avoir raison contre une forte majorité.

Dans la confrontation, méthode judiciaire qui fait appel à la mémoire de reconnaissance, le témoignage juste est non pas la règle, mais l’exception. La reconnaissance de l’agresseur par sa victime est une source féconde d’erreurs judiciaires. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir la liste des révisions de procès, provoquées, après condamnation sur fausse reconnaissance, par la découverte du vrai coupable !

Il faut citer ici, à propos de la psychologie pratique de la confrontation, l’ingénieuse et instructive expérience de M. Claparède.

Cet auteur fit entrer un jour dans la salle de cours, pendant qu’il y donnait sa leçon, un individu travesti et masqué. Le professeur laissa le sujet vingt secondes dans la salle et le mit à la porte. Les jours suivans, M. Claparède interrogea quelques-uns de ses auditeurs sur le signalement de cet individu et les pria de reconnaître son masque parmi dix autres masques. Sur 22 déposans, 4 seulement reconnurent le vrai masque ; 8 hésitèrent entre lui et d’autres, 10 indiquèrent un masque inexact.

Le témoignage varie beaucoup dans sa fidélité, suivant les conditions de l’expérience. Celle-ci peut être instituée sur des sujets prévenus d’avance du témoignage qu’on leur demandera, ou, au contraire, sur des sujets non prévenus, c’est-à-dire placés dans les conditions naturelles de la vie et du témoignage judiciaire.

Tandis que, dans le premier cas, où, sur des témoins prévenus, l’attention est à son maximum, le coefficient de fidélité oscille entre 80 et 90 pour 100, dans le second cas, sur des témoins non prévenus, ce coefficient ne dépasse guère 60 pour 100, et s’abaisse le plus souvent à 30 ou 20 pour 100.

Il existe aussi, dans les conditions du témoignage peu étudiées par les psychologues, un facteur dont l’observation clinique permet de mesurer l’importance, c’est l’émotion, dont on connaît l’action dissolvante sur la synthèse mentale et l’influence perturbatrice sur l’ensemble de l’activité psychique. M. Janet a judicieusement insisté sur la dissociation des souvenirs par l’émotion. Celle-ci nuit à la fidélité du témoignage, en troublant l’observation des faits, et parfois aussi en troublant la déposition, si le témoin est ému au moment où il la fait.

Le témoignage augmente, en général, de valeur avec l’âge du témoin. Chez les enfans, l’étendue de la déposition est souvent considérable, et l’assurance du témoin imperturbable. Ces deux caractères sont multipliés par l’interrogatoire et les dépositions successives, à cause de l’extrême suggestibilité de l’enfant. La fidélité, au contraire, est au minimum, et les dépositions presque constamment erronées. La suggestibilité, extrême de cinq à douze ans, diminue avec l’âge. C’est elle surtout qui, par l’intervention de la suggestion étrangère, altère le témoignage de l’enfant en justice. Le témoignage des garçons est plus fidèle que celui des fillettes. Le témoignage des hommes est moins étendu et moins assuré, mais plus fidèle que celui des femmes.

Il faut indiquer ici l’influence nocive exercée sur les témoins, dans les procès criminels, par les suggestions de la presse. Celle-ci, par ses comptes rendus, ses commentaires et ses illustrations, introduit dans l’esprit des futurs témoins des élémens inexacts, qui peuvent troubler et déformer leurs souvenirs et fausser leurs dépositions.

Le témoignage, enfin, est éducable par l’exercice. Les essais d’entraînement expérimental, institués par Mlle Borst, ont démontré la perfectibilité des qualités du témoignage chez les sujets, à la suite des exercices.

Après avoir signalé les heureux résultats de l’exercice professionnel de l’observation constatés, à l’ancienne Ecole pénitentiaire, sur les élèves invités à la reconnaissance d’un sujet, d’après la méthode du portrait-parlé, de Bertillon, M. G. Granier[4] conclut à l’avantage de l’exercice de la faculté d’observation dans un sens déterminé, et démontre la supériorité des résultats d’un enseignement raisonné, comparé aux effets d’une plus grande culture générale.

On voit immédiatement quel grand intérêt pédagogique il y aurait à cultiver par un entraînement méthodique les aptitudes des enfans au témoignage. Ces exercices seraient plus utiles que ceux par lesquels on s’évertue au contraire à développer leur imagination aux dépens de leur esprit d’observation.

Cette culture de l’esprit d’observation, Guy de Maupassant en a merveilleusement montré la nécessité et la méthode, dans la préface de Pierre et Jean. Au cours de cette profession de foi littéraire, l’illustre écrivain, invoquant les préceptes de Flaubert, rappelle les conseils de son maître, en une page adressée à ceux qui se destinent au roman, mais qu’on peut citer ici comme l’exposé modèle de la méthode d’éducation du témoignage :

« Il s’agit de regarder tout ce qu’on veut exprimer, assez longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne. Il y a, dans tout, de l’inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d’inconnu. Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, demeurons en face de ce feu et de cet arbre, jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu.

« C’est de cette façon qu’on devient original.

« Ayant en outre posé cette vérité qu’il n’y a pas, de par le monde entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez absolument pareils, il (Flaubert) me forçait à exprimer, en quelques phrases, un être ou un objet, de manière à le particulariser nettement, à le distinguer de tous les autres objets de même race ou de même espèce.

— « Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique contenant aussi, indiquée par l’adresse de l’image, toute leur nature morale, de façon que je ne les confonde avec aucun autre épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent ou le précèdent. »

Toutes les considérations précédentes concernent uniquement le témoignage normal et sincère, tel qu’il se présente dans les conditions ordinaires de la vie en général, et notamment dans la pratique judiciaire.


III

L’étude expérimentale du témoignage illustre, confirme et étend singulièrement les conclusions auxquelles l’observation clinique et médico-légale avait conduit, sur le même sujet, les experts et les aliénistes. Une conclusion générale et supérieure se dégage de toutes ces études : l’esprit humain est normalement incapable d’un témoignage fidèle et complet. Cette incapacité tient à des lacunes et des troubles de la perception et de la mémoire, à des erreurs spontanées ou provoquées de l’imagination, notamment à la tendance à la fabulation inventive, à des fautes de jugement et à l’influence de la suggestion personnelle ou étrangère.

Ces élémens d’erreurs, ces facteurs d’incertitude du témoignage, je les ai étudiés dans un mémoire sur la Mythomanie, dont il me faut ici résumer la substance.

J’ai proposé de désigner, sous le terme de Mythomanie, la tendance, plus ou moins volontaire et consciente, de l’esprit à l’altération de la vérité, au mensonge et à la fabulation. Et, au début de cette étude, j’ai montré que si la Mythomanie est, par définition, un état pathologique, il est cependant une période de la vie, celle de l’enfance, où elle représente un état physiologique, et résulte de l’exercice normal des fonctions physiques.

Soumise en effet aux lois générales de l’évolution organique, notre mentalité parcourt, dans son développement, les étapes successives accomplies dans le cours des âges par celle de nos ancêtres, et l’enfant des civilisations modernes, offre, dans ses réactions psychiques, la plupart des caractères que retrouve l’anthropologie, à l’origine de la pensée humaine. Aussi l’enfant, véritable primitif, peut-il être considéré comme le représentant actuel des périodes préhistoriques de l’esprit humain, et, pour ainsi dire, comme un spécimen moderne de paléopsychologie.

L’enfant, sans expérience, sans jugement, dépourvu de ces données de comparaison et de contrôle qui forment l’esprit critique, est un être peureux, imaginatif et suggestible, qui offre dans son fonctionnement cérébral tous les élémens d’une activité mythique naturelle et incessante.

Cette activité mythique s’éveille chez lui, dès les débuts de la vie psychique elle-même, s’accuse avec les progrès du développement de l’esprit et va ensuite en s’atténuant, pour disparaître chez les sujets normaux, vers l’âge de la puberté. La tendance mythique persiste, au contraire, au-delà de la puberté chez les sujets anormaux, auxquels convient le nom de mythomanes, et se traduit chez eux, au cours de leur vie, par des manifestations pathologiques, qui indiquent leur tendance constitutionnelle au mensonge, à l’invention, à la fabulation et à la simulation.

Si l’enfant est normalement disposé à altérer la vérité, à mentir et à fabuler, c’est parce que, chez lui, l’écorce cérébrale, substratum organique de l’activité psychique, n’est pas encore complètement développée. Avec les années, les progrès du développement cortical enrichissent le dépôt des matériaux sensoriels, multiplient les connexions régionales et, par conséquent, les associations d’images, d’idées et de tendances. L’apprentissage de la perception se fait par l’éducation des sens ; la richesse de la mémoire s’accroît par la répétition des expériences ; les fantaisies de l’imagination s’amendent, les écarts du jugement se corrigent par la comparaison, le contrôle et la réduction réciproque des données de l’expérience les unes par les autres. Ainsi se réalise, par le développement et l’exercice de toutes ces fonctions, l’équilibre harmonieux des facultés psychiques. Dans le conflit incessant des apports sensoriels qu’il reçoit du monde extérieur et des réactions psychiques qu’il leur oppose, l’être normal en voie de croissance ne cesse, dans son évolution vers l’âge adulte, de s’adapter peu à peu au monde extérieur et d’accomplir des progrès dans l’aptitude à percevoir la vérité, à la retenir et à la reproduire par le discours ; c’est dire qu’il tend à devenir, en un mot, de plus en plus apte au témoignage juste.

Mais, que le développement cérébral subisse, pour des raisons pathologiques, un ralentissement ou un arrêt définitif, à une phase quelconque de l’enfance ; alors, indépendamment de tous les autres signes, corporels ou psychiques, qui marquent dans l’organisme ce retard ou cet arrêt de développement, on observe, comme une des conséquences fatales de cette arriération, de cette débilité mentale, une infirmité proportionnelle de la perception, de la mémoire, du jugement, etc. ; la persistance de l’état infantile de l’esprit entraînera la persistance de l’activité mythique ; le débile, l’arriéré, incapable de percevoir la réalité, de la retenir sans déformation, et de la reproduire sans altération, sera un mythomane. Il sera donc, par suite de sa débilité mentale, incapable de témoigner.

Nous voici déjà sur le terrain pathologique, et l’on peut voir ainsi combien la transition est facile, entre les deux domaines, normal et morbide, de l’activité intellectuelle, puisqu’il suffit d’un simple trouble, même partiel, du développement organo-psychique, pour qu’un sujet, qui semble par ailleurs tout à fait sain, reste, à l’âge adulte, aussi incapable de témoigner qu’un enfant.

C’est que le témoignage met en jeu une telle somme de qualités psychiques, qu’il apparaît, en effet, comme un des réactifs les plus sensibles et comme la marque la plus probante du degré d’équilibre et de perfection de la mentalité. Et si les bons témoins sont si rares, c’est parce que les esprits complets et équilibrés sont, en réalité, exceptionnels.

Les imperfections de développement de l’esprit entraînent donc, chez l’enfant arriéré, et, plus tard, chez l’adulte, la persistance, l’exagération et le caractère anormal de l’activité mythique, c’est-à-dire la mythomanie. La mythomanie nous apparaît alors comme un stigmate de dégénérescence mentale. En effet, elle s’associe toujours, dans ses manifestations, à d’autres marques de déséquilibration psychique. Ces marques de déséquilibration sont des tares intellectuelles, affectives et morales, qui inspirent les paroles et dirigent les actes de ces sujets, et confèrent ainsi à la mythomanie une gravité sociale et, par suite, un intérêt judiciaire et médico-légal de premier ordre.


IV

Cette transition m’amène à étudier maintenant le témoignage chez les anormaux de l’esprit, chez les psychopathes. Je ne m’arrêterai pas longtemps sur ce sujet, parce que les aliénés et les démens sont, comme on le sait, déclarés par la loi incapables de témoigner. Dans de certaines conditions cependant, ils peuvent être appelés, en vertu du pouvoir discrétionnaire du Président, à donner devant la Cour d’assises, de simples renseignemens, sans prestation de serment et à condition que le Jury soit averti de l’état intellectuel du témoin.

En réalité, cependant, témoignent devant toutes les juridictions de nombreux aliénés, dont l’affection mentale n’est soupçonnée ni par le public, ni par les magistrats ; et il est certain qu’à côté de l’histoire déjà si riche des aliénés méconnus et condamnés, on pourrait écrire celle des aliénés méconnus, acceptés comme témoins et crus sur parole par les tribunaux.

On peut essayer d’établir les principales variétés d’altérations pathologiques du témoignage, suivant les catégories d’aliénés appelés à déposer. M. Sommer (de Giessen) a ébauché ainsi une intéressante tentative de groupement des dépositions pathologiques. Je proposerai moi-même, sans la développer, une classification générale des témoignages morbides, fondée sur le mécanisme pathogénique de l’erreur chez le déposant.

On peut étudier les altérations du témoignage successivement chez les Débiles, les Déséquilibrés, les Démens et les Délirans.

Chez les Débiles, le témoignage est altéré par la faiblesse congénitale de l’intelligence, l’infirmité plus ou moins prononcée des facultés, consécutives à un arrêt de développement du cerveau.

La psychologie expérimentale, jointe ici à l’observation clinique, a bien montré à M. Rauschburg, à M. Stern, à M. Binet, à Placzek, que les débiles, même peu atteints, et dont les tribunaux acceptent les dépositions sont, le plus souvent, incapables d’un témoignage exact. À l’expérience, ils donnent, dans leurs réponses, deux fois plus d’erreurs que les adolescens normaux, interrogés dans les mêmes conditions. Ils sont beaucoup plus suggestibles ; et chez eux, la suggestibilité est mise en jeu par l’inertie mentale, la paresse de la volonté qui dictent aux questions posées les réponses les moins pénibles, celles qui demandent le moins d’effort, qui se font par oui et par non ; la suggestibilité est mise en jeu aussi par la crainte et par la vanité. Les débiles sont également inconsciens des conséquences de leurs accusations, et, par suite, incapables de comprendre la portée de leur témoignage. Aussi peut-on conclure qu’à une faible débilité intellectuelle correspond nécessairement une grande incapacité testimoniale.

Le plus souvent, à la débilité se joint la déséquilibration de l’esprit. L’activité psychique est alors non seulement pauvre, mais encore inégale et désordonnée ; il existe non seulement une insuffisance générale de la mentalité, mais des déviations, des perversions des appétits et des instincts, des tendances pathologiques variées.

Ces débiles, infantiles psychiques persistans, sont ceux dont j’ai étudié les manifestations mythopathiques, en montrant que les fausses dépositions, les mensonges, les fables qu’ils débitent, les simulations qu’ils organisent, sont provoqués par les perversions instinctives et les tendances vicieuses qui s’associent chez eux à la mythomanie. Ces élémens pathologiques, qui poussent ainsi au faux témoignage un grand nombre de débiles sont : la vanité, la malignité et la perversité. J’ai ainsi distingué trois classes de Mythomanie vaniteuse, maligne et perverse, souvent associées d’ailleurs chez les mêmes sujets débiles et vicieux, et qui engendrent les auto-accusateurs mensongers, les hétéro-accusateurs criminels, les faux enfans martyrs, les prétendues victimes de sévices dramatiques, les dénonciateurs de forfaits imaginaires, principalement d’attentats à la pudeur et de viols, etc.

On voit ainsi s’exercer, dans la spontanéité impulsive de ses manifestations, la mythomanie maligne de ces sujets pervers, qui mentent et simulent simplement pour se divertir ; accusent et dénoncent autrui uniquement pour semer le mal autour d’eux, et s’attaquent ainsi à des personnes qui n’ont en rien mérité leur rancune ou leur vengeance. Dans d’autres cas, on voit s’associer la vanité et la malignité, à l’origine occasionnelle de l’accès mythomaniaque : les petits vicieux, à la fois enchantés d’occuper d’eux l’opinion publique et heureux de nuire, se complaisent en des fables odieuses, avec lesquelles ils font, du même coup, autant de bruit que de mal.

Enfin, certains enfans, plus débiles d’esprit que malins de tendances, sont portés à la mythomanie par la curiosité ; telle cette fillette, citée par M. Motet, qui avait commis une monstrueuse dénonciation mensongère contre un individu innocent, et qui, interrogée par M. le juge Atthalin sur les motifs de son acte, déclara ingénument qu’elle avait provoqué toute l’affaire pour avoir l’occasion de s’asseoir dans les beaux fauteuils du cabinet de l’instruction, dont le luxe lui avait été vanté par une de ses petites camarades, appelée quelques jours auparavant à déposer dans une enquête.

On ne saurait trop insister, ici, sur le rôle considérable joué chez les débiles, principalement chez l’enfant, par la suggestion étrangère, dans l’organisation du faux témoignage.

La suggestion étrangère alimente et enrichit toujours, déforme souvent, et crée parfois de toutes pièces la fable racontée par le petit sujet. MM. Lasègue, Bourdin, Brouardel, Motet, P. Garnier, ont tour à tour insisté, dans des travaux classiques, sur le rôle de la suggestion dans l’édification du roman accusateur chez les enfans. Cette influence suggestive est d’autant plus marquée que l’enfant est plus jeune et je ne saurais en donner une meilleure idée qu’en résumant ici quelques observations vraiment probantes de ce processus.

Voici un cas type du genre, observé par M. Lasègue, et dont j’emprunte à mon maître M. Motet la relation résumée à la Société de médecine légale :

« Un écolier rentre en retard au domicile ; sa mère le gronde. « Qu’as-tu fait ? Pas de réponse. — Tu as encore été courir ? — Oui, maman. — Où cela ? Pas de réponse. — Avec des hommes, peut-être. Dis la vérité, ou tu seras battu ! — Oui, maman. » De questions en questions, et de « oui maman, » en « oui maman, » la mère finit par faire raconter à l’enfant un prétendu attentat à la pudeur, commis par un commerçant d’une rue voisine. A l’arrivée du père, la mère s’écrie avec colère : « Répète à ton père ce que tu viens de m’avouer ! » L’enfant raconte l’histoire désormais fixée dans son esprit, et la répète encore mot à mot devant le commissaire de police et devant un juge d’instruction qui ouvre une enquête ; et l’enfant, suivant son récit, désigne la maison. Le commerçant qu’il accuse, et qui ne comprend rien à ce qui se passe, proteste avec énergie, donne la preuve qu’il n’était pas seul au moment où l’enfant prétend être venu chez lui. Le magistrat instructeur charge le professeur Lasègue d’examiner l’enfant, qui finit par avouer que l’attentat à la pudeur n’avait jamais existé que dans l’imagination de sa mère. »

Bien d’autres exemples, que j’ai cités ailleurs, prouvent la puissante influence exercée sur les dépositions des enfans et des débiles par la conversation de l’entourage et les questions des parens. Ce sont souvent celles-ci qui constituent seules, ou presque seules, le dossier des accusations portées par les petits sujets. Ainsi s’arrange et se fixe une histoire, que l’enfant apprend par cœur, et dont rien, ensuite, ne saurait le faire démordre. L’enfant n’en veut rien oublier en la récitant, reste invariablement fidèle à la version fixée dans sa mémoire, et n’apporte à son récit de variantes, que celles qui lui sont commodément suggérées par les interrogatoires successifs.

C’est par le même mécanisme qu’exercent leur influence sur le témoignage des débiles, les suggestions de la Presse, illustrée ou non, qui décrit et représente les scènes dramatiques, sur lesquelles auront à déposer plus tard des témoins.


Les sourds-muets, souvent faibles d’esprit et suspects au point de vue de la capacité testimoniale, peuvent témoigner lorsque leur développement intellectuel est considéré comme suffisant, et qu’on peut communiquer avec eux par écrit. La plupart du temps, l’assistance d’un professeur de sourds-muets est nécessaire pour servir d’intermédiaire entre le témoin et les magistrats.

Chez le débile adulte, le plus souvent déséquilibré, on reconnaît les mêmes élémens générateurs de l’altération du témoignage. La mythomanie se traduit chez lui par les divers aspects de la fabulation fantastique : hâblerie, mystification, auto-accusation criminelle, hétéro-accusation calomnieuse, simulation d’attentats, etc.

Parmi les Déséquilibrés dont le témoignage est extrêmement suspect, figurent les hystériques et les épileptiques. Chez ces malades, le témoignage est altéré par des troubles variés, soit de la perception (illusions, hallucinations), soit de la mémoire (amnésie, paramnésie, états de crépuscule, de somnambulisme, d’obnubilation, de vertige, etc.), soit de la conscience (états de confusion, de délire, etc.), soit du jugement, soit enfin par des états passionnels violens.

Le témoignage des psychopathes intoxiqués (alcooliques, morphinomanes, etc.) est faussé par des troubles psychosensoriels, des erreurs de mémoire, des altérations des sentimens, l’obnubilation ou l’affaiblissement de l’intelligence ou de la moralité.

Le témoignage des Démens est altéré surtout par les lacunes de la mémoire, par l’interprétation fausse et hostile de ces erreurs de la mémoire, et aussi par les troubles de l’attention et de la conscience, par l’apathie et l’indifférence, par l’abaissement général du sens critique. Sans entrer dans l’étude des altérations du témoignage chez les démens, il faut signaler ici le danger particulier que présentent, au point de vue du témoignage, les démens peu avancés, les sujets atteints, comme tant de paralytiques généraux au début, d’un simple affaiblissement psychique, que rien ne décèle encore dans leur attitude, leur langage et l’ensemble de leurs réactions extérieures.

Il existe enfin une variété de démence, dite presbyophrénique, presque spéciale aux femmes âgées, qui affecte les rapports les plus étroits avec les troubles psychiques des polynévrites alcooliques, et dont les symptômes principaux sont, avec la conservation relative du jugement, la perte de la mémoire, les fausses reconnaissances et la fabulation. Ces malades, qui ne se rappellent rien de leur passé récent, inventent toutes sortes d’histoires imaginaires, qu’ils débitent à leur interlocuteur sur le ton de la plus parfaite et de la plus sincère conviction ; ils affirment avec bonne foi et énergie reconnaître des gens qu’en réalité ils n’ont jamais vus, etc. On conçoit quels dangers peuvent présenter, au point de vue du témoignage, les assertions de tels malades, lorsque la démence, encore au début, laisse au témoin toutes les apparences de la santé psychique.

Le témoignage des Délirans est faussé, soit par les troubles de la perception (illusions et hallucinations) ou de l’imagination, soit par les interprétations morbides et les erreurs du jugement, soit par les idées délirantes, — surtout les idées de persécution, de dépossession, d’auto-accusation, etc.

Beaucoup de ces aliénés systématiques, qui ont conservé toute leur activité mentale, — surtout ceux qui ne présentent pas d’hallucinations, les fous lucides et raisonnans, atteints de psychoses interprétatives, — donnent au public et aux magistrats l’illusion d’une parfaite santé mentale, et font cependant devant les juges des dépositions franchement pathologiques, qui peuvent exercer une influence très fâcheuse sur la conviction des magistrats. Un grand nombre de persécutés processifs, de ces psychopathes, mis sur la scène par Aristophane dans ses Guêpes, par Racine dans ses Plaideurs, etc., de sujets atteints du délire des quérulans, ne comparaissent d’ailleurs, comme accusés ou comme plaignans, devant la justice, qu’en vertu de leur constitution psychopathique, et à cause d’une maladie mentale méconnue de tous, sauf des aliénistes.

Parmi les innombrables variétés de faux témoignages d’origine pathologique, il faut accorder une mention spéciale aux aveux morbides, aux auto-accusations et aux auto-hétéro-accusations.

Dans un rapport sur les Auto-accusateurs au Congrès de Grenoble, en 1902, j’ai montré, après M. Régis, que l’aveu pathologique d’un crime concerne, le plus souvent, dans les deux tiers des cas environ, un crime inexistant ; et, dans d’autres cas, un crime réel, mais non imputable à l’auto-dénonciateur ; parfois même un crime imputable à l’auto-dénonciateur, mais grossi, exagéré et avoué sans sollicitation extérieure, sous l’influence d’un remords légitime, mais d’origine pathologique.

L’auto-dénonciation pathologique est fréquente, surtout chez les alcooliques ; elle est alors le fait d’un délire hallucinatoire dramatique, dans lequel le malade s’improvise le héros d’un meurtre dont la conviction s’impose à lui, sous forme d’une idée postonirique, c’est-à-dire survivant au rêve, après la guérison du délire actif qui l’a fait naître.

Dans d’autres cas, l’auto-dénonciation est le fait de mélancoliques ou d’hystériques, victimes également de convictions morbides d’origine hallucinatoire et délirante. Enfin j’ai déjà indiqué l’auto-accusation par vanité ou par suggestion chez les débiles.

On connaît le rôle dramatique joué par les auto-accusations pathologiques, dans les procès de sorcellerie du moyen âge, au cours desquels d’innombrables malades payèrent de leur vie les sabbats et les orgies démoniaques dont elles s’accusèrent, sous l’influence de leurs convictions délirantes, d’origine mélancolique, toxique, hystérique, vésanique, etc.

L’auto-hétérodénonciation, que j’ai décrite chez certaines mythomanes malignes et vaniteuses, est l’aveu dans lequel l’accusatrice dénonce, avec elle-même, une autre personne qu’elle désigne comme un complice. Cette variété d’aveu pathologique porte presque toujours sur des faits d’ordre génital (viol, avortement, etc.).

Le témoignage peut donc être altéré chez les délirans, soit par des créations fantastiques d’ordre hallucinatoire, soit par des fabulations inventives d’ordre imaginatif, soit par des déductions erronées d’ordre interprétatif, des raisonnemens faux inspirés par le trouble primitif des sentimens et la déviation secondaire de la logique.

Il existe d’ailleurs, entre les états délirans vrais et les états normaux une série d’états intermédiaires, qui, si on les considère du point de vue de leur influence sur le témoignage, forment la transition entre la santé mentale et le délire ; ce sont les états passionnels, créés par l’amour, la haine, la colère, les grandes émotions d’ordre religieux, patriotique, politique, etc. La combinaison de ces troubles passionnels avec l’activité psychique de chaque sujet aboutit à des réactions variées qui toutes allèrent dans tel ou tel sens et plus ou moins profondément le témoignage.


V

Les conclusions judiciaires et médico-légales qui se dégagent de cette étude peuvent être résumées dans les propositions suivantes :

Le témoignage ne mérite pas, en général, la croyance qu’on est disposé à lui accorder. Il doit être tenu pour d’autant moins exact, qu’il émane d’un sujet moins avancé en âge ; le témoignage de l’enfant doit être considéré, sinon comme irrecevable, au moins comme extrêmement suspect, et n’être jamais accepta que sous bénéfice d’inventaire et de contrôle.

On doit toujours rechercher, chez l’enfant, les élémens de la suggestion étrangère, volontaire ou involontaire, de la part de l’entourage : parens, maîtres, etc.

La loi décide, par l’article 79 du Code d’instruction criminelle, que l’enfant, au-dessous de quinze ans, pourra être entendu, au cours de l’instruction, sous forme de déclaration et sans prestation de serment. Une jurisprudence plus récente autorise cependant, sans la déclarer obligatoire, la prestation de serment devant la Cour d’assises, par l’enfant au-dessous de quinze ans.

Le législateur a voulu indiquer par-là que l’enfant, ne se rendant pas compte de la gravité du serment, pouvait être dispensé de cette formalité.

Toute la pratique judiciaire devrait s’inspirer de la sagesse de ces dispositions vis-à-vis de l’enfant. Les magistrats ne devraient, en aucun cas, accorder au témoignage de l’enfant une valeur effective ou morale qu’il ne peut comporter ; et le devoir du médecin légiste est d’éclairer les magistrats sur le peu de valeur probante qu’ont, à toutes les phases de la juridiction, les témoignages ou les renseignemens émanés de l’enfant.

Le Code d’instruction criminelle établit que les témoins doivent être entendus et non interrogés : des questions peuvent être posées au témoin seulement après sa déposition. Cette disposition, destinée, dans l’esprit du législateur, à assurer la sincérité spontanée du témoignage, ne s’oppose nullement, en réalité, à la production des fausses dépositions de la part de l’enfant. Celui-ci, en effet, nous l’avons vu, peut avoir déjà appris, avant sa comparution devant le magistrat, la déposition qu’il va faire, et parfois il récite celle-ci comme une leçon qu’il sait par cœur. Quant aux questions secondaires adressées au petit témoin, si elles n’émanent pas d’un homme très expert en psychologie infantile, elles aboutissent souvent, nous avons vu pour quelles raisons, à préciser le mensonge et à enrichir la fable primitive.

Le témoignage des vieillards doit être tenu pour suspect, principalement s’il porte sur des faits récens.

La formalité du serment n’a pas en réalité les effets qu’on attend d’elle. Il ressort, en effet, des enseignemens de la psychologie expérimentale et de la pratique judiciaire, les conclusions suivantes :

Le serment n’augmente pas sensiblement la véridicité de la déposition chez les témoins sincères et honnêtes, et il n’empêche guère les menteurs de mentir. Il est certain qu’il ne rend pas la raison aux aliénés et qu’il n’améliore pas le témoignage des débiles, souvent incapables d’ailleurs d’en comprendre la portée.

La formule sacramentelle du serment, qui impose au témoin de dire toute la vérité et rien que la vérité, date d’une époque où la psychologie positive n’était pas née, et elle apparaît aujourd’hui en désaccord flagrant avec la psychologie même du témoignage, qui nous montre la distance qui existe toujours entre la vérité et les dépositions des témoins les plus sincères et les plus honnêtes. Le droit pénal romain était d’ailleurs moins exigeant, puisqu’il demandait au témoin non pas s’il savait, mais s’il pensait avoir vu telle ou telle chose (non scire, sed arbitrari).

Le serment, incapable de conférer la capacité de dire la vérité, m’apparaît donc comme une formalité inutile, vestige des anciennes jurisprudences, et dont la suppression ne diminuerait en rien la nature générale des témoignages.

A plus forte raison doit-on souhaiter la prochaine suppression de la plus vaine et de la plus vexatoire des formalités imposées par la loi aux experts, celle du serment préalable, qui d’ailleurs, dans la pratique médico-légale courante, tend de plus en plus à tomber en désuétude.

À cette question du serment se rattache celle de l’assurance des témoins. L’observation clinique et l’expérimentation montrent que la conviction avec laquelle dépose le témoin n’est nullement proportionnelle à l’exactitude des faits affirmés. L’assurance du témoin dépend beaucoup plus de la nature suggestible de son esprit et des tendances affirmatives de son caractère que de la vérité objective des dépositions certifiées. Les enfans, les débiles, les hystériques, de nombreux aliénés, apportent une conviction inébranlable, une énergie de sentiment bien faites pour exercer sur les juges et les jurés l’action suggestive la plus entraînante et la plus décisive, dans des dépositions radicalement fausses, issues des troubles pathologiques de leur perception, de leur mémoire, de leur imagination et de leur jugement.

Le magistrat, désireux de s’inspirer, dans la pratique, des enseignemens de la psychologie clinique et expérimentale, devra, autant que possible, se méfier de sa propre intervention vis-à-vis du témoin, que peut influencer son interrogatoire, et éviter toute suggestion sur lui par son attitude, son accent et la nature de ses questions. Il essaiera d’apprécier la valeur subjective du témoin, et attachera autant d’importance à la psychologie du déposant qu’au contenu de la déposition.

Chaque témoignage revêt, dans sa forme même, la valeur d’un fait psychologique qui mérite d’être étudié en soi, indépendamment des faits objectifs sur lesquels porte la déposition. La forme du témoignage fournit, en effet, en elle-même, au magistrat, des élémens d’appréciation sur le niveau intellectuel, le degré de culture, les tendances sentimentales, l’orientation de l’esprit, les préoccupations présentes, etc., du témoin.

La conclusion qui se dégage de cette étude, c’est la nécessité de l’étroite collaboration, sur le terrain de l’information judiciaire, du magistrat et de l’expert aliéniste.

Certaines situations judiciaires particulières imposent avec plus d’urgence encore cette collaboration ; telles sont celles que créent les auto-accusations et les hétéro-accusations.

Dans les auto-accusations, la nature morbide de l’aveu n’exclut pas la réalité possible du crime dénoncé ; d’autre part, la réalité du crime dénoncé n’exclut pas la nature pathologique possible de la dénonciation. Aussi, tout auto-accusateur devrait-il être soumis à l’expertise médicale.

En l’absence d’expertise, le problème de l’auto-accusation reste dans le domaine judiciaire, et comporte des solutions juridiques, dont j’ai exposé l’intérêt et les variétés possibles, dans mon travail sur les auto-accusateurs. L’étude des faits d’auto-accusation démontre qu’ils ont pu et peuvent encore entraîner de regrettables conséquences pratiques et judiciaires, dans l’ordre des actions inutiles, des longues préventions, des enquêtes stériles, enfin des condamnations injustes.

Dans les hétéro-accusations, les situations judiciaires créées par les témoins pathologiques sont autrement graves encore ; mais elles sont présentes à l’esprit de tous les magistrats. Qu’il me suffise de rappeler ici la célèbre affaire La Roncière, et, plus récemment, l’affaire Eugénie La Roche, rapportée par M. Vallon au Congrès de Marseille, en 1899, dans laquelle furent condamnés aux travaux forcés à perpétuité Jamet et Léger, accusés de viol par une enfant de treize ans, et reconnus innocens, après un long séjour au bagne. Tout dernièrement enfin, des affaires de prétendus attentats à la pudeur commis sur des enfans ont vivement ému l’opinion publique. Je n’en citerai qu’une, que je relève dans la chronique judiciaire du journal Le Temps, numéro du 29 mars 1909 :

« M. B… du bourg de X… avait été condamné, l’an dernier, par la Cour d’assises de l’Orne, à un an de prison pour attentats à la pudeur. La Cour ayant fait des réserves sur une question subsidiaire d’outrage public à la pudeur, B… vient de comparaître devant le tribunal correctionnel d’Argentan pour y répondre de ce délit. »

Or, un véritable coup de théâtre s’est produit au cours de l’audience. L’instituteur du bourg de X…, M. Besnard, a apporté, en effet, un témoignage décisif de l’innocence de B… Son principal accusateur, le jeune Y… a avoué à M. Besnard, — et cela sans contrainte aucune, — que tout ce qu’il avait dit aux Assises contre B… était faux ; et la sœur de cet écolier, la jeune Y…, a, de son côté, déclaré à son institutrice qu’en accusant B… elle avait menti « par peur des gendarmes. »

B… avait toujours nié.

En présence de ces faits, le Tribunal correctionnel a relaxé le prévenu des fins de sa poursuite. D’autre part, Me Desmaisons, son défenseur, a introduit une demande en révision du premier procès. »

Afin d’éviter de si regrettables erreurs judiciaires, à l’origine desquelles figurent des troubles mentaux chez un malade, et l’ignorance par les magistrats de la possibilité de ces troubles mentaux, l’expertise médico-légale s’impose dans ces affaires d’accusations. L’expertise représente, en effet, un indispensable moyen d’information, destiné, en dehors des résultats de l’enquête judiciaire, à mettre en évidence, par la formule même de l’accusation et l’étude du sujet accusateur, le fondement pathologique et l’inanité du roman criminel.

L’étude de l’expert peut éclairer, en de tels cas, le dossier de l’instruction, et suffire à apporter aux magistrats la solution médico-légale du problème judiciaire. Enfin, la question de la responsabilité pénale ou civile encourue par les accusateurs, du fait de leurs dénonciations fausses ou mensongères, mérite d’être discutée dans chaque cas en particulier.

Des pages précédentes se dégage la conclusion générale suivante. L’étude du témoignage, qui constitue, pour les magistrats et les experts, une partie des plus importantes de la psychologie judiciaire, représente, pour l’esprit critique, la préface indispensable de toute science d’observation et de toute philosophie de la certitude.


Dr ERNEST DUPRE.


  1. E. Dupré, La Mythomanie, étude sur le mensonge et la fabulation morbides — Bulletin médical, février-mars 1905.
  2. Vibert, Les témoignages en justice. — Annales d’hygiène publique et de médecine légale, janvier 1909.
  3. P. Bourget, introduction à Etienne Mayran de Taine (Revue du 15 mars 1909).
  4. G. Granier, Aveu et Témoignage. Critique de la Preuve orale. Journal, du Ministère public, 1906.