Le prince de Bülow/02

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Le prince de Bülow
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 312-341).
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LE PRINCE DE BÜLOW

II[1]

LA POLITIQUE EXTÉRIEURE


Chancelier de l’Empire Jurant neuf années, le prince de Bülow a dirigé pendant douze ans la politique extérieure de l’Allemagne. C’est en effet le 28 juin 1897 qu’il a succédé au baron Marschall de Bioberstein à l’Office impérial des Affaires étrangères.

Son rôle international a été vivement discuté en Allemagne et hors d’Allemagne. Nous ne saurions oublier qu’il a souvent différé de ce que la France eût souhaité. Mais on doit la justice à ses adversaires. Et c’est leur rendre cette justice que d’essayer de les comprendre.

I

Lorsque le baron de Bülow, ambassadeur d’Allemagne près le roi d’Italie, fut appelé par l’Empereur à la Wilhelmstrasse, ceux mêmes qui ne prévoyaient pas le prompt développement de sa carrière rendaient hommage à son mérite personnel et à sa valeur professionnelle. Diplomate de métier, il était, par l’ouverture de son esprit, l’étendue de sa culture et l’éclat de sa parole, sensiblement supérieur à la moyenne de ses collègues. Fort de la faveur du souverain, habile à la conserver, d’esprit vif et de caractère souple, de bonne, sinon de haute noblesse, il réunissait un ensemble de qualités propres à assurer son succès.

Le jour même où il prit possession de son poste, M. de Bülow alla rendre visite au prince de Bismarck à Friedrichsruhe. Dans cet hommage immédiat au créateur de l’Allemagne moderne, il y avait plus que l’accomplissement d’un devoir de déférence, — la notification d’une volonté et l’affirmation d’une politique. Entré dans la carrière sous les auspices de Bismarck, au temps où le baron de Bülow, son père, était, en qualité de secrétaire d’État, le principal collaborateur du chancelier, le nouveau ministre se piquait d’être un bismarckien adapté aux nécessités de son temps, mais pénétré de la doctrine. Le réalisme était la vertu intellectuelle qu’il revendiquait entre toutes. Et dans la désinvolture élégante qu’il allait mettre à le publier, passait l’écho des brutalités du maître : « Le temps n’est plus, dira-t-il bientôt, où les Allemands laissaient à un de leurs voisins la terre, à l’autre la mer, et gardaient pour eux le ciel où plane la pure doctrine[2]. » Désormais l’heure a sonné de la politique utilitaire, dégagée des principes et tout opportuniste : « Nous ne jouerons jamais les brandons de discorde, mais jamais non plus les Cendrillons[3]. » Il faut éviter la doctrine et le sentiment, les deux écueils de l’action : « Napoléon III a voulu jouer la providence sur la terre : cela ne lui a pas réussi. Notre devoir, tout en respectant les aspirations du peuple allemand, est de ne nous laisser guider que par son intérêt[4]… La politique d’un grand pays ne peut pas être dirigée par ses impressions, mais seulement par son utilité[5]… L’homme d’Etat n’est pas un juge. Je ne peux pas mener la politique étrangère du point de vue de la pure morale philosophique[6]… Je ne suis pas un faiseur de déductions. Et nous arriverions à de jolis résultats si nous nous laissions guider par des dogmes absolus[7]… » En un mot, saisir l’occasion, aller au succès, se souvenir toujours que « sur cette dure terre où nous sommes, il faut être ou marteau ou enclume, » telle est la maxime de ce débutant, que son autorité oratoire va d’un seul coup placer au premier rang.

Comme Bismarck, M. de Bülow est conservateur, conservateur dans l’ordre militaire, conservateur dans l’ordre diplomatique, conservateur des territoires conquis et de la prééminence assurée. Selon le mot de Guillaume II, « garder les glorieuses conquêtes par lesquelles Dieu a récompensé les luttes de l’Allemagne pour l’indépendance et pour l’unité est le plus saint des devoirs. » Garder l’Alsace-Lorraine, garder l’hégémonie de l’Europe, voilà le but. Pour l’atteindre, tous les moyens sont bons. Bismarck n’en a négligé aucun, passant avec la France de la provocation à la complaisance, avec l’Angleterre de la perfidie à la servilité, arrachant à la Russie la garantie d’une alliance conclue contre elle[8]. M. de Bülow est capable d’un éclectisme égal. Mais la situation pour lui n’est plus la même, L’Europe n’est plus le désert asservi où, de 1871 à 1891, la paix allemande a régné. La loi d’équilibre qui régit la matière internationale s’est réveillée. Et déjà se manifeste un de ces essais d’organisation dans l’égalité, qui suivent, comme une revanche, les périodes de suprématie.

C’est là un premier changement. Ce n’est pas le seul. En même temps que se groupaient les forces politiques, le champ de l’action internationale s’est démesurément élargi. L’Europe n’est plus l’unique échiquier de la diplomatie : l’univers s’ouvre à ses combinaisons. M. de Bülow, bismarckien par la méthode, sera un bismarckien « mondial. » C’est l’exigence du moment et le désir de l’Empereur. À l’appel de Guillaume II : « Notre avenir est sur l’eau, » l’Allemagne a répondu avec sa discipline habituelle. Elle n’a pas encore de marine de guerre ; mais elle est résolue à s’en donner une. Elle possède déjà une marine de commerce importante et ses commis voyageurs sont partis à la conquête des clientèles d’Asie, d’Afrique et d’Amérique. Dès 1885, à la commission d’enquête sur la baisse du commerce britannique, les succès de l’Allemagne ont été mis en lumière : « L’Allemagne, a dit un des déposans, a pris le chemin de nos marchés, l’adresse de nos cliens et, voyant nos bénéfices, elle a fabriqué nos marques. » En 1897, les consuls anglais écrivent : « Tout traduit au dehors le gigantesque effort de ce pays pour arriver à latête du mouvement industriel et évincer ses rivaux[9]. » L’acceptation du fait nouveau que constitue l’alliance franco-russe, la restriction qu’il apporte à l’hégémonie européenne sont donc compensées par l’espoir d’une plus ample prépondérance. Les cadres de la politique traditionnelle deviennent trop étroits désormais pour l’essor de l’aigle impérial prêt à s’envoler sur le monde.

M. de Bülow accepte le fait accompli et se résigne à l’alliance franco-russe en se réservant de l’utiliser, comme en 1895, après les victoires japonaises[10]. Le théâtre qu’il aborde le lui permet ; car son regard embrasse un vaste horizon : « Comme les Anglais, comme les Français, comme les Russes, nous prétendons, dit-il, à la plus grande Allemagne. Nous ne nous laisserons pas ravir l’égalité avec d’autres puissances. Nous ne nous laisserons pas contester le droit de parler comme elles dans le monde. Il fut un temps où l’Allemagne n’était qu’une expression géographique, où on lui refusait le nom de grande puissance. Depuis lors nous sommes devenus une grande puissance et, avec l’aide de Dieu, nous espérons le rester. Nous ne permettrons pas qu’on abolisse ou qu’on limite le droit que nous avons à une politique mondiale réfléchie et raisonnée[11]. » Ce que sera cette politique, M. de Bülow va nous le dire : « Si vous entendez par politique mondiale une tendance à nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, alors je suis l’adversaire résolu de cette politique. Au contraire, c’est un fait qui s’impose aux esprits sérieux et compétens que nous avons acquis de grands intérêts outre-mer. C’est dans ce sens que j’ai dit, il y a trois ans, et que je répète aujourd’hui, que nous voulons avoir notre place au soleil, que nous voulons garder cette place, que nous ne nous laisserons pas rejeter dans l’ombre[12]. » Tel est le programme. Voyons les actes.

Ces actes ne tardent guère à se développer. À l’automne de 1897, un incident secondaire offre l’occasion, aussitôt saisie. Deux missionnaires allemands ont été assassinés en Chine dans la province du Chantoung où l’Allemagne exerce avec zèle le protectorat des missions. C’est plus qu’il n’en faut pour armer « le poing ganté de fer. » En novembre, avant toute négociation, l’escadre allemande d’Extrême-Orient occupe la baie de Kiao-Tchéou. Le 19 du même mois, le croiseur Kaiserin Augusta est envoyé de Crète en Chine. Le 23, le prince Henri de Prusse est appelé au commandement d’une seconde division navale dont on accélère le départ. Dès ce moment, la campagne de Chine est un argument décisif pour le vote de la loi navale. En ouvrant la session du Reichstag, l’Empereur, contrairement à l’usage, fait suivre la lecture du discours du trône d’une vibrante improvisation : « Messieurs, dit-il d’une voix grave, au nom du Dieu tout-puissant, en mémoire du grand empereur, je vous adjure de me mettre en état de tenir mon serment, de m’aider à maintenir puissamment au dehors le prestige de l’Empire, pour lequel je n’ai pas hésité à exposer mon propre frère[13]. » Le 15 décembre, le prince Henri s’embarque, non sans s’être engagé à porter au loin « l’Évangile de la personne sacrée de Sa Majesté. » Le 5 janvier 1898, la Chine effrayée cède à bail à l’Allemagne Kiao-Tchéou et ses environs. Le 28 mars suivant, le programme naval est voté en troisième lecture. Ce sont dons de joyeux avènement que le baron de Biilow apporte à son souverain.

On ne songe pas d’ailleurs à masquer le grand dessein de « l’ère nouvelle, » à réduire à de simples représailles les opérations de Chine. Le ministre des Affaires étrangères livre au Reichstag le fond de sa pensée : « L’envoi de notre escadre à Kiao-Tchéou n’était, dit-il, à aucun degré une improvisation. C’était le résultat de mûres réflexions… Nous étions depuis longtemps convaincus que nous avions besoin en Extrême-Orient d’une base territoriale. Faute de cette base, nous fussions restés en l’air au point de vue économique, naval et politique[14]. » C’est donc un établissement durable que l’Allemagne a entendu créer. Sur d’autres points, elle procède autrement. En Turquie, par exemple, elle refuse de s’associer aux démarches collectives tentées par les puissances auprès du Sultan en faveur de la Crète. Et, le 12 octobre 1898, Guillaume II, par un voyage solennel à Constantinople et en Palestine, confirme en personne des promesses dont il a fixé par avance la contre-partie économique. De l’Orient proche à l’Orient lointain, l’Allemand s’avance, « comme les Macchabées, l’épée d’une main, la truelle de l’autre, » prêt à fonder les bases de la plus grande Allemagne.

Nous sommes en 1899. Cette année encore sera riche en manifestations mondiales. Aux États-Unis et à l’Angleterre, M. de Bülow, par une insistance soutenue, arrache la révision du condominium institué aux îles Samoa. « Il y a deux choses, déclare-t-il, que nous ne pouvons pas perdre de vue : la première, c’est que nous avons le devoir de protéger le commerce et la liberté, les biens et l’activité de nos nationaux établis aux Samoa ; la seconde, c’est que nous avons sur cet archipel des droits contractuels dont la sauvegarde est pour le peuple allemand une question d’honneur national[15]. » Mais ce n’est pas assez de maintenir l’acquis en profitant, pour imposer sa volonté, des embarras des partenaires, — guerre hispano-américaine et affaires sud-africaines. Il faut aller de l’avant : d’où l’achat à l’Espagne des Carolines et des Marianes : « Les Marianes au Nord, les Palau, les Carolines et les Marschall au centre, la Terre de l’Empereur Guillaume et l’archipel Bismarck au Sud, forment désormais un tout cohérent… Traité avec la Chine pour Kiao-Tchéou, traité avec l’Espagne pour les Carolines, ce sont les anneaux d’une même chaîne. Dans les deux cas, nous avons procédé de sang-froid, tranquillement, mûrement[16]. » Et pour que la chaîne ainsi forgée soit plus solidement rivée, le 11 décembre une nouvelle augmentation de la flotte est demandée au Reichstag : car « il ne faut pas qu’on puisse passer à l’ordre du jour sur l’Allemagne[17]. »

L’Allemagne n’est d’ailleurs pas d’humeur à accepter un tel effacement. Ce qu’elle exige, ce n’est même pas l’égalité et « sa place au soleil », c’est la primauté matérielle et morale. Les événemens de Chine de 1900 vont la servir à souhait. Plus qu’aucune autre puissance, elle a souffert de l’insurrection des Boxers, puisque son ministre, le baron de Ketteler, a été assassiné par les rebelles. Elle parlera donc plus haut que les autres et, dans l’action collective, revendiquera une place éminente. Ce n’est pas assez de former à grand bruit un corps expéditionnaire (25 juin). Cinq semaines après, le maréchal de Waldersee, placé à la tête de ce corps, devient, grâce à la supériorité de son grade, le chef de tous les contingens européens. C’est la mise en actes de la parole impériale : « Volker Europas, Verteidigt Ihre theuresten Güter. » Au Reichstag, certaines inquiétudes se font jour quant aux suites de cette politique retentissante[18]. M. de Bülow les dissipe dédaigneusement. Il refuse d’admettre, — ce qui est pourtant l’évidence, — que le break up of China inauguré par l’occupation de Kiao-Tchéou soit pour rien dans le mouvement boxer. Il affirme que l’Allemagne a la confiance des puissances, puisque le commandement en chef lui a été remis par elles. Il oppose à ceux qui la prétendent isolée sa présence à la tête du concert civilisé. Il marque une superbe foi dans les succès futurs de la politique mondiale. Et il organise l’audience du prince Tchoun chez l’Empereur, amende honorable du représentant de l’Asie aux pieds du représentant de l’Europe.

À peine l’affaire de Chine est-elle close que, sur d’autres terrains, s’affirme la vitalité allemande. Les vieux bismarckiens sont-ils choqués de cette dispersion de l’effort ? M. de Bülow profite de l’inauguration à Berlin du monument élevé à son prédécesseur pour proclamer, en disciple affranchi, qu’il n’y a pas de dogmes politiques immuables. Un jour, c’est en Afrique qu’il engage les finances de l’Empire en accordant la garantie d’intérêt au chemin de fer de Dar-es-Salam à Mrogoro[19]. Quelques mois après, c’est contre le Venezuela, mauvais payeur, qu’il provoque une triple action navale où la flotte allemande, appuyée par la flotte anglaise et la flotte italienne, procède comme entrée de jeu à un bombardement, dont s’inquiètent même ses associées. M. de Bülow professe qu’en vingt ans les conditions de la politique se sont totalement transformées : « Autrefois elles ne dépassaient guère les rives de la Méditerranée. Aujourd’hui, c’est l’univers entier qu’elles embrassent[20]. » Le « rat de terre » allemand, comme disait Bismarck, navigue maintenant sur toutes les mers. L’affirmation de son droit ou de ses prétentions s’impose à l’Asie comme à l’Amérique. Et partout le succès couronne ses initiatives. Ce sont pour le gouvernement impérial, pour le diplomate disert qui préside à sa politique extérieure, des années faciles et brillantes. Ei l’élévation de M. de Bülow au poste de chancelier de l’Empire apparaît en 1900 comme la juste récompense d’une activité féconde.

Si, durant cette période, l’horizon de la politique allemande s’élargit, ses instrumens ne changent point. L’Empire garde en Europe ses alliés. Une série de visites de souverains, — visites du roi Humbert en Allemagne (1897), de Guillaume II en Hongrie (1897), de François-Joseph à Berlin (1900), de Victor-Emmanuel à Potsdam (1902), de Guillaume II à Vienne (1903), — affirment la persistance des liens qui unissent les trois pays. M. de Bülow sait que cette alliance reste une nécessité et il la cultive avec art. Il affirme en toute occasion qu’elle est « en excellente santé[21]. » Il dit : « La Triplice est comme une forteresse en temps de paix. Les arbres, sur les glacis, poussent chaque année plus haut. Mais vienne la guerre que je ne souhaite ni ne prévois : la forteresse en un clin d’œil serait prête à la lutte[22]. » Sans doute, pendant la discussion sur le tarif allemand, l'allié autrichien et l’allié italien donnent tous deux des marques d’humeur. Mais n’est-ce point Bismarck qui a dit que la guerre douanière n’empêche pas l’alliance politique ? Effectivement, le 28 juin 1902, la Triplice est renouvelée, non sans que peut-être se soient modifiées, à défaut de ses clauses, les dispositions de certains de ses membres, — mais sans changement essentiel, sans diminution de l’autorité allemande, sans gain positif pour aucun des pays qui restent en dehors de la combinaison.

Qui d’ailleurs, à ce moment, menace l’Allemagne ? La Russie ? Elle est de plus en plus absorbée par ses ambitions asiatiques et se détourne de l’Europe. Joueur heureux, M. de Bülow voit le gouvernement du Tsar suivre tardivement le perfide conseil de Bismarck : « La Russie n’a que faire en Occident. Elle n’y peut gagner que le nihilisme et d’autres maladies. Sa mission est en Asie. Là elle représente la civilisation[23]. » Là surtout elle rencontre des obstacles qui la rendent en Europe incapable de tout effort. Son accord avec l’Autriche relatif au affaires balkaniques (1897) n’est que la constatation de cette impuissance. Chaque jour, elle s’engage plus avant en Extrême-Orient. L’occupation de Kiao-Tchéou par l’Allemagne l’a conduite à occuper elle-même Port-Arthur, initiative contraire aux méthodes traditionnelles de sa politique chinoise. L’alliance anglo-japonaise et la vaine déclaration franco-russe, qui lui a oppose un semblant de réponse, ont grevé ses ambitions d’une hypothèque nouvelle (janvier-mars 1902). Elle ne compte plus que pour mémoire dans la balance du vieux monde. Et c’est assez pour l’Allemagne de la tenir en confiance par des prévenances habiles. Guillaume II et Nicolas II se rencontrent deux fois en 1897, une fois en 1899, une fois en 1901, une fois en 1902. Pendant un séjour à Posen, cette même année, l’Empereur, en recevant des officiers russes, leur parle de la confraternité d’armes des deux armées. La concordance des ambitions russes et des desseins allemands annihile la force que l’alliance de 1891 avait associée à la nôtre. L’Alliance franco-russe faussée et dévoyée est sans action sur l’Europe.

La France au surplus n’a pas à cette époque le goût de la politique extérieure. De 1897 à 1903, ce sont des années de lutte civile, de déchiremens atroces. C’est l’affaire Dreyfus, la persécution religieuse, les fiches, le règne de M. Jaurès, période de stérilité où, par l’effet des circonstances, les convictions les plus sincères se mettent au service des partis de subversion nationale et sociale. D’ailleurs, ne sommes-nous pas, au lendemain de Fachoda, voués, par haine de l’Angleterre, à l’indulgence envers l’Allemagne ? L’Allemagne le sait et nous paye de mots. Des démarches courtoises, d’ailleurs pleines de tact, nous tiennent en repos. L’incendie du bazar de la Charité (1897), la perte du Transatlantique la Bourgogne (1898), la mort de Félix Faure (1899), la catastrophe de la Martinique (1902), la visite de Guillaume II abord du vaisseau-école Iphigénie (1899), le voyage à Berlin du général Donnai (1901) sont autant d’occasions de rapprochemens courtois. L’abolition en Alsace-Lorraine du paragraphe de la dictature accentue la détente. M. de Bülow la constate avec satisfaction. « Avec la France, dit-il, nous nous sommes jusqu’ici pour toutes les affaires coloniales toujours aisément et toujours volontiers mis d’accord[24]. » Ou encore : « Entre la France et l’Allemagne, il n’y a, pas plus en Extrême-Orient que sur la plupart des points du monde, de conflit réel d’intérêt[25]. » Parole cruelle dans son optimisme : car, à cette heure d’anémie, la France n’est point capable de soutenir dans le monde ses intérêts. Et l’on peut se dispenser de compter avec elle.

L’Angleterre elle-même n’est pas en état de faire front. Car, pendant trois années, elle s’est épuisée à réduire les républiques sud-africaines. Certes, sa défiance est éveillée : les deux programmes navals de 1897 et de 1900, leur préambule dirigé contre elle, les conflits de droit maritime pendant la guerre du Transvaal, le haut prix mis par l’Allemagne à sa neutralité, son attitude à Kiao-Tchéou et aux Samoa, ce sont là des griefs que le temps mûrira, mais qui ne peuvent germer encore. La mauvaise humeur de l’Angleterre ne se traduit, pour l’instant, que par la saisie de navires allemands, l’expulsion de sujets allemands établis dans l’Afrique du Sud, les attaques de M. Chamberlain contre l’armée allemande. Mais, officiellement, les deux gouvernemens se ménagent. Accueil chaleureux réservé à Berlin à Cecil Rhodes (1899) ; visite du prince de Galles chez l’Empereur et de l’Empereur chez la reine Victoria (1900) ; participation solennelle de Guillaume II aux funérailles de sa grand’mère (1902) ; honneurs rendus à lord Roberts (1902) ; refus de recevoir le président Kruger, tels sont les principaux symptômes de ces ménagemens mutuels. On essaie même de marcher d’accord. L’occupation de Wei-haï-Wei répond à celle de Kiao-Tchéou et est hautement approuvée en Allemagne (1898). En 1900, c’est l’accord relatif à la Chine, qui d’ailleurs, à peine conclu, est l’objet d’interprétations divergentes. En 1902, c’est l’action concertée au Venezuela, bientôt aussi impopulaire à Londres qu’à Berlin. Edouard VII, pendant la première année de son règne, doit gouverner au jour le jour. Il liquide le passé. L’heure n’est pas venue d’agir pour l’avenir, et le champ reste libre devant l’Allemagne[26].

Magnifique partie en vérité que celle de M. de Bülow ! Il peut négocier avec tous, parler à tous, être entendu de tous. L’Espagne, les Pays-Bas, la Turquie, la Roumanie sont pour lui des satellites. L’Asie et l’Amérique ouvrent au commerce de l’Allemagne d’admirables perspectives. L’Europe assure à sa diplomatie de fructueuses possibilités. Il est loisible au chancelier de prendre part aux rapprochemens qui se dessinent, de présider aux accords d’intérêts que suggère le souci de la paix, d’offrir son amitié au prix qu’il lui plaira de fixer. Continental ou mondial, son « grand dessein, » pour aboutir, n’a besoin que d’être suivi. Les rancunes provoquées, les soupçons éveillés ne sont nulle part servis par une force prête aux actes. L’occasion est incomparable. Mais, comme disait Bismarck, « il n’y a qu’un moment dans les choses[27]. » Au printemps de 1903, Edouard VII arrive à Paris. Le moment est passé et des combinaisons nouvelles se forment au sein de l’Europe étonnée.

II

Le voyage du roi d’Angleterre à Paris au printemps de 1903, première manifestation de la liberté assurée par la fin de la guerre anglo-boer, marque le réveil de la politique britannique. À Berlin il semble qu’on n’attache d’abord à ce réveil nulle importance. La visite d’Edouard VII à Paris, préface d’une action mûrement réfléchie, semble aux Allemands une simple fantaisie. Ils n’y voient pas la première affirmation de la politique d’équilibre en face de la politique d’hégémonie. La psychologie de l’Angleterre leur échappe. Ses initiatives les déconcertent.

À ce moment pourtant, dans l’esprit du roi Edouard et de lord Landsdowne, le plan qui va se développer avec rigueur est déjà formé tout entier. Il ne s’agit pas de répondre aux succès économiques de l’Allemagne, ni même à sa politique navale. C’est aux prétentions mondiales, aux efforts dominateurs de la chancellerie de Berlin que l’on veut opposer une riposte décisive. « C’est l’histoire des années précédentes, les accords où l’Allemagne a marchandé ses grâces à un taux usuraire, aussi bien que les chocs diplomatiques qu’aucun accord n’a atténués, qui ont convaincu l’Angleterre qu’il serait bien plus simple et plus avantageux de s’entendre directement et une bonne fois pour toutes avec la France, voire avec la Russie, que de rester indéfiniment sous la pression du chantage allemand. » Écoutez ce que dit un Anglais, le mieux renseigné qui soit sur la diplomatie de son pays et les desseins de son souverain : « Nos relations avec l’Allemagne sont dictées par les leçons de notre histoire. Nous n’avons aucun sujet assurément de querelle inévitable avec elle, tant que la politique allemande se tient dans les limites que lui ont assignées jusqu’ici les déclarations officielles du gouvernement impérial. Mais nous ne nous dissimulons pas qu’il y a en Allemagne un fort courant d’idées qui, tôt ou tard, entraînera peut-être le gouvernement à dépasser ces sages limites. Or, il y a une politique anglaise qui a survécu et qui survivra de siècle en siècle, tant que nous ne serons pas déchus de notre rang de grande puissance. Cette politique consiste à lutter de toutes nos forces contre toute puissance qui cherche à renverser en sa faveur l’équilibre européen et à dominer le monde par sa prépotence, — que cette puissance s’appelle, comme autrefois l’Espagne, ou, comme plus récemment, la France sous Louis XIV et Napoléon Ier, ou, à l’avenir, l’Allemagne sous les Hohenzollern[28] ! »

En juillet 1903, la négociation commence entre l’Angleterre et la France. Le 8 avril 1904, le traité, qui liquide leurs querelles passées, est signé. M. de Bülow, qui visiblement ne l’a point prévu, semble en prendre son parti. Il n’a, dit-il, au point de vue des intérêts allemands, rien à y objecter[29]. Il ajoute deux jours plus tard qu’il est résolu à ne pas jeter l’Allemagne dans les aventures, à pratiquer une politique de calme réfléchi et même de réserve[30]. Mais, immédiatement, il apparaît que le chancelier, en parlant ainsi, n’est pas d’accord avec l’Empereur ; et dès lors, il est certain que l’attitude du premier ne tardera pas à se régler sur celle du second. Coup sur coup, Guillaume II prononce des discours pessimistes, où s’enveloppe une critique indirecte à l’égard de son ministre : « Pensons, dit-il, à la grande époque où fut créée l’unité allemande, aux combats de Wœrth, de Wissembourg et de Sedan. Les événemens actuels nous invitent à oublier nos discordes intérieures. Soyons unis pour le cas où, dans la politique mondiale, nous serions contraints d’intervenir[31]. » Le 1er  mai, il inaugure un pont, qui, «  destiné à développer les relations pacifiques, pourrait servir aussi à des fins plus graves[32]. » Le 11 mai, il évoque le souvenir des victoires de l’Allemagne, « qui ne cherche d’affaires à personne, mais est prête à se défendre contre tous[33]. » Le Berliner Tageblatt constate « l’oppression » que ces paroles impériales font peser sur le peuple allemand. Le chancelier avait dit : réserve. L’Empereur répond : action. La presse fait écho à l’inquiétude du maître. Et quelques mois plus tard, dans un pressant réquisitoire, la Gazette de Cologne énumère les torts de la France, qui, d’après elle, n’a jamais voulu causer avec l’Allemagne, qui s’est rapprochée de l’Angleterre contre l’Allemagne, qui impose à l’Allemagne le strict devoir d’améliorer sans trêve ses institutions militaires. Dès ce moment, par l’organe de la presse, M. de Bülow évolue vers son souverain et prépare l’accord parfait du patriotisme alarmé.

C’est que sans doute, dans sa pensée, s’opère une cristallisation. L’entente franco-anglaise lui fait voir sous un jour nouveau les événemens de la veille, notamment la réconciliation franco-italienne. Au début, il avait semblé n’avoir cure de ce rapprochement. « Tour de valse, disait-il en souriant, dont un mari sage ne saurait s’émouvoir ! » La visite à Toulon du duc de Gênes en avril 1901, l’accord verbal relatif au Maroc et à Tripoli en décembre 1900, n’ont pas triomphé de sa quiétude. Même en 1902, quand M. Delcassé a dit à la tribune : « Ni directement, ni indirectement la politique de l’Italie n’est par suite de ses alliances dirigée contre la France. Elle ne saurait en aucun cas comporter une menace pour nous, pas plus dans une forme diplomatique que par les protocoles ou stipulations militaires internationales. En aucun cas et sous aucune forme, l’Italie ne pourrait devenir ni l’instrument, ni l’auxiliaire d’une agression contre notre pays, » même alors il a répliqué avec optimisme que sans doute la déclaration de son collègue français signifiait seulement qu’on se rendait compte en France du caractère purement défensif de la Triplice[34]. Au surplus, ajoutait-il, « les accords franco-italiens sur certaines questions méditerranéennes ne sont ni dirigés contre la Triplice, ni placés sur son terrain[35]L’Allemagne n’a pas de pignon sur la Méditerranée[36]. » Donc qu’importe ? Après le traité franco-anglais, coïncidant avec le voyage à Rome de M. Loubet, le point de vue change. Les deux réconciliations rapprochées l’une de l’autre se complètent et prennent une allure de coalition. L’Angleterre n’a-t-elle pas de tout temps entretenu avec l’Italie des relations intimes ? N’est-ce pas Depretis qui disait : « Notre situation est assurée sur terre et sur mer[37] ? » N’est-ce pas le marquis di Rudini qui précisait : « Je n’aperçois point de questions sur lesquelles les vues de l’Italie ne soient conformes à celles de l’Angleterre, attendu que leurs intérêts sont identiques[38] ? » N’est-ce pas le duc de Sermoneta qui proclamait « l’alliance sentimentale des deux pays ? » Angleterre, France, Italie, ne seraient-ce pas les trois termes d’un concert offensif, prêt à profiter des difficultés coloniales et financières de l’Allemagne, pour l’isoler et l’encercler ?

Six mois passent, et l’accord franco-espagnol est conclu. À Berlin, l’impression de défiance augmente. L’Allemagne, vingt ans durant, s’est crue sûre de l’Espagne. Le second mariage d’Alphonse XII avec une princesse autrichienne, ses visites en Allemagne, la régence de la reine Christine, l’échec des premiers pourparlers franco-espagnols relatifs au Maroc ont créé et fortifié cette confiance. Quel est donc le sens de cet accord, corollaire de l’accord franco-anglais, par où s’accusent des tendances nouvelles que préciseront bientôt les fiançailles d’Alphonse XIII avec une princesse anglaise ? Cet accord, notons-le, reste secret. Le texte publié démontre l’existence d’une mystérieuse annexe. Quelle en est la portée ? N’y a-t-il point dans ces engagemens successifs plus d’arrière-pensées européennes que de projets africains ? Le comte de Bülow, si accoutumé qu’il soit à l’optimisme, commence à s’inquiéter. Même si cette inquiétude n’était pas spontanée, elle naîtrait du souci de ne pas prêter le flanc aux attaques des pangermanistes et de garder la faveur impériale. M. de Holstein est là d’ailleurs pour l’entretenir. Les discours rassurans d’avril 1904, s’ils ne sont un remords, sont un regret déjà. La « conjuration » formée par Edouard VII prend corps dans les imaginations allemandes. Elle trouve accès dans le clair esprit du chancelier. Et voici que se précise la pensée de répondre par un coup de force à un essai d’encerclement. Que risque-t-on au surplus ? La Russie est prise pour longtemps au piège asiatique. Depuis l’occupation de Port-Arthur, conséquence de l’occupation de Kiao-Tchéou, elle a renoncé à la politique de pénétration prudente pour s’attacher à celle des réalisations prématurées. En 1903, elle a trouvé devant elle le Japon, dont elle n’a su mesurer ni les plans, ni les ressources. Elle a cru pouvoir le lasser par les lenteurs calculées de sa diplomatie et elle a été conduite par lui à une guerre, dont il a fixé l’heure. Le 5 février 1904, M. Kurino, ministre du mikado à Saint-Pétersbourg, a rompu les relations diplomatiques. Le 8, les cuirassés russes ont été torpillés à Port-Arthur. Le 1er  mai, les Japonais ont passé le Yalou. Le 30, ils ont investi Port-Arthur. Le 15 juin, le général Stackelberg, parti au secours de la place, a été battu à Vafangou. Le 2 et le 3 septembre, Kouropatkine, après une belle résistance, a subi à Liao-Yang un échec décisif qu’aggravera cinq mois plus tard la défaite de Moukden. L’empire russe, menacé à ses frontières, est secoué au dedans par la Révolution. Il a dû dégarnir son front occidental. Ses corps d’armée d’Europe ont cédé à ceux d’Asie leurs officiers, leurs canons, leur matériel. Ils ne peuvent plus passer du pied de paix au pied de guerre. Et il en coûte peu à M. de Bülow, à la fin de 1904, d’accabler la Russie de prévenances oratoires[39]. Car, pour longtemps, elle ne pèse plus dans la balance de l’équilibre.

Restent la France et l’Angleterre. M. de Bülow sait l’impuissance de l’armée anglaise et ne doute pas que la France, réduite sur terre à ses seules forces, ne recule devant la guerre. La situation de notre pays, — détestable assurément par suite de l’administration du général André et de M. Camille Pelletan, — lui apparaît sous des couleurs plus sombres encore que la réalité. Rien ne le retient donc d’ouvrir l’oreille aux conseils pressans des partisans de la manière forte. On lui a reproché d’avoir péché par excès de sécurité : l’heure est venue de prouver par un succès que cette sécurité n’était point téméraire, de convaincre l’Empereur et l’Empire que le grand dessein d’Edouard VII, appuyé par la France, accepté par l’Espagne, admis par l’Italie, est à la merci de la force allemande. En 1904, M. de Bülow niait l’isolement : « M. Bebel, déclarait-il, paraît redouter que nous ne marchions au-devant d’une solitude complète. Je lui réponds que nous nous trouvons en de solides liens d’alliance avec deux grandes puissances, en relations amicales avec les cinq autres[40]. » En 1905, pour les besoins de sa cause, il dénonce la tentative d’encercler l’Empire allemand, et ce grief devient la base de la « riposte nécessaire[41]. » Nul ne prétendra d’ailleurs que le chancelier ne pût être sincère en attribuant à l’Angleterre une hostilité raisonnée à l’égard de l’Allemagne et en essayant de la briser avant terme. En lui la conviction s’associe au calcul, le souci de l’intérêt public à celui de sa situation propre pour le poussera l’action. Au début de 1905, son parti est pris. Il ne lui manque qu’une occasion. Le Maroc la lui fournit.

Ce n’est pas ici le lieu de raconter la crise marocaine et de discuter les griefs réciproques : encore convient-il cependant de souligner, par la fragilité de ceux que l’Allemagne invoquait, l’objet réel de sa politique. Metteur en scène éminent, M. de Bülow prépare son dossier ; mais son habileté, pour grande qu’elle soit, ne suffit pas à en cacher le vide. Il se plaint que la France ne lui ait pas communiqué le traité franco-anglais de 1904 ? Mais ce traité a été publié, et le prince de Radolin en a connu les clauses quinze jours avant sa signature[42]. Pourquoi d’ailleurs avoir attendu dix mois pour se plaindre du défaut de notification ? Le chancelier s’élève ensuite contre l’atteinte que la politique marocaine de la France porte à la Convention de Madrid de 1880 signée par l’Allemagne ; mais c’est un juriste allemand, M. Neumeyer, professeur à l’Université de Kiel, qui se charge de lui prouver qu’entre l’une et l’autre aucune contradiction n’existe, parce qu’entre l’une et l’autre il n’y a aucun rapport d’identité[43]. Le chancelier dénonce enfin la « tunisification » du Maroc, un plan de conquête, de protectorat, de monopole économique[44] ; mais précisément nous avons toujours répudié ce dessein et ici encore pourquoi, si l’on devait nous l’imputer, avoir laissé passer tant de mois depuis la signature du traité qui a suscité ce dernier grief ? En réalité, ce sont là prétextes au service de l’ « occasion. » Observations du chargé d’affaires d’Allemagne à Tanger à son collègue français (février 4905), circulaires du chancelier, controverses pour justifier la réunion d’une conférence, prétextes et rien que prétextes ! La vérité, c’est dans les propos menaçans du prince Henckel de Donnersmarck[45], dans les toasts impériaux sur « la poudre sèche et l’épée aiguisée[46], » dans les discours ambigus et menaçans du chancelier[47] qu’il la faut chercher. Il s’agit, et rien de plus, de trouver dans l’humiliation de la France la preuve de l’hégémonie allemande.

Tout d’abord, l’audacieuse offensive du chancelier obtient un plein succès. Il réclame la conférence, non pour ce qu’elle fera, mais pour ce qu’elle signifiera, à savoir la revision par l'Europe, à l’appel de l’Allemagne, de la politique française. Sur sa route, il rencontre M. Delcassé, qui n’accepte pas cette diminution. En six semaines, M. Delcassé est brisé. C’est le début d’un triomphe. L’Empereur le souligne en conférant au chancelier le titre de prince. M. Rouvier s’installe au quai d’Orsay ; M. de Bülow ne désarme pas. S’il obéissait, à ce moment, aux maximes bismarckiennes, il pourrait, en renonçant à la conférence, obtenir de la France un prix considérable. Mais emporté par la passion des représailles, il passe à côté de la politique réaliste. Sourd à nos offres, il maintient son exigence initiale, son exigence unique : la conférence, — la conférencz, solennel témoignage de la puissance allemande. Il tient à ce témoignage public avec tant de force qu’il consent, pour se l’assurer, aux deux accords franco-allemands des 8 juillet et 28 septembre 1905, qui, quant au fond des choses, sont meilleurs pour nous que pour l’Allemagne. Pourvu que la conférence se réunisse, il souscrit à la reconnaissance de notre « intérêt spécial, » qui deviendra, devant les plénipotentiaires, l’arme de nos représentans. Qu’importe, puisque la France, en allant à Algésiras, ressuscite, pour le successeur de Bismarck, les jours glorieux du Congrès de Berlin ?

Au début de 1906, deux semaines avant l’ouverture de la conférence, le prince de Bülow peut se flatter d’avoir ressaisi l’avantage et rempli son dessein. L’opposition l’a accusé d’avoir laissé isoler et diminuer l’Allemagne : il réplique en soumettant la France et l’Europe tout entière aux méthodes arrêtées par l’Allemagne. Il lui a suffi d’agir à Fez pour empêcher l’exécution du traité franco-anglais et du traité franco-espagnol, de menacer à Paris pour écarter un ministre que, pendant sept années, le Parlement français a soutenu de sa confiance. L’alliance franco-russe est demeurée impuissante : on s’y attendait. Mais l’entente franco-anglaise n’a pas fait meilleure figure. M. Delcassé, en octobre 1905[48], a laissé filtrer des renseignemens sur le concours militaire que l’Angleterre lui avait promis ; mais il s’est heurté à un scepticisme général. De nos accords avec l’Italie et l’Espagne, il n’a même pas été question. Sans doute, par l’habile rédaction des accords de juillet et de septembre 1905, M. Rouvier et M. Révoil ont réservé l’avenir et préparé des argumens pour la discussion prochaine ; mais, dans le présent, nous sommes vaincus. Le prince de Bülow voulait un succès de politique générale : il l’a. Dans ses discours[49], comme dans ses conversations, il en jouit courtoisement, mais non sans hauteur. Il fait sentir à la France la profondeur de sa chute : « Il faut, déclare-t-il, que l’on se rende bien compte à Paris que la politique qui tendait à isoler l’Allemagne est chose du passé ; que cette route d’hier est aujourd’hui abandonnée sans retour[50]. » Il parle en maître, que son autorité reconnue achemine à l’indulgence. Il attend de la conférence la confirmation de son triomphe par l’échec des propositions françaises et l’adoption des solutions allemandes.

Comment cet espoir est il déçu ? Comment le triomphe escompté se tourne-t-il en déception ? Bien des raisons l’expliquent, que le chancelier a le tort de ne pas apprécier à leur valeur. D’abord, pour continuer la politique de bluff qui a si bien réussi jusqu’alors, le cadre de la conférence est moins favorable que le tête-à-tête de l’année précédente. S’agit-il de provoquer une rupture avec toutes ses conséquences ? il est trop tard, car la France s’est armée[51], la Russie a fait la paix (août 1905), et d’ailleurs trop d’intermédiaires sont prêts à s’interposer. S’agit-il de menacer ? La présence de l’Europe permet de conjurer l’effet de la menace en la rendant publique : elle augmente notre sang-froid et diminue nos risques. Enfin les concessions consenties par la France depuis dix mois, l’esprit de transaction dont elle a fait preuve et qui ne se démentira pas, mettent à nu le fond même de la politique allemande. Les puissances, convoquées pour parler Maroc, ont tôt fait de comprendre qu’il s’agit d’autre chose. L’intransigeance de l’Allemagne dévoile l’arrière-pensée de domination qui l’anime. Derrière « l’occasion » marocaine, on discerne le but mondial. Et cela suffit pour que les spectateurs de ce duel, — fût-ce les moins favorables à notre cause, — aperçoivent l’intérêt européen qui s’attache à ne pas laisser diminuer la France, en qui les circonstances incarnent le principe de l’autonomie diplomatique et de l’équilibre européen.

Les terrains faux déterminent les fausses manœuvres. Le chancelier, par son erreur initiale sur les conditions de la lutte, est entraîné à de maladroites initiatives. Sa virtuosité même le dessert par la multiplicité des solutions qu’elle lui suggère et qui toutes révèlent son indifférence pour l’objet local du débat[52]. Ses efforts répétés pour détacher de la France un jour la Russie, un jour l’Espagne, aujourd’hui l’Italie, demain les États-Unis, accusent sa volonté de nous réduire à la solitude. Sa promptitude à accepter les combinaisons les plus contradictoires, pourvu que notre pays en fasse les frais, ruine en quelques semaines le crédit de ses agens. Quand, après la crise ministérielle française, il revient sur les concessions de la veille et de nouveau se porte à l’assaut, il ne réussit qu’à réchauffer les fidélités qui nous assistent. Sa circulaire du 12 mars, proclamant l’isolement de la France, provoque des répliques où s’affirme la sûreté des concours qui nous sont acquis. Ses lettres pressantes au comte Witte, ses sommations à Rome et à Madrid, les télégrammes de l’Empereur à M. Roosevelt, interdisent l’abstention à ceux mêmes qu’elle eût tentés. La seule fois que les plénipotentiaires votent, la France a neuf voix pour elle, l’Allemagne deux. L’opinion européenne, — que l’Allemagne a conviée au débat, — nous est manifestement bienveillante. L’Allemagne le comprend. Le 20 mars, nos propositions sont acceptées à Berlin.

Le prince de BüloW, d’ordinaire si fin et si pénétrant, a accumulé, durant cette crise, les erreurs de psychologie, fruit d’un entraînement spontané ou d’influences extérieures. Quatre arbitrages s’offraient à lui, celui de l’Italie, celui de la Russie, celui des États-Unis, celui de l’Autriche : il les a repoussés. À ces puissances, qui, toutes, souhaitaient le maintien de la paix par une transaction honorable, il a rendu la tâche si malaisée, qu’il les a rejetées du côté de la France. De l’occasion marocaine, que reste-t-il ? À peu de changemens près, l’Europe s’est approprié les réformes préconisées par la France et a consacré l’intérêt spécial de celle-ci à l’accomplissement de ces réformes. Mais il y a plus : en exigeant la conférence, le prince de Bülow avait voulu rompre un système d’alliances, d’ententes, de rapprochemens, qu’il jugeait hostiles à l’Allemagne : or, ces groupemens, à peine constitués avant la crise, en sortent fortifiés. La solidarité franco-anglaise s’est scellée au feu de l’attaque allemande. Cette solidarité exerce sur Madrid et sur Rome une attraction croissante. L’alliance franco-russe elle-même a manifesté, sinon sa force militaire, du moins sa valeur diplomatique. Enfin pour la première fois. Anglais et Russes, si longtemps et si profondément divisés, ont travaillé de concert à une œuvre commune, œuvre d’équité et d’équilibre, qui peut les réunir encore. L’Allemagne elle-même, à trop exiger de ses alliés, les a mécontentés. Dans la presse italienne, c’est contre elle un déchaînement. À Vienne, le « brillant second » ne se résigne pas à ce rang subalterne. L’Allemagne n’est nullement affaiblie, mais elle est diminuée. On craindrait, en exprimant cette opinion, d’obéir à un parti pris national, si elle n’était publiquement énoncée dans toute la presse allemande et à la tribune même du Reichstag, si tous les journaux, du Vorwärts à la Deutsche Tageszeitung en passant par la Gazette de Francfort, ne constataient pas, comme MM. Bassermann et Paasche, la disproportion de l’effort et du résultat. Le chancelier lui-même, physiquement et moralement lassé, succombe, au terme de la lutte, à une dépression physique que le succès lui eût sans doute épargnée et une maladie de plusieurs mois, sans conséquences graves heureusement, l’oblige à renoncer pour un temps à l’exercice du pouvoir.

La conférence close, l’Europe aspire au repos. Et l’Allemagne, autant que quiconque, le désire. En 1906 et en 1907, Edouard VII et Guillaume II se rencontrent à Cronberg et à Wilhelmshöhe : mais aucun rapprochement n’en résulte. La crise marocaine a opposé deux groupemens l’un à l’autre : ils demeurent face à face avec le visible souci de se prémunir en vue d’une alerte nouvelle. D’un côté, ce sont les successives visites de Guillaume II en Autriche (1936), du baron d’Ehrenthal à Berlin (1907), de M. de Tschirschky à Vienne et à Rome (1907), du prince de Bülow à Rapallo (1907), toniques administrés à la Triple alliance. De l’autre, c’est une série d’arrangemens destinés à mettre une harmonie plus grande dans les combinaisons antérieures : d’abord, les accords russo-japonais et franco-japonais (juin-août 1907), qui conjurent en Asie les risques de guerre dont nous avions souffert en 1904 ; les accords franco-espagnol et anglo-espagnol, qui précisent dans la Méditerranée l’entente des puissances occidentales (mai 1907) ; l’accord anglo-russe, qui épargne à notre pays l’hypothèse d’une redoutable option et scelle l’anneau décisif dans la chaîne des combinaisons d’équilibre (août 1907). Militairement, l’Allemagne et son système demeurent ce qu’ils étaient en regard du système opposé ; mais, diplomatiquement, la balance arrive à l’équilibre stable par le développement de ce dernier.

Le prince de Bülow, à la fin de 1906, en convient par le soin qu’il met à ne discuter aucune des alliances, aucune des ententes existantes[53]. À ce changement de ton, on mesure le changement de situation. Autant, en 1903, le chancelier avait le jeu facile au sein d’une Europe divisée, autant son action est désormais limitée par l’organisation politique qui s’est constituée d’autre part. Lisez son discours sur la conférence de la Haye[54] : vous y verrez avec quelle prudence attentive il conseille à l’Allemagne de concentrer ses forces et de se réserver. Après le rêve d’action mondiale poursuivi de 1897 à 1903, après l’effort d’hégémonie continentale tenté de 1904 à 1906, l’heure est venue de jouer, d’égal à égal, la partie diplomatique.

III

Le prince de Bülow comprend la portée de ce changement. Maître absolu de la politique allemande, il la ramènerait sans doute sur le terrain réaliste où Bismarck avait su l’asseoir ; mais il doit compter avec l’Empereur prime-sautier et autoritaire, avec le pays énervé et entraîné à la défiance, avec une opposition où voisinent les deux partis les plus forts du Reichstag, le Centre et les socialistes, avec une majorité hétérogène dont l’existence même est une gageure. De là, des incertitudes, des sursauts, des à-coups, en dépit d’une tendance manifeste à éviter les chocs inutiles et à préparer les conciliations nécessaires.

Avec la France d’abord ce défaut de fixité est sensible pendant de longs mois. Au début d’août 1907, nos troupes débarquent à Casablanca, magnifique occasion pour les pangermanistes de suspecter nos intentions. Le chancelier et ses collaborateurs se défendent de ressentir ces soupçons. Le prince de Bülow lui-même en donne l’assurance à M. Jules Cambon et certainement il est sincère (Norderney, août 1907). Mais bientôt la révolte victorieuse de Moulai Hafid contre son frère ramène la diplomatie allemande aux procédés d’hier. En dépit des raisons juridiques et politiques qui, plus qu’aucune autre, la lient au sultan légitime, elle ressent pour le prétendant une inclination irrésistible. En juin 1908, les envoyés hafidiens, — officieusement, il est vrai, — sont reçus à la Wilhelmstrasse. En septembre, une circulaire suggère aux puissances de reconnaître sans retard le rebelle vainqueur : cependant que la France et l’Espagne étudient les conditions à mettre à sa reconnaissance. Est-ce là ce qu’avait fait espérer le chancelier, quand il avait dit : « Nous n’interpréterons pas l’acte d’Algésiras dans un esprit de mesquinerie et de chicane[55] ? » Il finit cependant par adhérer aux propositions franco-espagnoles. Mais presque aussitôt, survient l’affaire des déserteurs de Casablanca, qui conduit l’Europe aux portes de la guerre. Rendons justice au prince de Bülow : il se rallie à notre argumentation ; il accepte l’arbitrage pur et simple, c’est-à-dire sans l’expression préalable de regrets inadmissibles ; il écarte le danger de guerre. Mais sa politique reste flottante et dès lors toujours inquiétante, sans qu’il soit possible de prévoir chaque jour ce que sera le lendemain. Les mots rassurans ne manquent pas. « J’espère, dit le chancelier, qu’il sera possible d’arriver à une entente dans les questions marocaines qui peuvent encore surgir[56]. » Mais ce n’est qu’une espérance : une volonté plus résolument conciliante aurait fait naître une certitude.

Il en est de même avec l’Angleterre. Ici encore, on note des velléités de détente, rien de plus. En 1907, et en 1908, Édouard VII et Guillaume II se rencontrent. Un membre de la suite du Roi caractérise l’entrevue par ces mots : « Cordialité extrême, surtout à l’arrivée. » On échange des visites, de journalistes à journalistes, de municipalités à municipalités. En novembre 1907, l’Empereur, pour la première fois depuis la mort de la reine Victoria, vient en Angleterre. Le prince de Bülow devait l’accompagner. Il y renonce. Pourquoi ? Parce que les affaires intérieures le retiennent, — c’est la version officielle ; peut-être aussi parce que le Times lui a consacré un article sévère, à peine courtois vis-à-vis d’un hôte probable (octobre 1907). Durant son séjour, qui se prolonge, Guillaume II multiplie les discours obligeans. Au Reichstag, le chancelier commente et amplifie la portée du voyage[57]. Mais les habitudes sont plus fortes que les intentions et chaque incident, si médiocre soit-il, en apporte une preuve nouvelle. L’Empereur écrit-il à lord Tweedmouth, premier lord de l’amirauté britannique, une lettre particulière (mars 1908) pour le rassurer sur l’augmentation de la flotte allemande, décidée par le Bundesrath en 1907[58] ? La presse anglaise proteste aussitôt avec une excessive violence. M. Lloyd George, chancelier de l’Échiquier, aborde-t-il dans un discours à Hambourg (25 août 1908) la question d’une limitation contractuelle des arméniens navals ? C’est au tour des Allemands de jeter les hauts cris. « Pas un cuirassé de moins, » a déjà dit l’Empereur à sir Charles Hardinge, lors de l’entrevue de Hambourg. Le chancelier insiste et, dans une conversation avec un journaliste anglais, il déclare que, pour parler de cette limitation, il faut attendre l’achèvement du programme allemand, qui viendra à terme en 1913[59]. C’est enfin l’interview du Daily Telegraph[60], destinée dans l’esprit de Guillaume II à rassurer l’Angleterre et qui réveille toutes ses défiances. Le prince de Bülow saisit l’occasion : il donne sa (4) démission. L’Empereur la refuse. Le chancelier reste à son poste.

Que penser, durant cette dernière période, de la politique allemande ? « Nous ne pouvons pas, a dit M. de Bülow, vivre des hostilités des autres[61]. » Et cependant, comment ne pas être frappé de la tendance dissociante qui se manifeste à tout instant dans les actes et dans les propos ? Considérez les déclarations impériales d’octobre 1908, si riches de conséquences dans l’ordre intérieur. N’est-ce point un essai de diviser la France, l’Angleterre et la Russie ? N’est-ce point une survivance de la vieille méthode bismarckienne, rebelle à l’équilibre, avide de suprématie ? L’Allemagne n’est aimable pour une puissance que contre une ou plusieurs autres, un jour contre le péril jaune, un autre contre les États-Unis, un troisième contre l’Angleterre. À la fin de 1908, le chancelier voit le péril. Au lendemain de l’interview du Daily Telegraph, il essaie d’atténuer. « Je dois supposer que tous les détails de ces conversations n’ont pas été rendus exactement… J’ai dit que beaucoup d’expressions étaient trop fortes… Je suis d’accord avec tout le Reichstag en admettant que le peuple allemand désire avec l’Angleterre des relations amicales et pacifiques fondées sur l’estime réciproque[62]. » Ce langage mesuré est devenu nécessaire, nécessaire au regard des partis, nécessaire au regard de l’Europe, pour qui se pose une question que l’Allemagne a redoutée toujours, et qu’elle redoute aujourd’hui plus que jamais en raison du conflit qu’elle crée entre ses intérêts et ses engagemens : la question d’Orient, réveillée par l’Autriche et bientôt généralisée.

Le 27 janvier 1908, le baron d’Ehrenthal a annoncé aux Délégations qu’il a demandé au Sultan et qu’il espère obtenir de lui à bref délai l’autorisation de pousser jusqu’à Mitrovitza le chemin de fer du Sandjak de Novi Bazar. C’est la fin de l’entente austro-russe de 1897 fondée sur le statu quo. La Russie riposte aussitôt par un nouveau programme de réformes macédoniennes. Mais avant que ces réformes puissent être exécutées, le problème change de face. Une révolution militaire établit en Turquie la Constitution (juillet 1908). Des élections sont annoncées qui s’étendront même aux provinces sur lesquelles le Sultan ne possède plus qu’une souveraineté théorique. Cette menace détermine l’Autriche à annexer la Bosnie et l’Herzégovine, la Bulgarie à proclamer son indépendance. L’Orient tout entier est en feu. Le conflit est ouvert entre l’Autriche et la Turquie, la Turquie et la Bulgarie, la Serbie et l’Autriche, l’Autriche et la Russie. Pour l’Allemagne, la gravité de ce conflit est extrême. Le temps est loin où Bismarck disait : « Je ne lis jamais le courrier de Constantinople. » La Turquie européenne et asiatique est devenue avec Guillaume II l’un des principaux théâtres de la Wellwirths chaft et de la Weltpolitik. Pour conquérir la clientèle turque, vendre les canons de Krupp et les marchandises de Hambourg, favoriser les opérations de la Deutsche Bank, obtenir la concession du Bagdad, l’Empereur et ses ministres ont tout accordé à Abd-ul-Hamid. Ils ont laissé massacrer les Arméniens. Ils ont refusé de s’occuper de la Crète et de la Macédoine et de participer à la démonstration navale de 1905. Si le régime hamidien disparaît, si l’Autriche, résolue à prendre sa part du butin, s’engage dans une politique de réalisations qui l’oppose à la Jeune-Turquie, quel sera le contre-coup sur l’Allemagne ? Tel est l’inquiétant dilemme que le prince de Bülow est obligé de résoudre.

D’un côté un allié nécessaire, de l’autre un acheteur utile ; ici le présent, là l’avenir ; la Triplice à sauver, — car l’Autriche en est la clef de voûte, — la Turquie à ménager, voilà les termes de ce dilemme. Il ne s’agit plus de lutter pour un rêve de suprématie. Ce sont des réalités pressantes qui requièrent une action énergique. Dès lors le chancelier se ressaisit. Il est vraiment le digne héritier de Bismarck. Sa politique, la veille encore hésitante et trouble, devient merveilleusement précise. Pas un faux pas, nulle imprudence ; de la réserve sans timidité, du sang-froid sans jactance ; un louvoiement habile pendant les jours d’incertitude ; puis une action brutale, la route une fois dégagée : c’est un modèle de diplomatie positive. D’abord, il pare au plus pressé en rappelant à l’Autriche, que l’Italie menace, qu’elle peut compter sur l’Allemagne. Il tient cependant à dire aux Turcs qu’il n’a rien su d’avance des projets autrichiens et à les assurer de l’indignation que lui inspire la proclamation de l’indépendance bulgare. Cela fait, il n’a qu’un dessein : sortir d’embarras en poussant de toutes ses forces à l’accord austro-turc. Entreprise difficile, car M. d’Æhrenthal joue serré et les Turcs sont résolus. Intransigeance ici, boycottage là, le terrain est malaisé. Mais comme cette entente austro-turque est, dans toute la crise, la seule qui importe à l’Allemagne, M. de Bülow lui sacrifie tout. Il évite de se lier les mains. Quand M. Isvolski vient à Berlin, il le comble de prévenances, et ne lui promet rien. C’est à Vienne et à Constantinople qu’il agit. Le 31 janvier, il touche au but. L’accord austro-turc est certain. Dès lors, l’Allemagne a les mains libres. Rien ne la retient. Toute à son alliée, elle va prouver ce que vaut sa fidélité. Elle se jette à corps perdu dans la mêlée. Et le baron d’Æhrenthal, satisfait, surpris, un peu inquiet de la dette qu’il contracte, trouve à Berlin plus autrichien que lui.

Quand la France et l’Angleterre, avec quelque imprudence d’ailleurs, proposent à l’Allemagne d’intervenir simultanément à Vienne et à Belgrade, le chancelier refuse (22 février 1908). Il est question alors d’une opération en deux temps, qui commencerait à Belgrade et pourrait se continuer à Vienne : mais la Russie prend les devans, et elle agit seule à Belgrade. Aussitôt le mot d’ordre est donné aux journaux officieux : c’est contre la Serbie un déchaînement. Toute la presse allemande feint de croire à la guerre, ou mieux au juste châtiment de l’insolence serbe par la force austro-hongroise que le ton adopté en Allemagne encourage à la résistance. Le jeu n’est pas sans danger ; mais déjà le chancelier s’est fixé le terme qu’il lui imposera. Puisque la Russie, résolue dès le principe à ne pas risquer une guerre pour la Serbie et qui d’ailleurs l’a déclaré[63], hésite cependant à l’abandonner, l’Allemagne lui fournira le motif ou le prétexte de cet abandon. Elle adresse donc à Saint-Pétersbourg un « avis amical : » si la situation se complique et qu’on en vienne aux mains, l’Allemagne remplira vis-à-vis de son allié tout son devoir (fin mars). Comme s’il n’attendait que cet avis pour céder, M. Isvolski répond qu’il reconnaît, sans autres conditions, l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine. Dès lors, la paix est assurée, et c’est à l’Allemagne qu’en revient le mérite apparent. Elle se l’attribue, sans modestie.

Écoutez le chancelier et mesurez au changement de son ton le changement de la situation. En 1908, quand l’accord n’était pas sûr entre l’Autriche et la Turquie, il nuançait sa fidélité : « Nous ne savions rien de précis sur le moment et la forme de l’annexion. Je ne songe pas à en faire grief au Cabinet de Vienne : je vous avouerai même que je lui en ai été reconnaissant… Le gouvernement austro-hongrois doit décider en toute indépendance quelles sont pour lui les questions vitales et comment il entend les traiter. Nous avions évidemment le droit de nous demander jusqu’à quel point nous nous mettrions en avant pour les intérêts spéciaux de notre alliée, mais pas un instant nous n’avons hésité…[64]. » L’accord austro-turc une fois conclu, la politique allemande ne songe plus à se demander « jusqu’à quel point elle doit se mettre en avant. » Elle est incorporée à la politique autrichienne. Elle n’admet pas l’hypothèse d’une solidarité sous conditions : « Il est injuste, dit le prince de Bülow, de reprocher au gouvernement allemand d’avoir épousé la cause de l’Autriche avec un zèle superflu… Ce reproche ne saurait s’appuyer sur la doctrine de Bismarck. Celui-ci en effet a déclaré en 1888 qu’un État comme l’Autriche-Hongrie ne manquerait pas, si on le laissait dans l’embarras, de devenir hostile… Soutenir l’Autriche est conforme aux intérêts de l’Allemagne… Si nous n’avions pas soutenu l’Autriche, nous nous serions bientôt trouvés nous-mêmes face à face avec le même groupement de puissances auquel l’Autriche aurait été obligée de céder. Si l’Allemagne avait essayé de soutenir l’Autriche d’une façon moins franche, elle eût encouragé les adversaires de l’Autriche à infliger à celle-ci une défaite diplomatique, qui par contre-coup eût affaibli la position de l’Allemagne en Europe… D’ailleurs l’Autriche a le droit de son côté[65]… » La raison de droit n’intervient que subsidiairement. L’argument politique suffisait. Le chancelier triomphe. Il est également écouté à Vienne et à Constantinople. L’Autriche lui doit plus de gratitude qu’elle ne le souhaiterait. La Turquie militaire se souvient qu’elle a été à l’école de l’Allemagne. Quant à la Russie, irritée de la pression qu’elle a subie, elle est sortie du moins de la crise et reprend sa liberté. Pour le prince de Bülow, c’est un succès incontestable.

Ce succès, dans les conditions où il se produit, réagit sur l’ensemble de la politique allemande et arrache le chancelier aux incertitudes des mois précédens. Le réveil de l’Autriche, sa volonté d’agir en grande puissance et de connaître, à son tour, les réalisations fructueuses, pose sous un jour nouveau le problème de la Triple Alliance. Ce n’est pas de l’Italie seulement qu’on peut redouter des « tours de valse ; » les tentatives de «  débauchage, » reprochées naguère à M. Delcassé, risquent désormais de se renouveler à Vienne. Pour les conjurer, le seul moyen est d’éviter avec de tierces puissances les conflits inutiles, qui placeraient l’Autriche en présence d’une option inquiétante. Hypothèse ? Non. Car, à diverses reprises, dans l’affaire marocaine, si l’Autriche est toujours et avant tout fidèle à l’alliance allemande, elle se montre sympathique à la France. En 1908, soit à propos de la reconnaissance de Moulaï Hafid, soit à propos des déserteurs de Casablanca, elle évite de confondre sa politique avec celle de l’Allemagne[66]. S’il naît un nouvel incident, cette différenciation, en se répétant, n’aura-t-elle pas l’apparence d’un relâchement triplicien ? Une considération aussi importante n’échappe pas au prince de Bülow et précise en lui d’anciennes velléités de conciliation. Il est mûr, à la fin de 1908, pour une politique de liquidation marocaine, qui, une fois résolue, passe rapidement dans les faits.

À vrai dire, depuis plusieurs mois déjà, il songeait à cette politique sans s’y attacher encore définitivement. Il en a fait en avril deux essais limités : le premier lors de la déclaration relative à la mer du Nord, — il avait voulu d’abord exclure la France de la signature de cette déclaration, et il avait fini par reconnaître son droit[67], — la seconde, lors du traité relatif à la délimitation du Congo et du Cameroun. La crise orientale une fois ouverte, il va droit à l’obstacle et c’est au Maroc qu’il cherche l’occasion du rapprochement souhaité. La déclaration du 9 février 1909 n’énonce rien de nouveau à considérer son texte. Par son esprit et par ses conséquences, elle est capitale. Elle consacre en effet l’abandon de « l’occasion » marocaine. Depuis 1905, l’Allemagne n’avait pas voulu renoncer à cette occasion : la menace devait rester suspendue sur notre tête sous la forme d’une question perpétuellement ouverte, au service des revendications générales de la politique allemande. En déclarant l’incident clos, en admettant après quatre ans la sincérité de nos engagemens économiques et la légitimité de nos intérêts spéciaux, le chancelier sous-entend qu’il n’a plus besoin du Maroc pour nourrir et soutenir la politique d’hégémonie.

Il accepte l’Europe telle qu’elle est, met le point final au réquisitoire contre l'encerclement, admet qu’on peut s’entendre avec d’autres puissances sans provoquer l’Allemagne, s’accommode en un mot des conditions nouvelles qu’il avait d’abord essayé de modifier. Le voyage d’Edouard VII à Londres (janvier 1909), les visites de Guillaume II à Brindisi et à Vienne (mai 1909), son entrevue à Björko avec Nicolas II (juin 1909), la visite du prince Henri de Prusse à Saint-Sébastien (juillet 1909), donnent pour la première fois une impression vraie de détente et d’apaisement. Avec son intelligence supérieure et son admirable souplesse, le chancelier allemand pourrait être, dans une nouvelle phase de sa carrière, l’homme de cette politique, et son tempérament optimiste y trouverait un champ favorable. Mais les difficultés intérieures en décident autrement. Après la solution de la crise orientale et le rapprochement avec la France, il s’en va du moins sur un double succès.

Ce succès fût venu plus tôt si la diplomatie du prince de Bülow avait moins tardé à se fixer, s’il avait moins longtemps cédé, dans le règlement du présent et la préparation de l’avenir, aux suggestions du passé. Il disait, il y a quatre ans : « Un double système d’alliances, dont l’un et l’autre sont pacifiques, assure l’équilibre de l’Europe. À ces alliances peuvent et doivent se superposer des amitiés. Vous êtes bien avec l’Italie : rien de mieux. Nous sommes bien avec la Russie : c’est parfait. Il faut seulement ne pas donner au rapprochement franco-italien un caractère anti-allemand, au rapprochement russo-allemand un caractère anti-français. Mais quoi de plus simple que de réaliser cette condition[68] ? » Il était, en effet, très simple de le faire ; mais, pendant cinq ans, le prince de Bülow ne l’a pas fait, et il a sa responsabilité dans la persistance de ce qu’il a appelé lui-même un « vaste malentendu[69]. » L’influence de son entourage, l’attrait de satisfactions apparentes, l’obsession des souvenirs bismarckiens expliquent ces incertitudes. L’Allemagne ne pouvait sans un effort laborieux s’adapter aux formes nouvelles de la politique. La division des autres lui apparaissait nécessairement comme le gage de sa puissance. La combinaison malaisée de la domination continentale et de l’expansion mondiale aggravait pour elle la difficulté du choix. Les crises qui ont agité le début de ce siècle étaient donc inévitables, et c’est un résultat appréciable qu’elles ne soient pas passées du terrain diplomatique sur le terrain militaire.

Le prince de Bülow a conquis, malgré tout, pendant les douze années qu’il a dirigé la politique extérieure de l’Allemagne, une place éminente parmi les hommes d’État contemporains. Ceux mêmes qui l’ont combattu n’ont pas été insensibles à la séduction de son talent. Il possède toutes les qualités intellectuelles qui charment notre époque : une parfaite lucidité, une perception rapide des nécessités et des contingences, un scepticisme d’autant plus utile qu’il est parfois affecté, une fertile ingéniosité, un commerce d’un grand agrément, beaucoup d’éclat dans l’imagination et de simplicité dans l’attitude. Il plaît aussi par ses défauts qui ont quelque chose de féminin : la fantaisie, l’inconstance, l’inexacte évaluation des forces morales, une résistance obstinée à l’argument, une réelle indifférence aux démonstrations de la logique. Dans sa diplomatie, qualités et défauts se sont tour à tour manifestés. L’Allemagne aurait pu lui devoir, cinq ans plus tôt, une situation égale à celle dont elle bénéficie aujourd’hui. Mais elle aurait pu, en revanche, laisser échapper le succès final qu’il a réussi à lui assurer. L’œuvre du chancelier est imparfaite, comme toutes les œuvres humaines, inachevée comme toutes les œuvres politiques. On ne saurait cependant fermer les yeux à l’effort d’intelligence et de volonté dont elle témoigne, au souci élevé, qui l’a toujours inspirée, de ne pas jouer sur la carte d’une guerre les destinées de l’Allemagne et celles de l’Europe. Le prince de Bülow a provoqué parfois des conflits inutiles. Mais il a reculé toujours devant leurs conséquences extrêmes, prouvant qu’en lui la passion politique trouvait son frein dans la conscience du devoir humain et dans le culte de la civilisation.

André Tardieu.
  1. Voyez la Revue du 1er  septembre.
  2. Reichstag, 13 décembre 1900.
  3. Ibid., 27 Avril 1898.
  4. Ibid., 19 novembre 1900.
  5. Ibid., 13 décembre 1900.
  6. Ibid., id.
  7. Ibid., 16 mars 1905.
  8. Contre-assurances de Skiernevice et de Berlin (1884-1888).
  9. Victor Bérard, l’Impérialisme anglais.
  10. Une triple action russo-franco-allemande obligea alors le Japon à rendre à la Chine une large part de ce qu’il lui avait pris.
  11. Reichstag, 19 novembre 1900.
  12. Ibid., 15 mars 1901.
  13. Reichstag, 30 novembre 1897.
  14. Ibid., 8 février 1898.
  15. Reichstag, 14 avril 1899.
  16. Ibid., 22 juin 1899.
  17. Ibid., 11 décembre 1900.
  18. Reichstag, 19 novembre 1900.
  19. Ibid., 24 avril 1901.
  20. Ibid., 8 janvier 1902.
  21. Reichstag, 18 décembre 1897.
  22. Ibid., 12 décembre 1898.
  23. Bismarck, Gedanken und Erinnerungen.
  24. Reichstag, 11 décembre 1899.
  25. Ibid., 15 mars 1901.
  26. Son effort de séduction s’étend jusqu’au delà des mers. En dépit des difficultés douanières et des soupçons éveillés par la présence de l’escadre allemande aux Philippines pendant la guerre avec l’Espagne, l’intimité germano-américaine est de la part de l’Empereur si activement cultivée qu’elle semble peu à peu se resserrer. Les fréquentes communications entre Guillaume II d’une part, MM. Mac Kinley et Roosevelt de l’autre, le voyage du prince Henri de Prusse aux États-Unis (1901), la visite à Kiel de l’escadre américaine (1903) sont les principales manifestations de cette intimité.
  27. Bismarck, Gedanken und Erinnerungen.
  28. Le Temps, 21 septembre 1907.
  29. Reichstag, 12 avril 1904.
  30. Ibid., 14 avril 1904.
  31. Discours de l’Empereur à Carlsruhe (28 avril 1904).
  32. Discours de Mayence.
  33. Discours de Saarbrück.
  34. Reichstag, 8 janvier 1902.
  35. Ibid.
  36. Déclaration du comte de Bülow, le Figaro, 30 mai 1902.
  37. Chambre des députés, 17 février 1887.
  38. Ibid., 14 juin 1891.
  39. Reichstag, 5-10 décembre 1904.
  40. Reichstag, 14 avril 1904.
  41. Déclaration du prince de Bülow, le Temps, 5 octobre 1905.
  42. Livre Jaune, 1901-05.
  43. Le Temps, 27 mars 1906.
  44. Livre Blanc, 1905.
  45. Le Gaulois, 25 juin 1903.
  46. Discours impérial prononcé à Berlin le 26 octobre 1905.
  47. Reichstag, 16 et 20 mars 1905.
  48. Le Matin, octobre 1905.
  49. Reichstag, 6-13 décembre 1905.
  50. Le Temps, 5 octobre 1905.
  51. Les crédits extraordinaires pour l’armée avaient dépassé en six mois 230 millions.
  52. Voyez notre ouvrage la Conférence d’Algésiras.
  53. Reichstag, 14 novembre 1906.
  54. Ibid., 30 avril 1907.
  55. Reichstag, 24 mars 1908.
  56. Ibid., 5-11 décembre 1908.
  57. Reichstag, 19 mars 1908.
  58. Bundesrath, 14 novembre 1907.
  59. Standard, 13 septembre 1908.
  60. Cette interview affirmait notamment que, pendant la guerre du Transvaal, la France et la Russie avaient essayé d’entraîner l’Allemagne à une action contre l’Angleterre.
  61. Reichstag, 30 avril 1907.
  62. Ibid., 10-11 novembre 1908.
  63. Discours prononcé à la Douma par M. Isvolski le 25 décembre 1908.
  64. Reichstag, 5-11 décembre 1908.
  65. Ibid., 29 mars 1909.
  66. Voyez la Revue du 1er  juillet 1908.
  67. C’est sur les observations de la Hollande et de l’Angleterre que fut reconnu à Berlin le droit de la France de participer à ce contrat de garantie.
  68. Le Temps, 5 octobre 1905.
  69. Reichstag, 28 novembre, 5 décembre 1907.